Faust (Goethe, trad. Nerval, 1877)/Choix de poésies allemandes/Klopstock

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 378-393).
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KLOPSTOCK

MA PATRIE


Comme un fils qui n’a vu s’écouler qu’un petit nombre de printemps, s’il veut fêter son père, vieillard à la chevelure argentée, et tout entouré des bonnes actions de sa vie, s’apprête à lui exprimer combien il l’aime avec un langage de feu ;

Il se lève précipitamment au milieu de la nuit ; son âme est brûlante : il vole sur les ailes du matin, arrive près du vieillard, et puis a perdu la parole !

C’est ce que j’ai éprouvé… J’allais te chanter, ô ma patrie ! et déjà j’obéissais au vol rapide de l’inspiration, déjà ma lyre avait résonné d’elle-même, lorsque la sévère discrétion m’a fait un signe avec son bras d’airain, et soudain mes doigts ont tremblé.

Mais je ne les retiens plus : il faut que je reprenne la lyre ; que je tente un essor plus audacieux, et que je cesse de taire les pensées qui consument mon âme.

Ô mon beau pays, ta tête se couronne d’une gloire de mille années ; tu marches du pas des immortels, et tu t’avances avec orgueil à la tête de plusieurs nations ! combien je t’aime, mon pays, mon beau pays !

Ah ! j’ai trop entrepris, je le sens ; et la lyre échappe à ma faible main… Que tu es belle, ma patrie ! De quel éclat brille ta couronne ! Comme tu t’avances du pas des immortels !

Mais tes traits s’animent d’un doux sourire qui réchauffe tout mon courage. Oh ! avec quelle joie, quelle reconnaissance, je vais chanter que tu m’as souri !

Je me suis de bonne heure consacré à toi. À peine mon cœur eut-il senti les premiers battements de l’ambition que j’entrepris de célébrer Henri, ton libérateur, au milieu des lances et des harnois guerriers.

Mais j’ai vu bientôt s’ouvrir à moi une plus haute carrière, et je m’y suis élancé, enflammé d’un autre désir que celui de la gloire… Elle conduit au ciel, patrie commune des mortels.

Je la poursuis toujours, et si je viens à y succomber sous le poids de la faiblesse humaine, je me détournerai, je prendrai la harpe des bardes, et j’oserai l’entretenir de ta gloire.

Tes nobles forêts bravent les coups du temps, et leur ombre protège une race nombreuse qui pense et qui agit.

Là se trouvent des hommes qui ont le coup d’œil du génie, qui font danser autour de toi des heures joyeuses, qui possèdent la baguette des fées, qui savent trouver de l’or pur et des pensées nouvelles.

Jusqu’où n’as-tu pas étendu tes rejetons nombreux ? Tantôt dans les pays où coule le Rhône, tantôt aux bords de la Tamise, et partout on les a vus croître, partout s’entourer d’autres rejetons.

Et cependant ils sont sortis de toi : tu leur as envoyé des guerriers ; tes armes leur ont porté un glorieux appel, et tel a été le monument de ta victoire : Les Gaulois s’appellent Francs, et les Bretons Anglais[1] !

Tes triomphes ont encore brillé d’un plus grand éclat : l’orgueilleuse Rome avait puisé la soif des combats dans le sein d’une louve, sa mère ; depuis longtemps sa tyrannie pesait sur le monde ; mais tu la renversas, ô ma patrie, la grande Rome !… tu la renversas dans son sang !

Jamais aucun pays n’a été juste comme toi envers le mérite étranger… Ne sois pas trop juste envers eux, ô ma patrie ! ils ne sont pas capables de comprendre ce qu’il y a de grandeur dans un tel excès.

Tes mœurs sont simples et vertueuses ; ton esprit est sage et profond ; ta parole est puissante et ton glaive est tranchant. Cependant tu le remets volontiers dans le fourreau ; et, sois-en bénie, il ne dégoutte pas du sang des malheureux.

