Fantômes bretons/La Chapelle de Lok-Maria de Groix

LA CHAPELLE DE LOK-MARIA DE GROIX

récit des grèves




I

On remarquait encore, il y a quelques années, sur la côte orientale de l’île, à un mille de la Pointe de la Croix, les ruines, abandonnées, d’une petite chapelle.

Au commencement du siècle, le phare de la Croix ne s’élevait pas encore sur la falaise. La chapelle de Lok-Maria était depuis longtemps l’objet de la pieuse vénération de tous les matelots du pays. Un petit clocher en pierre surmontait l’édifice que l’on découvrait de plus de deux lieues au large. Aussi chaque fois que, le soir, un coup de vent paraissait s’annoncer pour la nuit, de braves pêcheurs dont la chaumière était voisine, avaient-ils soin d’allumer une lanterne qu’ils attachaient au battant de la cloche, et, comme la petite tour était à jours et ouverte aux quatre points cardinaux, ce signal pouvait servir à guider des navires, soit pour entrer dans le port, soit au contraire, suivant leur position, pour éviter les côtes et les bancs qui entourent l’îlot.

Mais, avec le temps, les circonstances changèrent ; un homme riche, venu de Lorient, acheta de la pauvre commune de Groix quelques arpents de la falaise, pour y établir une pêcherie. Beaucoup de gens pensaient que la chapelle ne faisait point partie de son lot ; mais Rochelan, c’était son nom, s’en empara sans écouter aucune remontrance, et menaça de faire un procès opiniâtre à quiconque tenterait de le troubler dans sa possession. On finit par le détester et par le craindre si bien que l’on n’osa lui disputer les débris de Lok-Maria. Le pignon où se trouvait la grande porte paraissait encore très-solide, ainsi que les murs latéraux. Le clocher avait été abattu par la moitié ; la meilleure cloche s’était brisée en tombant : il n’y restait plus que la petite cloche fendue par les injures du temps. Elle servait encore à rappeler les ouvriers au travail. L’intérieur de l’édifice avait été transformé en magasin destiné aux vieux bois, caisses ou tonneaux hors de service, et cela faisait dire aux gens du pays qu’une telle profanation ne resterait pas impunie.

Rochelan avait un fils unique, nommé Abel, qu’il aimait autant que son caractère et ses occupations le lui permettaient. Abel, âgé de dix-sept ans à peine, était doux et bon, plein de courage, malgré sa timidité apparente, et de patience, malgré son ardeur à braver les dangers de la mer. Jeune, riche et beau, il espérait avoir dit pour jamais un éternel adieu aux séductions de la ville. Il ne demandait qu’à vivre retiré sur cette île étroite, dont les mélancoliques aspects avaient tant de charme pour son cœur. Enfin cet enfant, rempli d’une charitable piété, mettait tous ses soins à réparer, vis-à-vis des pauvres gens, tous les torts de son père. Depuis plusieurs mois, on avait cessé d’allumer la lanterne dans le clocher de la chapelle ; deux naufrages venaient d’attrister l’île de Groix, et chacun les attribuait à l’absence du signal.

Abel ignorait cette circonstance. Un soir, à la fin de l’automne, le vent ébranlait les toitures des habitations les plus voisines du rivage. La demeure de Rochelan, appuyée aux grands rochers qui dominent la falaise, éprouvait toute la violence de l’ouragan. Le jeune Abel, ami passionné des grandes scènes de la nature, ne pouvait rester insensible, à l’abri, quand il se trouvait peut-être sur les flots des hommes exposés à perdre la vie. Plus d’une fois déjà, il avait contribué, par son courage, à des sauvetages dangereux ; la vue des vagues en courroux excitait son jeune enthousiasme et faisait battre son cœur ; c’est pourquoi, ce soir-là, au bruit du vent qui ébranlait la pêcherie, le fils de Rochelan, muni d’une longue corde, d’une gaffe et d’un fanal, sortit de la maison sans prévenir son père. Ce soin du reste était inutile, eu égard au genre de vie adopté par ce dernier. Uniquement occupé de son commerce, se fiant avec raison à la sagesse de son fils, il lui laissait la plus entière liberté, et ne souffrait pas qu’on vînt le déranger, le soir surtout, quand il chiffrait sur ses vieux livres de comptes.

