Fables (Houdar de La Motte)



AU ROY LA BELLE ET LE MIROIR

Prince, l’amour du peuple et sa chere espérance,
Soleil, qui commences ton cours ;
Dont l’aurore déja fait goûter à la France
Le présage des plus beaux jours :
Je te vouë (et mon zèle en ta bonté se fie)
Ces recits ingenus qu’Apollon m’a dictés,
Fables en apparence, en effet vérités :
De ton âge innocent, c’est la philosophie.
La morale au front sérieux,
Au geste grave, au ton severe,
T’ennuiroit ; il est bon qu’elle rie à tes yeux,
Qu’elle badine pour te plaire.
Je l’égaye en mon livre ; un autre peut mieux faire,
Prince ; mais en attendant mieux,
Reçois de mes essais cette offrande sincere ;

S’ils sont de quelque fruit, que j’en loûrai les dieux !
Sous plus d’une riante image,
Les devoirs des rois sont tracez :
J’ose en dire beaucoup ; si ce n’en est assez,
Quelque jour ton exemple en dira davantage.
D’ailleurs, ne vas pas négliger
D’autres points que j’adresse à tous tant que nous sommes ;
Rien d’humain ne t’est étranger ;
Les grands rois se font des grands hommes.
Travaille donc à l’homme ; et quand il sera fait,
Le roi viendra bien aisément s’y joindre :
Faire l’homme est le grand objet ;
Et faire le roi c’est le moindre.
Quels hommes choisis vont t’aider
À consommer en toi cet important ouvrage !
Le vrai va t’être offert ; songe à le regarder,
Songe à l’aimer, et sur son témoignage
Fonde en ton cœur de solides vertus :
Car, lorsque des leçons aura disparu l’âge,
Peut-être que ce vrai ne se montrera plus.
Ce mot est effrayant. Qu’y faire ! C’est l’usage :
Tous les rois sont flattés. Prince, pour l’avenir
Contre les accidens songe à te bien munir.

On dit qu’un jour certaine belle,
Car je choisis tout exprès la beauté,
Qui va de pair avec la royauté :
On dit qu’un jour la demoiselle
Étoit à sa toilette, où son miroir fidelle
Lui disoit en ami plus d’une vérité.
Vous êtes belle, il faut rendre justice,
Lui disoit-il ; à quelque chose près,
Avec Venus vous entreriez en lice,
S’il falloit disputer d’attraits.
À quelque chose près, vous dis-je ;
Il faut qu’un peu de soin corrige
Certains défauts que je vous vois :
Défauts legers, ce sont des bagatelles,
D’accord ; mais tout importe aux belles.
Que sert ce vermillon ? Demandez-moi pourquoi
Vous altérez ainsi vos graces naturelles ?
Adoucissez un peu ces yeux ;
Ce souris moins marqué seroit plus gracieux :
Tous avis que la belle approuve et songe à suivre.
Quand un grand monde la vient voir,
Elle se leve, et quitte le miroir.
Le cercle séducteur de loüanges l’enyvre.
On loüa le faux teint, le regard, le souris ;
Rien n’y manquoit ; tout étoit grace ;
Tant fut dit, que la belle oublia les avis
Qu’elle devoit à sa fidelle glace.
Prince, vous

voyez bien que la belle, c’est vous ;
Que le miroir, c’est plus d’un sage
Qui par d’heureux conseils veille à former pour nous
Un roi parfait. Dieu bénisse l’ouvrage.
Quand les flateurs viendront, faites-vous un devoir
De rappeller toujours les avis du miroir.

L’AIGLE ET L’AIGLON
À monseigneur le duc d’Orléans.
Regent du royaume.

Prince, tu crains qu’on ne te louë ;
Et moi j’aime à louer les héros ; je l’avouë.
Comment nous accorder ? J’ai peine à m’en tenir.
J’ai beau me dire : il est des plus modestes ;
Quel gré me sçaura-t-il d’aller l’entretenir
De ses dits, de ses faits et gestes ?
Je l’ennuïrai.

La raison à cela
Répond : il est encor plus louable par là.
Je rappelle ton premier âge ;
Quand nous faisions l’apprentissage
Moi d’auteur, et toi de héros.
Phoebus me sourioit, et j’arrangeois des mots.
Mars au grand art de vaincre instruisoit ton courage ;
Et leurs éleves, nous faisions,
Moi, des discours, et toi des actions.
Sulli dans ce temps-là te donnoit une fête ;
Campra t’y préparoit des airs
Dont je m’applaudissois d’avoir fourni les vers.
Quand tu vis ton nom à la tête,
Une noble rougeur s’éleva sur ton front.
La loüange dès-lors te sembloit presque affront.
Je te représentai que tu devois souscrire
Au public applaudissement ;
Que quand on sçait bien faire, il faut le laisser dire ;
Et qu’enfin on n’est pas héros impunément.
L’axiome est incontestable ;
Tu ne peux le désavouer.
Or, quand mille vertus t’ont rendu plus loüable,
Et qu’aussi je sçais mieux loüer ;
Je prétends m’en servir, te chanter à mon aise,
Célébrer tour à tour, talens, sagesse, exploits…
Taisez-vous, me dis-tu ; prince, que je me taise !
Taisez-vous encore une fois.
Et bien, prince, traitons ; accommodons l’affaire ;

Je me tairai ; mais est-il juste aussi
Que jusques-là je me force à te plaire
Sans en avoir un granmerci ?
Eh bien ! Que voulez-vous ? Concluons. Le voici.
Apollon m’a dicté cent fables,
Que je consacre au jeune roi ;
Utiles ; on le dit. Pour les rendre agréables,
Il faut cent estampes, je croi.
C’est pour Louis, il les faut belles.
Finissons ; que coûteront-elles ?
Deux mille écus. Or, voilà bien de quoi :
Pour ne te pas louer c’est bien mince salaire ;
Prince, j’y perds en bonne foi,
Mais je vois bien qu’il faut tout faire
Pour avoir la paix avec toi.
De mes récits, de ma morale
Veux-tu voir un échantillon ?
Il étoit un jour un aiglon,
Orphelin de race royale,
Ayant à soutenir la gloire d’un grand nom.
On lui disoit : croissez ; que les années
Hâtent vos grandes destinées.
Vous êtes le roi des oiseaux.
C’est à vous de donner ou la paix ou la guerre ;
Et Jupiter vous compte entre ses commensaux ;
Vous devez porter son tonnerre,


Pour mériter un sort pareil,
Qu’une aîle généreuse au haut des cieux vous guide ;
Allez dans un essor rapide,
D’une paupiere ferme affronter le soleil.
Ce discours l’échauffoit ; il essayoit ses aîles ;
Ses yeux encor tremblans se tournoient vers Phoebus.
Lui demander mieux, c’est abus.

Attendez des forces nouvelles.
Il voit bientôt après un aigle au haut des airs,
Presque perdu dans le sein de la nuë ;
Et de qui l’intrépide vûe
De l’œil ardent du jour soutenoit les éclairs.
À cet objet l’aiglon s’anime,
Et se faisant sur l’heure un effort magnanime,
Rival hardi de l’aigle il s’éleve et l’atteint.
Leçon commence, exemple acheve.
Prince, tu vois quel est cet aiglon qui s’éleve :
Devine quel aigle j’ai peint.


LE PELICAN ET L’ARAIGNEE

Les animaux tiennent école ;
Docteurs regens, et docteurs aggrégés,
Ornés de leur fourure et par ordre rangés,
Tour à tour pour instruire y prennent la parole.
Chacun a son systême à donner sur les mœurs.
De quelque point chaque espéce est l’arbitre.
Tout y regente ; et c’est là qu’à bon titre
Les ânes mêmes sont docteurs.
Maint philosophe en cette classe
Apprit autrefois son métier.
Socrate en fut disciple ; il y tint bien sa place ;
L’esclave de Phrigie y fit un cours entier.
La Fontaine, digne héritier
Des cahiers de ce dernier sage
Y fit maint commentaire et décora l’ouvrage
D’un tour fin et naïf, sublime et familier ;
Solide et riant badinage ;
Oüi, c’est être inventeur que si bien copier.
J’ai fait aussi mon cours, et j’ai pris mes licences
Dans la même université.
Nouveau docteur, et moins accrédité,


J’en rapporte aux humains de nouvelles sentences.
Oüi, messieurs, c’est pour vous que le tout est dicté.
Nous pouvons tous tant que nous sommes,
Trouver ici de quoi corriger nos défauts ;
Et disciples des animaux
En apprendre à devenir hommes.
Pelican le solitaire,
Au pied d’un arbre sec avoit posé son nid.
Il avoit là maint petit,
Dont il faisoit son soin et sa plus douce affaire.
Un jour n’apportant point de pâture pour eux,
Le pauvre nid cria famine.
Que fait le pere oyseau ? De son bec généreux,
Lui-même il s’ouvre la poitrine ;
Et repaît de son sang le nid nécessiteux.
Que fais-tu là, lui dit, Arachné sa voisine ?
Je sauve mes enfans aux dépens de mes jours.
Ils seroient morts sans ce secours.
Eh ! Pauvre fou, repliqua l’araignée,
À ce prix-là pourquoi les secourir ?
Ne vaudroit-il pas mieux vivre encor sans lignée,
Que de laisser des enfans et mourir ?
On ne me prendra pas à pareille folie.
Tu me vois un peuple d’enfans ;

J’en ai fait au moins quatre cens ;
Je les mangerai tous, si dieu me prête vie,
Ma table sera bien servie,
Tant que la canaille vivra ;
Et nous en croquerons autant qu’il en viendra.
Le pelican frémit du discours effroyable ;
Il croit presque voir le soleil
Reculer, comme il fit, en un festin pareil.

Tais-toi, dit-il, tais-toi marâtre détestable.
De tes monstrueux apetits
Étonne la nature, en devorant ta race ;
Je meurs plus satisfait en sauvant mes petits,
Que je ne vivrois à ta place.
Rois choisissez (nous sommes vos enfans)
D’être aragnés ou pelicans.
Codrus sauva son peuple aux dépens de sa vie
Et Néron fit brûler Rome pour son plaisir.
Lequel de l’imiter vous fait naître l’envie ?
Hésiter, ce seroit choisir.

LE PERROQUET

Un homme avoit perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut. Plein de la bonne dame,
Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.
Il court chez l’oyselier. Le marchand de ramages,
Bien assorti de chants et de plumages,
Lui fait voir rossignols, sereins, et sansonnets.
Surtout nombre de perroquets.
Le moindre d’entre eux est habile,
Crie, à la cave, et dit son mot ;
L’un fait tous les cris de la ville ;
L’autre veut déjeuner, qu’on fouette Margot.
Tandis que notre homme marchande,
Hésite sur le choix et tout bas se demande,
Lequel vaudra le mieux ? Il en apperçoit un
Qui rêvoit seul, tapi sous une table :
Et toi, dit-il, monsieur l’insociable,
Tu ne dis mot ; crains-tu d’être importun ?
Je n’en pense pas moins, répond en sage bête
Le perroquet. Peste, la bonne tête !
Dit l’acheteur. ça ; qu’en voulez vous ? Tant.
Le voilà. Je suis trop content.
Il croit

que son oyseau va lui dire merveille ;
Mais tout un mois, malgré ses leçons et ses soins,
L’oyseau ne lui frappe l’oreille
Que du son ennuyeux, je n’en pense pas moins.
Que maudite soit la pecore,
Dit le maître ; tu n’es qu’un sot ;
Et moi cent fois plus sot encore,
De t’avoir jugé sur un mot.
LE RENARD ET LE CHAT

Faire parler les animaux,
Ce ne fut pas tout l’art des mensonges d’Esope :
Dans ses contes il dévelope
Leurs apetits divers, leurs instincts inégaux.
Il faut à la nature être toujours fidele ;
Ne point faire du loup l’allié des brebis ;
Ne point vanter les chants de Philomele,
Après qu’elle a fait ses petits.
Comme d’un homme peint quand le portrait ressemble,
On dit que c’est lui-même à la parole près ;
Prenant de l’animal les véritables traits,
Faites dire au lecteur : c’est bien lui, ce me semble ;

Voilà mon drôle, le voilà ;
S’il ne parloit, je croirois le voir là.
La fable ne veut rien de forcé, de bizarre.
Par exemple, je me déclare
Pour le renard gascon qui renvoye aux goujats
Des raisins murs qu’il n’atteint pas :
Mais il n’a plus sa grace naturelle
Avec la tête sans cervelle.
Son mot est excellent. D’accord :
Mais un autre devoit le dire.
Là-dessus, dira-t-on, n’aurez vous jamais tort ?
Sans doute, je l’aurai ; mais alors ma satyre
Tombera sur moi ; j’y souscris.
Qu’on me l’applique sans scrupule.
Veux-je de toute faute exempter mes écrits ?
Je ne suis pas si ridicule.
Qui voudroit écrire à ce prix ?
Le renard et le chat faisant voyage ensemble,
Par maints discours moreaux abrégeoient le chemin.
Qu’il est beau d’être juste ! Ami, que vous en semble ?
Bien pensé, mon compere : et puis discours sans fin.
Sur leur morale saine éloge réciproque ;

Quand à leurs yeux, maître loup sort d’un bois.
Il fond sur un troupeau, prend un mouton, le croque
Malgré les cris et les abois.
Ô, s’écria le chat, ô l’action injuste !
Pourquoi devore-t-il ce paisible mouton ?
Que ne broutoit-il quelque arbuste ?
Que ne vit-il de gland, le perfide glouton ?
Le renard rencherit contre la barbarie ;
Qu’avoit fait le mouton pour perdre ainsi la vie ?
Et pourquoi le loup ravissant
Ne vivoit-il pas d’industrie,
Sans verser le sang innocent ?
Leur zèle s’échauffoit, quand près d’une chaumine
Arrivent nos scandalizés.
Une poule de bonne mine
Du vieux docteur renard frappe les yeux rusés.
Plus de morale ; il court, vous l’attrape et la mange :
Tandis qu’un rat qui sortoit d’une grange,
Assouvit aussi-tôt la faim
Du chat, qui jusques-là s’étoit crû plus humain.
Non loin de là, demoiselle araignée,
Qui de sa toile vit le coup,
Raisonnoit d’eux, comme ils faisoient du loup :
Une mouche à son tour n’en fut pas épargnée.
Nous voilà bien. Souvent nous condamnons autrui.
Que l’occasion s’offre ; en fait-on moins que lui ?

LE MEDECIN ASTROLOGUE

Enfans de Galien, pardonnez l’apologue.
Un medecin, qui pis est, astrologue,
De son valet Colin, jeune, frais, vigoureux,
Fit l’horoscope ; et vit, selon son thême,
Qu’en même jour le valet et lui-même,
Seroient de maladie emportés tous les deux.
Il calcule vingt fois, rouvre maint et maint livre ;
Voit par tout son arrêt. à peine il doit survivre
Colin d’une heure. Or jugez si Colin,
Du moins si sa santé fut chere au médecin.
Il s’attache à ses pas, ne le perd plus de vûe.
Que sens-tu mon enfant ? Comment va la vigueur ?
Et, dieu t’assiste de grand cœur,
À chaque fois qu’il éternue,
Il veut le voir manger ; lui mesure son vin ;
Le soir lui fait faire un potage ;
Dort-il mal ? Dès le grand matin
Le petit clistere anodin.
Par son regime exact, le docte personnage
Fait tant et tant que de Colin,
Moitié diéte, moitié chagrin,


Fleur de jeunesse, embonpoint démenage.
Surcroît d’allarme, au maigre jouvenceau
Prend une legere colique.
On saigne ; vient la fiévre ; aussi-tôt l’émétique ;
Soudain redoublement ; bon transport au cerveau.
Bien-tôt de soins en soins Colin est au tombeau.
Le sang de l’astrologue en ses veines se glace ;
Il n’a qu’une heure à respirer.
Il fait son testament ; enfin l’heure se passe ;
Puis le jour, puis la nuit ; puis à se rassurer
Il coule la semaine entiere.
L’expérience enfin amena la lumiere.
De Cardan, d’Hipocrate, il abjure les loix.
Voit que l’un et l’autre art n’est qu’erreur et folie.
Heureux de guérir à la fois
Et de la médecine et de l’astrologie !

LE MOCQUEUR

Alte-là, lecteur, et qui vive ?
Es-tu le partisan ou l’envieux du beau ?
Et si par hazard il m’arrive
De t’offrir quelque trait sensé, vif et nouveau,
N’es-tu point résolu d’avance
À le trouver mauvais, et sans autre pourquoi ?
S’il est ainsi, je te dispense
D’aller plus loin : je n’écris pas pour toi.
Va-t’en porter ta censure hautaine
Sur Corneille, Boileau, Racine ou La Fontaine :
Voilà des écrivains dignes de t’exercer.
Pour moi, je n’en vaux pas la peine.
Ce seroit pauvre gain que de me rabaisser.
Je veux un lecteur équitable,
Qui pour tout mépriser, n’aille pas se saisir
De quelque endroit en effet méprisable ;
Qui me blâme à regret, lorsque je suis blâmable ;
Et lorsque je suis bon, le sente avec plaisir.
Vive ce lecteur sociable :
Mais quant à ces lecteurs malins,
Qui des talens d’autrui font leur propre supplice,
Puissent naître pour eux des ouvrages divins,
Dont le mérite les punisse,
Ils n’auroient avec moi que de petits chagrins.
La nature est

par tout variée et féconde.
Dans un pays du nouveau monde
Qu’habitent mille oiseaux inconnus à nos bois,
Il en est un de beau plumage ;
Mais qui pour chant n’eut en partage
Que le talent railleur d’imiter d’autres voix.
Sire mocqueur (c’est ainsi qu’on l’appelle),
Entendit au lever d’une aurore nouvelle,
Ses rivaux saluer le jour.
De brocards fredonnez le railleur les harcelle ;
Rien n’échappe ; tout a son tour.
De l’un il traîne la cadence ;
De l’autre il outre le fausset ;
Change un amour plaintif en fade doleance,
Un ramage joyeux en importun fifflet ;
Donne à tout ce qu’il contrefait
L’air de défaut et d’ignorance.
Tandis que mon mocqueur par son critique écho
Traitoit ainsi nos chantres da-poco ;
Fort bien, dit un d’entre eux, parlant pour tous les autres :
Nos chants sont imparfaits ; mais montrez-nous des vôtres.
L’ASNE


Sous quelle étoile suis-je né !
Disoit certain baudet couché dans une étable ;
Que de bon cœur je donne au diable
Le maître ingrat que le ciel m’a donné !
Combien lui rends-je de services ?
Et combien m’en faut-il essuyer d’injustices ?
Debout longtems avant le jour,
Il faut marcher, porter les herbes à la ville,
Courir de porte en porte, et puis à mon retour
Rapporter le fumier qui rend son champ fertile ;
Aller chercher au bois ma charge de fagot ;
Toûjours sur pied, toûjours le trot.
Vient-il un dimanche, une fête ?
Je le porte à la foire, en croupe sa margot,
Et puis en deux paniers Jacqueline et Pierrot.
Son maudit singe encor se campe sur ma tête.
Si je m’écarte un peu pour un brin de chardon,
Soudain marche martin bâton.
Tandis que son bertrand, son baladin de singe,
Franc faineant, maître étourdi,
Sautant, montrant le cul, gâtant habits et linge,
Vit sans soins, mange à table, est sur tout applaudi.

Peste du mauvais maître, et que dieu le confonde !
Ami lui dit un bœuf de cervelle profonde,
Le maître à qui le sort a voulu t’asservir,
N’est pas pire qu’un autre. Apprends qu’en ce bas monde
Il vaut mieux plaire que servir.
CHAT ET CHAUVE-SOURIS

Gardons-nous de rien feindre en vain.
La vérité doit naître de la fable.
Qu’est-ce qu’un conte sans dessein ?
Parole oiseuse et punissable.
Mais tout vrai ne plaît pas. Un vrai fade et commun
Est chose inutile à rebattre.
Que sert par un conte importun
De me prouver que deux et deux font quatre ?
Nous devons tous mourir. Je le sçavois sans vous ;
Vous n’apprenez rien à personne.
Je veux un vrai plus fin, reconnoissable à tous,
Et qui cependant nous étonne :
De ce vrai, dont tous les esprits
Ont en eux-mêmes la semence :
Qu’on ne cultive point, et que l’on est surpris

De trouver vrai quand on y pense.
Laissez donc là vos fictions,
Me va répondre un censeur difficile.
Pensez-vous nous donner quelques instructions ?
Non pas à vous ; vous êtes trop habile :
Mais il est des lecteurs d’un étage plus bas ;
Et telle fiction qui ne vous instruit pas,
À leur égard pourroit être instructive.
Il faut que tout le monde vive.
Un chat le plus gourmand qui fut,
N’ayant d’autre ami que son ventre,
Fondit sur un serein, et sans respect du chantre,
L’étrangla net et s’en reput.
Le serein et le chat vivoient sous même maître.
À peine apperçoit-on le meurtre de l’oiseau,
Que l’on jure la mort du traître.
Chacun veut être son bourreau.
L’assassin l’entendit et trembla pour sa peau.
Les vœux sont enfans de la crainte ;
Il en fit un. S’il sort de ce danger,
De la faim la plus rude éprouvât-il l’atteinte,
Il renonce aux oiseaux, n’en veut jamais manger :
En atteste les dieux en leur demandant grace ;
Et comme si c’étoit l’effet de son serment,
Le maître oublia sa menace,
Et se calma dans le moment.
Le rominagrobis échappé de l’orage,


Trouva deux jours après une chauve-souris.
Qu’en fera-t-il ? Son vœu l’avertit d’être sage ;
Son appetit glouton n’est pas du même avis.
Grand combat ! Embarras étrange !
Le chat décide enfin. Tu passeras, ma foi,
Dit-il ; en tant qu’oiseau, je ne veux rien de toi ;
Mais comme souris, je te mange.
Le ciel peut-il s’en fâcher ? Non,
Se répondoit le bon apôtre.
Son casuiste, c’est le nôtre ;
L’intérêt, qui d’un mot se fait une raison.
Ce qu’on se défend sous un nom,
On se le permet sous un autre.
LA RONCE ET LE JARDINIER

La ronce un jour accroche un jardinier :
Un mot, lui dit-elle, de grace ;
Parlons de bonne foi, gros Jean, suis-je à ma place ?
Que ne me traites-tu comme un arbre fruitier ?
Que fais-je ici planté en haye,
Que servir de suisse à ton clos ?
Mets-moi dans ton jardin, et par plaisir essaye
Quel gain t’en reviendra ; je te le promets gros.