Mais la discrétion me fait encore signe avec son bras d’airain : je me tais jusqu’à ce qu’elle me permette de chanter de nouveau. Je vais donc me recueillir en moi-même, et méditer la grande, la terrible pensée d’être digne de toi, ô ma patrie !




LES CONSTELLATIONS


Tout chante ses louanges, les champs, les forêts, la vallée et les montagnes : le rivage en retentit ; la mer tonne sourdement le nom de l’éternel, et l’hymne reconnaissant de la nature peut à peine monter jusqu’à lui.

Et sans cesse elle chante celui qui l’a créée, et du ciel à la terre, partout sa voix résonne : parmi l’obscurité des nuages le compagnon de l’éclair glorifie le Seigneur sur la cime des arbres et sur la crête des montagnes.

Son nom est célébré par le bocage qui frémit, et par le ruisseau qui murmure, les vents l’emportent jusqu’à l’arc céleste, l’arc de grâce et de consolation que sa main tendit dans les nuages.

Et tu te tairas, toi que Dieu créa immortel ! et tu resterais muet dans ce concert de louanges et d’admiration ! Rends grâces au Dieu qui te fait partager son éternité !… quels que soient tes efforts, ils seront toujours indignes de lui.

Cependant chante encore, et glorifie ton bienfaiteur. Chœur éclatant qui m’entourez, je viens et je m’unis à vous, je veux partager votre ravissement et vos concerts !

Celui qui créa l’univers, qui créa là-haut le flambeau d’or qui nous éclaire, ici la poudre où s’agitent des millions de vers, quel est-il ? C’est Dieu ! c’est Dieu ! notre père ! nous l’appelons ainsi, et d’innombrables voix s’unissent à la nôtre.

Oui, il créa les mondes ; et là-bas, le lion, qui verse de son sein des torrents de lumière. Bélier, Capricorne, Pléiades, Scorpion, Cancer, vous êtes son ouvrage ; voyez la balance s’élever et descendre… le Sagittaire vise, un éclair part.

Il se tourne ; comme ses flèches et son carquois résonnent ! et vous, Gémeaux, de quelle pure lumière vous êtes enflammés ! vos pieds rayonnants se lèvent pour une marche triomphante. Le poisson joue et vomit des feux éclatants.

La rose jette un rayon de feu du centre de sa couronne ; l’aigle au regard flamboyant plane au milieu de ses compagnons soumis ; le cygne nage, orgueilleux, le col arrondi et les ailes au vent.

Qui t’a donné cette mélodie, ô lyre ? qui donc a tendu tes cordes dorées et sonores ? Tu te fais entendre, et les planètes s’arrêtent dans leur danse circulaire, viennent en roulant sur leurs orbites la continuer autour de toi.

Voici la Vierge ailée en robe de fête, les mains pleines d’épis et de pampres joyeux. Voici le Verseau d’où se précipitent des flots de lumière ; mais Orion contemple la ceinture et non le Verseau.

Ô ! si la main de Dieu te répandait sur l’autel, vase céleste ! toute la Création volerait en éclats, le cœur du Lion se briserait auprès de l’urne desséchée, la lyre ne rendrait plus que des accents de mort, et la couronne tomberait flétrie.

Dieu a créé des signes dans les cieux, il fit la lune plus près de notre poussière. Paisible compagne de la nuit, son doux éclat répand sur nous la sérénité ; elle revient veiller toujours sur le front de ceux qui sommeillent.

Je glorifie le Seigneur, celui qui ordonna à la nuit sainte du sommeil et de la mort d’avoir des voiles et des flambeaux. Terre, tombeau toujours ouvert pour nous, comme Dieu t’a parée de fleurs !

Lorsque Dieu se lèvera pour juger, il remuera le tombeau plein d’ossements et la terre pleine de semences ! Que tout ce qui dort se réveille ! La foudre environne le trône de Dieu ; l’heure du jugement sonne, et la mort a trouvé des oreilles pour l’entendre.