Abel s’éloigna de la maison ; mais il ne put le faire sans éveiller l’attention d’un vieux marin, attaché depuis un grand nombre d’années au service de Rochelan, et dévoué, par une affection toute paternelle, à la personne du jeune Abel.

— Ne cours donc pas si fort, mon enfant, lui dit le vieux Jacques ; il va faire nuit noire et tempête.

— C’est justement à cause de la tempête, répondit Abel, que je cours à la côte… Mais dépêchons, car il me semble que je vois, là-bas, au large…

— Oui, au large de la pointe d’Enfer, les feux d’un navire qui cherche le port.

— S’il y avait seulement un signal sur ces rochers !

— J’ai entendu dire, reprit le marin, qu’autrefois, quand cette chapelle était en bon état, tous les soirs de gros temps, on avait soin d’allumer un fanal dans le clocher…

Ces paroles rendirent Abel pensif, et il ralentit le pas en marchant le long des murs de Lok-Maria.

— Si j’y plaçais mon fanal ? s’écria-t-il tout à coup.

— Sans doute, c’est une idée, une véritable idée de matelot… Mais l’escalier de la tourelle est presque démoli ; comment se hisser là-haut ? La moitié des enfléchures sont tombées.

— Regarde, regarde ; miracle ! une lumière vient de s’allumer dans le clocher !

C’était la vérité : une clarté brillait au sommet des ruines, et, après avoir considéré plus attentivement, ils distinguèrent, comme une silhouette découpée sur le ciel sombre, la forme d’une petite paysanne.

— Descends, descends, petite malheureuse, cria le marin : le vent est trop fort, il va t’emporter.

— Tout à l’heure, quand j’aurai fini, répondit d’en haut une voix claire et tranquille.

Quelques minutes après, l’aventureuse paysanne descendit ou plutôt se laissa glisser en rampant le long des corniches, avec l’agilité et la sûreté d’un chat sur des gouttières. La voyageuse aérienne, une enfant de treize ans, toucha bientôt la terre sans accident.

— Dis-moi, petite, lui dit Abel, pourquoi as-tu allumé ce fanal ?

— Pour sauver mon père et les autres, répondit la paysanne.

— C’est bien beau, j’en conviens, mais c’est bien dangereux ; et qui te donne tant d’adresse et de courage ?

— Le bon Dieu !

— C’est vrai, c’est admirable ! murmura Abel attendri.

— Je la reconnais à présent, dit le vieux marin, en baissant la voix : on la nomme Marguerite ; elle est toute mignonne. C’est la fille unique d’un pêcheur ou petit caboteur de Kerhoret, auquel M. Rochelan…

— Assez, assez, Jacques ; à l’avenir je veux m’occuper de ce signal. Quelle leçon vient de nous donner cette pauvre créature ! Mais il est temps d’aller à la mer. Marguerite, veux-tu venir avec nous ?

— Je ne sais pas, dit la petite avec incertitude, car vous êtes le fils du bourgeois…

— Oui, mon enfant, c’est vrai ; seulement il ne faut plus songer à cela. Je ferai pour ton père tout ce que je pourrai ; maintenant, allons à son secours ; veux-tu nous suivre ?

— Oh ! pour sûr, que je veux… On disait bien l’autre jour que vous étiez bon, vous…

Ils arrivèrent bientôt sur la grève, à un endroit qui, lorsque le temps était beau, offrait un petit port de refuge assez praticable ; mais la mer, en ce moment, était grosse et houleuse, la nuit sombre, le vent violent à l’ouest. Pourtant, la tempête n’éclatait pas encore : autrement le bâtiment signalé se perdait sans rémission, corps et biens. Marguerite ne doutait point que ce ne fût le lougre de son père ; elle priait ardemment, en considérant avec angoisse le ciel et la mer ; puis elle montait sur les rochers et en descendait à chaque instant, afin de mieux voir la situation du navire, qui se rapprochait sensiblement de minute en minute.

Deux ou trois autres marins du bourg de Groix venaient aussi d’arriver sur les lieux, et disaient entre eux que le chasse-marée aurait fait côte avant une demi-heure, à moins d’un miracle, parce qu’au milieu d’une nuit si noire, il était impossible de s’orienter de manière à trouver l’entrée de la petite baie.

— On a bien fait d’allumer le signal dans la tour, dit l’un des marins.