Tu n’as qu’à m’arroser, me couvrir de la bise :
Je m’engage à rendre à tes soins
Des fruits d’une saveur exquise,
Et des fleurs qui vaudront roses et lys au moins.
J’en pourrois dire davantage ;
Mais j’ai honte de me louer.
Mets-moi seulement en usage,
Et je veux que dans peu tu viennes m’avouer
Que je vaux moins encor au parler qu’à l’ouvrage.
C’est en ces mots que s’exhaloient
L’amour propre et l’orgueil de la plante inutile.
Gros Jean la crut en imbecile.
Du temps que les plantes parloient
On n’étoit pas encore habile.
On transplante la ronce ; on la fait espalier.
Loin qu’on s’en fie à la rosée,
Quatre fois plutôt qu’une elle étoit arrosée ;
Pour elle ce n’est trop de gros Jean tout entier.
Comme elle l’a promis, elle se multiplie ;
Elle étend sa racine et ses branches au loin.
Sous ses filets armés tout se casse, tout plie ;
Fruits, potager, tout meurt ; les fleurs deviennent foin.
Gros Jean reconnut sa folie,
Et n’en crut plus les plantes sans témoin.
Pour qui se vante point d’oreilles.
Telles gens sont bien-tôt à bout.
À les entendre, ils font merveilles ;
Laissez-les faire, ils gâtent tout.

LES SINGES

Le peuple singe un jour vouloit élire un roi.
Ils prétendoient donner la couronne au mérite ;
C’étoit bien fait. La dépendance irrite,
Quand on n’estime pas ceux qui donnent la loi.
La diete est dans la plaine ; on caracolle, on saute ;
Chacun sur la puissance essaye ainsi son droit ;
Car le sceptre devoit tomber au plus adroit.
Un fruit pendoit au bout d’une branche assez haute ;
Et l’agile sauteur qui sçauroit l’enlever,
Étoit celui qu’au trône on vouloit élever.
Signal donné, le plus hardi s’élance ;
Il ébranle le fruit ; un autre en fait autant ;
L’autre saute à côté, prend l’air pour toute chance,
Et retombe fort mécontent.
Après mainte et mainte secousse,
Prêt à choir où le vent le pousse
Le fruit menaçoit de quitter.
Deux prétendans ont encore à sauter.
Ils s’élancent tous deux ; l’un pesant, l’autre agile ;
Le fruit tombe et vient se planter
Dans la bouche du mal-habile ;
L’adroit n’eut que la queue, il eut beau s’en vanter.
Allons, cria le sénat imbecile ;

Celui qui tient le fruit doit seul nous regenter.
Un long vive le roi fend soudain les nuées ;
L’adresse malheureuse attira les huées.
Oh, oh ! Le plaisant jugement !
Dit un vieux singe ; imprudens que nous sommes,
C’est par trop imiter les hommes :
Nous jugeons par l’évenement.
L’histoire des singes varie ;
Sur cet évenement il est double leçon.
Pour l’un et l’autre cas la nation parie ;
Je doute aussi du vrai ; mais l’un et l’autre est bon.
On dit que le vieux singe affoibli par son âge
Au pied de l’arbre se campa.
Il prévit en animal sage,
Que le fruit ébranlé tomberoit du branchage,
Et dans sa chûte il l’attrapa.
Le peuple à son bon sens décerna la puissance ;
On n’est roi que par la prudence.

LES SACS DES DESTINEES

La fable, à mon avis, est un morceau d’élite,
Quand, outre la moralité
Que d’obligation elle mene à sa suite,
Elle renferme encor mainte autre vérité ;
Le tout, bien entendu, sans blesser l’unité.
Aller au but par un sentier fertile,
Cüeillir, chemin faisant, les fruits avec les fleurs,
C’est le fait d’une muse habile,
Et le choef-d’œuvre des conteurs.
Donnez en promettant : d’une plume élégante,
Moralisez jusqu’au récit.
Heureuse la fable abondante
Qui me dit quelque chose, avant qu’elle ait tout dit !
Loin ces contes glacés, où le rimeur n’étale
Qu’une aride fécondité ;
L’ennui vient avant la morale :
Le lecteur ne veut plus d’un fruit trop acheté.
Ce précepte est fort bon ; soit dit sans vanité.
L’ai-je toûjours suivi ? Je ne m’en flate guère ;
On dit mieux que l’on ne sçait faire.
On n’est

pas bien, dès qu’on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenoit ses desirs et ses yeux ;
Et de cent plaintes importunes
Tous les jours fatiguoit les dieux.
Par un beau jour Jupiter le transporte
Dans les célestes magazins,
Où dans autant de sacs scellés par les destins,
Sont par ordre rangés, tous les états que porte
La condition des humains.
Tien, lui dit Jupiter, ton sort est dans tes mains.
Contentons un mortel une fois en la vie ;
Tu n’en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritoit mon courroux plutôt que mes bienfaits ;
Je n’y veux pas ici regarder de si près.
Voilà toutes les destinées ;
Pese et choisi ; mais pour regler ton choix,
Sache que les plus fortunées
Pesent le moins : les maux seuls font le poids.
Grace au seigneur Jupin ; puisque je suis à même
Dit notre homme, soyons heureux.
Il prend le premier sac, le sac du rang suprême,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
Oh, oh ! Dit-il, bien vigoureux
Qui peut porter si lourde masse !
Ce n’est mon fait. Il en pese un second,
Le sac des grands, des gens en place ;

Là gisent le travail et le penser profond,
L’ardeur de s’élever, la peur de la disgrace,
Même les bons conseils que le hazard confond.
Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
Cria nôtre homme ! Et que le ciel m’en garde ;
À d’autres. Il poursuit ; prend et pese toûjours,
Et mille et mille sacs trouvés toûjours trop lourds :
Ceux-ci par les égards et la triste contrainte ;
Ceux-là par les vastes desirs ;
D’autres, par l’envie ou la crainte ;
Quelques-uns seulement par l’ennui des plaisirs.
Ô ciel ! N’est-il donc point de fortune legere ?
Disoit déja le chercheur mécontent :
Mais quoi ! Me plains-je à tort ? J’ai, je crois, mon affaire ;
Celle-ci ne pese pas tant.
Elle peseroit moins encore,
Lui dit alors le dieu qui lui donnoit le choix :
Mais tel en joüit qui l’ignore ;
Cette ignorance en fait le poids.
Je ne suis pas si sot ; souffrez que je m’y tienne,
Dit l’homme : soit ; aussi bien c’est la tienne,
Dit Jupiter. Adieu ; mais là-dessus
Apprends à ne te plaindre plus.

LES DEUX LEZARDS

Au coin d’un bois, le long d’une muraille,
Deux lezards, bons amis, conversoient au soleil.
Que notre état est mince ! En est-il un pareil ?
Dit l’un. Nous respirons ici vaille que vaille ;
Et puis c’est tout ; à peine le sçait-on,
Nul rang, nulle distinction.
Que maudit soit le sort de m’avoir fait reptile.
Encor, si comme on dit que l’on en trouve ailleurs,
Il m’eût fait gros lezard, et nommé crocodile,
J’aurois ma bonne part d’honneurs :
Je ferois revenir la mode
Du tems où sur le Nil l’homme prenoit sa loi ;
Encensé comme une pagode
Je tiendrois bien mon quant à moi.
Bon, dit l’ami sensé ; quel regret est le vôtre ?
Comptez-vous donc pour rien de vivre sans souci ?
L’air, la campagne, l’eau, le soleil, tout est nôtre :
Jouissons-en, rien ne nous trouble ici.
Mais l’homme nous méprise : en voilà bien d’une autre.
Ne sçaurions-

nous le mépriser aussi ?
Que vous avez l’ame petite,
Dit le reptile ambitieux !
Non, mon obscurité m’irrite,
Et je voudrois attirer tous les yeux.
Ah ! Que j’envie au cerf cette taille hautaine,
Et ce bois menaçant qui doit tout effrayer !
Je l’ai vû se mirer tantôt dans la fontaine,
Et cent fois de dépit j’ai pensé m’y noyer.
Il est interrompu par un grand bruit de chasse ;
Et bien-tôt le cerf relancé
Tombe près d’eux, et pleurant sa disgrace,
Céde aux chiens dont il est pressé.
Au bruit d’un cor perçant, tout court à la curée ;
Ni meute, ni chasseur ne songent au lezard ;
Mais la bête superbe à la meute est livrée ;
Brifaut, gersaut, miraut, chacun en prend sa part.
Après sa sanglante avanture,
Fait-il bon être cerf, dit l’ami sage ? Hélas !
Dit le fou détrompé ; vive la vie obscure.
Petits, les grands périls ne nous regardent pas.

LE BŒUF ET LE CIRON

Qu’est-ce que l’homme ? Aristote répond :
C’est un animal raisonnable.
Je n’en crois rien ; s’il faut le définir à fond,
C’est un animal sot, superbe et misérable.
Chacun de nous sourit à son néant,
S’exagere sa propre idée :
Tel s’imagine être un géant
Qui n’a pas plus d’une coudée.
Aristote n’a pas trouvé notre vrai nom.
Orgueil et petitesse ensemble,
Voilà tout l’homme ce me semble.
Est-ce donc là ce qu’on nomme raison ?
Quoiqu’il en soit, voici quelqu’un qui nous ressemble ;
Au bon cœur près, tout homme est mon ciron.
Messire bœuf, las de vivre en province,
Partoit d’Auvergne pour Paris.
Sur l’animal épais, l’animal le plus mince
Cadet ciron voulut voir le pays.

Il prend place sur une corne ;
Mais à peine s’est-il logé,
Qu’il plaint le pauvre bœuf, et juge à son air morne,
Qu’il se sent déja surchargé.
N’importe ; il faut suivre sa course ;
Eh ! Comment sans cette ressource,
Pouvoit-il voyager, et contenter son goût ?
Le bœuf lui tiendroit lieu de tout ;
D’hôtellerie ainsi que de voiture,
De lit, ainsi que de pâture :
À fatiguer le bœuf, le besoin le résout.
Ils partent donc. Déja de plaine en plaine
Ils ont franchi bien du chemin.
Lorsque le bœuf s’arrête et prend haleine,
Il est grévé ; mon dieu ! Que je lui fais de peine !
Dit le voyageur clandestin.
Si tourmenté de la saison brûlante,
De ses mugissemens l’animal frappe l’air,
Par vanité compatissante
Notre atome se fait leger.
Même, de peur d’amaigrir sa monture,
Vous l’eussiez vû sobre dans ses repas.
Faisons, se disoit-il, faisons chere qui dure ;
Je l’affoiblirois trop ; il n’arriveroit pas.
On arrive pourtant jusqu’à la capitale.
Cadet ciron sain et sauf arrivé,
Demande excuse au bœuf qu’il croit avoir crevé,
Qui me parle là-haut, dit d’une voix brutale
Messire bœuf ? C’est moi. Qui ? Me voilà.
Eh ! L’ami qui te sçavoit-là ?


Je laisserois la fable toute nuë
Qu’ici plus d’un ciron se reconnoîtroit bien !
Tel qui se grossit à sa vûë,
Se croit quelque chose, et n’est rien.
LA LOTTERIE DE JUPITER

Le bon Jupin voulant gratifier
La race humaine sa servante,
Par Mercure fit publier
Une ample lotterie, en tous biens abondante.
Tout billet étoit noir ; chacun devoit gagner,
Point de sixiéme à prendre sur l’espéce
Les premiers lots étoient les plaisirs, la richesse,
Les honneurs, le droit de regner.
Le gros lot étoit la sagesse.
Le plus grand nombre, et les moins bien traités,
De l’espérance au moins devoient être dotés.
Quant au prix des billets, c’étoit des sacrifices ;
Les autels étoient les bureaux.
Jupiter reçut tout, chevres, moutons, genisses,
Pigeons, jusques à des gâteaux,
Et moins encor, car le dieu favorable,
Aimant les hommes comme siens,
Ne voulut pas que le plus misérable
Demeurât exclus de ses biens.
J’oubliois

qu’il voulut permettre
À quelques-uns des dieux d’y mettre.
Bien-tôt la lotterie est pleine ; il faut tirer.
Tous les billets sont jettés dans une urne,
Broüillés et rebroüillés. Puis, le fils de Saturne,
C’est donc au sort à se montrer,
Dit-il ; je veux que ce soit lui qui tire ;
Aveugle il est hors de soupçon.
Le sort tire en effet. Mercure a soin d’écrire
À chaque fois et le lot et le nom.
De l’urne à millions sortent les espérances ;
C’étoit toujours cela. Puis de meilleures chances
Faisoient paroître quelquefois
Des amans fortunés, des riches, et des rois.
Le gros lot vient enfin : on nomme la sagesse.
Pour qui ? Numero tant, et Minerve pour nom.
Soudain entre les dieux fanfares, allégresse ;
Chez l’homme au contraire tristesse,
Murmure, injurieux soupçon.
Que voilà bien un trait de pere de famille !
Dit tout le genre humain fâché.
Jupiter fait tomber le gros lot à sa fille !
Bon, cela saute aux yeux, Jupiter a triché.
Pour punir et calmer cette insolence impie,
Quel moyen croyez-vous que Jupin inventa ?
Au lieu de la sagesse, il donna la folie
À l’homme qui s’en contenta.
On ne se plaignit plus, et depuis ce partage
Le plus fou se crut le plus sage.

LES DEUX STATUES

Sur le sommet d’un temple magnifique,
On voulut élever l’image de Pallas ;
Et pour ce monument toute une république
Mit en œuvre deux Phidias,
Grand prix pour qui feroit la plus belle statuë ;
On veut choisir. Un seul devoit avoir l’argent,
Et la gloire par conséquent ;
L’autre rien. Chacun s’évertuë,
Fait de son mieux ; honneur et gain
Pressent nos ouvriers, leur conduisent la main.
Ils ont bien-tôt achevé leur ouvrage ;
On le porte au parvis. Le peuple d’y courir.
Alors de tous les yeux l’un ravit le suffrage ;
L’autre à peine se peut souffrir.
Celui qu’on admiroit brilloit de mille graces ;
Tous les traits étoient délicats ;
Les contours arondis : bref, malgré ses menaces,
La critique n’y mordit pas.
L’autre n’étoit auprès qu’une marbre encor informe ;
Rien de fini ; chaque trait est grossier ;
Contours monstrueux, taille énorme :

Le peuple renvoyoit l’ouvrage à l’attelier.
Voilà le maître, et l’autre est l’écolier.
Tout beau, dit le sculpteur ; il faut nous éprouver.
Est-ce pour le parvis que ma statuë est faite ;
Sur le temple avec l’autre il la faut élever ;
Et vous verrez d’ici quelle est la plus parfaite.
On le fit, en plaignant les frais ;
Mais d’abord tout changea de face.
La statuë admirée en perdit tous ses traits ;
L’éloignement les confond, les efface.
L’autre par la distance acquiert toute la grace.
Qu’on ne soupçonnoit point, en la voyant de près.
Il faut voir les choses en place.

LA MAGICIENNE
À M Coypel le fils.
Coypel, digne héritier d’un Appelle nouveau,
Qui, recuëillant sa sublime industrie,
T’es fait donner ta part de son pinceau
En pur avancement d’hoirie ;
Si loin que son art soit allé,
Il doit craindre qu’un jour ton sçavoir ne l’égale.
Je l’en crois, entre nous, déja tout consolé ;
Et nature en ravit l’honneur à la morale.
À mes travaux ajoûte ici les tiens ;
Rends présent ce que je raconte.
Mes vers me semblent bons (chacun le croit des siens)
Mais du tableau l’impression plus prompte
Réunit en un seul moment
Ce que le vers ne dit que successivement.
Rassemble dans tes traits tout l’esprit de l’ouvrage ;
Peins même les discours dans l’air du personnage ;
Que ton pinceau moralise avant moi.
Tant mieux, si je suis presque inutile après toi.


Tu l’as fait. Ce tableau plaisamment formidable,
En action réelle érige mon récit.
Dans ce que tu peins tout est dit ;
Et qui le voit, a lû ma fable.
La nuit avoit au monde amené le repos.
Le silence regnoit sur toute la nature ;
Et l’obligeant Morphée à chaque créature
Faisoit litiere de pavots.
Une sorciere de Carie,
Une vieille Medée, une autre Canidie,
Sçavante en l’art d’interroger le sort,
Pour exercer sa science hardie,
Arrive dans un bois qui tremble à son abord.
Dans le centre d’un cercle elle établit la scéne
De ses enchantemens divers ;
Sur l’autel en triangle allume la verveine,
En prononçant les mots souverains des enfers.
Pour sacrifice au dieu du noir rivage,
Elle souffle la peste au plus prochain bercail ;
Et fait sur l’heure à l’innocent bétail
Perdre le goût du pâturage.
Pluton, de ce grand art le vassal immortel,
Députe à la sorciere une légion d’ombres,


Qui viennent des royaumes sombres
Comparoître au magique autel.

Ce n’est pas tout. Il faut que du ciel arrachée
La lune descende en ce bois.
De son char, par un mot, la voilà détachée.
Des pauvres cariens les tambours et les voix
La rappellent en vain : la lune est empêchée.
À quoi ? Vous allez voir. Dès que tout s’est rendu
Aux loix de la magicienne,
Tirez-moi de souci, leur dit la carienne ;
Où puis-je retrouver un chien que j’ai perdu ?
Quoi, falloit-il troubler l’ordre de la nature,
Lui dit Hecate, pour ton chien ?
Eh que m’importe son allure,
Dit la vieille, pourvû que je n’y perde rien ?
Que de gens ne seroient, avec même puissance,
Ni plus justes ni plus sensez !
Pour un rien ils mettroient tout le monde en souffrance :
Ils se contentent ; c’est assez.
Est-ce hiperbole ? Non : et ma fable s’appuye
D’un fait connu de l’univers.
Parce qu’Alexandre s’ennuye,
Il va mettre le monde aux fers.

LES OISEAUX

Sur un haut chêne au pied d’une montagne,
S’étoient dès le matin, assemblés mille oiseaux,
Qui voltigeant de rameaux en rameaux
De leurs brillans concerts égayoient la campagne
Ainsi, sans soins, sans embarras,
Chantant leur joye ou leur tendre martyre,
Ils attendoient l’heure de leur repas,
Ou leur apetit, pour mieux dire.
Ils le sentoient venir, lorsque tout à propos
Un sansonnet vint leur apprendre
Qu’à mille pas de l’arbre ils n’avoient qu’à se rendre.
Le grain, leur disoit-il, s’y versoit à grands flots.
Venez… ne soyez pas si sots,
Leur dit une alouette ; on songe à vous surprendre.
Grain, vous dit-on, d’accord ; mais aussi vrais paneaux
Que l’oiseleur vient de vous tendre :
Et que je sois le dernier des oiseaux
Si… la pauvre alouette est une autre Cassandre,


Qu’on ne croit point, qu’on ne veut point entendre ;
Et nos troyens aislez entraînés par la faim,
Suivent le sansonnet au grain.
Vous le voyez ; dit-il. Le premier il y vole.
On l’a suivi sur sa parole ?
Sur son exemple on se met à manger :
Mais le paneau se ferme ; et voilà dans la geole
Nos pauvres indiscrets. Quelques-uns d’enrager ;
Les autres encor de gruger.
En enrageant ; cela console.
Je vous ai prédit le danger ;
Vous trompois-je ? Dit l’alouette,
Qui seule avoit la clef des champs.
Non, répondit quelqu’une de dedans ;
C’est qu’on croit trop ce qu’on souhaite ;
Et l’on connoît son tort quand il n’en est plus tems.



LES DIEUX D’EGYPTE

Dans l’égypte jadis toute bête étoit dieu ;
Tant l’homme au contraire étoit bête !
Tel animal ailleurs, qui n’a ni feu ni lieu,
Avoit là son temple et sa fête.
On avoit fait un jour dans le temple du chat
D’un rat blanc et sans tache un pompeux sacrifice.
Le lendemain, c’est le tour du dieu rat :
Il faut, pour le rendre propice,
Qu’à ses autels un chat périsse.
Maître matou marchoit de festons couronné,
Et de prêtres environné.
Du dieu rat jusqu’aux cieux on portoit la loüange.
Strophe, antistrophe, épode, harmonieux ramas :
Petits faits et grands mots ; pindarique mélange.
Chacun prioit le dieu de menager sa grange.


Ne nous punissez point des insultes des chats,
Disoit-on : que le sang de celui-ci vous vange.
Lui dieu ! Disoit le chat. Et ! Vous n’y pensez pas :
Qui suis-je donc moi qui le mange ?
Hier c’étoit pour moi que fumoit l’encensoir ;
Aujourd’hui mon trépas vous paroît legitime.
Pourquoi passer ainsi du blanc au noir ?
J’étois dieu ; me voilà victime.
Reproche embarrassant qu’on ne résolut point.
Nous sommes tous d’égypte, et leur mode est la nôtre.
Quels sont nos dieux ? Nos passions,
Que suivant les occasions
Nous immolons tour à tour l’une à l’autre.

L’AVARE ET MINOS

De tous les vices des humains
Le plus mocqué, c’est l’avarice.
C’est aussi le plus fou. Bernez-le, c’est justice.
Quant à moi, j’y donne les mains.
Qu’Apollon me mette à sa place ;
J’arme tous les auteurs contre un vice si sot.
Nul rang, nul honneur au Parnasse
À quiconque sur lui n’eût pas lâché son mot.
Mais quoi ? Me diroient-ils ; la matiere est usée :
De quels siécles, de quels climats
N’a-t-il pas été la risée ?
Qu’en dirons-nous ? Plutôt, que n’en direz-vous pas ?
Peignez l’avare en sa folle disette,
De Belsebut infame anachorette,
Qui fait vœu sur son or de renoncer à tout :
Qui se traite lui-même à sa table maudite,
Comme un effronté parasite
Qu’il voudroit éloigner par un mauvais ragoût.
Quand le vice est opiniâtre
La satyre doit l’être aussi.
Allez le baffouër de théâtre en théâtre,
Tant qu’à le corriger vous ayez réussi.


