Faits curieux de l’histoire de Montréal/9

FLEURY MESPLET


Le premier imprimeur de Montréal.


Il n’y a pas encore un siècle et demi que l’imprimerie existe à Montréal ; n’empêche que les minuscules brochures et que les petits journaux publiés par notre premier éditeur, Fleury Mesplet, au dix-huitième siècle se font de plus en plus rares.

Si bien que les collectionneurs sérieux recherchent activement les incunables de Mesplet et se font une joie de les posséder.

Mais hors le monde spécial des bibliophiles et des bibliomanes, des bouquineurs et des bouquinistes, qui connaît Mesplet et ses productions ? Peu de gens assurément.

Essayons donc de présenter le bizarre individu à qui les circonstances ont permis de jouer un rôle dans l’histoire de la grande ville canadienne. La tâche sera facile. grâce à l’excellente étude que le numismate R. W. McLachlan consacra naguère à Mesplet ; grâce encore au bienveillant conservateur de la bibliothèque Saint-Sulpice, M. AEgidius Fauteux, qui a mis ses trésors à notre disposition et nous a laissé examiner les premiers imprimés de Montréal.

La défaite des Américains et la mort de leur général Richard Montgomery, sous les murs de Québec, le 31 décembre 1775, loin de décourager nos voisins, ne firent qu’augmenter leur désir de s’emparer des possessions anglaises du nord de l’Amérique.

Aussi, lorsque Washington demanda, dans ce but, de nouvelles troupes au Massachusetts, au Connecticut et au New-Hampshire, en obtint-il immédiatement. On comprit, cependant, que les troupes seules ne suffiraient pas pour conquérir le Canada et qu’il fallait, en même temps, posséder des alliés dans le peuple. Voilà pourquoi le Congrès nomma trois commissaires dont la mission consistait à visiter Montréal pour recruter des adhérents et s’assurer des sympathies.

Ces commissaires furent choisis avec soin. L’un était Samuel Chase et l’autre Charles Carroll, tous deux représentants du Maryland. Ce dernier professait la religion catholique et se faisait accompagner de son frère, John Carroll, jésuite, plus tard évêque de Baltimore. Le troisième commissaire était un illustre septuagénaire, Benjamin Franklin, représentant de la Pennsylvanie, à la fois diplomate, philosophe et savant.

Les Carroll avaient reçu leur éducation en Europe et parlaient très bien français ; quant à Franklin, il lisait en cette langue, s’il la parlait avec difficulté, car il l’avait apprise dès 1733, au témoignage de Sainte-Beuve.[1]

À l’époque dont il s’agit, il n’était pas encore question de chemin de fer, et les communications étaient difficiles entre la future république et notre contrée. Les commissaires quittèrent donc Philadelphie en voiture, le 20 mars 1776 et n’atteignirent Montréal que le 29 avril suivant. Dès leur arrivée, ils se mirent à l’œuvre et préparèrent l’organisation d’une assemblée qui fut tenue au château de Ramsay. Cette assemblée n’eut pas tout le succès désiré. Les commissaires s’aperçurent que les Canadiens n’avaient aucune confiance dans leurs promesses et qu’ils préféraient plutôt rester sous la domination d’un pouvoir éloigné que de faire cause commune avec un peuple rapproché. Franklin qui avait pour principe de ne pas gaspiller le temps dont la vie est faite, ne s’éternisa pas ici. Sa présence était trop utile ailleurs, et il retourna le onze mai. Les autres commissaires le suivirent dix-huit jours après.

Toutefois, la visite de Franklin à Montréal, ne fut pas stérile, puisqu’elle dota notre ville de sa première imprimerie.

Franklin était lui-même libraire, imprimeur et journaliste. Il aimait son art et, sans doute, il pensait, avant Siéyès que « l’imprimerie changerait la face du monde. » C’est rempli de cette idée qu’au début de la lutte pour l’indépendance, il veilla à ce qu’on établit des imprimeries et des journaux dans les principaux centres des états révolutionnaires.

En venant au Canada, il adoptait la même conduite, et il s’était entendu avec le Congrès pour diriger ici un imprimeur français qui habitait Philadelphie depuis 1774. Cet homme n’était autre que Fleury Mesplet, et c’est à lui qu’on avait confié l’impression des lettres du Congrès, adressées aux habitants de la province de Québec, en 1774, en 1775 et en 1776.

