Farce du cuvier, modernisation Gassies, 1896

Anonyme
Traduction par Georges Gassies des Brulies.
Delagrave (p. 14-69).
personnages

JAQUINOT, le mari.

JEANNETTE, sa femme.

JAQUETTE, sa belle-mère.




La scène se passe dans un modeste intérieur du xve siècle : bahut, escabeaux, meubles divers, ustensiles de ménage. Porte au fond. — Un peu à gauche, sur le devant du théâtre, une table rustique et un escabeau. — À droite, un grand cuvier, disposé sur des tréteaux, pour couler la lessive. — Grande cheminée sur le rebord de laquelle sont placés les accessoires : Un rouleau de parchemin, une plume d’oie, un encrier.

Lorsque notre Farce a été représentée pour la première fois au Théâtre d’application (le 20 juin 1888), voici comment la scène avait été agencée : Le cuvier avait été placé à gauche du théâtre et disposé de telle sorte que l’actrice chargée du rôle de Jeannette, montée sur un escabeau entre le cuvier et la toile du fond, donnait en tombant l’illusion d’une chute réelle. La porte était à droite sur un pan coupé. L’acteur chargé du rôle de Jaquinot écrivait sur ses genoux, assis sur un escabeau au milieu de la scène.

Voici quelle était la distribution :

Jaquinot, M. HIRCH, Lauréat du Conservatoire.

Jaquette, Mlle TASNY, id.

Jeannette, Mlle BERTRAND.

Scène première


JAQUINOT, seul.


JAQUINOT.

Le diable me conseilla bien,
Le jour, où ne pensant à rien
Je me mêlai de mariage !
Depuis que je suis en ménage,
Ce n’est que tempête et souci.
Ma femme là, sa mère ici.
Comme des démons, me tracassent ;
Et moi, pendant qu’elles jacassent,
Je n’ai ni repos ni loisir,
Pas de bonheur, pas de plaisir !
On me bouscule, et l’on martelle
De cent coups ma pauvre cervelle !
Quand ma femme va s’amender,
Sa mère commence à gronder.
L’une maudit, l’autre tempête !
Jour ouvrier ou jour de fête,
Je n’ai pas d’autre passe-temps.
Que ces cris de tous les instants.
Parbleu ! cette existence est dure !
Voilà trop longtemps qu’elle dure !
Si je m’y mets, j’aurai raison !
Je serai maître en ma maison.



Scène II


JAQUINOT, JEANNETTE, puis JAQUETTE.


JEANNETTE, entrant.

Quoi ! vous restez à ne rien faire !
Vous feriez bien mieux de vous taire
Et de vous occuper…

JAQUINOT.

Et de vous occuper…De quoi ?

JEANNETTE.

La demande est bonne, ma foi !
De quoi devez-vous avoir cure ?
Vous laissez tout à l’aventure !
Qui doit soigner votre maison ?

JAQUETTE, entrant à son tour.

Sachez que ma fille a raison !
Vous devez l’écouter, pauvre âme !
Il faut obéir à sa femme :
C’est le devoir des bons maris.
Peut-être on vous verrait surpris

Si, quelque jour, comme réplique,
Elle se servait d’une trique !
Et pourtant n’est-ce pas son droit ?

JAQUINOT.

Me donner du bâton ! à moi !
Vous me prenez pour un autre homme.


Me donner du bâton ! à moi !


JAQUETTE.

Et pourquoi non ? veut-elle en somme
Autre chose que votre bien ?
Vous ne la comprenez en rien !
Ne le dit-on pas ? Qui bien aime,
Pour le prouver frappe de même.

JAQUINOT.

Il vaut mieux me le prouver moins ;
Je vous fais grâce de ces soins,
Entendez-vous, ma bonne dame ?

JEANNETTE.

Il faut faire au gré de sa femme,
Jaquinot, ne l’oubliez pas !

JAQUETTE.

En aurez-vous moindre repas,
Et sera-ce une peine grande
D’obéir quand elle commande ?

JAQUINOT.

Oui ! mais elle commande tant,
Que pour qu’elle ait le cœur content,
Je ne sais, ma foi, comment faire !

JEANNETTE.

Eh bien, si vous voulez lui plaire,
Afin de vous en souvenir,
Un registre il faudra tenir,
Où vous mettrez à chaque feuille
Tous ses ordres, quoi qu’elle veuille !

JAQUINOT.

