Fables de La Fontaine (éd. 1874)/L’Ours et l’Amateur des Jardins

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L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS

Certain ours montagnard, ours à demi léché,
Confiné par le Sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon, vivait seul et caché.
Il fût devenu fou : la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’ours habitait ;
Si bien que, tout ours qu’il était,
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore ;

Il l’était de Pomone encore,
Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n’est dans mon livre :
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme un beau matin,
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’ours, porté d’un même dessein,
Venait de quitter sa montagne.
Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ? et que faire ?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L’ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t’en me voir. L’autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai. L’ours l’accepte ; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver :
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu’on soit, à ce qu’il semble,
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’ours en un jour ne disait pas deux mots,
L’homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier
D’être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,

Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t’attraperai bien, dit-il ; et voici comme.
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche ;
Et, non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche,

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.