LES DEUX MUSES


J’ai vu… oh ! dis-moi, était-ce le présent que je voyais, ou l’avenir ?… J’ai vu dans la lice la Muse allemande avec la Muse anglaise s’élancer vers une couronne.

À peine distinguait-on deux buts à l’extrémité de la carrière ; des chênes ombrageaient l’un ; autour de l’autre des palmiers se dessinaient dans l’éclat du soir[2].

Accoutumée à de semblables luttes, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène, ainsi qu’elle y était venue ; elle y avait jadis concouru glorieusement avec le fils de Méon, le chantre du Capitole.

Elle jeta un coup d’œil à sa jeune rivale, tremblante, mais avec une sorte de noblesse, dont l’ardeur de la victoire enflammait les joues et qui abandonnait aux vents sa chevelure d’or.

Déjà elle retient à peine le souffle resserré dans sa poitrine ardente, et se penche avidement vers le but… La trompette déjà résonne à ses oreilles, et ses yeux dévorent l’espace.

Fière de sa rivale, plus fière d’elle-même, l’altière Bretonne mesure encore des yeux la fille de Thuiskon : « Je m’en souviens, dit-elle, je naquis avec toi chez les Bardes, dans la forêt sacrée ;

« Mais le bruit était venu jusqu’à moi que tu n’existais plus ; pardonne, ô Muse, si tu es immortelle, pardonne-moi de l’apprendre si tard ; mais au but j’en serai plus sûre. »

« Le voici là-bas !… Le vois-tu dans le lointain avec sa couronne ?… Oh ! ce courage contenu, cet orgueilleux silence, ce regard qui se fixe à terre tout en feu… Je le connais !

« Cependant réfléchis encore avant que retentisse la trompette du héraut… C’est moi, moi-même qui luttais naguère avec la muse des Thermopyles, avec celle des sept collines ! »

Elle dit ; le moment suprême est venu, et le héraut s’approche : « Muse bretonne, s’écrie, les yeux ardents, la fille de la Germanie, je t’aime, oh ! je t’aime en t’admirant…

« Mais moins que l’immortalité, moins que la palme de la victoire ! Saisis-la avant moi, si ton génie le veut, mais que je puisse la partager et porter aussi une couronne.

« Et… quel frémissement m’agite ! Dieux immortels !… Si j’y arrivais la première à ce but éclatant,… alors, je sentirais ton haleine agiter de bien près mes cheveux épars. »

Le héraut donna le signal… Elles s’envolèrent, aigles rapides, et la poussière, comme un nuage, les eut bientôt enveloppées… Près du but, elle s’épaissit encore, et je finis par les perdre de vue.




LES HEURES DE L’INSPIRATION


Je vous salue, heures silencieuses, que l’étoile du soir balance autour de mon front pour l’inspirer ! Oh ! ne fuyez point sans me bénir, sans me laisser quelques pensées divines !

À la porte du ciel, un esprit a parlé ainsi : «  Hâtez-vous, heures saintes, qui dépassez si rarement les portes dorées des cieux, allez vers ce jeune homme,

« Qui chante à ses frères le Messie ; protégez-le de l’ombre bienfaisante de vos ailes, afin que, solitaire, il rêve l’éternité.

« L’œuvre que vous lui allez inspirer traversera tous les âges ; les hommes de tous les siècles l’entendront ; il élèvera leurs cœurs jusqu’à Dieu et leur apprendra la vertu. »

Il dit : le retentissement de la voix de l’esprit a comme ébranlé tous mes os, et je me suis levé, comme si Dieu passait dans le tonnerre au-dessus de ma tête, et j’ai été saisi de surprise et de joie !

Que de ce lieu n’approche nul profane, nul chrétien même, s’il ne sent pas en lui le souffle prophétique ! Loin de moi, enfants de la poussière !

Pensées couronnées, qui trompez mille fous sans couronne, loin de moi : faites place à la vertu, noble, divine, à la meilleure amie des mortels !