— Le signal de Lok-Maria ne suffit pas, m’est avis, dit Jacques, pour bien s’orienter dans les ténèbres, par un temps de pluie, comme ce soir, que l’on ne peut distinguer le phare de Port-Louis ; il faudrait un autre feu, là, en avant des récifs, sur ce gros rocher…

— Votre fanal, votre fanal ! s’écria la fille du pêcheur saisissant l’idée du vieux marin ; donnez-moi votre fanal, Monsieur Abel, et j’oublierai tout, et je vous aimerai toute ma vie, et mon père, s’il est sauvé, vous bénira…

Le jeune homme n’avait pas besoin des larmes de la pauvre enfant pour se dévouer au salut d’un malheureux. À moins de deux encablures de la côte, une roche élevée, à pic, s’avançait dans la mer. Les lames s’y brisaient sans cesse, et, pour l’atteindre, il fallait marcher, tantôt à sec, tantôt avec de l’eau jusqu’aux genoux, à marée basse, sur une étroite chaussée formée en partie de pierres roulées par les flots, en partie au moyen de gros galets disposés par les pêcheurs. La mer achevait alors de descendre ; c’était là ce qui contenait encore l’explosion de la tempête, et qui permit au courageux Abel de s’élancer sur la chaussée, au mépris des flots, des rafales et des supplications de Jacques épouvanté.

Il avait déjà parcouru le tiers de la distance, lorsqu’il s’aperçut avec effroi que la paysanne le suivait et s’efforçait de le rejoindre.

— Malheureuse, lui dit-il en s’arrêtant, retourne, retourne à la côte ou tu es perdue !

— Que non pas, fit Marguerite, je connais les pierres, je les vois sous l’eau mieux que vous.

— Mais tu me retardes, et, pour revenir, la mer aura commencé à monter, et nous serons perdus, cette fois.

— À savoir, Monsieur Abel ; au surplus, qu’importe, pour moi du moins, si mon père est sauvé ?.... Et vous, ne savez-vous pas nager ?

— Oui, mais toi… Ô mon Dieu ! que faire ?

— Allez toujours ! lorsque le fanal sera placé sur la roche, il sera temps de revenir.

Et ils continuèrent leur course, guidés bien plus par leur instinct, par leur habitude des grèves, que par la clarté vacillante du fanal dont la pluie ternissait les vitres. Bientôt même ce fut Marguerite qui prit les devants. — « Ici, par ici, Monsieur Abel, disait-elle au jeune homme incertain : posez le pied sans crainte, à gauche, la pierre est solide ; sautez vite avant cette lame qui vient.... » Enfin ils atteignirent le rocher. Abel voulait y monter seul, à cause de la violence du vent ; Marguerite le supplia de la laisser faire, disant que son père aurait peut-être la chance de la reconnaître à la clarté du fanal. Ils gravirent ensemble l’écueil ébranlé par les houles devenues plus furieuses depuis que le flot se faisait sentir. Alors la fille du pêcheur saisit la lanterne, l’éleva au-dessus de sa tête et l’abaissa par trois fois. Oh ! bonheur !! sur le navire, balancé par les lames au point de disparaître de temps en temps, une lueur apparut, montant et descendant comme celle de Marguerite. Le capitaine du lougre avait évidemment aperçu le signal et y répondait de la même manière. La petite fille, à genoux sur le rocher, pleurait à chaudes larmes. Abel fixait le fanal dans une fente de la pierre.

— Partons maintenant, dit-il, le temps presse.

Ils redescendirent sur la chaussée et s’y engagèrent rapidement. Mais, hélas ! outre que la mer avait un peu monté, les lames déferlaient dans la baie avec plus de fureur et roulaient à grand bruit sur les galets. Marguerite elle-même sentait diminuer son assurance ; elle ne retrouvait plus les pierres solides, et, chaque fois que les vagues venaient s’abattre, de l’autre côté, contre les récifs, en les couvrant d’une écume épaisse que les rafales emportaient au loin, elle frémissait d’épouvante.