Pour avoir la paix, j’y consens,
Vous êtes femme de bon sens,
Maman Jaquette, et, somme toute,
Vous pouvez me dicter : j’écoute.

JEANNETTE.

Allez quérir un parchemin.
Et de votre plus belle main
Vous écrirez, qu’on puisse lire.

JAQUINOT, va prendre sur la cheminée un rouleau de parchemin, un encrier et une grande plume d’oie. Il dispose le tout sur la table, et s’assied sur l’escabeau.

Me voici prêt. Je vais écrire.

JEANNETTE.

Mettez que vous m’obéirez
Toujours, et que toujours ferez
Ce que je vous dirai de faire !


Mettez que vous m’obéirez !


JAQUINOT, se levant et jetant sa plume.

Mais non ! mais non ! Dame très chère !
je n’agirai que par raison !

JEANNETTE.

Quoi ! c’est encor même chanson ?
Déjà vous voulez contredire !

JAQUINOT, se rasseyant.

Mais non ! mais non ! je vais écrire.

JEANNETTE.

Écrivez donc, et taisez-vous !

JAQUINOT, ramassant sa plume.

Parbleu ! je suis un bon époux.

JEANNETTE.

Taisez-vous.

JAQUINOT.

Taisez-vous. Dût-on vous déplaire,
Si je veux, je prétends me taire,
Madame, et je me tais. Dictez.

JEANNETTE.

En première clause, mettez
Qu’il faut chaque jour, à l’aurore,
Vous lever le premier…

(Jaquinot fait mine de n’y pas consentir.)

Vous lever le premier…Encore !…
Qu’ensuite il faut préparer tout,
Faire le feu, voir si l’eau bout…
Bref, qu’au lever, avec courage,
Pour tous les deux ferez l’ouvrage.
Vous cuirez le premier repas.

JAQUINOT, se levant et jetant sa plume.

Oui-dà ! mais je n’y consens pas !
À cet article je m’oppose !
Faire le feu ! pour quelle cause ?

JEANNETTE, tranquillement.

Pour tenir ma chemise au chaud.
Entendez-vous bien ! Il le faut.

JAQUINOT, se rasseyant et ramassant sa plume, se met à écrire avec ardeur.

Puisqu’il faut faire à votre guise.
Je ferai chauffer la chemise !

(Il continue à écrire, puis s’arrête tout à coup.)
JAQUETTE.

Écrivez donc ! Qu’attendez-vous ?

JEANNETTE.

Vous allez me mettre en courroux !
Vous êtes aussi vif qu’un cancre !

JAQUINOT.

Attendez-donc ! Je n’ai plus d’encre !
J’en suis encore au premier mot.

JEANNETTE.

Vous bercerez notre marmot,
Lorsque la nuit il se réveille,
Et vous attendrez qu’il sommeille,
Avant de retourner au lit.

JAQUINOT, secouant son parchemin.

Attendez !… Je rencontre un pli !

JEANNETTE.

Mon Dieu ! Quel maladroit vous êtes !

JAQUINOT.

J’y suis ! J’y suis ! Etes-vous prêtes ?

JEANNETTE ET JAQUETTE, ensemble, de chaque côté de Jaquinot.

Il vous faudra…

JAQUINOT, les interrompant.

Il vous faudra…Dictez vos lois !
Mais ne parlez pas à la fois !
Car je n’y pourrais rien comprendre :
Vous ne vous ferez pas entendre,
Et je ferai quelque pâté
D’encre, pour m’être trop hâté !


Dictez vos lois, Mais ne parlez pas à la fois


JEANNETTE, à Jaquette.

Parlez donc, vous êtes ma mère !

JAQUETTE, (même jeu).

C’est ton mari ! je dois me taire !

JEANNETTE.

C’est pour vous obéir, maman.

(À Jaquinot)

Si notre marmot, en dormant,
Dans la peur de Croquemitaine,
Rêve… qu’il est une fontaine…

Si sa naïve émotion
Provoque une inondation…

JAQUINOT.

Eh bien, pour calmer ses alarmes ?

JEANNETTE.

Vous devrez essuyer ses larmes !

JAQUINOT.

Mais s’il ne veut se rendormir ?
S’il pleure sans vouloir finir ?

JAQUETTE.

Vous le prendrez avec tendresse
Et lui ferez mainte caresse.

JEANNETTE.