Heures saintes, enveloppez des ombres de la nuit ma demeure silencieuse ; qu’elle soit impénétrable pour tous les hommes ; et, si mes amis les plus chers s’en approchaient, faites-leur signe doucement de s’éloigner.

Seulement, si Schmied, le favori des muses de Sion, vient pour me voir, qu’il entre… Mais, ô Schmied, ne m’entretiens que du jugement dernier, ou de ton auguste sœur.

Elle est capable de nous comprendre et de nous juger : que tout ce qui dans nos chants n’a pas ému son cœur ne soit plus !… que ce qui l’a ému vive éternel !

Cela seul est digne d’attendrir les cœurs des chrétiens, et de fixer l’attention des anges qui viennent parfois visiter la terre.


À SCHMIED


Ode écrite pendant une maladie dangereuse[3].


Mon ami Schmied, je vais mourir ; je vais rejoindre ces âmes sublimes, Pope, Adissons, le chantre d’Adam, réuni à celui qu’il a célébré, et couronné par la mère des hommes.

Je vais revoir notre chère Radikine, qui fut pieuse dans ses chants comme dans son cœur, et mon frère, dont la mort prématurée fit couler mes premières larmes et nous apprit qu’il y avait des douleurs sur terre…

Je m’approcherai du cercle des saints anges, de ce chœur céleste où retentit sans fin l’Hosanna !

Ô bienfaisant espoir ! comme il me saisit, comme il agite violemment mon cœur dans ma poitrine !… Ami, mets-y ta main… J’ai vécu… et j’ai vécu, je ne le regrette point, pour toi, pour ceux qui nous sont chers, pour celui qui va me juger.

Oh ! j’entends déjà la voix du Dieu juste, le son de sa redoutable balance… Si mes bonnes actions pouvaient l’emporter sur mes fautes !

Il y a pourtant une noble pensée en qui je me confie davantage. J’ai chanté le Messie, et j’espère trouver pour moi, devant le trône de Dieu, une coupe d’or toute pleine de larmes chrétiennes !

Ah ! le beau temps de mes travaux poétiques ! les beaux jours que j’ai passés près de toi !… Les premiers, inépuisables de joie, de paix et de liberté ; les derniers, empreints d’une mélancolie qui eut bien aussi ses charmes.

Mais dans tous les temps je t’ai chéri plus que ma voix, que mon regard ne peuvent te l’exprimer… Sèche tes pleurs, laisse-moi mon courage ; sois un homme, et reste dans le monde pour aimer nos amis.

Reste pour entretenir ta sœur, après ma mort, du tendre amour qui eût fait mon bonheur ici-bas, si mes vœux eussent pu s’accomplir.

Ne l’attriste pas cependant du récit de ces peines inconsolées qui ont troublé mes derniers jours, et qui les ont fait écouler comme un nuage obscur et rapide.

Ne lui dis point combien j’ai pleuré dans ton sein… et grâces te soient rendues d’avoir eu pitié de ma tristesse et d’avoir gémi de mes chagrins !

Aborde-la avec un visage calme, comme le mien l’est à l’instant suprême. Dis-leur que ma mort a été douce, et que je m’entretenais d’elle, que tu as entendu de ma bouche et lu dans mes yeux presque éteints ces dernières pensées de mon cœur :

« Adieu, sœur d’un frère chéri ; fille céleste, adieu ! Combien je t’aime ! comme ma vie s’est écoulée dans la retraite, loin du vulgaire et toute pleine de toi !

« Ton ami mourant te bénit ; nulle bénédiction ne s’élèvera pour toi d’un cœur aussi sincère !

« Puisse celui qui récompense, répandre autour de toi la paix de la vertu et le bonheur de l’innocence.

« Que rien ne manque à l’heureuse destinée qu’annonçait ton visage riant en sortant des mains du Créateur, qui t’était encore inconnu, lorsqu’il nous réservait à tous deux un avenir si différent… À toi les plaisirs de la vie, et à moi les larmes.