Fleury Mesplet paraît être né vers 1735, à Lyon, du mariage de Jean-Baptiste Mesplet et de Marie-Antoinette Capeau. Il grandit dans l’effervescence que produisaient, en France, les doctrines de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes, doctrines qu’un imprimeur devait difficilement ignorer et dont il ne pouvait manquer d’être saturé.

Mais au dix-huitième siècle, le nombre des imprimeries était limité au pays des aïeux, et si Mesplet avait l’ambition de devenir son maître, s’il rêvait de faire fortune, il dut croire qu’il atteindrait mieux ce résultat en suivant le courant qui jetait alors quantité d’ouvriers de partout en Angleterre. Donc il traversa la Manche afin de se fixer à Londres. Ce fut le commencement d’une longue série de malheurs.

Dans l’année où les colonies d’Amérique firent leur premier pas vers la scission d’avec la mère patrie, c’est-à-dire, en 1773, Mesplet imprime, dans la métropole anglaise, un ouvrage du colonel de Champigny, sur la Louisiane, et il fait la connaissance de Benjamin Franklin. Celui-ci, prévoyant peut-être qu’il pourrait l’utiliser avant peu pour entraîner les Canadiens français dans la révolution, lui conseilla, on le présume, de se rendre à Philadelphie. Mesplet ne fut pas incrédule ; quelques mois plus tard, il était à cet endroit et attendait que le congrès requît ses services. Trouvant que les événements ne marchaient pas assez vite, il fit un voyage à Québec, en 1775, pour essayer de s’y fixer, mais il y avait déjà un imprimeur[2] qui faisait d’excellentes affaires et jouissait de la faveur des gouvernants. Il retourna donc à Philadelphie et, au commencement de 1776, reçut enfin l’ordre de partir pour Montréal, en même temps que les commissaires.

C’est avec la plus grande difficulté que Mesplet put transporter à Montréal, tantôt en voitures, tantôt en bateaux plats, ses presses, ses caractères et son papier.

Il amenait avec lui sa femme, Maria Mirabeau, un « homme de lettres », Alexandre Pochard, engagé pour rédiger le journal qui devait être édité, deux imprimeurs, John Gray et un nommé Herse, puis un domestique. Le voyage dura près de deux mois, du 18 mars au 6 mai, et fut accidenté, car on pensa couler dans les rapides de Chambly. Néanmoins, Mesplet comptait que ses déboires étaient enfin finis. Hélas ! il n’avait pas prévu que sa guigne le poursuivrait partout et lui demeurerait fidèle jusqu’à la mort. Il était à peine installé que les commissaires reprenaient le chemin de leur pays et que l’armée américaine évacuait Montréal.

Les envahisseurs partis, les autorités canadiennes s’emparent de l’imprimeur, de son épouse et de son personnel et les logent en prison en qualité de rebelles. Ils ne furent remis en liberté qu’après vingt-six jours de détention. Pour comble, Pochard dégoûté d’un pays qui accueillait si mal les étrangers, résilie son engagement, exige ses frais de déplacement et s’éloigne sans tarder. Voilà donc Mesplet dans l’impossibilité de publier le journal qui devait lui fournir la subsistance. Touchés de sa détresse les Sulpiciens lui confient l’impression du Règlement de la confrérie de l’adoration perpétuelle du S. Sacrement, puis une tragédie : Jonathan et David ou le Triomphe de l’amitié. Enfin, il imprime pour quelqu’un de Québec, les Cantiques de l’âme dévote.

Les deux années suivantes il édite dix autres petits volumes et fonde La Gazette du commerce et littéraire, car il a, enfin, mis la main sur un rédacteur, Valentin Jotard, avocat français, à Montréal depuis 1768. Grand admirateur de Voltaire et grand ami de Bacchus, Jotard s’érige en génie malfaisant de Mesplet qui avait déjà un penchant pour les idées subversives et la dive bouteille. L’union ne fut pas heureuse. Très vite, la Gazette attira l’attention des autorités civiles et religieuses et le gouverneur Carleton décida même d’expulser les deux journalistes. Mais Haldimand arrive remplacer Carleton, et cédant aux supplications des amis de Mesplet consent à suspendre l’ordre de bannissement. Jotard profite de ce succès pour attaquer les juges qui ne lui plaisent pas, et ce fut le prélude d’une catastrophe.