Et sans jamais montrer d’ennui,
Le porterez, fût-il minuit !
De-ci, de-là, faisant risette.

JAQUINOT.

Ma foi ! votre audace est parfaite !
Quels plaisirs et quels instants doux
J’aurai là !

(Il cesse d’écrire.)
JEANNETTE.

J’aurai là ! Mais qu’attendez-vous ?

JAQUINOT.

Comment voulez-vous que je fasse ?
Car je n’ai plus du tout de place.

(Il jette sa plume.)
JEANNETTE, se rapprochant.

Mettez ! ou vous serez frotté.

JAQUINOT.

Ce sera pour l’autre côté.

(Il ramasse sa plume.)
JEANNETTE.

Écrivez donc, car il nous reste
À vous dicter encore…

JAQUINOT.

À vous dicter encore…Eh ! peste !
Je n’ai pas le temps de souffler !

JEANNETTE.

Il faut la lessive couler.

JAQUETTE.

Préparer pour le four la pâte.

JEANNETTE.

Faire le pain, aller en hâte
Relever le linge étendu,
S’il pleut.

JAQUETTE.

S’il pleut.Avez-vous entendu ?

JEANNETTE.

Pour récurer, chercher du sable…

JAQUETTE.

Et vous démener comme un diable !
Aller, venir, trotter, courir…

JEANNETTE.

Ranger, laver, sécher, fourbir…

JAQUETTE.

Tirer de l’eau pour la cuisine…

JEANNETTE.

Chercher du lard chez la voisine…

JAQUINOT.

De grâce, arrêtez-vous un peu !

JEANNETTE.

Et puis mettre le pot-au-feu.

JAQUETTE.

Laver avec soin la vaisselle.

JEANNETTE.

Aller au grenier par l’échelle.

JAQUETTE.

Mener la mouture au moulin.

JEANNETTE.

Faire le lit de bon matin,
Ou sinon, songez à la trique !

JAQUETTE.

Donner à boire à la bourrique.

JAQUINOT.

Je vois que vous songez à vous.

JEANNETTE.

Puis au jardin cueillir des choux.

JAQUETTE.

Tenir la maison propre et nette.

JAQUINOT, qui a fait des gestes désespérés pendant que les deux femmes parlaient.

Comment voulez-vous que je mette
Tout cela, si, sans arrêter,
Vous ne faites que me dicter ?

Vous parlez avec votre mère,
Cela ne fait pas mon affaire !
Il faut tout dire mot à mot !
J’en étais encore à marmot !

JEANNETTE.

Écrivez donc : Faire la pâte,
Cuire le pain, aller en hâte
Relever le linge, s’il pleut…

JAQUINOT, interrompant.

C’est trop vite ! Attendez un peu !

JEANNETTE.

Bluter.

JAQUETTE.

Bluter. Laver.

JEANNETTE.

Bluter. Laver. Sécher.

JAQUETTE.

Bluter. Laver. Sécher. Et cuire !

JAQUINOT.

Laver quoi donc ?

JEANNETTE.

Laver quoi donc ? Faire reluire,
Sans jamais prendre de repos,
Les écuelles, les plats, les pots !

JAQUINOT.

Tous les pots de notre ménage ?
Ma foi, malgré tout mon courage
Jamais je ne retiendrai tout !

(Il jette sa plume.)
JEANNETTE.

Voulez-vous nous pousser à bout ?
Pour alléger votre mémoire,
Écrivez !… Et pas tant d’histoire !

(Jaquinot se remet à écrire.)

Il vous faut aller au ruisseau
Laver le linge du berceau.

JAQUINOT.

Encore un métier bien honnête !

JAQUETTE.

Que vous avez mauvaise tête !

JAQUINOT.

Attendez ! ne vous fâchez pas !

(Écrivant.)

…Les écuelles, les pots, les plats…

JEANNETTE.

Ma foi ! vous ne vous pressez guère !

JAQUINOT.

Dame ! Est-ce vous ou votre mère
Qu’il faut écouter ? dites-moi !
Vous me voyez tout en émoi !

(Il dépose sa plume.)
JEANNETTE, se rapprochant de lui.

Je vais vous battre comme plâtre !

JAQUINOT, avec noblesse.

Je ne veux pas me laisser battre !

(Adoucissant le ton.)

J’écrirai tout. N’en parlons plus.

JEANNETTE.

Eh bien, sans discours superflus,
Vous mettrez le ménage en ordre,
Et vous viendrez m’aider… à tordre
La lessive auprès du cuvier.