« Mais, au milieu de toutes tes joies, compatis aux douleurs des autres et ne désapprends pas de pleurer ;

« Daigne accorder un souvenir à cet homme qui avait une âme élevée, et qui, si souvent, par une douleur silencieuse, osa t’avertir humblement que le ciel t’avait faite pour lui.

« Bientôt emporté au pied du trône de Dieu, et tout ébloui de sa gloire, j’étendrai mes bras suppliants, en lui adressant des vœux pour toi.

« Et alors un pressentiment de la vie future, un souffle de l’esprit divin descendra sur toi, et t’inondera de délices.

« Tu lèveras la tête avec surprise, et tes yeux souriants se fixeront au ciel… Oh ! viens… viens m’y joindre, revêtue du voile blanc des vierges, et couronnée de rayons divins ! »



PSAUME


Les lunes roulent autour des terres, les terres autour des soleils, et des milliers de soleils autour du plus grand de tous : Notre Père qui êtes aux cieux !

Tous ces mondes, qui reçoivent et donnent la lumière, sont peuplés d’esprits plus ou moins forts, plus ou moins grands ; mais tous croient en Dieu, tous mettent en lui leur espérance : Que votre nom soit sanctifié !

C’est lui ! c’est l’Éternel, seul capable de se comprendre tout entier et de se complaire en lui-même, c’est lui qui plaça au fond du cœur de toutes ses créatures le germe du bonheur éternel : Que votre règne arrive !

Heureuses créatures : lui seul s’est chargé d’ordonner leur présent et leur avenir ; qu’elles sont heureuses ! que nous le sommes tous ! Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !

Il fait croître et grandir la tige de l’épi, il dore la pomme et le raisin avec les rayons du soleil ; il nourrit l’agneau sur la colline et dans la forêt le chevreuil : mais il tient aussi le tonnerre, et la grêle n’épargne ni la tige ni la branche, ni l’animal de la colline, ni celui de la forêt : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien !

Au-dessus du tonnerre et de la tempête, y a-t-il aussi des pécheurs et des mortels ?… Là-haut aussi, l’ami devient-il ennemi, la mort sépare-t-elle ceux qui s’aiment ? Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés !

On ne monte au ciel, but sublime, que par des chemins difficiles : quelques-uns serpentent dans d’affreux déserts ; mais, là aussi, de temps en temps, le plaisir a semé quelques fruits pour rafraîchir le voyageur… Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal !

Adorons Dieu ! adorons celui qui fait rouler autour du soleil d’autres soleils, des terres et des lunes ; qui a créé les esprits et préparé leur bonheur ; qui sème l’épi, commande à la mort et soulage le voyageur du désert tout en le conduisant au but sublime. Oui, seigneur, nous vous adorons, car à vous est l’empire, la puissance et la gloire. Amen.



MON ERREUR


J’ai voulu longtemps les juger sur des faits et non sur des paroles, et, feuilletant les pages de l’histoire, j’y suivais attentivement les Français.

Ô toi qui venges l’humanité des peuples et des rois qui l’outragent, véridique histoire, tu m’avais fait quelquefois de ce peuple une peinture bien effrayante.

Cependant je croyais, et cette pensée m’était douce comme ces rêves dorés que l’on fait par une belle matinée, comme une espérance d’amour et de délices ;

Je croyais, ô liberté ! mère de tous les biens, que tu serais pour ce peuple une nouvelle providence, et que tu étais envoyée vers lui pour le régénérer.

N’es-tu plus une puissance créatrice ? ou si c’est que tu n’as pu parvenir à changer ces hommes ? leur cœur est-il de pierre et leurs yeux sont-ils assez aveuglés pour te méconnaître ?

Ton âme, c’est l’ordre ; mais eux dont le cœur est de feu s’animent et se précipitent au premier signe de la licence.

Oh ! ils ne connaissent qu’elle, ils la chérissent… et pourtant ils ne parlent que de toi, quand leur fer tombe sur la tête des innocents : oh ! ton nom alors est dans toutes les bouches.