Abel s’en aperçut ; il conjura sa faible compagne de le laisser passer devant elle, et se mit à marcher en avant, sondant à chaque pas la profondeur de l’eau, au moyen de la gaffe qu’il avait heureusement conservée ; mais il n’avançait plus qu’avec une grande lenteur. La mer montait toujours, avec d’autant plus de force que le vent portait à la côte. Toute la chaussée se trouvait ensevelie sous les flots. Plus rien pour se conduire dans les ténèbres ; pas même cette transparence de l’eau, presque imperceptible, qui tout à l’heure les guidait encore. Plongés dans la mer, souvent jusqu’aux aisselles, ils se sentaient soulevés à chaque moment, et ne pouvaient se diriger que par les ombres, à peine visibles, des marins errant sur la plage, ou par la direction des clameurs et des appels que poussaient ces braves gens consternés. Aucun bateau ne se trouvait dans cette baie peu fréquentée ; on ignorait, du reste, l’endroit où étaient les pauvres enfants : un coup de mer avait pu les emporter au loin de l’autre côté des brisants…

Abel, soutenant d’une main Marguerite, sondant toujours de l’autre, interrogeait avec sa gaffe la position de chaque pierre avant d’y placer le pied. Cette situation était affreuse : les bourdonnements confus des vagues, les sifflements des rafales, l’agitation continuelle de la mer ne pouvaient tarder à lui causer un funeste vertige. Ses yeux tentaient inutilement de percer la couche sombre et trop profonde des flots ; ses bras s’alourdissaient sous tant d’efforts ; sa main crispée s’appuyait trop fortement sur la gaffe à demi rompue… La gaffe se brisa tout à coup ; Abel chancela en perdant cet appui, et, glissant sur le bord de la chaussée, il essaya de lutter à la nage contre les éléments déchaînés…

Les marins entendirent alors un cri de détresse, malgré le bruit terrible de la tourmente. Au même instant, le navire guidé par le signal du rocher, entra dans la baie, avec la vitesse d’un trait, et vint s’échouer à quelques pas de la côte, sans toucher contre les écueils. Il était sauvé du naufrage.


II

Depuis cette nuit, pendant laquelle le pêcheur de Kerhoret avait couru de si grands dangers, chaque fois que, le soir, le vent semblait s’élever avec un peu plus de violence, on voyait un vieux marin et une petite grésillonne s’approcher, avec un fanal, de la chapelle de Lok-Maria. Le vieillard dressait, d’une main ferme, une échelle contre le mur, et la jeune fille, vive et courageuse, gravissait les degrés sans crainte du vent ou de la pluie. Bientôt le fanal, attaché dans la tourelle aux supports de la cloche, projetait sur la falaise ses rayons brillants ; la paysanne considérait un moment la sombre étendue de la mer, où les feux de quelques vaisseaux se balançaient parfois au large ; elle murmurait alors un Ave Maria pour les navigateurs exposés, et redescendait rapidement auprès du brave homme qui ne pouvait l’attendre ainsi sans éprouver de l’effroi.

— Allons, allons, Marguerite, fais plus d’attention aux enfléchures… Si tu tombais, petite malheureuse, que dirait-il ?

— N’ayez pas peur, Jacques, j’ai le pied marin, vous savez. Maintenant, partons vite… vous allez monter à sa chambre, où je voudrais bien aller… mais, hélas ! M. Rochelan me chasserait… puis revenez bien vite me donner de ses nouvelles…

— Sois tranquille.

— Oh ! s’il allait mourir, mourir pour mon père et pour moi…

Elle se désolait ainsi à quelques pas de la pêcherie de M. Rochelan, où Jacques venait d’entrer ; et comme il tardait à revenir, la douleur et l’inquiétude de Marguerite augmentaient avec les instants. Enfin le serviteur reparut : sa figure portait les traces d’une émotion profonde.

— Qu’y a-t-il ? s’écria la fille du pêcheur ; parle, tu me fais frémir… M. Abel ?

— Il n’est pas plus mal, j’espère ; il était beaucoup mieux ce matin.

— Oh bien ! alors…

— M. Rochelan a vu briller le fanal dans le clocher de la chapelle : cela l’a mis en colère, et il m’a grondé, devant le malade. Alors, malgré sa faiblesse, le pauvre enfant s’est levé tout d’un coup et s’est jeté aux genoux de son père… Il a fini par attendrir le cœur de cet homme dur, mais nous aurons du mal, m’est avis, par la suite.

Et le vieillard et la jeune fille, unis dans une commune affection et par de communes inquiétudes, se séparèrent tristement.

