FANCY


— Ah ! la vie ! fit Didier de Princé avec un bref haussement d’épaules, la vie — pour ce qu’elle est drôle — ne vaut guère la peine qu’on y tienne !

Et ce grand désenchanté se mit à marcher ça et là avec de violents craquements de bottes. — Il avait vingt-cinq ans, deux galons d’or sur la manche et l’âme emplie d’amertume. Car Didier se trouvait dans la piteuse situation d’un garçon qui vient de remporter un panier — suivant l’originale locution suédoise. En d’autres termes, la jeune personne avec laquelle il avait, assidûment bostonné tout l’hiver s’était montrée insensible à l’offre de son nom, de son cœur et de sa main — et ce premier échec vous abat prodigieusement la fierté et la gaieté d’un homme.

Hubert de Trailles, qui fumait au coin de la cheminée, deux bassets aplatis à ses pieds, tourna ses yeux gris malicieux vers son jeune parent.

— Bon, dit-il en retirant sa longue pipe d’entre ses lèvres, fulmine contre la vie, filleul, c’est de ton âge… Mais attends un peu de devenir cacochyme, catarrheux, goutteux et le reste… (ça te viendra comme aux autres, inutile de regimber…) alors tu y tiendras, à cette chienne de vie, si fort dédaignée aujourd’hui !… En touchant le fond du sac, le prodigue comprend soudain la valeur de l’argent… Bats-toi au pistolet… Tu verras que c’est là, pendant cette frissonnante seconde d’attente où le regard s’hypnotise sur le tuyau noir braqué en face de soi c’est là qu’on sent plus vivement que jamais la bienfaisante chaleur de cette vitalité, menacée par l’adversaire… Bref, c’est un vieux lieu commun usé jusqu’à la corde : on n’apprécie un bien que lorsqu’on se voit sur le point de le perdre… Écoute un peu ma propre aventure, et médites-en la morale très pratique !

J’avais vingt-cinq ans comme toi, l’épaulette comme toi… comme toi, je brûlais de feux mal récompensés. Seulement ma moustache était rousse tandis que la tienne est brune, et l’objet de mes vœux portait une crinoline et un chapeau Benoîton, au lieu des modes actuelles… Au surplus, elle se montrait aussi coquette, et moi aussi fou qu’on peut l’imaginer. Les péripéties d’un bal, l’expression d’un regard, d’un sourire, d’un mot, me transportaient en plein azur ou me précipitaient dans les plus noires désespérances. ce que je puis en juger, les choses se passent toujours de même…

Étant donnée ma nature impétueuse, je serais promptement devenu enragé à ce métier, si je n’avais rencontré un dérivatif précieux à la fièvre qui brûlait cœur et cerveau, dans l’éducation de l’indomptable Fancy. Fancy était une jument irlandaise pur sang qu’on m’avait expédiée récemment d’Angleterre, une bête superbe, vigoureuse et ardente, qui buvait l’air, mais d’un caractère tellement diabolique que tous mes camarades me conseillaient instamment de m’en défaire… Du moment que je l’enfourchais, elle n’avait plus d’autre visée que de se délivrer de son cavalier par la violence ou par la ruse. À deux ou trois reprises, elle tenta sournoisement de m’écraser contre le mur du manège. Il ne s’en fallut de rien, une autre fois, qu’elle ne me plantât les dents dans le crâne, comme au travers d’une simple carotte. Je ne sortais jamais du quartier avec elle sans qu’on me prédît quelque accident. Mais je me riais de tous les avis. J’étais reconnu pour le meilleur cavalier du régiment. J’avais annoncé que je materais la turbulente jument, et je mettais ma gloriole à accomplir cette bravade. Puis ma surexcitation mentale trouvait un soulagement dans les péripéties de cette lutte quotidienne et acharnée.

Donc, un matin de novembre, je me dirigeai, en compagnie de Cardillac, vers le bord de la rivière. Là s’étendaient de grandes prairies, qui, coupées de hautes haies et de fossés, présentaient un terrain propice à nos manœuvres de dressage. Fancy montrait, ce jour-là, une douceur inusitée qui contrastait trop avec l’état tumultueux de mes pensées pour ne pas m’exaspérer. — La veille, en effet, j’avais acquis la certitude qu’un rival nouveau possédait toutes chances d’être accueilli favorablement par la famille de l’idole et par l’idole elle-même. Et l’heureux mortel n’était autre que ce Cardillac, mon compagnon d’élection, que je considérais jusque-là comme le meilleur garçon du monde, mais qui, présentement, m’apparaissait comme un traitre monstrueux.

