Fables de La Fontaine (éd. 1874)/Les Femmes et le Secret

VI

LES FEMMES ET LE SECRET

Rien ne pèse tant qu’un secret :
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Pour éprouver la sienne un mari s’écria,
La nuit, étant près d’elle : Ô dieux ! qu’est-ce cela ?
Je n’en puis plus ! on me déchire !
Quoi ! j’accouche d’un œuf ! — D’un œuf ! — Oui, le voilà

Frais et nouveau pondu : gardez bien de le dire ;
On m’appellerait poule. Enfin n’en parlez pas.
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine :
Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
Vous moquez-vous ? dit l’autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits :
Au lieu d’un œuf elle en dit trois.
Ce n’est pas encor tout ; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait :
Précaution peu nécessaire ;
Car ce n’était plus un secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée,
Ils se montaient à plus d’un cent.