Mais ne l’attaquez pas avec des bras d’Hercule ;
Vos efforts seroient superflus.
Servez-vous des traits de Momus ;
Il est défait s’il voit son ridicule.
Eh ! Ne le voit-il pas ? Ne l’a-t-on pas bien peint ?
L’avare ignore-t-il, si quelque sens l’éclaire,
Qu’en se privant de tout de peur de la misere,
Il se fait tout le mal qu’il craint ?
On s’en mocque ; il est insensible ;
Ce qui le fâche d’un brocard,
C’est qu’il n’en peut grossir sa chevance d’un liard.
Oh ! Je me rends ; la cure est impossible,
Le vice sans pudeur est trop incorrigible.
Auprès d’un immense trésor
Certain avare expira de misere ;
Et dans sa demeure derniere,
N’emporta qu’un denier qu’on lui plaignit encor.
Car telle est la gent héritiere ;
Vous lui laissez des monceaux d’or ;
Elle plaint au défunt le bucher ou la biere.
Notre ombre arrive au Stix dans le temps que Caron

Recevoir son droit de passage,
Et repoussoit de l’aviron
Quiconque n’avoit pas pour payer son voyage.
Mais l’avare amoureux de son pauvre denier
Ne peut s’en désaisir. Il fraude le péage ;
À la barbe du nautonnier,
Dans le milieu du Stix il se jette à la nage ;
Fend le fleuve. On a beau crier ;
L’ombre, à force de bras, atteint l’autre rivage.
Cerbere à son aspect, aboya triplement.
Bien-tôt à l’affreux heurlement
Des noires sœurs vient la cruelle bande,
Qui se saisit dans le moment
De cette ombre de contrebande.
On la mene à Minos ; le cas étoit nouveau :
On veut par un exemple assûrer le bureau.
Vous eussiez vû Minos rouler dans sa cervelle
Le crime et la punition.
L’ombre avare mérite-t-elle
Le tourment de Tantale, ou celui d’Ixion ?
L’envoira-t-il relayer Promethée,
Ou bien aider Sisiphe à rouler son fardeau ?

Vaut-il mieux l’obliger à remplir ce tonneau,
Où des brus d’Egyptus la troupe détestée
Perd toujours sa peine et son eau ?
Non, dit Minos. Il faut le punir davantage.

Les tourmens d’ici ne sont rien.
Qu’il s’en retourne au monde : ouvrons-lui le passage.
Je le condamne à voir l’usage
Que l’on va faire de son bien.

LES DEUX ORACLES

À s a s monseigneur le duc.
Prince, que je ne tiens pas
Compte
De surnommer vaillant, car
Vaillant et Condé
C’est même chose et j’aurois honte
D’un pléonasme décidé :
C’est la noble candeur, la droiture héroïque
Qu’aujourd’hui je célébre en toi :
Que la France aime à voir Condé le véridique
Chargé de lui former un roi !


Louis sçaura de toi que son palais doit être
Le temple de la vérité ;
Et que si le mensonge a le front d’y paroître,
L’insolent doit être traité
En criminel de leze-majesté.
De ta bouche sincére il va souvent entendre
Qu’il n’est roi que pour notre bien ;
Et le ciel dans ton cœur a pris soin de répandre
Tout ce qui doit regler le sien.
Veille donc sur cette ame à tes soins confiée ;
Que ses vertus croissent avec ses jours ;
Et qu’à jamais répudiée,
La flatterie en d’autres cours
Aille chercher azile : elle en aura toûjours
Les rois la souffrent trop ; c’est-là leur grande faute ;
Elle corrompt enfin les princes les meilleurs ;
Mais du moins, la releguant ailleurs,
Que le roi ne soit pas son hôte.
Au temple de Delphes un jour
Un roi grec suivi de sa cour,
S’en alla consulter l’oracle.
Il vouloit des amis dont il ne pût douter ;
Mais sa grandeur est un obstacle
À ce jugement sûr qu’il en vouloit porter :
Car comment distinguer l’ami de sa personne
D’avec l’ami de sa couronne,
Le zéle d’avec l’intérêt,
L’attachement réel de ce qui le paroît ?


C’étoit l’embarras du monarque.
Il entre seul au temple, interroge Appollon,
Et lui demande à quelle marque
Il connoîtra l’ami digne d’un si beau nom.
Tu veux, lui dit Phoebus, un ami véritable ?
Celui qui t’osera dire la vérité,
La vérité désagréable,
Sera ton homme : adieu ; voilà ta sûreté.
Le prince sort sans rien faire connoître.
Toute sa cour ensuite eut son oracle à part :
Ils demandoient tous par quel art
Ils pourroient faire un ami de leur maître.
En le flatant toûjours, leur dit l’oracle à tous :
Fausse loüange plaît, et l’orgueil la seconde :
N’allez pas dire vrai ; ce seroit fait de vous.
Ce dieu connoissoit bien son monde.
Comment ce double oracle ira-t-il à sa fin ?
Chacun étant ainsi muni de sa recette,
Ils s’assemblent tous au festin,
Où les a conviez le prince qui projette
D’éprouver sur eux son destin.
Mes amis, leur dit-il, au moment que la joye
Commençoit à regner entre nos commensaux,
Que la liberté se déploye :
De l’amitié ; rien plus ; nous sommes tous égaux.
Pour commencer, dites-moi moi défauts.

Si vous en avez, c’est de croire
Que l’on puisse vous en trouver ;

Dit la troupe en chorus. Et là-dessus de boire.
Un seul ne disoit mot. Qu’avez-vous à rêver,
Lui dit le roi ? Je rêve à votre gloire ;
Chacun vous flate ici ; je ne puis l’approuver ;
Vous avez cent vertus dont s’ornera l’histoire ;
Je l’avouë avec joye, et j’en sens tout le prix :
Mais je crains qu’un défaut nuise à votre mémoire ;
Que vos lauriers n’en soient flétris.
Vous aimez trop le vin ; et quelquefois l’yvresse
De votre front fait fuir la majesté.
Insolent ! Dit le roi ; tien, de ta hardiesse
Voilà le prix ; le coup étoit porté.
Enfin mon amitié m’a valu votre haine,
Dit le mourant ; l’oracle consulté
M’a prédit une mort certaine,
Si j’osois à mon roi dire la vérité.
Par l’excès du zèle emporté,
Je n’ai pû vous la taire, et j’en reçois la peine.
Qu’entens-je ? Dit le roi ; pardon, dieux irrités ;
Rendez-moi mon ami ; je reconnois son zèle.
M’allez-vous donc livrer à la troupe cruelle
Des flateurs qui me sont restés ?
Jusques au bout l’ami fidele
Lui dit : je meurs content si vous en profitez.

LA PIE

Un traitant avoit un commis ;
Le commis un valet ; le valet une pie.
Quoique de la rapine ils fussent tous amis,
Des quatre, l’animal étoit la moins harpie.
Le financier en chef voloit le souverain ;
Le commis en second voloit l’homme d’affaire ;
Le valet grapilloit ; il eut voulu mieux faire ;
Et des gains du valet Margot faisoit sa main.
C’est ainsi que toute la vie,
N’est qu’un cercle de volerie.
Le valet donc à son petit magot
Trouvoit toûjours quelque mécompte.
Qu’est-ce dit-il. Quel est le coquin qui m’affronte ?
Dans mon taudis il n’entre que Margot.
À tout hazard il vous l’épie,
Et la prend bien-tôt sur le fait.
Il voit notre galante pie
Du coin de l’œil faisant le guet,
Prendre à son bec sa piéce de monnoye,
Et puis dans le grenier courant cacher sa proye.
C’étoit-là que Margot avoit son coffre fort ;
Amassant sans jouïr ; bien d’autres ont ce tort.


Oh, ça, dit le valet, en surprenant sa belle,
Je te tiens donc, et mon argent aussi.
Voyez la gentille femelle :
J’en suis d’avis ; on volera pour elle ;
Elle en auroit le gain ; j’en aurois le souci.
Il prononce à ces mots la sentence mortelle.
Margot à sa façon se jette à ses genoux ;
Grace, lui cria-t-elle ; un peu plus d’indulgence ;
Au fonds je n’ai rien fait que vous ne fassiez tous.
Ou par justice, ou par clémence,
Donnez-moi le pardon qu’il vous faudroit pour vous.
Ce caquet étoit raisonnable ;
Mais le valet inéxorable
Lui coupe la parole et lui tord le gosier.
Le plus foible, c’est l’ordre, est puni le premier.
L’ENFANT

ET LES NOIS.

Que j’aime une image naïve
Qui soit en apparence une leçon d’enfant,
Et qui pour le sage instructive
Renferme un précepte important !
Les grandes vérités charment sous cette écorce ;
On ne les attend point, et d’abord on les voit ;
Cette surprise y donne de la force.
Un exemple, dit-on ; eh bien, exemple ; soit.
Philosophiquement, si je vais dire à l’homme,
Contente toi de médiocrité ;
Il ne t’en coûtera le repos ni le somme ;
Tu l’auras sans difficulté.
Mais par mille projets je te vois agité ;
Tes desirs n’ont point de limites ;
Toutes fortunes sont à ton gré trop petites ;
Tu veux tout ; tout échape à ton avidité.
Belles leçons ! Mais l’homme y bâille,
Que faire pour le réveiller ?
Or voici comme j’y travaille ;
Je lui conte une fable ; il cesse de bâiller.

Un jeune enfant,

je le tiens d’épictete,
Moitié gourmand et moitié sot.
Mit un jour sa main dans un pot
Où logeoit mainte figue avec mainte noisette.
Il en emplit sa main tant qu’elle en peut tenir ;
Puis veut la retirer ; mais l’ouverture étroite
Ne la laisse point revenir.
Il n’y sçait que pleurer ; en plainte il se consomme ;
Il vouloit tout avoir et ne le pouvoit pas.
Quelqu’un lui dit, (et je le dis à l’homme, )
N’en prends que la moitié, mon enfant ; tu l’auras.


LE LINX ET LA TAUPE

Jadis dans le siécle des fables,
Et du tems qu’il étoit des sirenes, des sphinx,
Centaures et choses semblables,
Vivoit aussi messire linx,
L’argus des animaux, dont la perçante vûë
Ne trouva jamais rien d’obscur :
Tandis que l’œil du jour perce à peine la nuë,
Le sien perce au travers d’un mur.
Un de ces animaux, tapi sous un branchage,
(car ils étoient chasseurs de leur métier)
Se tenoit à l’affût, attendoit le gibier,
Préparant ses dents à l’ouvrage.
Notre Argus apperçoit une taupe en son trou.
Ah ! Lui dit-il ; que je te plains ma mie !
Pauvre animal que fais-tu de la vie ?
Tu n’as point d’yeux ; Jupiter étoit fou

Quand il te fit de cette sorte.
Pourquoi t’ôter le jour qui doit tout éclairer !
Tu fais fort bien de t’enterrer ;
Je te tiens plus d’à moitié morte ;
Et ce seroit faveur que de te dévorer.

Pardonnez-moi, lui dit la dame ;
Je sens fort bien que je vis tout-à-fait.
Je n’ai point d’yeux ; est-ce un sujet
D’accuser Jupiter ? Croyez-m’en sur mon ame,
Il a bien fait ce qu’il a fait.
A-t-il besoin qu’on le conseille ?
Il m’a donné de sa grace une oreille
Qui vaut des yeux, et qui me sert autant.
Tenez, par exemple, elle entend
Derriere vous un bruit qui vous menace ;
Je crains pour vous quelque disgrace,
Fuyez. Dame taupe entendoit
La corde d’un arc qu’on bandoit.
La fléche part, et l’atteinte mortelle
Envoya notre Argus dans la nuit éternelle.
Mépriseurs indiscrets, vous n’y connoissez rien ;
Les dons sont partagés, et chacun a le sien.


LES DEUX SONGES

Variété, je t’ai voué mon cœur.
Qui te perd un moment de vûë,
Tombe aussi-tôt dans la langueur.
Rien ne charme à la continuë ;
Seule, tu plais toûjours. J’ai pitié du lecteur
Quand tu n’as pas versé tes graces sur l’auteur.
Préside à mes récits ; préside à mes images ;
Peins toi-même mes paysages ;
Changeons d’objets ; changeons de lieux ;
Promene-moi dans mes ouvrages,
De la terre aux enferts, et des enfers aux cieux.
À peine la nature est-elle assez féconde ;
Tout est dit, tout devient commun.
Les conquerans voudroient un nouveau monde ;
C’est aux rimeurs qu’il en faut un.
Toûjours des animaux, des bois et des campagnes !
Sans cesse le même horizon !
Comment y résister ? L’on se croit en prison.
De la variété les graces sont compagnes,
J’en veux dans mon ouvrage égayer la raison.
Là j’amenerai sur la scène
Cadet Ciron qui se croit important ;
Tout auprès Jupiter de son trône éclatant
Gratifiera la race humaine ;

De-là, je vais aux sombres bords
Faire juger Minos, faire parler les morts.

Aujourd’hui dans le nord et demain dans l’Affrique,
Quelquefois iroquois, et d’autres fois persan,
Gay, sérieux, galant ou politique,
Je serai tout, mais toûjours véridique.
Ça, ma muse, prend le turban,
Et tire ici le vrai des songes d’un sultan.
Deux songes, grands menteurs, l’un noir, mélancolique ;
L’autre blanc et vermeil comme albâtre et corail,
Sortoient un matin du sérail.
D’un esclave le blanc s’étoit fait domestique,
Et le noir avoit pris le grand seigneur à bail,
Même à bail emphitéotique.
Ils retournoient ensemble au ténébreux manoir.
Ça, dit le songe blanc au noir ;
As-tu bien tourmenté ton homme ?
Je t’en réponds, dit l’autre ; et vingt fois en sursaut
Je l’ai retiré de son somme ;
Je l’ai de mal en pis promené comme il faut.
Par l’infidele janissaire,
D’abord de la prison j’ai fait tirer son frere ;
On l’arrachoit

du trône, et prêt d’être étranglé
Il s’éveille en criant, tout en eau, tout troublé :
Je l’attendois à la reprise
Il se rendort, et sur le champ
Je me transforme en nouveau Tamerlan
J’attaque sa hautesse et la ville est surprise ;
À mon pouvoir tout se soumet.
De ses enfans je fais ample carnage ;
Et lui-même je vous l’encage,
Ainsi qu’un autre bajazet.
Nouveau sursaut ; et dès qu’il se remet
Sur l’oreiller, nouvelle image
Plus triste encor : enfin, je m’en donne à souhait.
Voilà toutes les nuits le soin qui me regarde.
C’est ma tâche en un mot. Je corromps ses visirs ;
Le mufti le proscrit ; je révolte sa garde ;
Une sultane le poignarde ;
Ce sont là mes menus plaisirs.
Je lui rends la nuit si funeste
Qu’il en a pour le jour du trouble encor de reste.
Oh ! Pour moi, dit le songe blanc,
Je sers mieux mon homme, et ma tâche
Est de le rendre heureux, de rafraîchir son sang.
À peine le sommeil sur son grabat l’attache,


Que d’abord je le fais sultan.

Il prend sa place au trône, assemble le divan,
Fait des loix ; déclare la guerre,
De succès en succès soûmet toute la terre,
N’en fait pour lui qu’un peuple et tout mahometan.
Puis pour se délasser, de sultane en sultane
Va promener ses vœux, examine, et le soir,
Tous attraits bien pesés, il jette le mouchoir.
Je n’offre à ses regards que tableaux de l’Albane.
Chaque nuit ma faveur le met
Au paradis de Mahomet.
Problême embarrassant, question épineuse !
Lequel choisir des deux états ?
Une vie est souvent heureuse ou malheureuse
Par les endroits qu’on n’en voit pas.
Ambitieux toûjours en quête
De puissance et d’honneurs, gare le songe noir.
Nous n’envions les grands que faute de sçavoir
Ce qui leur passe par la tête.


LES SINGES MATELOTS

Un navire chargé d’une peuplade singe,
Colonie amassée aux forêts de Narsinge,
Venoit d’arriver dans un port.
Le débit étoit sûr de cette marchandise ;
Le roi du pays l’aimoit fort.
Que ce fût bon goût ou sotise,
Avec lui tout son peuple avoit raison ou tort.
Le monde se conforme à l’exemple du maître ;
Et sur tout de la cour c’est-là le rudiment,
Le prince est enrumé ; le courtisan veut l’être ;
La mode en court dans le moment.
Nos marchands de magots, pour annoncer leur foire,
Dans la ville étoient descendus ;
L’équipage étoit allé boire ;
Les singes restoient et rien plus.
Leur doyen se leva, capable personnage :
Camarades, dit-il, je médite un bon tour.
Dérobons-nous à l’esclavage,
L’occasion nous rit, hâtons nôtre retour.


Vous avez vû quelle manœuvre
Gouverne les vents et les flots ;
Pour notre apprentissage essayons ce chef-d’œuvre ;
Je serai le pilote, et vous les matelots.
Vivent les bons conseils, s’écria l’assemblée ;
Partons ; liberté, liberté !
On démare aussi-tôt ; la voile est étalée :
Et voilà par les vents le navire emporté.
Tout alloit bien d’abord ; plus d’un zéphir les pousse ;
Vous eussiez vû maint petit mousse
Courant de vergue en vergue, et grimpant sur les mats ;
Tandis qu’au gouvernail le vieux singe se place,
D’un pilote inquiet affectant la grimace :
On l’eût pris pour Tiphis à son grave embarras.
Messieurs, leur disoit-il, l’orage nous menace ;
Je vois un nuage là-bas ;
Déja des mers se ride et se noircit la face ;
Nous aurons du gros tems ; mais ne le craignez pas.
Il disoit vrai quant à l’orage ;
Quant à son art, c’étoit un autre cas.
Les vents dans le moment déployerent leur rage ;
De foudres redoublés un horrible fracas
Allarme le pauvre équipage,
Qui se voit à toute heure à deux doigts du trépas.


Ils font à tout hazard ce qu’ils avoient vû faire ;
Mais ils le font en imprudens.
Il faut caler la voile ; ils font tout le contraire.
Voulant fuir les rochers, ils vont donner dedans.
Comme ils ont vû dans pareille avanture,
Des matelots jurans, d’autres faisant des vœux ;
Les singes font de même entr’eux ;
Celui là prie, et l’autre jure.
Priant, jurant, chacun travaille à qui mieux mieux,
Ou bien à qui plus mal ; c’est pure étourderie.
Eh ! Que leur sert leur aveugle industrie ?
Le vaisseau heurte un roc et se brise à leurs yeux ;
Et la mer abîma toute la singerie.
Imitateurs, je prends mes singes à témoin ;
Vous échouerez ; votre art ne vous mene pas loin.

LA ROSE ET LE PAPILLON

Qu’est devenu cet âge où la nature
Rioit sans cesse au genre humain ;
Cet âge d’or, dont la peinture
Nous flate encor ? Songe doux quoique vain.
Mais ce n’est pas que j’en rappelle
Les jours sereins et les tranquilles nuits.
Que la nature fût plus belle,
Que Flore eût plus de fleurs, Pomone plus de fruits,
Ce n’est pas-là ce qui fait mes ennuis.
J’en regrette d’autres délices ;
La foi naïve et la simple candeur,
Les vertus hôtesses du cœur,
L’ignorance même des vices.
Oüi, ce fut-là son plus rare trésor,
Les discours n’étoient point des embûches dressées ;
Les paroles et les pensées
N’étoient point en divorce encor.
Quoi ! Ces gens étoient-ils des hommes,
Demanderoit-on volontiers ?
Tant on les trouve singuliers

Et tout autres que nous ne sommes !

Oüi, c’en étoit. Ces bonnes gens
Furent vos peres et vos meres.
Qui croiroit, messieurs leurs enfans,
Que vous vinssiez d’ayeux sincéres ?
De mensonge aujourd’hui vous donnez des leçons ;
Tout se viole et tout se falsifie
Promesses et sermens passent pour des chansons :
Sot qui les tient : fou qui s’y fie.

À nous voir en si mauvais train,
Ce n’est plus l’âge d’or qu’à présent je regrette.
C’en seroit trop. Je ne souhaite
Que de revoir l’âge d’airain.
Environ ce temps-là fleurissoit ma coquette.
Il étoit une rose en un jardin fleuri,
Se piquant de regner entre les fleurs nouvelles.
Papillon aux brillantes aîles,
Digne d’être son favori,
Au lever du soleil lui compte son martyre :
Rose rougit et puis soupire.
Ils n’ont pas comme nous le tems des longs délais ;
Marché fut fait de part et d’autre.
Je suis à vous, dit-il : moi : je suis toute votre ;


Ils se jurent tous deux d’être unis à jamais.
Le papillon content la quitte pour affaire :
Ne revient que sur le midi.
Quoi ! Ce feu soit disant si vif et si sincére,
Lui dit la rose, est déja réfroidi ?
Un siécle s’est passé, (c’étoit trois ou quatre heures)
Sans aucun soin que vous m’ayez rendu.
Je vous ai vû dans ces demeures,
Porter de fleurs en fleurs un amour qui m’est dû.
Ingrat, je vous ai vû baiser la violette,
Entre les fleurs simple grisette,
Qu’à peine on regarde en ces lieux ;
Toute noire qu’elle est, elle a charmé vos yeux.
Vous avez caressé la tulipe insipide,
La jonquille aux pâles couleurs,
La tubéreuse aux malignes odeurs.
Est-ce assez me trahir ? Es-tu content, perfide ?
Le petit-maître papillon
Repliqua sur le même ton.
Il vous sied bien, coquette que vous êtes,
De condamner mes petits tours ;
Je ne fais que ce que vous faites ;
Car j’observois aussi vos volages amours.
Avec quel goût je vous voyois sourire
Au souffle caressant de l’amoureux Zéphire !
Je vous passerois celui-là :
Mais non contente de cela,


Je vous voyois recevoir à merveille
Les soins empressés de l’abeille ;
Et puis après l’abeille arrive le frelon ;
Vous voulez plaire à tous jusques-au moucheron.
Vous ne refusez nul hommage ;
Ils sont tous bien venus, et chacun à son tour.
C’est providence de l’amour
Que coquette trouve un volage.


