Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/Le Charlatan
XIX.
Le Charlatan.
E monde n’a jamais manqué de Charlatans.
Cette ſcience de tout temps
Fut en Profeſſeurs très fertile.
Tantoſt l’un en Theatre affronte l’Acheron :
Et l’autre affiche par la Ville
Qu’il eſt un Paſſe-Ciceron.
Un des derniers ſe vantoit d’eſtre
En Eloquence ſi grand Maiſtre,
Qu’il rendroit diſert un badaut,
Un manant, un ruſtre, un lourdaut,
Ouy, Meſſieurs, un lourdaut, un Animal, un Aſne :
Que l’on ameine un Aſne, un Aſne renforcé,
Je le rendray Maiſtre paſſé ;
Et veux qu’il porte la ſoutane.
Le Prince ſceut la choſe, il manda le Rheteur.
J’ay, dit-il, dans mon écurie
Un fort beau Rouſſin d’Arcadie :
J’en voudrois faire un Orateur.
Sire, vous pouvez tout, reprit d’abord nôtre homme.
On luy donna certaine ſomme.
Il devoit au bout de dix ans
Mettre ſon Aſne ſur les bancs :
Sinon, il conſentoit d’eſtre en place publique
Guindé, la hard au col, étranglé court & net,
Ayant au dos ſa Rhetorique,
Et les oreilles d’un Baudet.
Quelqu’un des Courtiſans luy dit qu’à la potence
Il vouloit l’aller voir ; & que pour un pendu
Il auroit bonne grace, & beaucoup de preſtance :
Surtout qu’il ſe ſouvinſt de faire à l’aſſiſtance
Un diſcours où ſon art fut au long étendu ;
Un diſcours pathetique, & dont le formulaire
Serviſt à certains Cicerons
Vulgairement nommez larrons.
L’autre reprit : Avant l’affaire
Le Roy, l’Aſne ou moy nous mourrons.
Il avoit raiſon. C’eſt folie
De compter ſur dix ans de vie.
Soyons bien beuvans, bien mangeans,
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.