Cependant, quoique souffrant et faible encore par une suite inévitable de la fatigue et du froid qu’il avait éprouvés dans la mer, Abel ne tarda point à reprendre peu à peu sa vie habituelle ; mais il conserva toujours, depuis cette épreuve, une tristesse invincible ; sa douceur, sa bonté, sa piété s’augmentèrent d’une patience et d’une résignation sans bornes. Il semblait, sans le dire, dominé par une idée fixe, mais qui ne portait aucune atteinte à la sérénité de son caractère. Son père n’avait rien changé à sa propre manière de vivre, si ce n’est qu’il semblait accorder un peu plus de condescendance à ce qu’il appelait les puériles fantaisies de son fils. Abel en profitait pour visiter les pauvres gens dans l’île, les malades, les malheureux quels qu’ils fussent. Le père de Marguerite, déjà sur l’âge, n’était assurément pas oublié. Le jeune homme se rendait souvent à la chaumière du pêcheur et avait toujours quelque commission lucrative à lui confier : souvent la petite grésillonne se chargeait joyeusement de les remplir, soit qu’il fallût courir au bourg de Groix, soit qu’Abel vînt lui demander des poissons, des huîtres ou de menus coquillages. Mais de tout ce qu’on pouvait lui commander ou lui permettre, rien ne rendait Marguerite plus heureuse que de la laisser monter le soir, par les plus mauvais temps, sur le clocher de Lok-Maria. Voyant combien Abel tenait à cette précaution ridicule et dangereuse, selon lui, Rochelan, encore sous l’impression de la dernière maladie de son fils, tolérait ou feignait d’ignorer que le fanal brillait souvent dans la tourelle.

Mais les yeux clairvoyants du jeune homme ne pénétraient que trop les désolantes dispositions de son père. Que pouvait-il faire ? Redoubler de zèle, respecter l’auteur de ses jours, prier pour lui, et attendre…

Oui, respecter son père et prier pour lui ! C’est là, je l’affirme, la pierre de touche de l’amour filial ; l’aimer, fût-il dur et même injuste, c’est le devoir de l’enfant, c’est la loi de Dieu !

M. Rochelan devenait chaque jour de plus en plus avide de lucre et de négoce : il consumait ses veilles dans de continuelles combinaisons commerciales, et commençait à s’irriter de l’existence à peu près inutile, selon lui, que menait son jeune fils. Il résolut donc d’essayer, sur son héritier, le pouvoir de sa volonté paternelle.

Il n’était pas besoin de détours pour conduire Abel dans la voie de l’obéissance.

— Vous voulez que je parte, dit-il à son père, en retenant ses larmes, je partirai… vous désirez que je commande vos bâtiments sur la mer : la mer me connaît déjà, je ne crains pas la fureur des flots, je vous obéirai… Si j’éprouve quelque douleur en partant, c’est que je vous laisserai seul, mon père ; seuls aussi je laisserai les pauvres ; puissiez-vous, en souvenir d’un fils qui vous aime, les secourir dans leur détresse.

Peu de temps après, sur un brick qui portait son nom, Abel fit voile vers le sud, par un beau jour de septembre. Deux autres navires, chargés des produits de l’industrie de M. Rochelan, et destinés aux villes du midi de la France, suivaient son sillage. Qu’elle fut sincère et ardente la prière du jeune marin à Notre-Dame de Lok-Maria, au moment de l’appareillage ! Le petit clocher en ruines qui surmontait l’édifice fut le dernier objet qui occupa ses regards ; et, sur le faîte de la tourelle, une petite grésillonne, assez semblable à une mouette qui va s’envoler, tendait les bras vers la flottille et vers le ciel…

Un jour (c’était à la fin d’octobre), tout semblait annoncer une tempête. Jacques se rendit, avec la fille du pêcheur, sur la falaise qui domine la baie dont nous avons parlé. Longtemps ils examinèrent en silence l’étendue des flots tumultueux, et ne voyant aucune voile apparaître, ils se sentirent un peu plus tranquilles.

— Que Jésus le protège ! s’écria la jeune fille en tremblant comme si elle avait eu la fièvre. Dieu soit béni, je ne vois rien là-bas ; la mer est si affreuse ! et ce soir, qui sait, plus mauvaise encore peut-être.

— Il faut espérer que non, dit Jacques ; on ne peut voir plus gros temps.