L’ORME ET LE NOYER

Sur le penchant d’une montagne,
Haut et puissant seigneur de la campagne,
L’orme habitoit près du noyer.
Bons voisins, ils jasoient pour se désennuyer.
L’orme disoit à son compere ;
En vérité j’ai lieu de me plaindre du sort.
Je suis haut, verdoyant et fort ;
Stérile avec cela ; point de fruit ; j’ai beau faire ;
Je n’en sçaurois porter ; la nature eut grand tort.
Je fais ombre, et c’est tout. Cela me mortifie.
Voisin noyer le consoloit :
Il te fâche de voir comme je fructifie ;
J’ai de trop ce qu’il te falloit.
Mais que veux-tu ? Le ciel répand ses graces
Comme il lui plaît ; non pas comme nous l’entendons.
Plus élevé que moi, de vingt pieds tu me passes ;
Il m’a fait à moi d’autres dons.
J’ai le meilleur lot, à tout prendre.
Le fruit nous sied fort bien ; arbre qui n’en peut rendre,
N’est à mon sens, un arbre qu’à demi ;
Mais console toi, mon ami,

Il ne t’en viendra pas à force de murmure ;
Il faut vouloir, ce que veut la nature.

Le noyer babillard continuoit toûjours,
Quand un essain d’enfans interrompt son discours.
À coups de bâtons et de pierre
Le bataillon lui livre une cruelle guerre.

Le pauvre arbre n’a point de noix
Qui ne lui coûte au moins une blessure :
Il reçoit cent coups à la fois ;
Adieu ses fruits et sa verdure.
La moisson faite, on veut encore glaner :
Sans respect du noyer, sur lui la troupe monte ;
On le rompt, on l’ébranche ; il crie, on n’en tient compte,
Tant qu’il n’ait plus rien à donner.
Enfin, chargés de noix, c’est sous l’orme tranquille
Que les enfans vont les manger ;
Et l’orme dit en les voyant gruger ;
C’est souvent un malheur que d’être trop utile.

LE CAMELEON

Deux de ces gens coureurs du monde,
Qui n’ont point assez d’yeux et qui voudroient tout voir ;
Qui pour dire, j’ai vû, je le dois bien sçavoir,
Feroient vingt fois toute la terre ronde :
Deux voyageurs, n’importe de leur nom,
Chemin faisant dans les champs d’Arabie
Raisonnoient du caméléon.
L’animal singulier ! Disoit l’un ; de ma vie
Je n’ai vû son pareil ; sa tête de poisson,
Son petit corps lezard, avec sa longue queuë,
Ses quatre pattes à trois doigts,
Son pas tardif, à faire une toise par mois,
Par-dessus tout, sa couleur bleuë…
Alte-là, dit l’autre ; il est verd ;
De mes deux yeux je l’ai vû tout à l’aise.
Il étoit au soleil, et le gosier ouvert,
Il prenoit son répas d’air pur… ne vous déplaise,
Réprit l’autre, il est bleu ; je l’ai vû mieux que vous,
Quoique ce fût à l’ombre : il est verd ; bleu, vous dis-je :

Démenti ; puis injure ; alloient venir les coups,
Lorsqu’il arrive un tiers. Eh ? Messieurs quel vertige !
Holà donc ; calmez-vous un peu.
Volontiers, dit l’un d’eux ; mais jugez la querelle
Sur le caméléon ; sa couleur, quelle est-elle ?
Monsieur veut qu’il soit verd ; moi je dis qu’il est bleu.
Soyez d’accord, il n’est ni l’un ni l’autre,
Dit le grave arbitre ; il est noir.
À la chandelle, hier au soir,
Je l’examinai bien ; je l’ai pris, il est nôtre,
Et je le tiens encor dans mon mouchoir.
Non, disent nos mutins, non je puis vous répondre
Qu’il est verd ; qu’il est bleu ; j’y donnerois mon sang.
Noir, insiste le juge ; alors pour les confondre,
Il ouvre le mouchoir, et l’animal sort blanc.
Voilà trois étonnés, les plaideurs et l’arbitre ;
Ne l’étoient-ils pas à bon titre ?
Allez enfans, allez, dit le caméléon ;
Vous avez tous tort et raison.
Croyez qu’il est des yeux aussi bons que les vôtres ;
Dites vos jugemens ; mais ne soyez pas fous
Jusqu’à vouloir y soûmettre les autres.
Tout est caméléon pour vous.

APOLLON MERC. ET BERG.

L’homme est ingrat ; c’est son grand vice.
Comme une grace il sollicite un bien ;
L’a-t-il reçû ? Ce n’est plus que justice ;
On a bien fait ; il n’en doit rien.
Place-t-on un nouveau ministre ?
Il faut pour ses flatteurs agrandir son palais.
Des graces, des trésors n’a-t-il plus le registre ?
Une solitude sinistre
Fait deserter jusques à ses valets.
La foule se presse où l’on donne ;
Mais où l’on a donné, l’on ne voit plus personne ;
Je plaindrois un vendeur d’encens
Qui n’en débiteroit qu’aux cœurs reconnoissans.
On a tort ! Les plaisirs que l’on daigne nous faire
Doivent être payés du cœur ;
Et c’est voler son bienfaiteur
Que lui retenir ce salaire.
Mais nous, sans intérêt obligeons les humains.
Que l’honneur de servir soit le prix du service.

La vertu sur ce point fait un tour d’avarice ;
Elle se paye par ses mains.
L’obligeant Apollon et le malin Mercure
Un jour firent une gageure.
On m’adore pour ma bonté,
Disoit l’un : moi pour ma malice,
Disoit l’autre ; et je suis le plus accrédité.
Faisons un peu l’essai de nôtre autorité !
Qui de nous obtiendra le premier sacrifice,
Aura le pas sur l’autre. On conclut le traité.
Apollon voit alors un berger dans la plaine,
Qui du son de sa flûte éveilloit les échos.
Il lui fait sous ses pas rencontrer une aubaine ;
C’est une pierre où sont écrits ces mots :
Ici gît un trésor qu’Apollon te décele.
Est-il possible ! ô cieux ! S’écria le berger.
Il renverse la pierre et la trouve fidéle.
Riche trésor. L’envisager,
Le tirer, le compter ce ne fut qu’une affaire.
Il songe en le comptant à ce qu’il en peut faire.
Il achetera tout ; terres, forêts, châteaux ;
Rien de trop cher avec si grosse somme.
Adieu donc mes pauvres troupeaux ;
Le bon Guillot n’est plus vôtre homme.
Tandis qu’ainsi le pastre, yvre de son trésor,
Laisse égarer ses yeux et sa pensée ;
Le dieu malin enleve l’or.

Il ne faut à ce dieu qu’un instant, moins encor ;
Toute la somme est éclipsée.
L’œil de Guillot revient. Plus d’argent. Justes dieux !
Étoit-ce un songe ? Non. Je veille ; j’ai des yeux ;
Voilà le trou ; voilà la pierre renversée.
Il y voit en effet ces autres mots écrits :
Apollon te le donne, et Mercure l’a pris.
Ciel ! Mercure l’a pris ! ô disgrace mortelle !
Voilà bon Guillot à genoux.
Prenez pitié de moi ; Mercure calmez-vous,
Je vais vous immoler ma brebis la plus belle.
Il le dit ; il le fait ; et les larmes aux yeux,
Allume le bucher, y met la pauvre bête.
Mercure en rit du haut des cieux,
Et sans songer à signer sa requête,
S’écria, j’ai gagné. Qu’il nous connoissoit bien !
Intérêt obtient tout ; reconnoissance rien.

LE FROMAGE

Deux chats avoient pris un fromage,
Et tous deux à l’aubaine avoient un droit égal.
Dispute entre eux pour le partage.
Qui le fera ? Nul n’est assez loyal.
Beaucoup de gourmandise et peu de conscience ;
Témoin leur propre fait, le fromage volé.
Ils veulent donc qu’à l’audiance,
Dame justice entr’eux vuide le démêlé.
Un singe maître clerc du bailli du village,
Et que pour lui-même on prenoit,
Quand il mettoit par fois sa robe et son bonnet,
Parut à nos deux chats tout un aréopage.
Pardevant dom Bertrand le fromage est porté,
Bertrand s’assied, prend la balance,
Tousse, crache, impose silence,
Fait deux parts avec gravité ;
En charge les bassins ; puis cherchant l’équilibre,
Pésons, dit-il, d’un esprit libre,
D’une main circonspecte ; et vive l’équité,
Ça ; celle-ci me paroît déja trop pésante.
Il en mange un morceau. L’autre pése à son tour ;
Nouveau morceau mangé par raison du plus lourd.
Un des bassins n’a plus qu’une legere pente.

Bon ! Nous voilà contens, donnez, disent les chats.
Si vous êtes contens ; justice ne l’est pas,
Leur dit Bertrand ; race ignorante
Croyez-vous donc qu’on se contente
De passer comme vous les choses au gros sas ?
Et ce disant, monseigneur se tourmente
À manger toûjours l’excédent ;
Par équité toûjours donne son coup de dent ;
De scrupule en scrupule avançoit le fromage.
Nos plaideurs enfin las des frais,
Veulent le reste sans partage.
Tout beau, leur dit Bertrand ; soyez hors de procès ;
Mais le reste, messieurs, m’appartient comme épice.
À nous autres aussi nous nous devons justice.
Allez en paix ; et rendez grace aux dieux.
Le bailli n’eût pas jugé mieux.

L’ECLIPSE

De nos récits chassons l’emphase ;
Laissons le stile ambitieux
À ces chantres hardis qu’embrase
L’ardeur de célébrer les héros et les dieux.
Moi, chantre d’animaux et simple fabuliste,
Je dois conter naïvement,
Suivre toûjours la nature à la piste.
Nous le sçavons ; c’est notre rudiment ;
Mais prenons garde à la bassesse
Trop voisine du familier.
Souvent un auteur sans adresse
Veut être simple ; il est grossier.
Point de tour trivial, aucune image basse ;
Apollon veut expressément
Que l’on soit rustique avec grace,
Et populaire élégamment.
Cela n’est pas aisé. J’en conviens ; mais qu’y faire ?
Dit le lecteur. Ce n’est pas mon affaire :
Surmontez la difficulté.
Quand votre ouvrage sçait me plaire,
Je ne calcule point ce qu’il vous a coûté :
Mais je vous louë ; et ce salaire
Mérite bien d’être acheté.

Vous parlez de bons sens, cher lecteur, et j’adopte
Ce solide raisonnement.
Veut-on plaire ou déplaire ? Il faut qu’un auteur opte ;
Qu’il écrive sans peine, ou bien mal-aisément.
C’est par le travail que l’on cache
L’air même du travail qui déplairoit aux gens.
Du creux de la cervelle un trait naïf s’arrache ;
Il semble s’être offert, on l’a cherché long-temps.
Mais revenons au style de la fable.
Il est aisé, sans faste et sans ambition ;
Si ce n’est que l’occasion
Demande un ton plus haut, alors plus convenable.
Comme on sçait, toute regle a son exception.
La Fontaine est naïf, eh bien ce La Fontaine
Nomme le vent qui déracine un chêne,
Le plus terrible des enfans
Que jusques-là le nord eût porté dans ses flancs.
Fort bien. Le fait en vaut la peine.
Ici, je suis en cas pareil.
J’éleve un peu ma voix ; mais pourroit-on s’en plaindre ?
Devois-je moins ? J’avois à peindre
Toute la gloire du soleil.
Sur son char

lumineux devancé par les heures,
Et des traits enflammés perçans le sein des airs,
Le soleil du plus haut des célestes demeures
Donnoit le plus beau jour qu’eut jamais l’univers.
La terre en devenoit plus belle et plus féconde ;
Flore brilloit de toutes parts ;
Et Cérès à la tresse blonde
Déployoit ses trésors dans les plaines épars ;
Mille soleils nouveaux étinceloient dans l’onde.
Il sembloit enfin que le monde
Vouloit par sa beauté mériter ses regards.
Ah ! C’est trop, s’écria la lune,
Tant de splendeur blesse mes yeux.
Le soleil prétend-il regner seul dans les cieux ?
D’une gloire qui m’importune
Il faut anéantir l’éclat injurieux.
Je veux par un coup de ma tête,
Apprendre au monde qui je suis :
C’est déja moi qui fais les belles nuits ;
Faisons-nous un droit de conquête
De donner aussi les beaux jours.
Le soleil est de trop ; c’est assez de mon cours,
Ce qu’elle projettoit, la folle l’exécute :
Elle se va placer entre nous et Phoebus ;
Lui livre le combat. Mais quoi ! De cette lutte
Quel fut le fruit ? En brilla-t-elle plus ?
Au contraire, cette avanture,


Qui sur tout l’horison jetta l’obscurité,
Nous apprit que de sa nature
Dame lune n’étoit qu’une planette obscure,
Et de son frere seul empruntoit sa clarté.
Hommes, voilà notre imprudence.
Nous prenons bien souvent, pour nous faire valoir,
Des moyens insensés qui ne font que mieux voir
Notre jalouse insuffisance.

MERCURE ET LES OMBRES

Mercure conduisoit quatre ombres aux enfers.
Comptons-les : une jeune fille,
Item un pere de famille,
Plus un héros, enfin un grand faiseur de vers.
Allant de compagnie, au gré du caducée
Ils s’entretenoient en chemin.
Hélas, dit l’ombre fille, en pleurant son destin,
Que l’on me plaint là-haut ! Je lis dans la pensée
De mon amant ; il mourra de chagrin.
Il me l’a dit cent fois, du ton qui se fait croire,
Que loin de moi, le jour ne lui seroit de rien.
Quel amour ! Chaque instant en serroit le lien.
M’aimer, me plaire, étoient son plaisir et sa gloire.
S’il ne meurt, je me promets bien
De revivre dans sans mémoire,
Pour moi, dit l’ombre pere, il me reste là-haut
Des enfans bien nés, une femme
Ils m’aimoient tous du meilleur de leur ame.
Je suis sûr qu’à présent on pleure comme il faut.

Ils me regretteront long-temps sur ma parole ;
Les pauvres gens ! Que le ciel les console.
L’ombre héros disoit : eh qu’êtes-vous vraiment,
Près d’un mort comme moi par cent combats célébre ?
Je m’assure qu’en ce moment
Les cris des peuples font mon oraison funèbre.
Mon nom ne mourra point ; du Gange jusqu’à l’èbre,
D’âge en âge il ira semer l’étonnement.
Croirai-je que quelque autre espére
De vivre autant que moi ? Moi, dit le fier rimeur ;
Qu’est-ce qu’Achille auprès d’Homere ?
On me lira par-tout ; on m’apprendra par cœur.
Dieu sçait comme à présent le monde me regrette.
Vous vous trompez, héros, pere, amante, poëte,
Leur dit le dieu. Toi la belle aux doux yeux,
Ton amant consolé près d’une autre s’engage.
Toi, pere, tes enfans chiffrant à qui mieux, mieux,
Calculent tous tes biens, travaillent au partage ;
Ta femme les chicane ; et de toi, pas un mot :
Chacun ne songe qu’à son lot.

Quant à toi, général d’armée,
On a nommé ton successeur.
C’est le héros du jour ; déja la renommée
Le met bien au-dessus de son prédécesseur.
Et vous, monsieur l’auteur, qui ne pouviez comprendre
Que de vous on put se passer,
La mort, disent-ils tous à bien fait de vous prendre.
Vous commenciez fort à baisser.
Ces ombres se trompoient ; nous faisons même faute.
Aux morts comme aux absens nul ne prend intérêt.
Nous laissons en mourant le monde comme il est.
Compter sur des regrets, c’est compter sans son hôte.
ECREV. QUI ROMPT JAMBE


Nous autres inventeurs de fables
Nous avons droit pour orner nos tableaux,
Et sur le vrai-semblable, et même sur le faux.
Nous pouvons, s’il nous plaît donner pour véritables
Les chimeres des temps passés.
Un fait est faux ; n’importe ; on l’a cru ; c’est assez
Phenix, sirenes, sphinx, sont de notre domaine.
Ce naturalisme menteur
Sied bien dans une fable ; et le vrai qu’il amene
N’en perd rien aux yeux du lecteur.
Mais, quoi des vérités modernes
Ne pourrons-nous user aussi dans nos besoins ?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?
Les plines d’autrefois, ce sont les subalternes ;
Ceux d’aujourd’hui, voilà les bons témoins.
Ils sçavent rejetter l’opinion commune

Qui n’a de fondement que la crédulité.
Ils veulent voir, revoir, trente fois plûtôt qu’une :
Sçavent douter d’un fait par tout autre attesté ;
Tout est vû, touché, discuté.
Sur leur scrupuleux témoignage,
J’ose donc mettre en œuvre un des plus jolis faits.
L’écrevisse a, dit-on, des jambes de relais.
S’en rompt-elle une ? Il s’en trouve au passage
Une autre que nature y substituë exprès.
Une jambe est enfin un magazin de jambes.
Vous riez ; vous prenez ceci
Pour l’histoire des sevarambes.
N’en riez point. C’est un fait éclairci.
Mais remarquez que ces jambes nouvelles
Pour renaître n’ont pas même facilité.
Il est certains endroits favorables pour elles.
Or l’écrevisse sent cette inégalité :
Et lorsque sa jambe se casse
À l’endroit le moins propre à la production,
Elle se la va rompre elle-même à la place
D’où renaîtra bien-tôt sa consolation.
Vous êtes avertis. Passons à l’action.
Une écrevisse allant chercher fortune,
Se rompit une jambe. Il est tant d’accidens !
Pour les bêtes et pour les gens
C’est une misere commune ;

Nul ne s’en sauve. Or avec bien du mal,
À peine se traînoit l’invalide animal.
Alors du bord de la riviere,
La grenouille lui dit, raillant hors de saison :
Tu ne trotteras plus en avant, en arriere,
À droite, à gauche, ainsi que tu le trouvois bon.
Il faudra, mon enfant, rester à la maison.
Point du tout, reprit la boiteuse ;
Nous trotterons encor avec l’aide de Dieu.
J’ai des jambes de reste. Où, ma mie, en quel lieu
Les mets-tu ? Lui dit la railleuse.
Oüi, j’en trouve quand il m’en faut ;
Et je sçaurai bien-tôt m’en faire une meilleure,
Dit l’écrevisse, qui sur l’heure.
Se casse la jambe plus haut.
Que fais-tu là ? Dit la grenoüille.
Est-ce-là ton remede ? Oüi. Tu n’y penses pas ;
C’est se plonger dans l’eau, de peur qu’on ne se moüille.
Attends cinq ou six jours, dit l’autre, et tu verras.
En effet, de par la nature,
La jambe en peu de jours revint.
La raison quelquefois fait ce que fit l’instinct.
Il est des maux de difficile cure.
Les remèdes en sont d’autres maux apparens.
En discerner les temps, en appliquer l’usage,
N’est pas le fait des ignorans :
C’est le vrai chef-d’œuvre du sage.
L’HUITRE


Deux voyageurs firent naufrage ;
Et sur le débris du vaisseau
Ils abordent tous deux dans une isle sauvage,
Où les suit un danger nouveau :
L’affreuse faim. Nos gens cherchent par tout à vivre ;
Mais ils ont beau courir, nuls fruits, nuls animaux ;
Sable alteré comme eux. Les voilà près de suivre
Leurs compagnons engloutis dans les eaux.
Après deux ou trois jours, sur la rive ils découvrent
Grand nombre d’huîtres prenant l’air.
Voilà des coquilles qui s’ouvrent,
Dit l’un, nous serions bien obligés à la mer,
Si c’étoit quelque proye. Il prend le coquillage,
Et l’ouvrant tout-à-fait, voit les mets odieux,
Effrayant le goût par les yeux.
Il vaut autant mourir, s’écria le moins sage,
Que de manger cela ; disant pour sa raison,
Que faim n’est pire que poison.
Le cœur lui soûlevoit contre l’affreuse proye.
Il languit et mourut de faim.
L’autre à l’extrémité l’employe,


L’avale en grimaçant. Oh, oh ! Dit-il soudain,
Ce mets est exquis ; c’est dommage
Que les humains encor n’en sçachent pas l’usage.
Quel goût ! Quelle fraîcheur ! Il avaloit toûjours.
Grande exclamation à chaque huître avalée :
Vive, dit-il, cette eau salée.
Quel délice ! à ce prix je passe ici mes jours.
C’est assez lui crioit tempérance importune.
Il est sourd à ses cris : encor une, encor une ;
Et d’une en une il arriva
Que l’imprudent glouton creva.
Voilà l’humaine extravagance.
Nous nous perdons par les excès.
Contre plaisir et répugnance
Raison perd toûjours son procès.