Liberté, mère de tous les biens ! n’est-ce pas encore en ton nom qu’ils ont rompu de saints traités en commençant la guerre des conquêtes.

Hélas ! beau rêve doré du matin, ton éclat ne m’éblouit plus ; il ne m’a laissé qu’une douleur, une douleur comme celle de l’amour trompé.

Mais quelquefois, dans un désert aride, il se présente tout à coup un doux ombrage où se délasse le voyageur : telle a été pour moi Corday l’héroïne, la femme-homme.

Des juges infâmes avaient absous le monstre ; elle a cassé leur jugement ; elle a fait ce qu’aimeront à raconter nos neveux, le visage enflammé et baigné de larmes d’admiration.


HERMANN ET TRUSNELDA


TRUSNELDA.


Ah ! le voici qui revient tout couvert de sueur, du sang des Romains et de la poussière du combat ! Jamais Hermann ne m’a paru si beau, jamais tant de flamme n’a jailli de ses yeux !

Viens ! je frémis de plaisir ; donne-moi cette aigle et cette épée victorieuse ! Viens, respire plus doucement et repose-toi dans mes bras du tumulte de la bataille !

Viens ! que j’essuie ton front couvert de sueur, et tes joues toutes sanglantes ! Comme elles brillent tes joues ! Hermann ! Hermann ! jamais Trusnelda n’eut tant d’amour pour toi !

Non, pas même le jour que, dans ta demeure sauvage, tu me serras pour la première fois de tes bras indomptés ; je t’appartins désormais, et je pressentis dès lors que tu serais immortel un jour.

Tu l’es maintenant : qu’Auguste, dans son palais superbe, embrasse en vain l’autel de ses dieux !… Hermann, mon Hermann est immortel !

HERMANN.

Pourquoi tresses-tu mes cheveux ? Notre père est étendu mort, là, près de nous ; ah ! si Auguste ne se dérobait à notre vengeance, il serait déjà tombé, plus sanglant encore !

TRUSNELDA.

Laisse-moi, mon Hermann, laisse-moi tresser ta flottante chevelure, et la réunir en anneaux sous ta couronne… Siegmar est maintenant chez les dieux ; il ne faut point le pleurer, il faut l’y suivre !


HERMANN CHANTÉ PAR LES BARDES


WERDOMAR, KERDING ET DARMONT


WERDOMAR.

Asseyons-nous, ô Bardes, sur ce rocher couvert de mousse antique, et célébrons Hermann : qu’aucun ne s’approche d’ici et ne regarde sous ce feuillage, qui ne recouvre le plus noble fils de la patrie.

Car il gît là dans son sang, lui, l’effroi secret de Rome, alors même qu’elle entraînait sa Trusnelda captive, avec des danses guerrières et des concerts victorieux !

Non, ne le regardez pas, vous pleureriez de le voir étendu dans son sang ; et la lyre ne doit point résonner plaintive, mais chanter la gloire de l’immortel.

KERDING.

Ma jeune chevelure est blonde encore : ce n’est que de ce jour que je porte l’épée, de ce jour que j’ai saisi la lyre et la lance… et il faut que je chante Hermann !

Ô pères, n’exigez pas trop d’un jeune homme : je veux essuyer mes joues humides avec ma blonde chevelure, avant d’oser chanter le plus noble des fils de Mana.

DARMONT.

Oh ! je verse des pleurs de rage ; et je ne les essuierai pas : coulez, inondez mes joues, larmes de la colère.

Vous n’êtes pas muettes ; amis, écoutez leur langage : « Malédiction sur les Romains ! » Écoute, Héla[4] : Que nul des traîtres qui l’ont égorgé ne périsse dans les combats !

WERDOMAR.

Voyez-vous le torrent sauvage se précipiter sur les rochers ? il roule parmi ses eaux des pins déracinés et les apporte au bûcher du héros.

Bientôt Hermann ne sera que poussière, il reposera dans un tombeau d’argile, et à sa cendre nous joindrons l’épée sur laquelle il jura la perte du conquérant.