JAQUETTE.

Après avoir lavé l’évier.

JEANNETTE, à Jaquinot, qui vient de s’arrêter et regarde Jaquette d’un air ahuri.

Mais dépêchez-vous donc d’écrire !

JAQUINOT, après un moment.

C’est fait !… Souffrez que je respire !

JAQUETTE.

Ma fille, n’oubliez-vous… rien !
Ne doit-il pas, comme il convient,
Vous traiter avec gentillesse !
Et vous témoigner sa tendresse…

JAQUINOT.

Ah ! pour ceci, je n’en suis pas !
On peut bien régler un repas,

Non le menu de mes caresses !

(À sa femme.)

Quoi ! me fixer les politesses
Que je dois accorder à vous !
Certe, au monde il n’est pas d’époux
Qui soit mené de cette sorte !
L’audace me paraît trop forte.
Je ne vais plus pouvoir dormir,
Car il faudra tout retenir
Dans ma malheureuse cervelle,
Et pour que tout je me rappelle,
Toujours, comme un petit garçon,
Je vais apprendre ma leçon…

JAQUETTE.

Allons ! pensez-vous que je raille !
Signez le tout que je m’en aille.

JAQUINOT.

Je signe alors de chaque main !

(Il signe.)

Tenez ! Voici le parchemin !
Ne voulez-vous pas qu’on le scelle ?
Ceignez-le bien d’une ficelle !
Veillez qu’il ne soit pas perdu,
Car, en devrais-je être pendu,
Je n’accomplirai plus d’autre ordre !
Jamais je n’en voudrai démordre.
Désormais, aujourd’hui, demain,
Je n’obéis qu’au parchemin !
C’est convenu, j’en ai pris acte,
Et j’ai dûment signé le pacte.


Je n’obéis qu’au parchemin.


JEANNETTE.

Oui, c’est convenu, Jaquinot.

JAQUINOT.

Songez que je vous prends au mot.

JAQUETTE.

C’est bien, je puis partir tranquille.

JEANNETTE.

Adieu ! ma mère !

JAQUETTE.

Adieu ! ma mère ! Adieu ! ma fille !

(Elle sort.)




Scène III


JAQUINOT et JEANNETTE


JEANNETTE, s’approchant du cuvier qui est dressé à droite du théâtre.

Allons, Jaquinot, aidez-moi !

JAQUINOT.

Mais voulez-vous me dire à quoi ?

JEANNETTE.

À mettre le linge à la cuve
Où j’ai versé l’eau de l’étuve.

JAQUINOT, déroulant son parchemin et cherchant attentivement.

Ce n’est pas sur mon parchemin.

JEANNETTE.

Déjà vous quittez le chemin,
Avant de connaître la route.

(Jaquinot cherche toujours sur son parchemin.)

Dépêchez-vous ! Le linge égoutte ;
Il faut le tordre !… et vivement !
Cherchez dans le commencement ;
C’est écrit : « Couler la lessive »…
Voulez-vous que je vous l’écrive
À coups de bâton sur le dos ?

JAQUINOT.

Non, si c’est écrit ! tout dispos,
Je vais me mettre, sans vergogne,
À vous aider à la besogne.
C’est parbleu vrai que c’est écrit !
N’en ayez pas le cœur aigri !
Puisque c’est dit en toute lettre,
Attendez-moi, je vais m’y mettre.
J’obéis !… Vous avez dit vrai !
Une autre fois, j’y penserai.

(Ils montent chacun sur un escabeau de chaque côté du cuvier. Jeannette tend à Jaquinot le bout d’un drap tandis qu’elle tient l’autre.)
JEANNETTE.

Tirez de toute votre force !

JAQUINOT, tirant.

Je me donnerai quelque entorse !
Ma foi ! ce métier me déplaît.
Je veux charger quelque valet
De vous aider dans le ménage.

(Il lâche le drap.)
JEANNETTE, impatientée.

Tirez donc ! ou, sur le visage
Je vous lance le tout, vraiment !

(Elle lui lance le linge à la figure.)
JAQUINOT.

Vous gâtez tout mon vêtement !
Je suis mouillé comme un caniche.
Et vous en trouvez-vous plus riche,
De m’avoir ainsi maltraité ?

JEANNETTE.

Allons ! prenez votre côté.
Faut-il donc que toujours il grogne !…
Ferez-vous pas votre besogne ?