CORBEAU ET FAUCON

Un corbeau vigoureux dans la fleur de son âge,
Par monts, par vaux, alloit chercher son pain.
Un vieux corbeau du voisinage,
Tout pelé, tout gouteux (le grand âge est mal sain)
Se tenoit dans son trou, prêt à mourir de faim.
Le jeune vit un jour un faucon charitable
Qui chez le centenaire apportoit à manger.
Eh quoi ! Dit-il ; moi, pauvre diable,
En travaillant beaucoup à peine ai-je à gruger ;
Tandis que mon vieux frere assûré de sa table
Fait grand chere sans se bouger.
Oh, oh ! Puisque la providence
Nous a donné des pourvoyeurs,
Je m’en remets à ces messieurs.
Désormais des faucons j’attens ma subsistance.
Le subtil raisonneur agit en conséquence.
Il se tient chez lui clos et coi ;
Joüit de sa paresse en attendant de quoi
Flater aussi sa gourmandise.
L’apetit vient. Le faucon ne vient pas.
Mon paresseux s’en scandalise ;

Mais, content d’en gronder, il n’en fait pas un pas.
Après quelques jours de paresse,
Et se sentant faillir le cœur,
Il veut sortir ; mais sa foiblesse
L’arrête, et l’insensé meurt enfin de langueur.
Le ciel prétend qu’en son aide on espere :
Mais il faut distinguer les cas.
Faites toûjours ce que vous pouvez faire.
La providence est la commune mere.
Fiez-vous-y : mais ne la tentez pas.
L’HOMME

ET LA SIRENE

Quelle espece est l’humaine engeance !
Pauvres mortels où sont donc vos beaux jours ?
Gens de desir et d’espérance,
Vous soûpirez long-temps après la jouïssance ;
Jouïssez-vous ? Vous vous plaignez toûjours.
Mille et mille projets roulent dans vos cervelles.
Quand ferai-je ceci ? Quand aurai-je cela ?
Jupiter vous dit, le voilà,
Demain dites-m’en des nouvelles,
Jouïssez ; je vous attends-là.
Ne vous y trompez pas ; toute chose à deux faces ;
Moitié défauts et moitié graces.
Que cet objet est beau ! Vous en êtes tenté.
Qu’il sera laid, s’il devient vôtre !
Ce qu’on souhaite est vû du bon côté ;
Ce qu’on posséde est vû de l’autre.
D’une sirène un homme étoit amoureux fou.
Il venoit sans cesse au rivage
Offrir à sa Venus le plus ardent hommage ;
Se tenoit là, soupiroit tout son soû.

La nuit l’en arrachoit à peine,
Les soucis avoient pris la place du sommeil ;
Et la nuit se passoit à presser le soleil
De revenir lui montrer sa sirène.
Quels yeux ! Quels traits ! Et quel corps fait au tour !
S’écrioit-il : quelle voix ravissante !
Le ciel n’enferme pas de beauté si touchante.
Il languit, séche, meurt d’amour.
Neptune en eut pitié. ça, lui dit-il un jour,
La sirène est à toi ; je l’accorde à ta flamme.
L’hymen se fait ; il est au comble de ses vœux ;
Mais dès le lendemain le pauvre malheureux
Trouve un monstre au lieu d’une femme.
Pauvre homme ! Autant l’avoient travaillé ses transports,
Autant le dégoût le travaille.
Le desirant ne vit que la tête et le corps ;
Le jouïssant ne vit que la queuë et l’écaille.

L’ASNE ET LE LIEVRE

Aux tems aînés de cet âge où nous sommes,
Entre les animaux une guerre survint.
Parfois, n’en déplaise à l’instinct,
Ils sont aussi fous que les hommes.
La commune vouloit l’emporter sur les lords ;
Chambre-basse prétend devenir chambre-haute.
On s’arme, on s’assemble et sans faute
On veut voir ce jour-là qui seront les plus forts.
Au service de la commune
Le liévre et l’asne offrirent leur appui,
Non pour se battre et tenter la fortune ;
Mais, ils se disoient bons pour exciter autrui.
L’asne, excellent sonneur, misene d’Arcadie,
Devoit appeller Mars, et par sa voix hardie
Rendre le combat plus sanglant.
Le liévre étoit tambour ; c’étoit-là son talent.
Derriere une haye on les place,
Où commençant leurs belliqueux accords,


Voilà dans tous les cœurs une nouvelle audace :
On s’attaque ; on se mêle ; on porte mille morts :
Mais, trompette et tambour bien-tôt sont inutiles.
Le camp des lords étoit plein de héros.
C’étoit autant d’Ajax ; c’étoit autant d’Achilles ;
La commune effrayée enfin tourna le dos.
Derriere leur buisson, on prend l’asne et le liévre
Embarassé de son tambour.
Nos deux poltrons ont déja la fiévre.
Leur supplice, dit-on, va finir ce grand jour :
Ils ont beau, pour obtenir grace,
Alléguer aux vainqueurs qu’ils n’étoient point soldats :
Qu’ils n’ont porté nul coup, ni même fait un pas,
Oüi ; mais des révoltés vous excitiez l’audace ;
Poltrons séditieux, vous n’échapperez pas.
C’étoit à mon avis bien décider l’affaire.
Aider au mal, c’est autant que le faire.

LES GRILLONS

Deux grillons bourgeois d’une ville,
Avoient élû pour domicile
D’un magistrat le spacieux palais.
Hôtes du même lieu, sans pourtant se connoître,
L’un logeoit en seigneur au cabinet du maître ;
L’autre dans l’antichambre habitoit en laquais,
Un jour jasmin grillon sort de sa cheminée ;
Trotte de chambre en chambre, et faisant sa tournée,
Arrive au cabinet ; entend l’autre grillon.
Bon jour, frere, dit-il. Bon jour, répondit l’autre.
Votre serviteur. Moi le vôtre.
Mettez-vous là, dit l’un. L’autre, point de façon ;
Traitez-moi comme ami ; je suis de la maison.
Je vis dans l’antichambre, où de mainte partie
Monseigneur reçoit les placets ;
Qu’il est sage et qu’il m’édifie !
Désintéressement, équité, modestie,
Il a tout : c’est plaisir que d’avoir des procès.
Bon droit avec tel juge est bien sûr du succès.
Tu te trompes, l’ami ; ce n’est pas là mon maitre,


Dit messire grillon. Je le connois bien mieux.

Toi, tu le prends là-bas, pour ce qu’il veut paroître ;
Ici je le vois tel que le sort l’a fait naître.
Pour les riches, des mains ; pour les belles, des yeux ;
Pour les puissans, égards et tours officieux ;
Voilà tout le code du traître.
N’en sois donc plus la dupe ; et laisse le commun
S’abuser à la mascarade.
Ne confondons rien, camarade.
Distinguons deux hommes en un :
L’homme secret, et l’homme de parade.

MINOS ET LA MORT

Rions, chantons, parons-nous de ces roses,
Que les doux zéphirs de leur main
Nous offrent fraîchement écloses ;
Saisissons un plaisir certain ;
De vin, d’amour doublons les doses ;
Hâtons-nous ; nous mourrons demain.
C’est fort mal conclu, n’en déplaise
Au bon Horace, au vieillard de Theos
Ils posent par tout cette these ;
Moi, j’en pose une autre en deux mots.
Laissons-là le plaisir ; songeons à la justice ;
Les momens que nous différons,
Pis que perdus pour nous, sont gagnés pour le vice ;
Hâtons-nous, demain nous mourrons.
Ces gens pour le plaisir tenant l’affirmative,
Fondez sur un prochain trepas,
Ne le voyoient pourtant qu’en perspective ;
Ils en parloient ; mais ils n’y pensoient pas.
Qui croit mourir demain, se tient sur le qui vive ;
Il voudroit être juste à vingt-quatre carats.
Ce n’est pas des plaisirs que l’on compte là-bas

Avec Minos et ses confreres ;
Ils veulent des vertus : songeons à nos affaires.
Ce Minos à la mort faisoit un jour sa plainte :
Vous ne nous envoyez ici que des pervers ;
Les bons de votre faux bravent-ils donc l’atteinte ?
Il n’en vient pas-un aux enfers.
Voluptueux, perfide, ambitieux, avare,
On n’y voit autre chose ; il faut toûjours punir.
Tout regorge dans le Tartare.
Megere aux criminels ne sçauroit plus fournir ;
S’il en arrive encor, où pourront-ils tenir ?
L’Elisée est desert, et ses heureux ombrages
N’hebergent plus d’hôtes nouveaux.
Par ci, par-là, quelques anciens sages
Tout esseulés errent au bord des eaux :
J’ai presque peur que l’ennui ne les gagne ;
C’est peu d’un bois fleuri, d’une belle campagne ;
Si quelqu’un n’admire avec nous,
C’est bien-tôt fait. Or je m’en prends à vous.

Moi, dit la mort, j’abats ce que je trouve.
Qu’y faire, si Minos réprouve
Tous les humains que moissonne ma faux ?
Quelle part ai-je à leurs défauts ?
Oüi, vous dis-je, c’est vôtre faute ;
Vous les frappez, sans vous montrer.
Tenez-leur la bride plus haute ;
D’une utile frayeur sçachez les pénétrer ;
Guérissez-les de la longue espérance ;
Vous verrez changer cette engeance :
Et par plaisir, essayez ces moyens ;
L’Elisée en aura bien-tôt des citoyens.
Volontiers, dit la mort. Alors d’un pas rapide,
Au milieu d’une ville elle va se loger ;
Fait trembler le plus intrépide ;
Se montre à tous, ne les laisse songer
Qu’au glaive pendu sur leur tête.
Plus de jeux, plus de folle fête ;
Le squelette à toute heure est présent à leurs yeux,
Leur prêchant le devoir et la crainte des dieux.
Tout prit bien-tôt une face nouvelle.
Le magistrat fut juste, et le prêtre fut saint ;
Le mari sage et la femme fidelle,
L’enfant soûmis. C’est la faux que l’on craint,
Il est vrai ; mais la crainte amena la sagesse ;
Par ses propres appas elle se fit aimer.
Cette ville devint celle que dans la Grece

Platon auroit voulu former.
On n’y vit ni crimes, ni fautes.
Minos fut satisfait ; l’Elisée eut des hôtes.

ACHILLE ET CHIRON
À monseigneur le maréchal
De Villeroi.

Illustre sang de Villeroi,
Second du nom dans l’important emploi
Dont ta vertu t’a fait un patrimoine ;
Au héros de la Macédoine
Tu vas faire un rival dans notre jeune roi.
Tu feras mieux encor : aussi grand, mais plus sage ;

Dans l’Inde il n’ira point chercher d’autres Porus ;
Louis sera toûjours maître de son courage ;
L’autre du sien fut l’esclave, et rien plus.
Tu ne souffriras point qu’un mauvais alliage
Fasse baisser un jour le prix de ses vertus.
Songe que dans tes mains repose l’espérance
Des peuples qu’il doit gouverner ;
Des fruits qu’il fera moissonner.
Nous les promettre ainsi, c’est déja les donner.
Jouïs-en toi-même d’avance ;
De ton auguste éléve admirant les essais,
Préviens les tems, et que ta prévoyance,
D’un heureux avenir te peigne les succès.
Dans la pitié dont le prince sensible
A pour les malheureux senti les premiers traits,
Vois un autre Titus secourable, accessible,
Soulageant tous les maux, comblant tous les souhaits ;
Pleurant même les jours vuides de ses bienfaits.
Cet oracle sacré, ces paroles touchantes,
Où de Louis mourant l’ame réside encor
Son fils veut les avoir présentes ;
Et son cœur tout entier s’attache à ce trésor.

De combien de vertus ce goût est la promesse !
Ne vois-tu pas déja la justice en maîtresse
Chassant de ses projets l’aveugle passion,
La paix sans luxe et sans molesse,
Tout un regne animé de la religion ?
Oui, Villeroi, voilà le maître
Qu’il t’appartenoit d’élever.
Le sang a commencé ; c’est à toi d’achever :
Sçavoir faire un grand roi, c’est autant que de l’être.
Lis cette fable ; elle va le prouver.
Jadis aux célestes demeures,
L’hymen joignit Pelée à la belle Thétis.
Neuf mois après leur vint un fils ;
Tant l’amour ménagea les heures :
Il fallut l’élever ; le tems court, et déja
La raison commençoit à luire.
À qui remettra-t-on le soin de le conduire ?
Ce fut Chiron qu’on en chargea :
Sage, noble, vaillant, plus encor que cela,
Juste ; ce mot dit tout : c’est au juste d’instruire.

Voilà donc par ce maître Achille gouverné.
Chiron s’y prit si bien que dans l’ame royale
Chaque vertu bien-tôt eut son rang assigné ;
Que d’une main sûre et loyale
Tout vice en fut déraciné,
À la colere près ; c’étoit un vice inné
Qui tint bon contre la morale.
Du reste, Achille étoit fort bien moriginé.
Des vertus du héros les dieux ont tenu compte
Au gouverneur ; le vice fut la honte
Du prince seul ; on n’avoit rien ômis
Pour l’en guérir ; ainsi Chiron fut mis
Entre les dieux ; et c’est ce sagittaire
Qui du ciel encor nous éclaire.
Monument éternel par qui nous apprendrons
Comment nous avons part à la vertu des autres.
Les efforts généreux que nous leur inspirons
Nous sont comptés comme les nôtres.
Mais, Villeroi, souffre qu’ici
J’ajoûte une notte à ma fable :
Achille eut un vice incurable ;
Louis n’en a point, dieu merci.
À toutes les vertus il offre un cœur docile ;
Et le ciel tout exprès l’a fait pour notre bien.
Tu vaux mieux que Chiron : il est meilleur qu’Achille ;
Et la conséquence est facile :
Tu nous le dois parfait ; nous n’en rabatrons rien.

MONTRE ET CADRAN SOL.

Un jour la montre au cadran insultoit,
Demandant quelle heure il étoit.
Je n’en sçais rien, dit le greffier solaire,
Eh ! Que fais-tu donc là, si tu n’en sçais pas plus ?
J’attends, répondit-il, que le soleil m’éclaire ;
Je ne sçais rien que par Phoebus.
Attends-le donc ; moi je n’en ai que faire,
Dit la montre ; sans lui je vais toûjours mon train.
Tous les huit jours un tour de main,
C’est autant qu’il m’en faut pour toute ma semaine.
Je chemine sans cesse, et ce n’est point en vain
Que mon aiguille en ce rond se promene.
Écoute ; voilà l’heure. Elle sonne à l’instant
Une, deux, trois et quatre. Il en est tout autant,
Dit-elle : mais, tandis que la montre décide,
Phoebus de ses ardens regards,
Chassant nuages et brouillards,
Regarde le cadran, qui fidele à son guide
Marque quatre heures et trois quarts.
Mon enfant, dit-il à l’horloge,


Va t’en te faire remonter.
Tu te vantes, sans hésiter,
De répondre à qui t’interroge :
Mais qui t’en croit peut bien se mécompter.
Je te conseillerois de suivre mon usage.
Si je ne vois bien clair, je dis : je n’en sçais rien.
Je parle peu, mais je dis bien.
C’est le caractere du sage.

LES LUNETTES

Toute tête abonde en son sens.
Nous sommes ainsi faits ; n’en exceptons personne.
La façon dont je vois et celle dont je sens,
La maniere dont je raisonne,
Je vous soûtiens que c’est la bonne ;
Tandis que selon vous je vois à contre sens.
Ce qui me paroît vrai, vous semble erreur extrême ;
En rien nous ne sommes d’accord :
Mais comment, s’il vous plaît, prouvez-vous que j’ai tort ?
En disant : j’ai raison. Je vous le dis de même :
La confiance est notre fort.
Qui de nous est l’opiniâtre ?
Je ne me rends point ; cédez-vous ?
Je le répete encor ; nous nous ressemblons tous :
De son opinion chacun est idolâtre.
Jupin un jour, en pointe de Nectar,
Voulut faire un présent à la nature humaine.
Momus en est porteur. Sur un rapide char
Des airs il traverse la plaine.

Venez, s’écria-t-il, venez heureux humains ;
Jupin ouvre pour vous ses bienfaisantes mains ;
Il vous fit la vûë un peu basse ;
Mais voici bien de quoi réparer ce défaut.
Il ouvre sa male aussi-tôt ;
Et lunettes alors de tomber sur la place :
Humains de ramasser. Il s’en trouva pour tous ;
Chacun en rapporta sa paire,
Rendant grace à Jupin d’avoir trouvé pour nous
Ce supplement à notre luminaire.
Les lunettes pourtant faisoient voir les objets
Sous de menteuses apparences.
Celui-là les voit bleux ; celui-ci violets ;
Qui blancs, qui noirs ; enfin de toutes les nuances.
Mais, malgré la diversité,
Chacun charmé de sa lunette,
Compta d’avoir attrapé la plus nette ;
Et goûta dans la fausseté
Le plaisir de la vérité.

LES DEUX PIGEONS

En certains lieux les pigeons sont couriers.
Deux de ces couriers là faisant contraire route,
Se rencontrent dans l’air. Hola, compere, écoute,
S’écria l’un des deux. Vien-t’en sous ces palmiers ;
Jasons un peu ; quelle nouvelle ?
Ta maîtresse persiste-t-elle
À nous aimer ? Par nous, j’entends Damon ;
(c’étoit le maître du pigeon.)
Si nous l’aimons ! Vraiment je lui porte une lettre,
Répondit l’autre ; et je puis te promettre
Que c’est de bon amour, et du meilleur qui soit.
Sur quoi le juges-tu, toi qui ne sçais pas lire ?
J’en suis sûr par plus d’un endroit,
Repartit-il. En la voyant écrire,
J’observois avec soin Iris.
Ses yeux changeoient à chaque ligne ;
Tantôt ardens ; quelquefois adoucis :
Je devinois à plus d’un signe
Sa pensée et ses mots ; j’en sçai tout le précis.
Quelquefois c’est reproche ; aussi-tôt c’est excuse ;
Projet de n’aimer plus ; serment d’aimer toujours ;

Crainte que Damon ne l’abuse,
Et puis crédule espoir de fixer ses amours.
Tu vois bien que sans sçavoir lire,
De la lettre d’Iris je te rends la teneur.
J’oubliois qu’elle est longue ; et s’il faut tout te dire,
Elle n’y rêvoit point, et tout partoit du cœur.
Que je plains donc Iris, lui répond son compere ?
Damon est à ce compte un ingrat achevé.
Iris va par cet ordinaire
Recevoir un billet, mais court ; et pour le faire
Le pauvre homme a long-tems rêvé.
Vive des passions l’éloquence soudaine :
Ne cherchons point ailleurs l’air vif, original ;
L’esprit les imite avec peine ;
Encor le plus souvent les imite-t-il mal.
Quant au pigeon si fort en conjecture,
Où prenoit-il cet art ? Où ? Dans son colombier.
Les pigeons sont amans d’état et de nature ;
Chacun doit sçavoir son métier.

GRENOUILLES ET ENFANS

Y pensez-vous, messieurs les princes,
Vous vous picquez de nobles sentimens.
Vous voulez batailler, conquerir des provinces :
Ce sont là vos amusemens.
Mais sçavez-vous bien que nous sommes
Les victimes de ces beaux jeux ?
Bon, il n’en coûte que des hommes,
Dites-vous. N’est-ce rien ? Vous comptez bien les sommes ;
Mais, pour les jours des malheureux,
C’est zero : belle arithmétique
Qu’introduit votre politique !
Des grenouilles vivoient en paix,
Barbotant, croassant au gré de leur envie.
Une troupe d’enfans sur les bords du marais
Vint troubler cette douce vie.
Ça, dit l’un d’eux, j’imagine entre nous
Un jeu plaisant, une innocente guerre.
Qui lancera plus loin sa pierre,


Sera notre roi. Taupe. Ils y consentent tous.
Pierres volent soudain. Chacun veut la victoire.
L’enfant n’est il pas homme ? Il aime aussi la gloire.
Bien-tôt tout le marais est couvert de cailloux ;
Et grenoüilles pour fuir n’ont pas assez de trous.
L’une a dans le moment l’épaule fracassée ;
L’autre se plaint d’une côte enfoncée ;
Celle-ci, comme eût dit le chantre d’Ilion,
Reçoit une contusion
Dans l’endroit où le col se joint à la poitrine ;
Celle-là meurt d’un grand coup sur l’échine.
Enfin la plus brave de là
Leve la tête, et dit : messieurs, holà ;
De grace allez plus loin contenter votre envie ;
Choisissez-vous un maître à quelque jeu plus doux,
Ceci n’est pas un jeu pour nous ;
Vos plaisirs nous coûtent la vie.
Rois, serons-nous toûjours des grenoüilles pour vous ?

LE CASTOR ET LE BŒUF

Nos seigneurs les castors tenant le canada,
Se piquent d’être un peuple libre,
Tel que le fut aux bords du tibre
Ce peuple conquerant que Romulus fonda.
Un de ces messieurs amphibies,
Par certain bœuf un jour fut traité de grossier.
Grossier ! Mon ami, tu t’oublies,
Dit le castor : mais sans t’injurier,
Raisonne un peu. Sur quoi fondes-tu ton reproche ?
Et quelle est à ton sens notre grossiereté ?
C’est, dit le bœuf, que vous fuyez l’approche
De l’homme vrai docteur de la civilité.
Entre vous nuls traités ; aucunes alliances :
C’est pourtant l’animal favori des sciences.
Les autres animaux, les plus sages s’entend,
Chez lui vont prendre leurs licences ;
Il en sçait plus que nous ; partant,
Vivre avec lui, c’est se polir d’autant.
Il est vrai que de vous on compte des merveilles,
Et tous les jours à mes oreilles
On en dit tant que je n’y conçois rien.
Ils disent tous que vous bâtissez bien ;

Que c’est plaisir de voir votre petit ménage,
Et vos maisons à triple étage.
Par vous, digue, chaussée, ont toutes leurs façons ;
Vous portez terre et bois, par tout où bon vous semble ;
Vous êtes, dit-on, tout ensemble,
Les civieres et les maçons.
Mais que sert tout cela ? Malgré tant d’ouvertures,
On ne peut vous civiliser ;
L’homme qui vient à bout des têtes les plus dures
Dit qu’il perd son latin à vous apprivoiser.
La voilà donc notre rudesse ?
Dit le castor. C’étoit mon sens,
Reprit le bœuf. Apprends que c’est sagesse,
Dit le républicain. Comment sans cette adresse,
Pourrions-nous vivre indépendans ?
Si nous faisions comme vous autres,
Et qu’avec l’homme un jour nous fussions familiers,
Il nous feroit servir en valets d’ateliers,
À bâtir ses toits, non les nôtres.
Eh ! Qui ne connoît pas vos jougs et vos colliers ?
Nous prévoyons nos malheurs par les vôtres.
Ne point s’apprivoiser avec gens trop puissans,
N’est grossiereté ; c’est bon sens.

LES DEUX SOURCES

Filles d’une même montagne,
Deux sources commençoient leur cours.
L’une, à flots résonnans, tomboit dans la campagne ;
L’autre, plus lentement rouloit des flots plus sourds.
Ma sœur, dit la source bruyante,
De ce train-là tu n’iras pas bien loin.
Tu vas tarir dans peu ; tandis que triomphante,
Entre les fleuves moi je vais tenir mon coin.
À trois cens pas d’ici je gage
Que déja je porte bateau ;
Puis étendant mon lit, reculant mon rivage,
Je veux qu’au loin, sur mon passage,
Il ne soit bruit que de mon eau.
Je vais par le commerce appeller la fortune
Dans tous les lieux de mon département ;
Et puis, majestueusement
J’irai porter mon tribut à Neptune.
Adieu, pour remplir mon destin,
Il faut un peu de diligence.
Pour toi, tu ne seras qu’un ruisseau clandestin ;
Adieu, ma sœur ; prends patience.