La colère, le dépit, la jalousie, le chagrin me déchiraient le cœur et m’enflammaient la tête. Plus de vingt fois, je répétai mentalement l’inévitable : Mieux vaut mourir ! Ce drame nonobstant restait tout intérieur, et je gardai assez de calme apparent pour répondre avec à-propos aux réflexions que mon camarade émettait entre chacun de nos exercices.

Le paysage d’hiver s’étendait, morne et plat, couvert par un ciel cotonneux et bas. La rivière, large environ de deux cents mètres, semblait une étroite coulée d’acier fondu entre l’immensité des prairies, reverdies par les pluies récentes. Pas un bruit ne trouait le silence planant sur les eaux. Une tristesse montait de la terre froide, des joncs frémissants, flottait entre les arbres nus, m’enveloppait moi-même, me pénétrait de désolation.

— Joli temps frisquet ! me dit Cardillac d’un ton de belle humeur, comme son cheval retombait d’aplomb après avoir franchi un fossé.

Parbleu ! Tout était rose et bleu pour lui, l’animal ! Il emportait du soleil plein le cœur. De rage, je talonnai vivement Fancy pour prendre du champ et m’éloigner de l’impudent qui me volait ma part de bonheur. Surprise, elle se cabra, puis sembla obéir à mon impulsion et piqua droit devant elle, à fond de train. Mais la mâtine était bel et bien emballée — emballée à froid, selon son habitude, sans bonds désordonnés, et gardant, avec une vitesse prodigieuse, une allure si bien réglée que Cardillac, sans s’inquiéter autrement, me supposa la fantaisie d’un temps de galop et n’essaya pas de me suivre.

Nous volions… L’air me sifflait aux oreilles, me cinglait en coup de fouet. Cette rapidité me plut d’abord, détendit mes nerfs surexcités. Mais bientôt, l’esprit plus lucide, je me demandai où aboutirait cette course insensée, j’eus la vision d’une fondrière où bête et cavalier allaient s’abîmer dans un pêle-mêle effroyable, et voyant que Fancy, loin de se modérer, galopait toujours les pattes au ventre, j’usai de la seule ressource qui me restât. Après mille efforts, je parvins à la pousser vers la rivière, la vue de l’eau arrêtant net, d’ordinaire, les chevaux emportés.

Mais ce stratagème n’eut aucun effet sur cette bête endiablée. Ivre de fureur, étourdie de vitesse, Fancy s’imagina sans doute atteindre le bord opposé d’un seul bond, et se jeta à l’eau d’un élan qui nous entraîna à trente mètres en plein courant.

J’essayai de lui faire faire volte-face. Peine inutile ! La gueuse continua de nager en avant, par saccades qui me plongeaient, à tout instant, la tête sous l’eau. Alors j’y renonçai, et retirant mes pieds des étriers, lâchant les rênes, je laissai aller l’animal à sa destinée, et me mis à nager pour gagner la rive.

Transi de froid, empêtré par mon attirail, botté et ganté, alourdi par ce satané dolman qui s’imbibait comme une éponge, il me fallait un effort considérable, non seulement pour avancer, mais encore pour me maintenir à flot. Tout à l’heure, je faisais bon marché de la vie, et maintenant qu’elle était en péril, je la défendais avec ténacité, ménageant mes mouvements de telle façon que pas un ne dépensât inutilement mes forces.

J’approchais, — bien lentement — mais enfin j’approchais. Seulement, le plus difficile restait à faire. Avant d’atteindre la terre ferme je devais, en effet, franchir un large espace marécageux, rempli d’osiers et de roseaux. Une boue liquide se collait à moi, gênant le jeu des articulations, appesantissant mes membres. Je redoublai d’énergie. Une vigoureuse impulsion me fit glisser sur la nappe gluante et me porta dans la direction désirée. Mais, subitement, je fus immobilisé, la jambe gauche retenue par une entrave. Une herbe s’était entortillée autour de mon éperon. En vain je cherchai à rompre d’une secousse le lien meurtrier… Le froid de la mort me courut le long des vertèbres. Un misérable brin de jonc avait raison de ma résolution et de ma force… Il fallait périr dans ce cloaque.