— C’est que j’ai rêvé, cette nuit, ouragan et naufrage, et je voyais… non, non, je ne puis raconter cela… je souffre trop en ce moment…

— Qu’as-tu, pauvre créature ? Tu trembles, tu frissonnes ; vois-tu quelque chose ?

— Une voile, s’écria Marguerite éperdue, en prenant sa course, une voile !

Alors elle s’élança du côté des grands rochers qui surplombent au-dessus de la côte ; et, pour voir de plus loin, sans doute, elle voulut les gravir rapidement. Mais sa marche était chancelante, ses pas mal assurés ; on eût dit un oiseau blessé que le plomb vient de frapper à l’aile. Le vieux marin s’en aperçut, et lui cria qu’elle se trompait, qu’aucune voile ne paraissait en vue… de prendre garde, de revenir auprès de lui.

Hélas ! il était déjà trop tard : Marguerite avait presque atteint le sommet des rochers, lorsque Jacques la vit se pencher au-dessus de l’abîme, perdre l’équilibre en poussant un cri et rouler à plus de cinquante pieds au bas de la falaise. Le pauvre homme descendit au plus vite, par un sentier dangereux, et releva le corps de la jeune fille. Il la porta dans ses bras jusqu’au bord de la mer, où la fraîcheur des vagues rendit un peu de sentiment à la malheureuse enfant. Elle devait se tuer dans cette chute affreuse ; par bonheur, quelques arbustes, qui croissaient entre les fentes des pierres, en avaient amorti les effets. Le vieux marin éprouvait une angoisse inexprimable, en considérant ce visage tout angélique, pâli peut-être par l’approche de la mort…

— N’oublie pas le fanal, murmura Marguerite, avec effort… ce soir… à Lok-Maria…

Et elle s’évanouit de nouveau.


III

L’ouragan règne au loin sur la mer. Les Grésillons assurent que, depuis dix ans, on n’a point vu pareil coup de vent. Le soleil, au terme de sa course, va plonger dans les flots son disque rouge, que l’on n’a fait qu’entrevoir un instant, entre d’énormes nuages teintés de larges bandes de feu. Les rafales du sud-ouest sont lourdes, inégales, incessantes ; les vagues s’élèvent à une grande hauteur et déferlent à grand bruit sur les brisants. La nuit sera horrible… Et cependant on a signalé au large un navire d’un assez fort tonnage. Il a tiré trois coups de canon, soit en signe de détresse, soit pour commander de veiller à la côte. Depuis il a cessé de tirer, et, au coucher du soleil, on a remarqué qu’il gouvernait bien encore, faisant route, presque sans voiles, le cap sur la rade de Lorient.

À la nouvelle que l’on avait signalé des voiles dans le sud, M. Rochelan s’était rendu sur la grève, où beaucoup de marins se rassemblaient déjà ; mais, après avoir acquis la certitude que l’on ne découvrait pas plus d’un seul navire, qui, au milieu du brouillard et de la pluie, semblait être plus fort qu’aucun des siens, le négociant, satisfait et tranquille dans son égoïsme, reprit aussitôt le chemin de son habitation. Il approchait alors des murs de la chapelle de Lok-Maria ; la nuit était déjà sombre ; il allait passer sans s’arrêter, quand il vit briller une lumière sous la voûte du vieil édifice dont il avait fait, nous l’avons dit, un magasin de bois.

— Qui va là ? s’écria-t-il avec colère.

— C’est moi, Monsieur, moi, Jacques, votre serviteur.

— Que fais-tu par ici, misérable ?

— Pour l’amour de Dieu, laissez-moi hisser là-haut mon fanal dans le clocher ; c’est pour les navires…

— Les navires n’ont pas besoin de ta méchante lanterne ; au surplus il n’y a pas de bâtiments sur la côte de Groix.

— À la côte, non pas tout à fait. Dieu merci ! mais ils peuvent y tomber cette nuit…

— Laisse-moi tranquille, Jacques ; va-t’en ! Je ne veux pas que tu mettes ce fanal sur la tourelle ; je ne l’ai toléré que trop longtemps. Le vent pourrait le faire tomber dans le magasin au-dessous, et alors le feu… tu comprends ?

— Oh ! par pitié, Monsieur, laissez-moi faire ; j’ai promis…

— Ça m’est égal, sors d’ici.