L’autre ne sçait répondre à ce discours hautain,
Que d’aller doucement son train.
Elle s’ouvre un chemin, descend dans les prairies,
Appelle dans son lit mille petits ruisseaux
Qui serpentoient sur les rives fleuries ;
Et poursuivant son cours, elle en grossit ses eaux.
La voilà parvenue aux honneurs des rivieres ;
Elle a des mariniers, se voit déja des ponts ;
Nourrit un peuple de poissons ;
Abreuve de ses eaux les campagnes entieres :
Puis des rivieres même enflant encor son cours,
La voilà fleuve enfin à force de secours.
Tandis que la source orgueilleuse,
Qui sans aide croyoit suffire à sa grandeur,
Demeurant un ruisseau, se trouva trop heureuse
De se jetter enfin dans les bras de sa sœur.
Envain le sot orgueil s’applaudit et s’admire ;
N’attendez rien de grand de qui croit se suffire.

CHENILLE ET FOURMI

N’écrire que pour amuser,
Autant vaudroit ne pas écrire.
Du langage c’est abuser,
Que de parler, pour ne rien dire.
Auteurs, j’en ai honte pour vous,
Vous gâtez le métier par ce vain batelage.
Je crois voir des farceurs qu’applaudissent des fous,
Tandis qu’ils sont siflés du sage.
Riches de mots, pauvres de sens,
Tous vos discours ne sont que tours de passe-passe,
Bons pour charmer la populace ;
La populace ici comprend bien des puissans.
Je n’irai pas leur dire en face ;
Je ne le dis, discret auteur,
Qu’à l’oreille de mon lecteur.
Mais ne croyez-vous pas qu’on vous en doit de reste,
Lorsque vous contentant de vaines fictions,
Vous n’allez pas orner d’un agrément funeste
Les vices et les passions ?
Vraiment, je vous trouve admirables :

Vous n’êtes pas les plus coupables ;
Donc vous êtes des gens de bien ?
La conséquence ne vaut rien.
Je punirois l’auteur qui ne cherche qu’à nuire,
Comme un perturbateur de la société.
Je chasserois aussi pour l’inutilité
Celui qui ne sçait pas instruire.
Tout citoyen doit servir son pays
Le soldat de son sang ; le prêtre de son zèle ;
Le juge maintient l’ordre, il sauve les petits
De la griffe des grands ; et le marchand fidele
Garde à tous nos besoins des secours assortis.
Or, qu’exige la république
De mes confreres les rimeurs ?
Que de tous leurs talens, chacun d’entr’eux s’applique
À cultiver l’esprit, à corriger les mœurs.
Malheur aux écrivains frivoles,
Atteints et convaincus de négliger ce bien !
Quel fruit attendent-ils de leurs vaines paroles ?
Rien n’est-il pas le prix de rien ?
Je voudrois lever ce scandale,
Et je tâche du moins à faire mon métier.
J’orne, comme je puis, quelques traits de morale.
Qu’un autre fasse mieux ; je serai le premier
À l’en aller remercier.
Desmoiselle fourmi

trottant par la campagne,
Rencontre une chenille à peine remüant.
L’aide du ciel vous accompagne,
Dit le ver en la saluant :
Si tant est cependant que chenille saluë.
Mais la fourmi ne s’en remuë,
Et d’un air dédaigneux recevant l’amitié,
Pauvre animal que tu me fais pitié !
Dit-elle : entre nous la nature
En te faisant a bien manqué.
Qui voudroit te compter pour une créature ?
Tu n’en es qu’un essai croqué.
Dieu soit loüé, puisqu’à me faire
Nature a voulu mettre un peu plus de façon.
Je vais, je viens d’une jambe legere ;
Je… mais c’est trop jaser pour une ménagere ;
Adieu, l’ami rampant : je cours à la moisson.
L’humble chenille est müete à l’outrage ;
S’enferme dans sa coque, y vaque à son ouvrage ;
Puis au moment qu’elle en devoit sortir,
L’orgueilleuse fourmi par cet endroit repasse ;
Le ver sort papillon. Arrête un peu de grace,
Dit-il à la fourmi ; je voudrois t’avertir
Qu’il ne faut mépriser personne :
Le méprisé prend quelquefois l’essor :
Tel qui rampoit s’éleve et nous étonne.
Me voilà dans les airs, et tu rampes encor.

MOUCHES ET ELEPHANS

En présence étoient deux armées,
Qui d’un courage égal toutes deux animées,
Différoient seulement de force et de secours.
Un long rang d’élephans qui sur de hautes tours,
De soldats bons archers portoit mainte cohorte,
Servoit à l’une de rempart.
L’autre armée est plus foible, et n’a contre la forte
Que bon courage pour sa part.
L’instant fatal arrive ; on a sonné la charge ;
Les élephans de se mouvoir,
Et les traits mortels de pleuvoir.
Quelque tems on tient ferme ; et puis on prend le large.
Par tout devant les tours les escadrons plioient ;
La victoire déja de son aîle divine
Couvroit la troupe élephantine ;
Et les monstres vainqueurs jusqu’au ciel envoyoient
Mille cris dont au loin les échos s’effrayoient.
Par bonheur un essain de mouches
Eut pitié des vaincus, prit en aversion
Les élephans et leurs clameurs farouches.
Ça, punissons un peu cette ostentation,
Dirent-elles. Fondons sur ces superbes masses,


Et que l’on parle aussi de nous.
Ce ne fut pas vaines menaces ;
Et sur les élephans les picqueurs fondent tous.
Il n’est peau si dure qui tienne ;
Le fût-elle encor plus, messieurs, vous en aurez,
Bourdonnent-ils ; vous apprendrez
À qui le destin veut que la gloire appartienne.
Soudain de leurs traits acérés
Ils blessent coup sur coup les yeux de nos colosses ;
Dans l’une ou l’autre oreille, ou dans la trompe entrés,
Ils les harcellent tant, que devenus féroces,
Les élephans désespérés
Retournent en arriere, en foule se renversent
Sur le parti qu’ils troublent, qu’ils dispersent.
Par l’effroi des vainqueurs les vaincus rassurés
Reviennent au combat ; la valeur tourne en rage ;
Ils frappent, percent tout, ce n’est plus qu’un carnage ;
Ils font litiere enfin d’ennemis massacrés.
Un florissant empire ainsi changea de face ;
Le roi fut dépouillé ; l’étranger eut sa place.
Sur cette révolution
L’histoire a debité maintes raisons subtiles.
Les vaincus étoient malhabiles ;
Ils ne firent pas bien leur disposition :
Le vainqueur prudent comme Ulisse

Dans l’armée ennemie avoit des gens à soi ;
C’est de ces gens que vint le désordre et l’effroi ;
Et cent contes pareils que dame histoire glisse,
Et qu’on croit cependant comme article de foi.
Des mouches, pas un mot. Pourquoi ?
Aux grands événemens il faut de grandes causes ;
Voilà son systême, fort bien :
Mais qui sçauroit au vrai les choses,
Verroit souvent que ce n’est rien.



BREBIS ET BUISSON

Quelques-uns veulent que la fable
Soit courte : ils ont raison ; mais l’excès n’en vaut rien.
Qui dit trop peu, ne dit pas bien ;
L’aride n’est point agréable.
Ésope même étoit trop sec ;
Je m’en étonne ; car tout grec
Est grand parleur : témoin notre divin Homere.
Ces deux conteurs ne se ressemblent guère.
L’un par des vers sans fin dit qu’il faut s’accorder.
À l’autre allez le demander ;
En deux mots il vous expédie.
Ces deux extrémités ne sont point de mon goût.
Évitez, c’est bienfait, la longue rapsodie ;
Ne dites rien de trop ; mais aussi dites tout.
La Fontaine a bien fait d’étendre
Son laconique original.
Tout fleurit dans ses vers ; le plus vil animal
Est éloquent : c’est plaisir de l’entendre ;
Tout prend des sentimens, des mœurs ;
Tout converse ; on y croit être avec ses semblables.
Le précepte à loisir se coule sous les fleurs ;
Sans cela que servent les fables ?


Voilà mon maître, et j’en fais vanité ;
Sur son exemple et son autorité,
Je donne à mes récits toûjours quelque étenduë.
Voici pourtant une fable nuë,
Pour le seul intérêt de la variété.
Une brebis choisit, pour éviter l’orage,
Un buisson épineux qui lui tendoit les bras.
La brebis ne se moüilla pas ;
Mais sa laine y resta. La trouvez-vous bien sage ?
Plaideur, commente ici mon sens.
Tu cours aux tribunaux pour rien, pour peu de chose.
Du temps, des frais, des soins ; puis tu gagnes ta cause.
Le gain valoit-il les dépens ?

LION RENARD ET RAT

Le lion et le tigre ayant eu longue guerre,
Le lion enfin fut vainqueur.
Devant lui se taisoit la terre ;
Et le monde animal reconnut son seigneur.
De chaque espéce aussi-tôt on députe,
Pour aller rendre hommage au roi.
Ainsi qu’un autre Ulisse après quelque dispute,
De harangueur le renard eut l’emploi.
Il loüa donc sa majesté lionne ;
Lui dit que son front seul méritoit la couronne ;
Que semblable à Jupin, qui sur son trône assis,
Ébranle tout le ciel quand il meut ses sourcis,
Du mouvement de sa criniere,
Lui lion, il faisoit trembler la terre entiere ;
Puis, du petit au grand, vient du grand au petit ;
Lui dit qu’il n’a de loi que son seul appetit ;
Que pour son souverain chaque espéce l’avouë ;
Qu’ils sont ses fidéles vassaux ;
Et qu’il peut se joüer des autres animaux,
Comme du rat le chat se jouë.
Le trait déplut au rat qui même en fit la mouë.
Sire lion trouvant que renard disoit d’or,


Lui fit expédier une bonne ordonnance
Payable à certaine échéance,
Par le dragon, garde de son trésor.

Le singe, comme sécrétaire,
En bonne forme mit l’affaire.
Il remet au renard le royal parchemin,
Signé lion, et plus bas, fagotin.
Le renard désormais comptant sur sa fortune,
Croit qu’il achetera les poulets au marché ;
Mais l’argent n’étoit pas touché ;
D’ailleurs le rat n’étoit pas sans rancune.
Le trait de l’oraison lui tenoit fort au cœur ;
Il brûloit d’en tirer vengeance.
Il se glissa chez l’orateur,
Et lui rongea son ordonnance.
Ce que lion flaté vouloit faire de bien ;
Rat offensé le réduisit à rien.



PLUTON ET PROSERPINE

Dès que l’ardent Pluton eut ravi Proserpine,
Cérès en jetta les hauts cris.
Pour s’en plaindre, elle vôle aux célestes lambris :
Jupin, souffriras-tu que Pluton m’assassine ?
Je perds ma fille ; hélas ! Si ce bien m’est ôté,
Ôte-moi donc aussi mon immortalité.
Votre affaire est embarassante,
Répondit Jupin à Cérès ;
Ce cadet-là n’a pas l’humeur accomodante ;
Il tient bien ce qu’il tient : mais calmez vos regrets :
Afin d’avoir la paix dans ma famille,
J’imagine un traité que le sort scellera.
Que six mois de l’année il garde votre fille ;
Et les six autres mois pour vous elle vivra.
Voilà mon arrêt ; toi, Mercure,
Va le porter au dieu des morts.
L’huissier céleste part, arrive aux sombres bords ;
Instruit Pluton. L’arrêt excite son murmure.
Quoi, mon frere, dit-il, attente à mes desirs !
Prétend-il donc me tailler mes plaisirs ?
Nous lui laissons ses biens ; qu’il nous laisse les nôtres.
Je n’aurois que six mois cette chere beauté !


Eh ! Comment vivre les six autres ?
Est-ce pour l’adorer trop de l’éternité ?
Vous êtes à plaindre sans doute ;
Lui dit Mercure, en reprenant sa route :
Mais c’est l’ordre du sort : tel qu’il est, le voilà ;
Il faut bien en passer par là.
Proserpine est donc épousée.
Grande fête aux enfers ; tout supplice y cessa :
On dit qu’ainsi que l’élisée,
Tout le Tartare à la nôce dansa.
Au bout de quinze jours Pluton dit à sa femme :
On va vous ravir à ma flâme ;
Enfin le terme approche où vous m’allez quitter.
Ici nous ne pouvons compter
Ni les jours ni les mois : nos astres immobiles
Ne sçauroient mesurer le temps :
Mais je sens bien, depuis que mes vœux sont tranquilles,
Qu’il s’est passé bien des instans.
On va nous séparer : ô regrets inutiles !
(le terme est loin pourtant, il falloit deux saisons.)
Autre quinzaine passe, et Pluton s’en étonne.
Quoi, dit-il en bâillant, six mois sont donc bien longs !
Autre mois passe encor ; alors le dieu soupçonne
Que Jupiter le trompe, et qu’enfreignant ses loix,



Il ne veut pas tenir la clause des six mois.
Il s’en plaint ; mais sa plainte eut beau se faire entendre :
Avec sa Proserpine il lui fallut attendre
Qu’il plût au terme d’arriver.
Quand Mercure vint la reprendre,
Notre époux sentit à la rendre
Plus de plaisir qu’à l’enlever.
Dans un bien souhaité quels charmes on suppose !
Vient-on à jouïr de ce bien ?
Tous les jours il décroît, perd toûjours quelque chose ;
Il devient mal en moins de rien.


JUGEMENT MEM. IMAGIN.

Imagination, mémoire, et jugement ;
Quels étranges acteurs, dit-on, pour une fable !
Qui fera critique semblable,
N’a pas les trois assurément.
Jugement lui diroit que ces trois personnages
Valent bien le renard, et le loup, et l’agneau ;
Et qu’il s’agit de voir si j’ai de ces images
Pû composer un bon tableau.
Tout est bon, pourvû que du conte
Il résulte une vérité.
La fable git dans la moralité ;
Quand l’auteur y va droit, le lecteur a son compte.
S’il chicane, tant pis ; il a le goût gâté.
Les acteurs n’y font rien ; j’en atteste l’usage.
Mais quand il me contrediroit,
Je soûtiens toûjours qu’il faudroit
En appeller au juge le plus sage,
Au bon sens ; et s’il n’y souscrit,
Je refuse de me soûmettre.
D’ailleurs, qui suit toûjours une regle à la lettre,
En viole souvent l’esprit.
Dom jugement, dame mémoire,


Et demoiselle imagination,
Quoique n’en dise rien la fable ni l’histoire,
Avoient jadis même habitation.
Ils vivoient en commun, enfans de même pere.
Quelque tems de la paix on gouta les douceurs ;
Mais l’union ne dura guère ;
L’humeur broüilla bien-tôt le frere et les deux sœurs.
Imagination cédoit à ses saillies ;
Mémoire babilloit toûjours :
Las de caquet et de folies,
Jugement murmuroit : ainsi passoient leurs jours.
C’étoit sans cesse entr’eux quelque parole ;
Brouillerie au moindre incident :
À leur dire, l’une étoit fole,
L’autre une babillarde, et l’autre un vrai pedant.
Il faut nous séparer, mes sœurs ; que vous en semble,
Leur dit jugement leur aîné ?
Nous ne sçaurions durer ensemble ?
Pour vivre à part chacun de nous est né.
Imagination trouva le conseil sage ;
Pour trois têtes, dit-elle, est-ce assez d’un bonnet ?
Les trois fils de Saturne autorisent le fait,
Reprend mémoire en un long verbiage,


Dont le résultat fut que las de leur ménage,
Ils s’étoient séparés tout net.
L’exemple étoit auguste ; on le met en usage,
On se quitte ; adieu, bon voyage ;
Chacun emporte son paquet.
Les voilà donc tous trois qui cherchent domicile.
Ils trouvent bien-tôt un azile
Chez trois voisins broüillés qui ne se voyoient point :
Circonstance pour eux qui venoit bien à point.
Celui chez qui logea mémoire,
Devint sçavant, dieu sçait ; et du train qu’il alla,
Langues, opinions, usages, fable, histoire,
Il apprit tout, et par de-là.
Imagination fit bien-tôt de son homme
Un poëte hardi, mais des plus effrénés :
Extravagant, entousiaste, en somme
Grand inventeur d’objets mal enchaînés ;
Grand marieur de mots l’un de l’autre étonnés.
Dom jugement, maître d’une autre étoffe,
De son hôte obligeant prit un soin empressé :
En moins de rien il devint philosophe ;
Je disois mal ; il fut homme sensé :
Selon son prix, jugeant de chaque chose ;
Ami du vrai, du juste ; allant toûjours au bien :
Ne décidant jamais de rien
Qu’avec connoissance de cause.
Nos voisins sentirent bien-tôt
Qu’ils pouvoient l’un pour l’autre être de quelque usage.

Les faits chez le sçavant étoient tous en dépôt ;
Et là s’alloient fournir le poëte et le sage.

Des fougues de l’auteur le sage s’amusoit ;
Le bon sens veut qu’on se délasse.
Le poëte aussi s’avisoit
De prendre ses conseils dont parfois il usoit ;
Tant mieux alors pour le parnasse.
Pour l’érudit, il méprisoit,
Qui ? Tout le monde ; et ses voisins ? Sans doute :
Mais il falloit jaser. Où chercher qui l’écoute ?
Chez ses voisins. Il le faisoit.
C’est pour le commun avantage
Qu’ici tous les talens ne sont point d’un côté :
Aucun ne les a tous ; mais ce même partage
Est le lien de la société.



LE SOC ET L’EPEE

Autrefois le soc et l’epée
Se rencontrerent dans les champs.
De sa noblesse elle tout occupée,
Ne sembloit pas appercevoir les gens.
Le soc donne un salut, sans que l’autre le rende.
Pourquoi, dit-il, cette fierté ?
L’ignores-tu ? Belle demande !
Tu n’es qu’un roturier, je suis de qualité.
Eh ! D’où prends tu, dit-il, ta gentilhommerie ?
Tu ne fais que du mal ; je ne fais que du bien :
Mon travail et mon industrie
De l’homme entretiennent la vie ;
Toi, tu la lui ravis, bien souvent sur un rien.
Petit esprit, ame rampante,
Dit l’epée ; est-ce ainsi que pensent les grands cœurs ?
Oüi, répondit le soc ; on a vu des vainqueurs
Remettre à la charuë une main triomphante :
Témoins les romains nos seigneurs.
Mais sans moi, dit la demoiselle,
Ces romains eussent-ils subjugué l’univers ?

Rome n’étoit qu’un bourg ; on n’eût point parlé d’elle,
Si mon pouvoir n’eût mis le monde dans ses fers.
Tant pis ; elle eût mieux fait de se tenir tranquille,
Répondit maître soc, belle nécessité ;
Que l’univers devînt l’esclave d’une ville
Que de sa vaste cruauté
Elle effrayât l’Europe, et l’Afrique, et l’Asie !
Eh ! Pourquoi, s’il vous plaît, à quelle utilité ?
Pour une ambition que rien ne rassasie
Trouves-tu donc cela digne d’être vanté ?
L’epée au bout de sa logique,
Appelle enfin maître soc en duel.
Te voilà ; battons-nous : c’est tout ton rituel,
Dit le soc : quant à moi, ce n’est pas ma pratique ;
Je travaille, et ne me bats point :
Mais, un tiers entre nous pourroit vuider ce point.
Prenons la taupe pour arbitre ;
Comme Themis elle est sans yeux,
L’air grave et robe noire ; on ne peut choisir mieux.
Chacun au juge expose alors son titre.
La nouvelle Thémis les entend de son trou :
Et le tout bien compris, prononce cet adage :
Qui forgea le soc étoit sage,
Et qui fit l’epée étoit fou.

LES DEUX CHIENS

À madame la marquise De Lambert.
Lambert, mon cœur à chaque instant me dit
Que ma muse te doit un tribut qui te plaise.
Il en parle bien à son aise :
Le plaisir est pour lui, la peine est pour l’esprit.
Tant bien que mal je puis décrire
Ton bon goût, ta raison, tes vertus, tes talens :
Mais parmi de certaines gens,
Semblables vérités sont fâcheuses à dire.
Les sages sont des dieux qui refusent l’encens.
Ne te loüons donc point, quoique le cœur m’en dise.
J’aime mieux te féliciter,
Prendre part à la joie exquise
Qu’avec de vrais amis tu sçais si bien goûter.
Sçavoir, politesse, génie,
Guidés par l’amitié, se rassemblent chez toi.
Ils ont trouvé leur Uranie :
Ils l’aiment : en ce point je parle aussi de moi.


Qu’on demande à chacun de ces amis d’élite,
Quel lien te l’attache et quel est son attrait :
À ton tableau chacun mettra son trait :
Somme totale, on aura tout mérite,
Et par conséquent ton portrait.
Le mot m’est échappé. Tu rougis, mais pardonne ;
Mon intention étoit bonne ;
De ne te point loüer j’avois pris mon parti :
Mais quand le cœur veut quelque chose,
C’est en vain que l’esprit s’oppose ;
Il a toûjours le démenti.
Lis ma fable ; le fait est de ta compétence :
J’y peins la disgrace d’un chien
Qui fera voir à tous, ce que tu sçais si bien,
Qu’amitié veut de la prudence.
Maître Brifaut, chien fort doux, fort civil,
En son chemin rencontra de fortune
Aboyard, chien hargneux, un autre la rancune.
Il l’acoste humblement. Pardonnez, lui dit-il ;
Peut-être je vous trouble en votre rêverie ;
Mais si vous vouliez compagnie,
Je suis à vous, je m’offre de bon cœur ;
Et je tiendrai la grace à grand honneur.
Aboyard n’étoit pas dans son accès farouche :
Les brutaux ont leurs instans.