Le 4 juin 1778, une escouade de soldats arrête l’imprimeur et le rédacteur et les déposent dans un navire à destination de Québec. Là, ils sont incarcérés et attendent le bon plaisir du gouverneur. Pendant trois ans et trois mois, ils languissent dans les cachots, accumulent les suppliques et les promesses, puis, un jour, on les laisse s’évader, imaginant que c’est le meilleur moyen de se débarrasser de gens qui ont été détenus sans procès, contrairement à la loi.

Après sa sortie de prison, Mesplet réforme sa conduite envers les pouvoirs. Il cesse ses relations avec Jotard [3] ou du moins ne publie plus ses élucubrations, sans doute pour plaire à ses créanciers, à ses amis, et, surtout, à son excellente épouse qui ne l’a pas abandonné durant sa captivité et a tout fait pour réparer les fautes de son inconséquent mari.

Mais la guigne reparaît et Mesplet lutte contre les embarras financiers. Ayant présenté un compte au Congrès pour être remboursé de ses frais de déménagement et être dédommagé des pertes qu’il a subies durant son emprisonnement, les Américains ne lui accordent qu’une faible partie de la somme réclamée. Ses créanciers qui avaient toujours attendu ce règlement de compte dans l’espoir de rentrer dans leurs fonds, perdent alors espérance et patience et pratiquent des saisies sur les biens de leur débiteur. Ce dernier fait banqueroute, et obtient un arrangement.

En 1785, il fonda la Gazette de Montréal qui existe encore. Cette publication ne lui apporte pas le pactole et il continue de lutter contre la pénurie. Quatre ans plus tard, sa femme dévouée décède, âgée de quarante-trois ans seulement, n’ayant pu, sans doute, résister plus longtemps à l’inconduite de son mari, aux privations qu’elle a endurées et aux tribulations au milieu desquelles elle a dû vivre.

Ce dernier coup du sort va sans doute assagir le vieil imprimeur ? Pas du tout. Sept mois, au plus, après le départ de celle qui avait été sa compagne fidèle, Mesplet, qui a maintenant cinquante ans, épouse Marie-Anne Tison, jeune fille de vingt-trois ans qui a quelques biens et qui veut échapper à l’autorité sévère d’une belle-mère.

Avec ce mariage Mesplet revient à flot pour quelque temps, puis en janvier 1794. au moment où ses créanciers se préparent à lui servir de nouvelles procédures, il accomplit l’acte le plus sage de sa vie, en disant un adieu définitif à notre monde.

Peu d’existences ont été plus tristes, mais peut-on plaindre celui qui se fait l’artisan de ses propres malheurs ?

Mesplet fut-il un esprit inquiet et tourmenté, un remuant assoiffé d’aventures, un frondeur comme il y en avait beaucoup dans cette France qui se préparait aux pires excès, ou bien n’a-t-il été qu’un être frivole, un inconstant, un cerveau mal équilibré, un idéologue toujours à la recherche d’un bonheur qui fuyait devant lui ?

Nul ne le sait et nul ne le saura. D’ailleurs la question importe peu et nous ne la posons pas pour qu’on y réponde.

Il reste que Mesplet fut un type curieux et que sa vie valait d’être racontée avec la minutie qu’y a apportée M. McLahlan dans sa monographie savante, si pleine de charme pour tous ceux qui aiment à scruter les énigmes derrière lesquelles se cachent souvent les personnages historiques.



  1. Causeries du Lundi, VII, 171.
  2. Il n’est pas hors de propos de signaler ici que William Brown, nom de cet imprimeur, avait fait son apprentissage chez William Dunlop, beau-frère de Franklin, à Philadelphie, d’où il était venu résider à Québec. Benjamin Sulte avait donc doublement raison de s’écrier, un jour, que la presse de notre province était une création yankee.
  3. Jotard se range lui aussi pour épouser en 1783 une veuve à l’aise, M.-Thérèse Bouat, fille du juge Bouat, mariée en 1733 à Louis-Jean Poulain de Courval et en 1744 à J.-B. de Gannes. Il décède en 1787, et à sa sépulture on remarque la présence de M. Antoine Foucher, notaire et avocat, de M. Louis de Montigny, avocat.