Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère/01

LE BUVEUR DE VIN


Au temps où le Bouddha répandait sur le monde
Sa doctrine profonde,
Dont nul ne se nourrît en vain,
Vivait un vieux buveur de vin.
Pour ses graves intempérances,
Il recevait des remontrances,
Et le bon disciple Ânanda[1]
L’exhortait à voir le Bouddha.
— J’ai bien — lui répondait notre homme,
Le désir de le voir ; mais comme
Il impose, dit-on, sa loi
Et que je ne pourrais pas, moi,
Cesser de boire
Quand il me plaît,

Tel un nouveau-né, s’il voulait
Vivre sans lait,
Mieux vaudra, vous pouvez me croire,
Digne et vénérable Ânanda,
Ne pas aller chez le Bouddha. —
Le vieillard se remit à boire.
Après avoir bu, dit l’histoire,
Il s’enivra,
Et s’effondra
Ainsi qu’une grande montagne,
Un soir qu’il courait la campagne.
Il se releva bien meurtri
Et cette fois, plus attendri,
Il pensa : « Le Sage eut raison. »
À tous les gens de sa maison,
Très étonnés, il fit entendre
Qu’il s’en irait, sans plus attendre.
Chez le Bouddha.
Le Saint fit quérir Ânanda
Et demanda :
— Ce vieillard parvenu jusqu’au seuil de ma porte
N’est-il pas amené par quelque immense escorte
Cinq cents éléphants blancs l’ont fait venir chez moi. —
Ânanda restait coi :
— Cinq cents éléphants blancs, — réitéra le Maître —

Sont dans le corps de ce pauvre être.
Le vieillard, introduit, parla : — Depuis longtemps
Je sais que, vous et moi, nous sommes peu distants
L’un de l’autre — dit-il — et toutefois j’hésite
À venir vous rendre visite…
À la boisson j’eus tort de m’adonner,
Bouddha peut-il encor me pardonner —
Le Bouddha répondit : — Si cinq cents charretées
De bois sec sont jetées
À terre, compte un peu
Combien il faut de chars de feu
(Sera-ce vingt, cinquante ou mille)
Pour les brûler entièrement ? —
Le vieillard dit : — Un chargement
De feu serait fort inutile ;
Une flamme subtile
De la grosseur d’un pois
Brûlerait tout ce bois,
Le temps de lever les cinq doigts ! —
Le Bouddha poursuivit : — Depuis combien d’années
Ton corps a-t-il porté ces hardes surannées ?
— Depuis un an, — répond le vieux.
— Précisons mieux :
Et pour blanchir ce linge sale
Faudrait-il période égale ?

— Avec des cendres (un boisseau),
Et de l’eau pure dans un seau,
Qu’une heure on lave sans relâche :
Ce linge noir sera sans tache. —
Alors le Bouddha dit au vieux :
Quel qu’en soit le nombre odieux,
Tes crimes sont les charretées
De bois sec, d’un souffle emportées,
Ou les taches du vêtement
Qui devient propre en un moment.
Vite, reçois les cinq défenses[2] :
On pardonnera tes offenses. —
Son intelligence s’ouvrit
Et cet homme-là se guérit.

  1. Ânanda (Joie). Cousin du Bouddha ; domestique et disciple
    favori du Maître. C’est à sa requête que le Bouddha permit aux femmes d’entrer dans les ordres.
  2. Voir l’Introduction.