(Jaquinot tire brusquement le drap et fait perdre l’équilibre à Jeannette qui tombe dans le cuvier.)
JEANNETTE, en disparaissant dans la cuve.

La peste soit du maladroit !

(Elle sort la tête.)

Seigneur ! ayez pitié de moi !
Je me meurs ! Je vais rendre l’âme !
Ayez pitié de votre femme,
Jaquinot, qui vous aima tant !
Elle va périr à l’instant,
Si vous ne lui venez en aide !…
Je sens mon corps déjà tout raide !
Donnez-moi vite votre main.


La peste soit du Maladroit.


JAQUINOT, après un moment.

Ce n’est pas sur mon parchemin.

JEANNETTE, sortant la tête.

Las ! voyez quelle est ma détresse !
Le linge m’étouffe et m’oppresse !
Je meurs ! Vite ! Ne tardez pas !
Pour Dieu, tirez-moi de ce pas !

JAQUINOT

Allons, la commère,
Remplis donc ton verre !
Il faut boire un coup !…

JEANNETTE.

Jaquinot, j’en ai jusqu’au cou !
Sauvez-moi, de grâce, la vie.
Retirez-moi, je vous en prie.
Jaquinot, tendez-moi la main !

JAQUINOT.

Ce n’est pas sur mon parchemin[1].

JEANNETTE.

Hélas ! la mort me viendra prendre
Avant qu’il ait voulu m’entendre !

JAQUINOT, lisant son parchemin.

 « De bon matin préparer tout,
« Faire le feu, voir si l’eau bout !…

JEANNETTE.

Le sang de mes veines se glace !

JAQUINOT.

 « Ranger les objets à leur place,
« Aller, venir, trotter, courir… »

JEANNETTE.

Je suis sur le point de mourir.
Tendez-moi de grâce, une perche !

JAQUINOT.

J’ai beau relire ; en vain je cherche…
« Ranger, laver, sécher, fourbir… »

JEANNETTE.

Songez donc à me secourir !

JAQUINOT.

 « Préparer pour le four la pâte.
« Cuire le pain, aller en hâte.
« Relever le linge étendu,
« S’il pleut… »

JEANNETTE.

« S’il pleut… » M’avez-vous entendu ?
Jaquinot, je vais rendre l’âme.

JAQUINOT.

 « Chauffer le linge de ma femme… »

JEANNETTE.

Songez que le baquet est plein !

JAQUINOT.

 « Mener la mouture au moulin,
« Donner à boire à la bourrique… »

JEANNETTE.

Je suis prise d’une colique
Qui m’achève… Venez un peu !

JAQUINOT.

 « Et puis mettre le pot-au-feu… »

JEANNETTE.

Appelez ma mère Jaquette !

JAQUINOT.

 « Tenir la maison propre et nette,
« Laver, sans prendre de repos,
« Les écuelles, les plats, les pots ! »

JEANNETTE.

Si vous ne voulez pas le faire,
De grâce, allez chercher ma mère,
Qui pourra me tendre la main.

JAQUINOT.

Ce n’est pas sur mon parchemin !

JEANNETTE.

Eh bien, il fallait donc le mettre !

JAQUINOT.

J’ai tout écrit lettre pour lettre.

JEANNETTE.

Retirez-moi, mon doux ami.

JAQUINOT.

Moi, ton ami !… Ton ennemi !
M’as-tu ménagé la besogne
De ton vivant ? — Va, sans vergogne,
Je vais te laisser trépasser.
Inutile de te lasser,
Ma chère, en criant de la sorte…

(On entend frapper au dehors.)

Ah ! Voici qu’on frappe à la porte !




Scène IV


JAQUETTE, JAQUINOT, JEANNETTE.


JAQUETTE, du dehors.

M’ouvrirez-vous avant demain !

JAQUINOT.

Ce n’est pas sur mon parchemin !…
Mais je vais vous ouvrir quand même,
Car votre fille, toute blême,
Est là qui trempe en ce baquet…

(Les coups redoublent. Il va ouvrir.)

Attendez. J’ôte le loquet.

JAQUETTE, sur le seuil de la porte.

Je viens voir comment tout se porte !

JAQUINOT.

Très bien ! puisque ma femme est morte.

JAQUETTE.

Que dites-vous ? mauvais plaisant !

JAQUINOT.

