Fantômes bretons/La Jument maigre

LA JUMENT MAIGRE

conte




Marche aujourd’hui, marche demain,
À force de marcher, on fait bien du chemin.


Écoutez, mes amis, l’histoire de la Gazek-treut (jument-maigre), s’écria Bideau, le vieux garde, s’adressant à son rustique auditoire (l’auteur compris), assis auprès du large foyer de la cuisine.

À peine ces mots étaient-ils prononcés que Gabik, espèce de petit groom breton, et Michélik, la gardeuse de vaches, éclatèrent de rire, en disant :

— Gazek-treut ! Comme ce sera drôle ! quel joli titre !

Oui, plus joli, sans doute, que le récit dont vous allez juger, lecteur, si vous avez de la patience. Écoutez bien ! c’est maître Bideau qui parle.

— Il y avait une fois au manoir de Lezquipiou, un vieux seigneur qui avait, disait-on, des tonnes d’or dans un souterrain creusé au-dessous de sa cave. On dit aussi qu’il était sorcier, et que dans son écurie, outre le vieux Laouïk, son cheval, âgé de vingt-quatre ans, pour le moins, se trouvait une jument qui ne mangeait pas plus de foin qu’un Pen-baz.

Par le temps de brume et nuit noire, Lezquipiou enfourchait Gazek-koat (la jument de bois), et chaque fois il allait ainsi ramasser dans le fond des vieilles carrières de la montagne, ou dans les ruines abandonnées, un trésor qui venait grossir ceux qu’il avait déjà accumulés dans la cave de son manoir.

— Ah ! ah ! fit alors Gabik, le petit bonhomme jovial et joufflu, si Monsieur avait seulement une jument comme celle-là, il y aurait du jeu par ici, car on dit qu’il y a joliment des trésors cachés du côté du Bugul-an-Diaul (le Berger-du-Diable).

— Tais-toi, Gabik, ça peut se trouver d’un jour à l’autre ; et c’est dur à étriller une bête de bois comme ça, mon fils. Écoute donc en paix et ne te tracasse pas de tes rentes pour tes vieux jours.

— Oui, mais, reprit le curieux joufflu, comment c’est-il donc fait, une jument de bois, père Bideau ? faut au moins nous le dire.

— Foi de Dieu ! dit le conteur en se grattant la tête, comme ce gars-là est curieux, tout de même… Eh bien ! c’est fait comme une grosse trique fourchue, apparemment ; d’ailleurs, vas-y voir et laisse-nous tranquille, gros bonhomme.

— Pour lors donc, continua le conteur, voilà que Fanch, le fils d’un vieux pillaouer ou pillotoù (ramasseur de chiffons), qui passait pour avoir quelques sous dans sa paillasse, Fanchik-le-Louche…

— Tiens, interrompit encore le joufflu, ils sont toujours louches, tes aventuriers, Bideau ; pourquoi ça ?

— Tais-toi, Gabik, ils sont louches ou borgnes, c’est vrai et c’est pas ma faute : il ne faut pas te faire de peine, mon gros, car ils voient clair tout de même.

Pour lors, Fanch, qui allait sur ses 21 ans, voulait se marier richement et dit un jour, après les grâces, au Pillaouer :

— Mon père, moi je veux me marier, et je veux cent écus pour épouser la fille à Mathurin de Kergus, qui a des yeux gros comme ceux de la vache rouge.

— Cent écus tu n’auras pas, répondit le vieux ; un nigaud comme toi n’a besoin ni de femme ni d’argent. Tout ça c’est trop dangereux pour les sots.

— Oh ! que non, dit Fanch en louchant.

Là-dessus il se retira en méditant quelque tour dans sa caboche fêlée. Le tour ne fut pas bien long. Il prit, dans sa paillasse, trois pièces de six réales qu’il avait économisées sou à sou depuis trois ou quatre ans, et s’en alla sur le soir, malgré la pluie, jusqu’au moulin du Drollar à une demi-lieue, où demeurait un meunier qui passait pour un fameux sorcier.

Qu’allait-il faire par là, le pauvre louchard ? Acheter de la farine de méteil ou de blé noir, par un temps, un temps de voleur ? Allait-il dire ses prières à la croix du Ster, ou bien couper des louzou dans la lande hantée, si la lune montrait sa figure pâle, au-dessus du Bugul-an-Diaul ? Non, mes amis. Fanch n’allait pas acheter de farine : il avait assez de la galette rancie que le vieux lui faisait avaler tous les soirs. Non, il n’allait pas dire ses prières à la croix, par malheur pour lui ; et la lune ne montrait pas sa face pâle au-dessus de la roche du Pâtre.

Bon ! mais qu’allait-il donc faire par là ? Rien du tout, si ce n’est loucher en regardant la porte de la maison de Postek, le meunier du Drollar, et ses pièces de trente sous tour à tour. Oh ! je crois qu’il y serait resté planté comme un menhir si, par hasard, Postek n’eût ouvert sa porte pour voir le temps. Et comme Fanch se tenait bouche ouverte, à trois pas de la porte, le meunier aperçut aussitôt notre imbécile.