Nos chiens font amitié : dans la patte on se touche ;
On s’embrasse ; on se traite en amis de tout temps.
Nos freres suivent leur voyage.
Confidences trottoient de la part de Brifaut,
Racontant ses emplois, ses amours, son ménage ;
(amitié fraîche a ce défaut
Qu’elle jase plus qu’il ne faut.)
Le tout, pour amuser le grave personnage,
Qui parloit peu, qui sembloit s’ennuyer,
Plus on prétendoit l’égayer.
Ils arrivent bien-tôt au plus prochain village.
Là notre la rancune aboye à tous les chiens ;
Attaque l’un, puis l’autre, et se fait mille affaires ;
Tant qu’enfin le tocsin sonne sur nos deux freres,
Qui sont, l’un portant l’autre, ajustés en vauriens.
Pauvre Brifaut en fut pour ses oreilles,
Ni plus ni moins que seigneur aboyard.
L’un attira les coups, et l’autre en eut sa part.
Je l’en plains ; mais choses pareilles
Menacent qui choisit ses amis au hazard.

CONQUER. ET LA FEMME

Rois, vous aimez la gloire ; elle est faite pour vous.
Il ne s’agit que de la bien connoître
Soyez ce que vous devez être ;
Elle va vous offrir ce qu’elle a de plus doux.
Mais que devez-vous être ? Et qu’est-ce qu’un monarque ?
C’est plûtôt un pasteur qu’un maître du troupeau ;
C’est le nocher qui gouverne la barque,
Non le possesseur du vaisseau.
Votre empire s’étend du couchant à l’aurore ;
Cent peuples suivent votre loi :
Vous n’êtes que puissant encore ;
Gouvernez bien ; vous voilà roi.
Le fameux vainqueur de l’Asie
N’étoit pas roi : c’étoit un voyageur armé,
Qui, pour passer sa fantaisie,
Voulut voir en courant l’univers allarmé.
De bonne heure Aristote auroit dû le convaincre

Qu’au bien de ses états un roi doit se donner.
Il perdit tout son temps à vaincre,
Et n’en eut pas pour gouverner.
Si Dieu sur votre front grava sa ressemblance,
C’est moins en égalant votre pouvoir au sien,
Qu’en vous faisant pour notre bien
Substituts de sa providence.
Veillez donc à ce bien qu’il veut vous confier ;
Mettez-là votre gloire et n’en cherchez point d’autre.
Craindre, aimer, obéïr, voilà notre métier ;
Et nous rendre heureux, c’est le vôtre.
Certain sophi, tenant Bellone à son service,
Conquerant de profession,
Bon homme pourtant et sans vice,
(exceptez-en l’ambition,
Si c’en est un) qu’on le demande
À messieurs les héros ; ils n’en conviendront point ;
C’est la marque d’une ame grande.
Point de bruit avec eux ; et passons leur ce point.
Le monarque persan de conquête en conquête
Voyoit tous ses voisins domptés ;
Vingt couronnes ceignoient sa tête,
Et sous ses loix couloient cent fleuves bien comptés.


Il usoit bien de ses victoires ;
Et vouloit que par tout la justice fleurît,
Il écoutoit les gens, il lisoit leurs mémoires ;
L’innocent triomphoit, l’injuste étoit proscrit.
Sur cette bonne renommée,
Des bornes de son vaste état,
Une vieille femme opprimée
Vint apporter sa plainte aux pieds du potentat.
Sire, par le droit de la guerre,
Ma fille et moi nous sommes vos vassaux :
On l’a deshonorée, on a pillé ma terre ;
Sous un bon roi doit-on souffrir ces maux :
C’est vous, sire, que je reclame.
Que je vous plains, ma pauvre femme !
Dit le prince : je veille à maintenir les loix ;
Mais de si loin que puis-je faire ?
Puis-je songer à tout ? L’astre qui nous éclaire,
Éclaire-t-il tout le monde à la fois !
Il n’est pas étonnant que si loin de mon trône
Mes bons ordres soient mal suivis.
Eh ! Pourquoi donc, seigneur, répondit la matrone,
Ne pouvant nous régir, nous avez-vous conquis ?

LES DEUX DANDINS

À Caën pays de sapience,
Vivoient Messieurs Dandins avocats, pere et fils.
Le pere consultoit ; le fils à l’audience
Endormoit quelquefois Thémis.
Qui l’eût cru d’une ame normande ?
Le pere accommodoit les anciens procès ;
Il sauvoit aux plaideurs les dépens et l’amende ;
Le fils admiroit ses succès :
Mais à ses gains encor il portoit plus d’envie.
C’étoit de jour en jour nouveau remerciment ;
L’un lui devoit les biens, l’autre devoit la vie ;
La poule et le ducat au bout du compliment.
Le fils affriandé, sur les traces du pere,
Se met en train de tout accommoder.
Ami de l’un, et de l’autre compere,
Il veut guérir, dit-il, les normands de plaider.
Déja sur la moindre querelle,
Il assemble les contestans,
Leur prêche la paix fraternelle :
Déteste des procès la longueur éternelle :
Ennuis, chagrins, travaux, ruine au bout du tems.
Bien prêché, dit une partie ;
Mais Pierre est un fripon, monsieur.
Les fripons sont

chez toi, reprend l’autre crieur.
De repartie en repartie
Chacun se quitte en s’outrageant ;
Laisse Dandin, court au sergent.

D’un démenti reçu notre juge novice
Veut décider. On lui conte le fait ;
Mais en présence de justice,
Le démenti tout frais est payé d’un soufflet.
Pour de si beaux succès, point d’honneur, point d’épice ;
Pas le moindre petit poulet.
Jeannot Dandin court à son pere ;
Qu’est-ceci, lui dit-il ? Comment pouvez-vous faire ?
Arbitre des procès, vous accommodez tout.
Au diable le premier dont Jeannot vienne à bout.
J’en veux prévenir un, j’en fais renaître quatre
J’ai beau dire ; ils veulent plaider.
Eh ! Sot ; que n’attends-tu pour les accommoder
Que les gens soient las de se battre ?



L’ESTOMAC

Jadis un estomac de gourmande mémoire.
Et pour qui, je croi, le premier
Fut inventé l’art de manger et boire
Plus que ne veut besoin notre vrai cuisinier,
Notre vrai médecin, si nous sçavions l’en croire.
Cet estomac étoit amoureux du ragoût,
De potages farcis et de fines entrées,
De piquans entremets, sophistiques denrées,
Qui font à l’appetit survivre encor le goût.
L’insatiable donc s’en donnant à cœur joie,
Ne disoit jamais : c’est assez.
Tant bien que mal il digeroit sa proie ;
Puis, sans rien dire, il vous envoie
Mauvais chile, et de-là se forme mauvais sang ;
Sang qui bien-tôt du corps rend toutes les parties
Languissantes, appesanties :

Toutes s’en trouvoient mal ; chacune avoit son rang.
Tantôt c’étoit bons maux de tête ;
Tantôt colique, ou bien douleurs de reins ;
Poitrine embarassée, ou rhumatisme en quête
De l’une ou l’autre épaule ; et pour combler la fête,
Dame goute entreprend et les pieds et les mains.

Qu’est-ceci, dit l’homme malade ?
Qui cause tout cela ? Ce n’est pas moi du moins,
Dit l’estomac ; je vous rends bien mes soins,
Et ne vous fais point d’incartade.
Vous fais-je mal ? Tâtez ; faut-il d’autres témoins ?
La poitrine ma camarade,
N’est pas si fidele que moi :

La tête rêve trop ; le pied, de bonne foi,
Ne fait pas assez d’exercice :
Le calomniateur donne à chacun son vice ;
On n’est bien servi que de lui.
Le malade le crut : ainsi, ce fut autrui
Que l’on punit des fautes du perfide.
Topiques aux endroits où la douleur réside ;
Puis, bistouris en dance ; enfin la fiévre prend ;
Tout le corps y succombe, et le voilà mourant.
C’est fait, pauvre estomac, dites vos patenôtres ;
Les médecins par les regles de l’art,
Des membres et de vous ont conclu le départ.
Nous avons beau jetter nos fautes sur les autres ;
Nous en patissons tôt ou tard.
L’AMOUR

ET LA MORT

Loin, lecteurs dont la critique
Souffle le chaud et le froid,
Qui répandez sur tout une bile caustique,
Sans distinguer ni le tort, ni le droit.
Toute perfection chez vous s’appelle vice.
Est-on sublime ? On est guindé.
Est-on simple ? On est bas. Tout art est artifice,
Et tout ce qui plaît est fardé.
Si je hazarde quelque conte,
Qui vous semble un peu fort de sens,
Eh quoi ! Direz-vous, quelle honte
De proposer ces traits à des enfans !
Mais, s’il vous plaît, la fable est-elle l’ennemie
Du profond et du fin, quand il vient à propos ?
La prenez-vous pour une mie,
Qui ne sçait rien qu’endormir des marmots ?
Bien-tôt vous allez vous dédire
Au premier trait commun que j’oserai rimer.
N’est-ce qu’à des enfans qu’il veut se faire lire ?
C’est bien la peine d’imprimer.
C’est ainsi que chaque rencontre
Vous voit changer de mesure et de poids ;
Disant blanc ou noir ; pour ou contre ;

Vous contredisant mille fois
Pour vous sauver d’approuver une.
Eh bien, n’approuvez pas ; qui veut vous y forcer ?
Pour moi, me remettant du tout à la fortune.
J’irai mon train sans m’en embarrasser.
J’avertis seulement d’avance,
Que je me propose en effet
D’instruire et d’amuser l’enfance ;
Mais sans oublier l’homme fait.
Je voudrois qu’en mes vers tout âge pût apprendre ;
J’imagine et j’écris pour tous.
Laissez à vos enfans ce qu’ils en pourront prendre ;
Et gardez le reste pour vous.
La mort fille du temps, et l’enfant de Paphos,
Jadis, comme aujourd’hui, voyageoient par le monde.
Tous deux l’arc à la main, le carquois sur le dos,
Ils faisoient ensemble leur ronde.
Jupiter vouloit que l’amour
Blessant les jeunes cœurs, mit des humains au jour ;
Et que la mort frappant la vieillesse imbécile,
Délivrât l’univers d’une charge inutile.
C’étoit là l’ordre ; et tout devoit aller
Selon ce plan que semble exiger l’âge.
Gloto, disoit l’amour,

aura de quoi filer ;
Nous lui taillerons de l’ouvrage ;
Et moi, disoit la mort, je m’en vais occuper
Sa sœur Atropos à couper :

Qu’elle ait de bons cizeaux, pour moi j’ai bon courage.
Nos voyageurs, au coin d’un bois,
Se reposant un jour fatigués du voyage,
Ils mettent bas et l’arc et le carquois,
Confondent tout leur équipage ;
Et quand il faut partir, le reprennent sans choix.
De l’enfant le squelete avoit pris maintes fléches ;
L’amour parmi ses traits mêla ceux de la mort.
L’une au cœur des vieillards fit d’amoureuses bréches ;
L’autre des jeunes gens alla trancher le sort.
Jupiter rit de la méprise,
Et n’y mit de remede en rien :
Il pensa que de leur sotise
Il pouvoit naître quelque bien.
Si notre espéce en effet étoit sage,
Depuis ce troc nous craindrions,
Malgré la force ou la langueur de l’âge,
Et la mort et les passions.
Sans ce danger que je soûtiens propice,
Dans la vigueur des ans, ou bien sur leur déclin,
Le vice n’auroit point de frein,
Et la vertu point d’exercice.

LE ROI DES ANIMAUX
À monseigneur l’ancien évesque
De Fréjus.

Fleuri, nouveau mentor d’un nouveau Télémaque,
Toi, qui le promenant par les siécles passés,
Pour le bonheur d’un autre Itaque,
Rapproches sous ses yeux tant de faits dispersés.
Dans ces sédentaires voyages,
Tu le conduis sans crainte des naufrages,


De païs en païs, cueillant par tout des fleurs ;
Formant, chemin faisant, son esprit et ses mœurs.
Tu sçais lui faire de l’histoire
Une étude féconde, où tout rit, où tout plaît,
Il s’instruit de la vraie et de la fausse gloire ;
À chaque trait dont s’orne sa mémoire,
Dans son cœur quelque vertu naît.
Mais sçais-tu bien sur quoi j’espere
De tes leçons le succès le plus grand ?
C’est qu’en instruisant, tu sçais plaire ;
Tu sçais te faire aimer, et voilà mon garand.
Quand tes sages discours l’invitent
À commencer en lui ce qu’il doit être un jour,
Tes graces, ta douceur obtiennent son amour ;
Le maître plaît ; les leçons en profitent.
Tu vois voler son estime et sa foi
Au devant des vertus qu’il confond avec toi.
Fais de cet ascendant un usage fidéle.
L’amour qu’il te donne aujourd’hui,
Est la mesure et la source du zèle
Que tout son peuple aura pour lui.
Lassez de vivre en république
Jadis les animaux essayerent d’un roi ;
Ils firent choix d’un bœuf surnommé pacifique ;
On se promit d’être heureux sous sa loi.
Le monarque nouveau, doux, bienfaisant, affable,
Se fit aimer ; mais ce fut tout.

Il ne sçavoit que plaindre un misérable :
Falloit-il punir un coupable ?
Tout son pouvoir étoit à bout.
Mille petits tirans désoloient sa province ;
Les tigres, les lions enlevoient ses sujets ;
Qu’y faisoit-il ? Il leur prêchoit la paix :
C’étoit pitié qu’un si bon prince.
Bienfaits tant qu’on vouloit, point de punition ;
Partout, indulgences plenieres.
On le dépose enfin, pour choisir le lion.
Le nom de conquerant suit cette élection.
Bien-tôt le nouveau roi recule ses frontieres,
Soûmet tous ses voisins à son ambition ;
Fait trembler ses sujets, plus de rebellion :
Mais aussi point d’amour ; il n’inspiroit que crainte.
Sa majesté cruelle et de sang toûjours teinte,
Effrayoit jusqu’à ses flatteurs ;
Sur un soupçon, sur une plainte ;
Malheur aux accusés, même aux accusateurs.
Qu’est ceci, dit le peuple ? Et quel choix est le nôtre ?
La diéte a bien mal réüssi ;
De deux rois, pas un bon ; nous ne craignions point l’autre ;
Le moyen d’aimer celui-ci ?
Il ne connoît d’autre loi que sa rage.
Enfin désesperé d’un si dur esclavage,


Sur le Néron des bois tout le peuple courut.
Imaginez-vous le carnage ;
Il en coûta du sang ; mais le tiran mourut.

Alors, ce bœuf si débonnaire,
Qu’on avoit déposé sans qu’il en dit un mot :
Messieurs, dit-il, j’ai trouvé votre affaire ;
Cet élephant est votre vrai balot.
Il est bon comme moi, terrible comme l’autre ;
Vous serez ses enfans ; il vous défendra bien ;
Je lui donne ma voix, joignez-y tous la vôtre ;
Pour vous régir, que lui manque-t-il ? Rien,
S’écria tout le peuple. On le choisit : son regne
Répara les malheurs passés.
Rois, qu’on vous aime et qu’on vous craigne :
L’un sans l’autre n’est pas assez.

LE PECHER ET LE MEURIER

Un pécher, les amours et l’espoir de son maître,
Du jardin l’arbre favori,
Le printems ne faisant que naître,
S’applaudissoit d’être déja fleuri.
Il avise un meurier tout aussi sec encore
Que dans les froids les plus cuisans :
Aucun signe de vie ; on n’y voit rien éclore,
Feüilles ni fleurs ; ses rameaux languissans
Sont encor tous transis à la honte de Flore.
L’ami, dit le pécher, que te sert le printems ?
Ta paresse le deshonore.
Déja de sa touchante voix.
Philomele l’annonce aux échos de ces bois ;
Toute la nature s’éveille.
Dès le matin une aurore vermeille
Vient nous arroser de ses pleurs,
Nectar délicieux des arbres et des fleurs.
Cependant, paresseux, le zéphire a beau faire ;
Tu dors, quand tout est éveillé.
Que ne m’imites-tu ? Regarde, considere
Comme j’ai déja travaillé.


Me voilà tout fleuri ; d’une belle espérance
Voilà déja mon maître régalé.
Je lui tiendrai parole, il peut compter d’avance
Qu’au nombre de mes fleurs mon fruit est égalé.
À peine l’arbre a-t-il parlé,
Qu’un vent de bize souffle, et détruit tout l’ouvrage.
Du pécher la fleur déménage,
Et tout espoir de fruit avec elle envolé
Lui laisse à peine attendre un stérile feüillage.
Eh bien, dit le meurier, avois-je donc grand tort
De ne me pas presser si fort ?
Zéphire a beau souffler, je crains encor la bise.
Sçache qu’il faut à tems commencer l’entreprise,
Quand on veut en venir à bout.
L’impatience gâte tout.



L’OPINION

J’implore ton secours, invention divine,
Je ne puis travailler sur d’antiques tableaux :
Si je ne crée et si je n’imagine,
Je jette de dépit et couleurs et pinceaux.
Les fictions d’autrui n’excitent point ma veine ;
Si le fonds n’est à moi j’y bâtis avec peine.
Je craindrois toûjours que le dol
Ne m’en dépossédât sous ombre de justice,
Et qu’un jour le maître du sol
Ne revendiquât l’édifice.
Ne brodons point enfin le canevas d’autrui.
Jadis on inventoit ; inventons aujourd’hui.
Nos peres l’ont bien fait ; ne pourrions-nous le faire ?
Non, me dit-on, les tems en sont passés.
Il falloit naître aux jours ou d’ésope ou d’Homere ;
Mais vous venez trop tard. Imitez : c’est assez.
Je n’en suis point d’avis. Il semble à ce langage
Que le monde soit décrépit,
Qu’il ait tout vû, qu’il ait tout dit :
Il s’en faut bien ; il n’est qu’à la fleur de son âge ;

Et c’est trop dire, il n’a que cinq ou six mille ans.
Or, près des millions d’années
Que vraisemblablement portent ses destinées,
Il ne fait que de naître ; et nous sommes enfans.
Il y paroît, toûjours timides,
Nous n’osons avancer, si nous n’avons des guides.
Nous demandons à chaque pas,
A-t-on été par-là ? Non ; n’y marchons donc pas.
Voilà bien le discours d’enfans tels que nous sommes.
Nous serons plus hardis, quand nous serons des hommes.
Que de terres encor restent à découvrir !
La fiction sur tout est un païs immense :
On ira loin, pourvû qu’on pense.
Les chemins manquent-ils ? C’est à nous d’en ouvrir.
Imaginons des faits ; créons des personnages ;
Si nous trouvons des critiques sauvages,
Allons toûjours, et laissons-les crier.
À l’honneur d’inventer Apollon nous convie ;
Et nous sommes, malgré l’envie,
Créateurs de notre métier.
En vertu de ce privilége
Voici donc de nouveaux acteurs,
Dame ignorance et son cortége,
Paresse, orgueil. écoutons ces docteurs.
Ils font déja gronder tout le peuple critique
Contre un conte métaphisique.

Demoiselle ignorance étoit grosse

d’enfant.
Demandez-moi qui l’avoit abusée ?
Je n’en sçais rien, mais on comprend
Qu’abuser l’ignorance est chose bien aisée :
Elle étoit grosse enfin, le dernier mois couroit.
Sur cet évenement maint oracle à la ronde
En termes pompeux déclaroit
Qu’elle alloit accoucher de la reine du monde ;
D’un enfant qui feroit des rois, même des dieux ;
Qui regleroit lui seul tous les usages ;
Et si vous voulez encor mieux,
Qui fonderoit des écoles de sages ;
Le monde désormais verroit tout par ses yeux.
On accouche de peur ; mais la pauvre ignorance
Accoucha d’admiration :
L’oracle s’accomplit. Comment ? Par la naissance
De demoiselle opinion.
On fait venir l’orguëil et la paresse,
Parens de l’ignorance, et de plus ses amis ;
Et de nommer l’enfant l’honneur leur est remis.
La marraine l’admire, et lui sourit sans cesse ;
Le parrain gravement le flate, le caresse ;
Et de leur pleine autorité
Ils l’appellent la vérité.

LES CHIENS

Pour chercher sûrement fortune
Nombre de braves chiens se liguerent entr’eux.
De gloire et de butin faisons bourse commune,
Leur dit, monté sur la tribune,
Un dogue, orateur vigoureux.
Vous l’eussiez entendu par sa docte harangue
Enflammer les confédérés,
Et leur étaler en sa langue
La concorde et ses droits sacrés :
Ce dogue en un collége avoit pris ses dégrés.
Vous avez tous maint Hector à poursuivre,
Les loups, les sangliers : courez ; je vous les livre,
Si de votre union vous serrez le lien :
Mais si quelqu’un hargneux et difficile à vivre
Met le trouble entre vous, et s’en va sur un rien
Traiter son compagnon de visage de chien,
Si vous donnez entrée à la guerre civile,
Vous périrez ; et j’en atteste ici
Les manes querelleurs d’Achille :
Car, comme vous voyez, l’orateur, dieu merci,
Étoit sçavant et plagiaire aussi.

Sur sa figure pathétique
Nos ligués font serment de demeurer unis.
Du zéle de la république
Contre tout intérêt les voilà bien munis.
De ce pas nos héros partirent,
Trouvent un sanglier, l’attaquent, le déchirent ;
Il n’est plus question que de le partager.
C’est le point délicat. Nos gens se désunirent.
Moi disoit l’un, j’en veux manger
Ma grosse part : j’ai renversé la bête.
L’autre, c’est moi qui viens de l’étrangler.
Pour ceux-ci, qui de loin ont regardé la fête,
Pensent-ils par se régaler
Comme les plus vaillans ? Qu’ils jeunent ; à la quête
Pour leur compte ils peuvent aller.
Tant fut dit, que le feu leur montant à la tête,
Les voilà furieux, combatans pour les parts.
De moment en moment s’accroît leur barbarie ;
La farouche Bellone et l’implacable Mars
Irritant encor la furie,
De carnage et de sang repaissent leurs regards.
Ce champ au peuple chien fut une autre pharsale
Où n’écoutant qu’une rage brutale,
Parens contre parens, chacun se disputa
Le sanglier dont aucun ne tâta :
Car, tandis qu’en ce choc leur fureur se déploye,
Que de s’entretuer ils se donnent la joye,


Ils virent accourir une troupe de loups.
Qui put s’enfuir, s’enfuit ; mais ils ne purent tous :
Des loups le reste fut la proye.
Or, de cela deux vérités :
C’est l’intérêt qui fait et qui rompt les traités.
La discorde sa fille enfante la ruine.
En seize mille vers bien sonnans, bien comptés,
Plus n’en apprend l’iliade divine.