C’est très sérieux ! Tout en causant
Elle est tombée en cette cuve,
Où se trouvait l’eau de l’étuve !

JAQUETTE, toujours sur le seuil.

Que dis-tu ? meurtrier ! bourreau !

JAQUINOT, près de la porte.

Eh ! ma mère ! Elle a parlé trop,
Elle avait soif, la pauvre femme !

JEANNETTE.

Mère ! en la cuve je me pâme !
Venez ! secourez votre enfant !

JAQUINOT.

Vous entendez ! mon cœur se fend !

JAQUETTE.

Attends, je viens, ma chère fille,
Tandis que cet autre babille !

(À Jaquinot.)

Aidez-moi donc, tendez la main !

JAQUINOT.

Ce n’est pas sur mon parchemin.


Ce n’est pas sur mon parchemin.


JAQUETTE.

Que dites-vous ? méchant infâme !
Laissez-vous mourir votre femme ?

JAQUINOT.

Je serai maître en ma maison.

JAQUETTE.

Quoi ! n’avez-vous plus de raison ?
Vite ! Aidez-moi.

JAQUINOT.

Vite ! Aidez-moi.C’est impossible !

JAQUETTE.

Vous commettez un crime horrible,
Jaquinot, ce n’est pas humain !

JAQUINOT.

J’ai beau lire mon parchemin,
Ce n’est pas inscrit sur la liste…

JAQUETTE.

Allons ! scélérat égoïste !
Je vous implore à deux genoux,
Retirez-là ! Dépêchez-vous !

JAQUINOT.

Oui, si vous voulez me promettre
Que chez moi je serai le maître.

JEANNETTE.

Je vous le promets de bon cœur !

JAQUINOT.

Oui ! mais peut-être est-ce la peur
Qui vous rend d’humeur si facile ?

JEANNETTE.

Non ! je vous laisserai tranquille.
Sans jamais rien vous commander !
Toujours je saurai m’amender
Et me taire, j’en fais promesse !

JAQUINOT.

Faut-il, ma femme, que je dresse
Une liste, ainsi que pour moi
Vous avez fait ?

JEANNETTE.

Vous avez fait ? Non, sur ma foi
Reposez-vous-en, mon doux maître !

JAQUINOT.

Enfin ! vous voulez reconnaître
Mon droit, madame ; c’est fort bien !

JEANNETTE.

Alors retirez-moi !

JAQUINOT.

Alors retirez-moi ! Le chien
Eût été plus heureux, madame,
Que votre mari !

JEANNETTE.

Que votre mari ! Je rends l’âme !
Songez qu’au fond de ce baquet…

JAQUINOT.

Voyons ! était-ce bien coquet
De me donner tant de besogne ?
N’en avais-tu pas de vergogne ?

JEANNETTE.

Hélas ! Je demande pardon !
Mon mari, vous avez raison !

Je ferai toujours le ménage
Avec ardeur, avec courage.

JAQUINOT.

C’est fort bien ! Je vous prends au mot.
Vous bercerez notre marmot ?

JEANNETTE.

Oui ! tirez-moi !

JAQUINOT.

Oui ! tirez-moi ! Ferez la pâte !
Cuirez le pain, irez en hâte…

JEANNETTE.

De grâce ! Je vous le promets !
C’est bien ! Je serai désormais
De votre avis en toute chose,
Pourvu que ne soit plus en cause
Le parchemin que vous savez !…
Brûlez-le puisque vous l’avez !

JAQUINOT.

Il ne faudra plus que j’écrive ?…
Je ne ferai plus la lessive ?…

JEANNETTE.

Non ! mon ami, ma mère et moi
Ne vous mettrons plus en émoi !

JAQUINOT.

Vous ferez chauffer ma chemise !

JEANNETTE.

Je ferai tout à votre guise !
Mais retirez-moi de ce pas !

JAQUINOT.

Vous ne me contrarierez pas ?

JEANNETTE.

Je veux être votre servante !

JAQUINOT.

Cette soumission m’enchante :
Vous ne m’avez jamais plu tant !
Et je vous retire à l’instant.

(Il retire sa femme du cuvier.)
TOUS TROIS, au public.

Bonsoir, toute la compagnie,
Notre comédie est finie.


Bonsoir la compagnie.



  1. On a coupé ce passage à la représentation, depuis : « Hélas ! la mort me viendra prendre… » jusqu’à
    « Je suis sur le point d’être morte ».