— Tiens, qu’est-ce que tu fais par ici, mon failli gas, lui dit Postek, à regarder mon moulin, par un temps de diable rouge. Est-ce que tu voudrais jeter un sort sur ma farine, par hasard ?

— Non, non, Postek, dit le vagabond, ne vous fâchez pas : on sait que vous êtes assez honnête pour un meunier. Mais j’ai trente sous dans ma poche pour vous, si vous voulez…

Le finaud de farinier s’adoucit aussitôt à la pensée de soutirer trente sous, peut-être plus, à Fanch l’innocent, et lui dit :

— Entre ici, mon garçon, la pluie tombe, le moulin chôme, et nous pourrons causer à l’aise.

Nos compères causèrent deux ou trois heures durant : dès neuf heures du soir, la première pièce de trente sous était dans la poche de Postek, et avant onze heures, les deux autres avaient pris même chemin. Finalement voici comme le meunier termina la conversation :

— D’abord, je te dirai, Fanchik, que trois faillies pièces de trente sous c’est rien du tout pour un grand secret comme celui que je vais te livrer. Je risque ma peau, vois-tu ; aussi tu vas jurer que le jour de tes noces avec Gaïk, la fille à Matho, tu me compteras douze écus de bon argent ; sinon, le lendemain, tu seras changé en lapin ou en lièvre, à ton choix.

— N’ayez pas peur, Postek, je ne serai pas changé en lièvre ; j’ai trop peur des coups de fusil.

— C’est bon ! Pour lors, tu n’as qu’à te rendre au manoir de Lezquipiou, par un temps noir, comme celui-ci, vers minuit. Le seigneur dormira dur, car il boit un coup tous les soirs. Il n’a plus de valet, faute de payer les gages, et la vieille Cato, sa cuisinière, est encore plus soûle que lui. La porte de l’écurie ne tient pas : tu l’ouvriras en poussant le clanche qui est dans le haut ; je connais tout ça, vois-tu, un petit peu, vu que j’ai commercé jadis avec Lezquipiou, qui est un vilain ladre. Bon ! alors tu trouveras la Gazek-treut à gauche du vieux Laouïk ; tu la traîneras dans le courtil et puis tu monteras dessus.

— Mais, père Postek, ça doit être difficile à mener une jument comme cela. A-t-elle des oreilles et une crinière pour crocher dedans ?

— Non, mon fils, rien du tout, ni jambes non plus. Ça vole comme le vent, et un bon cavalier comme toi sera solide, quand tu auras dit seulement :


Par-dessus mares et buissons,
Dans la grotte où les trésors sont.


Bonsoir, Fanch, et ne va pas te tromper.

Le meunier, en finissant, ferma la porte au nez du pauvre louchard. Celui-ci prit d’abord le chemin de chez lui ; mais le temps était noir ; la pluie tombait à verse ; il n’était pas encore minuit, et comme Fanch était pressé d’épouser Gaïk, il tourna bride, et prit en marmottant : mares et buissons…, la route de Lezquipiou. Bientôt il fut rendu sous les murs du vieux manoir. Tout était solitaire. Rien ne bougeait, sauf les girouettes rouillées qui disaient en tournant : roum, roum, et ça ressemblait à : retourne, retourne. Mais le diable poussait Fanch et il chercha la porte de l’écurie ; découvrit sans peine le clanche de bois, le poussa, et entendit aussitôt Laouïk qui croquait sa paille.

Bon, se dit le vagabond, la Jument-Maigre doit être tout à côté, à gauche. — Et il avança la main à tâtons… Vlan ! — Tiens, elle rue, dit Fanch en se frottant les reins et faisant un demi-tour pour prendre la Gazek autrement. Bien lui en prit, en vérité, car c’était Laouïk qui lui avait envoyé une ruade. Mais il n’avait pas fait quatre pas qu’il tomba sur le nez : ses pieds avaient rencontré comme une grosse trique placée en travers.

— Oh ! oh ! fit le louchard en tâtant : je parie que c’est la Jument-Maigre. — Alors, il saisit le morceau de bois qu’il traîna en dehors. Il lui sembla cependant entendre quelque bruit du côté du manoir, mais il était si occupé de chercher dans sa caboche ce que lui avait dit le sorcier du Drollar, qu’il n’y fit pas attention et continua à marmotter : — Mares et buissons… les trésors, les trésors sont… Oui, je crois que ça y est, allons, à cheval et gare à…

— Une patte un peu lourde qui se posa sur son épaule, arrêta rudement notre cavalier, et une grosse voix lui cria en même temps :

— Que fais-tu là, larron fieffé, avec ma Gazek-treut ? Réponds ou je t’étrangle !

— Moi, rien du tout, balbutia le louche épouvanté ; c’est Postek qui m’a dit de venir ici pour avoir Gaïk ; c’est lui qui…

— Je m’en doutais, reprit Lezquipiou en reconnaissant Fanch ; ainsi, tu veux voyager sur ma jument maigre, et tu sais sans doute ce qu’il faut lui dire ? Voyons, continua le seigneur d’un ton engageant, n’aie pas peur et répète les paroles que Postek t’a apprises.

Ma feiz (ma foi), j’ai oublié : vous m’avez fait tant de peur. Je ne sais plus que mares et buissons

— Eh bien, Fanchik, reprit Lezquipiou en riant rouge : comme je veux que tu aies de l’argent pour épouser Gaïk, enfourche la Gazek.

— Heu ! je ne sais pas si je dois, dit Fanch en hésitant.

— N’aie pas peur, place-toi bien, et surtout tiens bon… À présent que te voilà en selle, tu n’as plus qu’à dire :


À travers mares et buissons,
Dans la grotte où les trésors sont…


Fanch répéta mot pour mot ce que venait de dire Lezquipiou, et se sentit emporté comme un trait… à travers les buissons et les mares. Tantôt il traversait des haies d’épines et de ronces où il laissait des débris de ses vêtements et des lambeaux de sa pauvre peau ; tantôt, pour le rafraîchir, la jument maigre le traînait au beau milieu de la boue et des marécages. Fanch avait beau crier : Arrête, arrête, maudite bête ! Va-t-en voir, rien n’y faisait et l’impitoyable Gazek n’en courait que plus fort et barbotait avec son cavalier dans tous les trous de fange du pays…

Enfin, la jument s’arrêta tout court, et Fanch, surpris par la secousse, alla rouler sur le dos dans la plus belle mare que l’on eût encore rencontrée. Quand il put se dépêtrer, le malheureux était transi, écorché vif, couvert de boue et de sang, à moitié nu, le nez aplati, les joues déchirées, avec plusieurs bosses en plus et un œil en moins.

— Tu vois, Gabik, que ton ami Fanch n’était plus louche, mais borgne, mon garçon, borgne pour le restant de ses jours. Eh bien, Gabik, as-tu toujours envie d’aller chercher des rentes sur la jument maigre ? On dit qu’elle est encore à Lezquipiou.

Gabik se gratta la tête en réfléchissant et répondit : — Ma feiz non, Bideau, j’y renonce.

— C’est bien, mon petit gros, reprit le vieux garde, tu as raison : Fanch le borgne fit comme toi, il renonça aux aventures et voulut rentrer dans la maison de son père. Par malheur, il était si barbouillé que le Pillotou ne le reconnut pas et le mit à la porte. Alors Fanch alla voir si Mathurin serait de meilleure composition : Mathurin, le prenant pour un vagabond qui venait de se battre à quelque foire, le chassa à coups de fouet. Finalement, Fanch alla se plaindre au maudit sorcier du Drollar et lui dit :

— Postek, rends-moi du moins mon argent, puisque ta recette et la Gazek treut ne m’ont servi qu’à barboter dans les mares et à perdre mon pauvre œil, comme tu vois.

— C’est que tu as mal employé ma recette, répliqua Postek, ou mal conduit la jument. Voyons, comment as-tu fait ?

Ma feiz, comme j’allais monter dessus, Lezquipiou est arrivé en colère, et après m’avoir grogné, il m’a dit qu’il voulait me faire épouser Gaïk et de répéter après lui comme ça : À travers mares et buissons…

— Ah ! ah ! ah ! la bonne farce : à travers les mares ; je m’en doutais : ah ! ah !… Et le coquin de rire à se rouler. Enfin il se calma, et pour consoler Fanch, il lui dit :

— C’est ce voleur de Lezquipiou qui t’a joué un tour pendable : mais il n’y a pas grand mal, car je te trouve même plus joli garçon qu’auparavant. Prends donc patience, mon fils ; tout ce que je peux faire pour toi, c’est de te décrotter, afin que Gaïk pense comme moi en te voyant.

Là-dessus, le coquin poussa Fanch sous le déversoir, où la chute d’eau le rendit assez présentable.

— Maintenant, lui dit-il, ton bon père va te reconnaître, et dans trois semaines, pour sûr, Matho t’appellera : Mon fils…

Allass ! trois semaines après, la fille de Mathurin en épousa un autre qui avait ses deux yeux, et Fanch le borgne passa le restant de ses pauvres jours à méditer sur son aventure de la jument maigre. D’ailleurs, ses jours ne furent pas longs désormais, car Fanch avait trop d’esprit, comme on dit, et mourut jeune.

— Tu entends bien, Gabik, mon garçon, ajouta le conteur en souriant, faut de l’esprit, mais pas trop, et mieux vaut travailler à pied que de monter la meilleure Gazek pour courir après la fortune. La Gazek treut, vois-tu, c’est comme notre destinée : au moment où nous croyons qu’elle nous porte au but, voilà qu’elle se cabre et nous jette au milieu du bourbier.


Coat-ar-Roch, janvier 1879.