Arrête, esprit du mort, toi qui vas rejoindre Siegmar, et vois comme le cœur de ton peuple n’est rempli que de toi.

KERDING.

Oh ! que Trusnelda ignore que son Hermann est étendu là dans son sang ! Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère infortunée que le père de son Trumeliko n’est plus.

Celui qui l’apprendrait à cette femme, qui marcha un jour enchaînée devant le char de triomphe du vainqueur, celui-là aurait un cœur de Romain !

DARMONT.

Et quel père t’a engendrée, malheureuse fille ? Un Segestes, qui aiguisait dans l’ombre le glaive de la trahison. Ne le maudissez pas… Héla déjà l’a condamné.

WERDOMAR.

Segestes est un nom qui doit être banni de vos chants ; que l’oubli descende sur lui : qu’il reploie ses lourdes ailes et sommeille sur sa poussière !

Les cordes qui frémissent du nom d’Hermann seraient souillées si elles répétaient le nom du traître, même pour l’accuser.

Hermann ! Hermann ! Les bardes font retentir de ton nom l’écho des forêts mystérieuses ; toi, si cher à tous les nobles cœurs ! toi, le chef des braves, le libérateur de la patrie !

Ô bataille de Winsfeld, sœur de la bataille de Cannes, je t’ai vue les cheveux épars et sanglants, le feu de la vengeance dans les yeux, apparaître parmi les harpes du Valhalla !

Le fils de Drusus voulait en vain effacer les traces de ton passage en cachant dans la vallée de la mort les blancs ossements des vaincus…

Nous ne l’avons pas voulu, et nous avons bouleversé leurs sépulcres, afin que ces débris témoignent d’un si grand jour et qu’aux fêtes du printemps ils entendent nos chants de victoire !

Il voulait, notre héros, donner encore des sœurs à Cannes, à Varus des compagnons de mort ! sans les princes et leur lenteur jalouse, Cœcina eût déjà rejoint son chef Varus.

Il y avait dans l’âme d’Hermann une pensée plus grande encore… Près de l’autel de Thor, à minuit, environné de chants de guerre, il se recueillit dans son âme et résolut de l’accomplir.

Et il y pensait parmi vos divertissements, pendant cette danse hardie des épées dont notre jeunesse se fait un jeu.

Le rocher vainqueur des tempêtes raconte qu’il est une montagne dans l’Océan du Nord qui annonce longtemps, par des tourbillons de fumée, qu’elle vomira de hautes flammes et d’immenses rochers ! …

Ainsi Hermann préludait par ses premiers combats à franchir les Alpes neigeuses, et à s’en aller descendre dans les plaines de Rome ;

Pour mourir là !… ou pour monter à cet orgueilleux capitole, jusqu’au tribunal de Jupiter, et demander compte à Tibère et aux ombres de ses ancêtres de l’injustice de leurs guerres !

Mais pour accomplir tout cela, il fallait qu’il portât l’épée de commandement à la tête des princes ses rivaux… C’est pourquoi ils ont conspiré sa perte… Et le voici étendu dans son sang, celui dont le cœur renfermait une pensée si patriotique !

DARMONT.

As-tu compris, Héla ! mes pleurs de rage ? As-tu écouté leurs prières, Héla ! vengeresse Héla ?

KERDING.

Dans les campagnes dorées du Walhalla, Siegmar rajeuni recevra son jeune Hermann, une palme à la main, et accompagné de Thuiskon et de Mana…

WERDOMAR.

Siegmar accueillera son fils avec tristesse ; car Hermann ne pourra plus aller au tribunal de Jupiter accuser Tibère et les ombres de ses ancêtres !

  1. Allusion à l’origine allemande des Francs et des Anglais.
  2. Le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier celui de la poésie religieuse qui vient de l’Orient. (Staël.)
  3. Klopstock a fait, depuis, quelques changements à cette pièce. Nous avons adopté la plus courte des deux versions.
  4. Divinité des enfers.