— Pourtant, Monsieur…

— Écoute, Jacques, tu veux m’irriter à toute force, et, si je me contiens, c’est à cause de… mais rappelle-toi bien que si jamais je vois une lumière sur ce clocher de malheur, je te chasse !

Le négociant s’éloigna, à ces mots, laissant le malheureux vieillard dans la plus grande perplexité. L’alternative était cruelle.

— Me chasser, moi, s’écria Jacques, me chasser ! il me l’a dit… que Notre-Dame fasse miséricorde aux matelots !

Puis, murmurant des prières, les yeux fixés sur la mer, son fanal à la main, le vieux serviteur descendit vers la falaise et se joignit aux groupes de marins que la tempête avait rassemblés.

— On prétend que la petite Marguerite ne peut survivre à la chute qu’elle a faite tantôt, dit un pêcheur, au moment où Jacques arrivait.

— Le bon Dieu la sauvera, répondit-il.

— Tant mieux, dit un autre, elle est si bonne, si jolie…

— Ciel ! regardez, matelots, quel éclair !

— Mon Dieu ! j’ai aperçu la mâture du bâtiment ; m’est avis qu’il chasse à la côte, sur la pointe d’Enfer.

— C’est vrai, voilà un autre éclair. Voyez, et pas un signal sur ces brisants !

— Impossible d’y atteindre ; la chaussée est recouverte à cette heure de six pieds d’eau ; et les lames sont hautes à tout renverser.

— Encore si l’on avait allumé le fanal de Lok-Maria… Malheureusement la petite est sur le lit ; mais, vous, Jacques, je croyais que vous vous en occupiez aussi ?

— Impossible, matelots, répondit le pauvre homme, ne voulant pas dévoiler la conduite indigne de son maître ; impossible, le vent a abattu l’escalier de la tour… Ah ! c’est un grand malheur.

— Alors, allumons une flambée, là sur le haut, dans le creux du rocher.

Bientôt une flamme entretenue malgré la pluie, par des débris de chaloupe couverts de peinture et de goudron, projeta sur la mer en furie une clarté que l’on pouvait apercevoir de plusieurs milles.

Sur les neuf heures du soir, la tempête acquit une violence extraordinaire. Les nuages d’un noir affreux, roulés les uns sur les autres par des vents opposés, découvraient parfois, en se déchirant, au milieu de leurs sombres entrailles, des profondeurs qu’illuminait la lueur des éclairs. La mer, soulevée par des tourbillons, portait ses vagues blanches d’écume à plusieurs centaines de pas sur la falaise ; et à l’endroit de la chaussée, dans la baie, les plus hauts rochers qui formaient l’escarpement de la côte, semblaient couverts, à chaque instant, comme par d’épais flocons de neige.

Depuis quelques moments, les éclairs, amortis par des torrents de pluie, ne sillonnaient plus le sombre firmament ; l’obscurité n’en était peut-être que plus affreuse. Au delà de l’espace qu’éclairait le brasier soigneusement activé par les marins, on ne distinguait rien, ni sur la grève, ni sur la mer. Où courait le vaisseau en perdition ? On en était réduit aux conjectures, car le canon ne tonnait même plus de loin en loin, et aucune lumière ne brillait sur le tillac… Tout à coup un bruit sourd, une secousse semblable à celle d’un édifice qui s’écroule, firent trembler la falaise. Tous les assistants à la fois poussèrent une clameur d’épouvante, en s’écriant : « Seigneur, le bâtiment est perdu ! » Puis ils coururent à l’endroit où le sinistre venait d’avoir lieu. De nouveaux brasiers furent allumés ; des matelots dévoués et courageux, au nombre desquels se trouvait le vieux Jacques, se mirent à la mer, munis de gaffes et de cordages, dans l’espoir de sauver les naufragés.

Le navire s’était jeté sur des brisants un peu au-dessus de la baie de Lok-Maria. Il avait manqué l’entrée de la baie, soit que l’état de la mer eût rendu le gouvernail impuissant, soit que le capitaine, trompé par les signaux, eût pris le brasier de la grève pour le fanal de la tour.

