Poèmes Premier et second carnets de poèmesmanuscrits autographes (p. 116-121).
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Feu Follet

Ce feu fantasque, insaisissable,
Qui, dans l'ombre voltige et luit,
Et qui, même pendant la nuit,
Ni sur la mer, ni sur le sable,
Ne laisse de traces après lui.

Ce feu toujours prêt à s’éteindre,
Tour à tour blanc, vert ou violet,
Pour reconnaître ce qu'il est,
Il faudrait le pouvoir atteindre !
Atteignez donc un feu follet !

On dit que c'est, chose certaine,
Un peu d'hydrogène du sol,
J'aime mieux croire qu'en son vol,
Il vient d'une étoile lointaine,
De Wega, de la Lyre ou d’Algol.

Mais n'est-ce pas plutôt l’haleine
D'un sylphe, d'un djinn, d'un lutin,

Qui brille la nuit et s’éteint,
Lorsque se réveille la plaine
Aux rayons joyeux du matin,

Ou la lueur de la lanterne
Du long spectre qui va s’asseoir
Sur la chaume du vieux pressoir,
Quand la lune blafarde et terne
Se lève à l'horizon du soir ?

Peut-être l'âme lumineuse
D'une folle qui va cherchant
La paix loin du monde méchant,
Et passe comme une glaneuse
Qui n'a rien trouvé dans son champ !

Serait-ce un effet de mirage
Sur l'horizon déjà moins clair
Produit par un trouble de l'air,
Ou, vers la fin de quelque orage,
Le reste d'un dernier éclair ?


Est-ce la lueur d'un bolide,
Véritable jouet icarien ?
Qui dans son cours aérien
Était lumineux et solide,
Et dont il ne reste plus rien,

Ou sur les champs dont il éclaire
D'un pâle reflet le sillon,
Quelque mystérieux rayon
Tombé d'une aurore polaire,
Triste et nocturne papillon ?

Serait-ce en ces heures funèbres
Où les vivants dorment, lassés,
Le pavillon aux plis froissés
Qu'ici-bas l'ange des ténèbres
Arbore au nom des trépassés ?


Ou bien, pendant les nuits trop sombres,
Lorsque le moment est venu,
Est-ce le signal convenu
Que la terre, du sein des ombres,
Envoie au ciel vers l’inconnu,

Et qui, comme un feu de marée,
Aux Esprits errant à travers
Les vagues espaces ouverts
Indique la céleste entrée
Des ports de l'immense Univers ?

Mais si c'est l'ardente étincelle
Qui sur son front porte l’Amour
Quand il parcourt le monde pour
Essayer de rencontrer Celle
Qui doit le fixer sans retour,

Prends garde à ton cœur, jeune fille,
Et si tu l'aperçois là-bas,
Laisse-le seul à ses ébats !
Oui ! prends garde ! ce feu qui brille
S'éteint vite et ne brûle pas !


Qui que tu sois, éclair, souffle, âme,
Pour bien pénétrer tes secrets
Ô feu fantasque, je voudrais
Un jour m'absorber dans ta flamme !
Alors, partout je te suivrais,

Lorsque sur la cime des arbres,
Tu viens te poser, souffle ailé,
Ou, discrètement appelé,
Lorsque tu caresses les marbres
Du cimetière désolé,

Quand dans nos vieilles cathédrales
Tu viens parfois te frapper aux
Saints coloriés de leurs vitraux
Ou que des cryptes sépulcrales
Tu glisses hors des soupiraux,

Lorsque vers minuit tu t’accroches
Aux ruines du vieux manoir
Qui domine les hautes roches
Et sur le ciel paraît tout noir,


Ou quand tu rôdes sur les lisses
Du navire battu de flanc
Sous les coups de typhon hurlant
Et que dans les agrès tu glisses
Ainsi qu'un lumineux goéland !

Et l'union serait complète
Si le destin, un jour, voulait
Que je pusse, comme il me plaît,
Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet !