Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère/03

LE BŒUF À CORNE COURBE


Il était un homme autrefois
Qui possédait un bœuf, un bœuf de belle taille,
Un bœuf noir de grand prix. Son voisin toutefois,
Était aussi connu pour son bétail de choix,
Et s’en allait criant : — Est-il un bœuf qui vaille
Le mien ? Non ! Si quelqu’un
En possède un,
Qu’il le dise ! À cet homme,
Je livrerai tous mes biens comme enjeu,
Et ce n’est point légère somme !
Mais, s’il perd la gageure, adieu
Pour tous ses biens à lui, car je les accapare !
Qu’on me provoque à présent, gare ! —
Le maître du bœuf noir accepta le concours ;
Chargeant un char d’objets fort lourds,
Il attela son bœuf au pesant véhicule,
À gauche, et, le tournant lui-même en ridicule,

Il criait au pauvre animal
Qui ne lui faisait pas de mal,
Brutal, le frappant en cadence :
— Ô corne courbe, avance, avance ! —
Mais ce bœuf insulté prit cette injure à cœur,
Et le sentiment de l’honneur,
Il le perdit avec sa force et son courage.
Auteur, victime aussi, de cet outrage,
Son maître y perdit, lui, son bien
Le voisin eut tout, lui plus rien
L’autre recommença, proclamant sa gageure :
— S’il est un bœuf plus fort que mon bœuf, je le jure,
Son maître aura tout mon trésor.
A-t-il quelque rival encor ? —
Or
Le bœuf noir, entendant cela, dit à son maître :
— Acceptez le défi, vous gagnerez peut-être. —
— Le puis-je, hélas, — fit-il — bœuf sournois, bœuf
mauvais,
Et n’ai-je point perdu par toi ce que j’avais ?
Le bœuf lui répondit : — Grimper un monticule
Quand il se voit tourné par tous en ridicule
Eh ! quel bœuf le pourrait ? Je n’avais plus, soudain,
Par l’effet de votre dédain,
La force de traîner votre lourd véhicule
Ni le sentiment de l’honneur !

C’est ce qui vous porta malheur.
Pourquoi des coups ? Pourquoi cette vile insolence
De « Corne courbe, avance »
Je vous donne, ô mon maître, un avertissement :
Pas de rudes propos, parlez-moi doucement,
Publiquement
Dites :
— Lorsque vous étiez veau, des épines maudites
Vous blessèrent au pied ; alors, pauvre animal,
Tandis que vous cherchiez la cause de ce mal,
Votre corne entra dans la terre
Et, simple raison du mystère,
On sait que depuis ce jour-là
Elle est courbe, voilà ;
Mais vous êtes un bœuf noir de fort belle essence
Et vos cornes étaient très droites de naissance. —
L’homme, cessant de le rosser,
Se mit à le brosser.
Et, pour lui témoigner une amitié sans bornes,
Il fit couler sur ses puissantes cornes
De l’huile de sésame et les orna de fleurs
De toutes les couleurs.
L’attelant à son char, mais cette fois à droite,
Il eut cette apostrophe aimable et plus adroite :
— Grand bœuf noir qui portez bonheur,

Par votre corne large et haute,
Tirez mon char sur cette côte. » —
Et le sentiment de l’honneur,
Animé par ce doux langage,
Fit porter au bœuf son bagage
Avec succès.
Son maître eut des biens en excès
Pour gage,
Il lui fut aussitôt rendu
Trois fois plus qu’il n’avait perdu.
Lorsqu’il eut fait ces gains considérables,
Il dit ces stances mémorables :
« Un bœuf avance dans l’ornière
« Selon le geste et la manière
« Dont on l’exhorte doucement
« Il faut parler en le charmant. »
Le Bouddha, qui narrait l’histoire
De ce bœuf à la robe noire,
Ajoutait que si l’animal
Peut agir ainsi bien ou mal,
Selon la parole du maitre
Et le ton de son oraison,
Pour l’homme, ainsi doit-il en être,
À plus forte raison.