On vit alors, à la lueur de ce brasier, un spectacle touchant ; un jeune homme, au visage calme et beau, les mains jointes, les yeux levés au ciel, s’avança sur le gaillard d’avant, la seule partie du navire qui ne fût pas encore engloutie ; il aida le dernier de ses matelots à se jeter à la mer, et quand il fut certain qu’il n’y avait plus la moindre chance de salut pour son vaisseau et qu’il ne restait plus que lui à bord, il ôta son habit, jeta sur la mâture brisée un regard douloureux, puis, faisant le signe de la croix, il plongea dans les flots.

— Abel, Abel ! s’écria Jacques en reconnaissant avec stupeur l’infortuné jeune homme ; Abel, mon enfant… c’est lui, juste ciel ! sauvons-le, matelots…

Et le vieillard fit des efforts désespérés pour s’avancer dans la mer jusqu’aux récifs où le bâtiment s’était entr’ouvert. Il ne cessait d’appeler Abel à grands cris, lorsqu’une houle furieuse s’abattit contre les flancs du brick qu’elle acheva de détruire, et roulant vers la côte avec un bruit affreux, emporta le vieux marin que les pêcheurs relevèrent tout sanglant et brisé.

Les trois navires de M. Rochelan, portant une grande partie de sa fortune, firent naufrage la même nuit ; le premier, que commandait Abel, périt ainsi que nous l’avons rapporté ; les deux autres, séparés par l’ouragan, sombrèrent en pleine mer. Le pauvre Jacques mourut, deux ou trois jours après, des suites des contusions et de la douleur qu’il avait ressentie dans la nuit du naufrage.

Abel, après avoir, durant trois mois, donné les plus vives inquiétudes pour sa vie, revint cette fois encore à la santé. Dieu l’appelait à de plus grandes choses.


Tant de malheurs, tant de chagrins réussirent-ils enfin à ouvrir les yeux du père aveuglé et impie ? Nous inclinons à le croire, car, avant le retour du printemps, M. Rochelan vendit sa pêcherie et annonça qu’il retournait sur le continent. Vains projets ! le temps ne lui fut pas accordé de remplir ses derniers desseins. La perte des biens de ce monde est souvent, paraît-il, hélas ! un coup que l’homme ne supporte pas. Le négociant portait à la fin le poids amer de ses jours dépensés dans l’erreur et l’éloignement du bien. Un sombre désespoir le conduisit en peu de mois aux portes du tombeau. Mais les prières du fils pieux et soumis avaient touché le cœur du père trop longtemps endurci.

Ô tardive, mais bien douce consolation ! M. Rochelan, après de longues souffrances et de cruelles alternatives de désespoir et d’espérance, que lui imposait la justice de Dieu, mourut en chrétien dans les bras de son fils…


… Un soir, un vaisseau, sorti de la rade de Lorient, faisant voile pour l’Amérique, cinglait sur la mer Armoricaine et rangeait, à moins d’une portée de canon, les côtes de l’île de Groix. Alors un jeune homme, vêtu d’une longue robe noire, monta sur le gaillard d’arrière. Il tourna vers l’îlot paisible un regard voilé de larmes, murmura un suprême adieu ; et tant que les rochers de la falaise purent être aperçus à travers la brume du crépuscule, il demeura à la même place, le corps tendu, sans mouvement, les yeux fixés, pareil à une statue.

Enfin la brise du soir commença de souffler plus fortement sur la mer ; l’obscurité s’étendit sur les flots agités ; la marche du vaisseau devint plus rapide. Le jeune religieux paraissait de plus en plus attristé. Tout à coup, son regard s’illumina à la vue d’une clarté qui brilla sur la côte de l’île de Groix, et on aurait pu l’entendre murmurer ces mots :

— Le fanal de Lok-Maria !


Oui, c’était le fanal du petit clocher, et ce religieux qui venait de l’apercevoir avec tant de joie, c’était Abel, ardent apôtre destiné aux missions du Nouveau-Monde. Mais le fanal, enfin, est-il besoin de dire qui l’avait allumé ? Quelle autre personne que Marguerite devait revendiquer ce soin, obtenir ce privilège ?

Avant d’abandonner pour jamais l’île de Groix et ses pauvres amis, Abel avait consacré sa fortune à la famille du pêcheur de Kerhoret, au soulagement des malheureux et aux réparations de la chapelle de Lok-Maria et surtout du petit clocher qui, pendant longtemps, tint lieu de phare sur ce rivage.


Quiberon, juillet 1867.