Invinciblement, je me sentis attiré vers le fond de l’horrible entonnoir qui se creusait sous mon corps. Ma tête émergeait encore, mais encore un peu, et l’eau noire atteindrait mes lèvres. Alors ce serait la fin… La vie s’arrêterait… La vie dont l’intensité redoublait dans mon être, à l’approche effarante de la mort… Avec une âpre curiosité, j’écoutais fonctionner en moi les rouages du merveilleux mécanisme, le battement du cœur et des artères, le gonflement des poumons. Et, instantanément, — tout cela allait se détraquer, se noyer dans un flot de fange !…

Des figures chères passaient : mon aïeul, ma mère, ma petite sœur… Pas une fois, l’image de l’idole !… Je ne songeais qu’à ceux qui pleureraient sur moi… Sur la rive, à cinquante pas, j’aperçus Cardillac, regardant de côté et d’autre, l’air ahuri… — Hep ! appelai-je, devinant qu’il me cherchait. Il se dressa sur sa selle, vit la main que j’agitais parmi les joncs, jeta une exclamation, se lança de mon côté, mais son cheval renâcla sur le bord et recula, les oreilles pointées. Cardillac voulait le contraindre d’avancer.

— Restez ! lui criai-je. Vous enfonceriez aussi !… C’est assez d’un… je suis perdu !

Jamais je ne vis figure plus navrée. J’en fus attendri. Mais en gesticulant ainsi, j’avais accéléré ma submersion. La vase m’arrivait maintenant au menton. Déjà au moindre remous, j’en pouvais goûter l’âcre saveur. Tout à coup, je cessai d’enfoncer : mon pied droit venait de rencontrer un appui solide. Mais ma jambe gauche était toujours attachée, et je ne pouvais espérer me maintenir longtemps dans cette piètre position. Mon agonie se trouvait donc simplement prolongée.

Les choses se brouillèrent dans le nébuleux d’un cauchemar. Cardillac m’apparaissait toujours sur le rivage, gesticulant avec des exclamations dont le sens m’échappait. À travers le bourdonnement lugubre qui m’emplissait les oreilles, j’entendais vaguement des voix assourdies, mêlées à un clapotis d’eau et à un bruit d’herbes froissées. Vaincu par le froid, crispé par la crampe, je m’abandonnai et tombai la face en avant. À ce moment précis, je fus saisi, enlevé, et je me trouvai soudain dans le bateau de deux braves pêcheurs à la ligne qui venaient de traverser la rivière pour me porter secours, en désespérant d’arriver à temps.

Je te laisse à penser dans quel état je débarquai ! Du menton au bout de mes bottes, je n’étais que fange : on ne distinguait plus la nuance de mon pantalon garance. Sans souci des éclaboussures, ce brave Cardillac ne me pressa pas moins dans ses bras, en fondant en larmes… Et sais-tu qui se montra alors ? L’infernale Fancy elle-même, qui avait atterri je ne sais comment… Son œil sanglant me regardait de côté comme pour dire :

— Tu viens de l’échapper belle !… Gare à la prochaine occasion !… Je ferai mieux !…

Je sautai en selle et galopai ventre à terre jusqu’au quartier. Mais une fois là, avant même de changer mes vêtements souillés et fumants, je procédai à un acte de justice sommaire et expéditive… J’enfonçai le canon d’un revolver dans l’oreille de la jument et pressai la détente, elle tomba foudroyée… La pernicieuse bête ne chercherait plus à tuer personne.

Voilà toute l’histoire… Eh bien ! mon garçon, elle eut l’immense avantage de me réconcilier avec l’existence, de me sauver d’une sotte crise de marasme et de tristesse affadissante, et enfin de guérir mes superficielles peines de cœur.

Quelque temps après, j’assistai, avec le plus beau sang-froid du monde, au mariage de l’idole et de mon camarade. Et en sortant de l’église où s’était consommé le sacrifice de mes anciennes espérances, j’emplis largement ma poitrine de bon air printanier, je levai les yeux vers le ciel du bon Dieu, et je m’écriai avec un grand soupir de joie : — Morbleu ! qu’il fait bon vivre !…


Mathilde ALANIC.