LE PORTRAIT

Le monde est plein de faux censeurs.
Qu’on leur montre une bonne piéce,
Leur ignorante hardiesse
De son autorité la renvoye aux farceurs.
Ils n’y trouvent ni goût, ni force, ni justesse ;
C’est ceci, cela qui les blesse ;
Blâmant, proscrivant tout, et de par les neuf sœurs.
Eh, messieurs, c’est orgueil, et non délicatesse :
Vous n’êtes qu’ignorans, soi disans connoisseurs.
De se faire tirer certain homme eut envie.
Chacun veut être peint une fois en sa vie.
L’amour propre de son métier
Est ami des portraits : cet art qui nous copie
Semble aussi nous multiplier.
Ce n’est pas là notre unique folie.
Le portrait achevé, notre homme veut avoir
L’avis de ses amis, gens experts en peinture :
Regardez, il s’agit de voir
Si je suis attrapé, si c’est là ma figure.
Bon, dit l’un on vous a fait noir ;

Vous êtes blanc. Cette bouche grimace,
Dit un autre. Ce nés n’est pas bien à sa place,
Reprend un tiers : je voudrois bien sçavoir
Si vous avez les yeux si petits et si sombres ?
Et puis, en vérité, que servent-là ces ombres ?
Ce n’est point vous enfin ; il faut tout retoucher.
Le peintre en vain s’écrie ; il a beau se fâcher ;
Sur cet arrêt il faut qu’il recommence :
Il travaille, fait mieux, réüssit à son choix,
Et gageroit tout son bien cette fois
Pour la parfaite ressemblance.
Les connoisseurs assemblés de nouveau
Condamnent encor tout l’ouvrage.
On vous allonge le visage ;
On vous creuse la jouë ; on vous ride la peau ;
Vous êtes là laid et sexagenaire ;
Et flaterie à part, vous êtes jeune et beau.
Eh bien, leur dit le peintre, il faut encor refaire ;
Je m’engage à vous satisfaire,
Ou j’y brûlerai mon pinceau.
Les connoisseurs partis, le peintre dit à l’homme,
Vos amis, de leur nom s’il faut que je les nomme,
Ne sont que de francs ignorans ;
Et si vous le voulez, demain je les y prends.
D’un semblable tableau je laisserai la tête,
Vous mettrez la vôtre en son lieu.
Qu’ils reviennent demain ; l’affaire sera prête.
J’y consens, dit notre homme ; à demain donc ; adieu.

La troupe des experts le lendemain s’assemble,
Le peintre leur montrant le portrait d’un peu loin,
Cela vous plaît-il mieux ? Dites ; que vous en semble ?
Du moins j’ai retouché la tête avec grand soin.
Pourquoi nous rappeller, dirent-ils ? Quel besoin
De nous montrer encore cette ébauche ?
S’il faut parler de bonne foi,
Ce n’est point du tout lui, vous l’avez pris à gauche.
Vous vous trompez, messieurs, dit la tête, c’est moi.

LES GOURMETS

Mais n’est-il pas aussi des goûts sûrs ? Oüi sans doute :
Ils sont rares ; mais il en est.
Heureux qui les rencontre ! Heureux qui les écoute !
Plus heureux encor qui leur plaît !
Travaillons-y, quoiqu’il en coûte.
Sur un vin frais cuvé le maître d’un logis
Tenoit conseil, interrogeoit son monde ;
La tasse couroit à la ronde ;
Il vouloit que chacun en donnât son avis.
L’un le goûtant à vingt reprises,
Très élegamment décidoit
Qu’il étoit fait exprès pour les tables exquises ;
Un autre en l’avalant opinoit du godet.
Ce vin tout d’une voix vaut la liqueur suprême
Dont les dieux s’enivrent là-haut :
On eût défié Bacchus même
D’y trouver le moindre défaut.
Arrivent deux gourmets, docteurs en l’art de boire,


Le marguillier Lucas et le syndic Gregoire ;
On leur en fait goûter. Eh bien, qu’en dites-vous ?
Votre avis n’est-il pas le nôtre ?
Il sent le fer, dit l’un : le cuir aussi, dit l’autre.
Bon, dit-on, quelle idée ! Et d’où viendroient ces goûts ?
Le bacchique sénat les croit devenus fous.
On les raille à l’envi ; mais courte fut la joie ;
L’évenement vint les justifier.
On trouve, en le vuidant, dans le fonds du cuvier,
Une petite clef pendant à sa courroye ;
Et railla bien qui railla le dernier.
Auteurs, à mille gens votre ouvrage a sçû plaire ;
On le dit excellent ; ne vous y fiez pas.
Maint défaut échape au vulgaire,
Qu’appercevront les délicats.

PANDORE

Vulcain tout frais banni du céleste serdeau
Voulut à sa façon faire une créature.
D’abord, en employant la forge et le marteau.
Il imita du corps la secrette structure ;
Puis en fit les dehors ; et son adroit cizeau
Tailla, polit, acheva la figure.
Jupiter dit : l’ouvrage est beau ;
Certes mon fils entend bien la sculpture :
D’humains il feroit presque une manufacture :
Mais après tout, ce n’est qu’un corps,
Qu’une statuë ; il y faut joindre une ame
Qui de l’ouvrage anime les ressorts.
Il dit : l’airain respire, et la statuë est femme.
Tout habitant du ciel voulut lui faire un don.
Jugez quel fut son appanage !
Rien ne manquoit à son ménage ;
De graces et de ris on lui fit sa maison.
Chaque dieu la dota d’un nouvel avantage,
De charmes, de talens, d’adresse, de courage ;
Et de là Pandore est s

on nom ;
C’est-à-dire, tout don, ô le bel assemblage !
Mais le dieu sournois de là-bas,
Pluton, s’en vint offrir une boëte à Pandore.
Tenez, dit-il ; voici bien mieux encore ;
C’est le plus grand trésor, si vous ne l’ouvrez pas.
La belle à ce discours trouva quelque embarras.
Elle étoit femme et partant curieuse ;
L’œil toûjours sur la boëte on la voit soucieuse ;
Ne point l’ouvrir, dit-elle ! On se mocque de moi :
Plaisant trésor de qui la jouïssance
Est de n’en point user ! Je m’y perds, plus j’y pense ;
C’est une enigme : oh, par ma foi,
J’en aurai le cœur net. Il faut voir. Elle l’ouvre.
Dieux, qu’en sort-il ? Qu’est-ce qu’elle découvre ?
Quels maux affreux s’échapperent de-là ?
La douleur et la mort : pis encor que cela :
Des vices odieux l’engeance toute entiere
Se produisit à la lumiere.
Or je demande en quel rang mettrons nous
La curiosité qui fut mere de tous ?
À ce fait ancien joignons un peu du nôtre.
Je ne puis me guerir de l’émulation.
Cette fable en enfante une autre :
C’étoit mon avant scène ; et voici l’action.
Nous voilà, se dirent les vices,
Mais que deviendrons-nous ? Songeons à nous loger.
Moi, dit l’ambition, je n’ai point à songer :

Des grands je ferai les délices,
Et de ce pas je m’y vais héberger :
La cour des rois sera mon gîte.
Et moi, dit l’intérêt, je m’en vais au plus vite
Chez les négocians et messieurs leurs commis ;
J’y ferai bien-tôt des amis.
Je veux leur enseigner à se tracer sur l’onde
Aux plus lointains climats mille chemins nouveaux :
Je veux que sur de bons vaisseaux,
Ils me promenent par le monde :
Je verrai le païs. La débauche à son tour,
Dans la maison du riche établit son séjour.
Là, de rien elle n’aura faute ;
Goûtant de plus d’un vin et de plus d’un amour,
Elle va regner chez son hôte.
L’hipocrisie alors se logeoit encor mieux ;
Ces gens au doux parler, au saint baissement d’yeux,
Pour elle ont des chambres garnies :
Elle sera dans les temples des dieux
Maitresse des cérémonies,
Quant à la jalousie, où sera son quartier ?
Peut-elle manquer de retraites ?
Ne fût-il dans le monde entier
Que deux belles ou deux poëtes ?
Ainsi de se loger tout vice vint à bout.
La vanité pourtant paroissoit sans domaine.
Et toi, lui dit quelqu’un ? N’en soyez point en peine ;
Moi, dit-elle, messieurs, je logerai par tout.

LE CHAT ET LA SOURIS

Finette, gentille souris,
Avoit un jour donné dans une souriciere :
Pour un morceau de lard la voilà prisonniere :
Par fois les plus sages sont pris.
Maître matou que cette odeur attire,
S’en vient flairer le trébuchet ;
Il y voit la souris et du lard à souhait :
Quel repas pour le maître sire !
Pour l’avoir, le rusé se met sur son beau dire.
Ma commere, dit-il d’un ton de papelard,
Mettons bas la vieille rancune ;
C’est trop vivre ennemis ; j’en suis las pour ma part :
Si comme moi la guerre t’importune,
Il ne tiendra qu’à toi que desormais
Nous ne vivions en pleine paix.
Du meilleur de mon cœur, lui répondit Finette.
Quoi, tout de bon, dit l’un ? Oüi, dit l’autre. Voyons,
Reprit le chat ; pour faire alliance complette,
Ouvre-moi ton logis, que nous nous embrassions.
Volontiers ; vous n’avez qu’à lever une planche
Qui le ferme de ce côté.

Ça, dit le chat de bonne volonté,
Et qui déja croit tenir dans sa manche
Souris et lard tant convoité.
De ses deux griffes il attrappe
Le long morceau de bois où la planche pendoit.
Il se baisse, elle leve. Alors Finette échappe
Avec le lard qu’elle mordoit.
Le chat court, mais trop tard, et bien loin de son compte,
N’eut ni lard ni souris, n’eut que sa courte honte.
Le prudent sçait tirer son bien,
Même de l’ennemi qui pense à le détruire.
Autre morale y viendroit aussi-bien.
Tel nous sert en voulant nous nuire.

LES DEUX LIVRES

J’ai vû quelquefois un enfant
Pleurer d’être petit, en être inconsolable.
L’élevoit-on sur une table ?
Le marmot pensoit être grand.
Tout homme est cet enfant. Les dignités, les places,
La noblesse, les biens, le luxe et la splendeur,
C’est la table du nain ; ce sont autant d’échasses,
Qu’il prend pour sa propre grandeur.
Je demande à ce grand, qui me regarde à peine,
Et dont l’acuëil même est dedain,
Qui peut fonder en lui cette fierté hautaine ?
Est-ce sa race, ou son rang, ou son train ?
Mais quoi ? De tes ayeux la mémoire honorable ;
L’autorité de ton emploi,
Ton palais, tes meubles, ta table,
Tout cela, pauvre homme ; est-ce toi ?
Rien moins ; et puisqu’il faut qu’ici je t’apprétie,
Un cœur bas, un esprit mal-fait,
Une ame de vices noircie
Te voilà nud, mais trait pour trait.
Du surplus ton orgueil te trompe et nous surfait.

Il est quelques puissans que de leurs dons célestes
Les dieux prennent plaisir d’orner :
L’orgueil à ceux-là seuls pourroit se pardonner ;
Mais ceux-là sont les seuls modestes.
C’est un double exemple à donner.
Côte à côte sur une planche,
Deux livres ensemble habitoient.
L’un neuf, en maroquin et bien doré sur tranche ;
L’autre en parchemin vieux que les vers grignotoient.
Le livre neuf, tout fier de sa parure,
S’écrioit : qu’on m’ôte d’ici ;
Mon dieu, qu’il put la moisissure !
Le moyen de durer auprès de ce gueux-ci ?
Voyez la belle contenance
Qu’on me fait faire à côté du vilain ?
Est-il œil qui ne s’en offense ?
Eh ! De grace, compere, un peu moins de dedain,
Lui dit le livre vieux ; chacun a son mérite,
Et peut-être qu’on vous vaut bien.
Si vous me connoissiez à fonds… je vous en quitte,
Dit le livre seigneur. Un moment d’entretien,
Reprend son camarade. Eh non ; je n’entends rien.
Souffrez du moins que je vous conte…
Taisez-vous ; vous me faites honte ;
Holà mons du libraire, holà,


Pour votre honneur, retirez-moi de là.
Un marchand vient sur l’entrefaite,
Demande à voir des livres ; il en voit :
À l’aspect du bouquin, il l’admire et l’achette ;
C’étoit un auteur rare, un oracle du droit.
Au seul titre de l’autre, ô la mauvaise emplette !
Dit le marchand homme entendu.
Que faites-vous de ce poëte
Extravagant ensemble et morfondu ?
C’est bien du maroquin perdu.
Reconnoissez-les bien ; faut-il qu’on vous les nomme,
Ceux dont en ces vers il s’agit ?
Du sage mal vêtu le grand seigneur rougit ;
Et cependant l’un est un homme ;
L’autre n’est souvent qu’un habit.
HOMME INSTR.

DE DESTIN

Un homme avoit un jour obtenu du destin,
Que de son avenir il lui fit confidence.
Au livre de la providence,
Il lut donc tout son sort, ses progrès et sa fin.
Parmi de menus faits, de grandes avantures
Se déployerent à ses yeux.
Il devoit être roi, puissant et glorieux,
Et puis captif, et puis mourir dans les tortures.
Ces révolutions sont le plaisir des dieux.
De tous ces objets quelle idée
Occupe desormais mon pauvre curieux !
Sa mort le suit par tout ; son ame intimidée
La souffre à toute heure, en tous lieux.
Ce roi futur, que la frayeur consume,
Se voit dans son affreux chagrin,
Esclave comme Montezume,
Grillé comme Guatimosin.
Ah ! Par pitié, grands dieux, ôtez-moi cette image,
S’écriat-t’il. Ses vœux sont exaucés.

Il ne voit plus la mort ni l’esclavage ;
Dans son esprit ce sont traits effacés.
Le voilà donc qui voit en perspective
Ce sceptre absolu qui l’attend :
En est-il mieux ? Le croyez-vous content ?
L’impatience la plus vive
Lui fait un siécle d’un instant.
Quelque faveur que le ciel lui déploye,
Tout est insipide pour lui :
Où les autres mourroient de joie,
Ce roi futur séche d’ennui.
Ciel, cria-t-il encor, retranchez les années
Qui me séparent de mon bien.
Hâtez mes grandes destinées :
Hors de-là je ne goûte rien.
Çà dit le sort, malgré ton imprudence
Je ferai mieux que tu ne veux.
C’en est fait, tu va être heureux ;
Je te rends à ton ignorance.
Bon lot ! Bien à propos tout homme en fut pourvû.
Sans cela notre impatience
Feroit un mal d’un bien prévû.
Et le mal nous tueroit d’avance.

LES ARBRES

Chez nos ayeux, à qui Dieu fasse paix,
Un astrologue étoit un meuble nécessaire.
Sans son avis on ne pouvoit rien faire.
La raison commandoit ; il reste encore un mais ;
Qu’est-ce que l’astrologue augure de l’affaire ?
Vouloit-on bâtir, voyager,
Vendre, aller faire des emplettes,
Se marier ou se purger ?
Il vous falloit surtout le visa des planetes.
Tout astrologue étoit prisé son pesant d’or,
Idiot préjugé, qui n’exceptoit personne !
L’homme est si sot, que je m’étonne
Que la mode n’en dure encor.
Un grand seigneur ami du jardinage,
Avoit des arbres à planter.
Son prédiseur qu’il s’en va consulter,
Fait son thême, étudie, et trouve pour l’ouvrage
Les célestes aspects dont il faut profiter.
Allons, dit le docteur, qu’on plante tout-à-l’heure ;
Le ciel ne veut ni délai, ni demeure ;

Si l’on tarde un moment, ces arbres sont perdus.
Pour l’influence bienfaisante
Je ne compte qu’une heure au plus
Soudain on obéït, on plante ;
En moins de rien voilà nos arbres en état,
Munis d’un bon certificat.
Ils devoient atteindre un grand âge ;
Grêle, pluie et vents en courroux,
Main d’homme n’y pourroit causer aucun dommage ;
Le ciel les protégeoit envers et contre tous.
À quelques jours de ce plantage,
Le seigneur prend un nouveau jardinier.
Le plan ne lui plut pas ; il arracha l’ouvrage
Qui selon lui n’eut pû fructifier.
Quand le seigneur le vit ; ah malheureux, ah traître !
Qu’as-tu fait là, dit-il au déplanteur ?
Ces arbres auroient fait le plaisir de ton maître.
Mon astrologue en ce point grand docteur,
Avoit pour les planter pris l’instant bienfaicteur,
Où tout le sénat planétaire
M’étoit garand du succès de l’affaire.
Tout beau, dit le manant, à tort vous vous fâchez ;
Je n’entends-rien, monsieur, à votre dialogue :
Mais vos arbres sont arrachés :
L’instant ne valoit rien ; battez votre astrologue.



APOLLON ET MIN. MEDEC.
À M De Fontenelle.

Fontenelle, grand maître et de prose et de rime,
De qui l’esprit contient tous les esprits,
Et qui, doué d’une raison sublime,
Ne l’as point aux dépens des graces et des ris :
Je traite dans ces vers la science commune
Que personne n’apprend, que chacun croit sçavoir,
La morale ; et de peur qu’elle soit importune,
Sous des voiles rians je la fais entrevoir.
Tu sçais à fonds cet art qu’à peine l’on effleure.
Avant de t’élever aux spéculations,
Tu t’étois muni de bonne heure
Du principe des actions.
Prononce donc sur mes allégories ;
Juges-en sans appel le fonds et le détail :
C’est à tes lumieres chéries
Que je soûmets tout mon travail :
Non pas qu’en tout j’espére gain de cause ;
J’aurai tort en plus d’un endroit.
Ici la rime souffre, et plus loin c’est la chose ;
Je n’irai

pas peut-être à mon but assez droit ;
Parfois un mot intrus d’un autre tient la place,
Et quelquefois le tour est vicieux ;
Tantôt trop de foiblesse, et tantôt trop d’audace ;
Même, où j’aurai bien fait, j’aurai manqué le mieux.
Mais quoi ! Ne sçai-tu pas quelle espéce est la nôtre ?
Chacun de ses talens a beau s’enorgueillir :
Dès qu’on est homme, il faut faillir,
Et je suis homme en cela plus qu’un autre.
Apollon et Minerve étoient bannis des cieux.
Pour quel sujet ? Cela n’importe ;
Passons-nous-en ; le souverain des dieux,
Quand tel est son plaisir, met les gens à la porte :
On obéït, faute de mieux.
Que faire, dirent-ils ? Sevrez de l’ambroisie
Il faut chez les mortels aller gagner sa vie.
Moi, dit le dieu, je sçais un bon métier.
J’ai bien aussi le mien, répondit la déesse.
Ils firent choix d’une ville de Gréce,
Et s’établirent là, chacun en son quartier.
Apollon se fit empirique ;
Guérissoit tous les maux du corps ;

Des organes usés rajustoit les ressorts ;
Pour chaque maladie avoit un spécifique.

Quant à Minerve, elle exerçoit
Une plus haute médecine ;
C’étoit l’ame qu’elle pansoit ;
En extirpoit le mal jusques à la racine.
L’homme est ami du stile charlatan :
Bien le sçavoit la prudente déesse.
Elle l’affecta donc, et comme orvietan,
Elle débitoit la sagesse.
Son affiche portoit en caracteres d’or
Qu’à son art souverain rien n’étoit incurable.
Que l’on m’amene un scélérat, un diable,
Quelque chose de pis encor ;
Je vous le rends blanc comme neige ;
Je vous le guéris net d’un seul trait d’élixir :
Au sortir de chez moi les vertus en cortege
Marcheront sur ses pas ; il n’aura qu’à choisir.
Je vous redresse un esprit gauche ;
Je vous nétoye un cœur gangréné de débauche ;
Fiévre d’ambition, au feu toûjours nouveau,
Avec redoublement et transport au cerveau
Mensonge continu, malice invétérée,
Avarice désespérée,
Tous les vices en un monceau,
Je m’en joue, et cent fois j’ai fait semblables cures.
Et n’allez pas penser que ce soient impostures :
Usez de mon reméde, et je n’en veux le prix
Que de ceux que j’aurai guéris.


Apollon faisoit mieux, on le payoit d’avance ;
Avant la guérison il vendoit l’espérance.
Cependant tout couroit chez le dieu médecin ;
Surchargé de pratique, il prenoit davantage ;
La foule en augmentoit ; on eût tout mis en gage,
Plutôt que de manquer le remede divin.
Il fut riche bien-tôt, comme un homme d’affaire,
Et Minerve n’étréna pas.
Les maux du corps font tout notre embarras :
Ceux de l’ame n’importent guère.

LE TRESOR

Un prince voyageoit, cherchant les avantures,
Mais non pas tout à fait en chevalier errant ;
Il marchoit avec suite, avoit pris ses mesures,
Sa cassete suivoit, bon trésor, sûr garand.
Contre mille besoins enfans des longues courses ;
Le courage et l’argent, c’étoit là ses ressources.
Il apperçoit un jour, écrits sur un rocher,
Ces mots en vrai stile d’oracle :
Je mene au grand trésor qu’un dieu voulut cacher ;
Il est gardé par maint obstacle,
Et d’abord, pour premier miracle,
C’est par mon sein qu’il faut marcher.
Perçons-le, dit le prince. On assemble mille hommes,
Travaillans jour et nuit, bien nourris, bien payés ;
Et moyennant de grosses sommes
En peu de jours les chemins sont frayés.
Le rocher traversé, se présente un abîme.
Le trésor est plus loin, dit un autre écriteau ;
Comble-moi. soit, comblons ; dit l’Amadis nouveau ;

Le trésor, à ce que j’estime
Sur ces précautions, doit être un bon morceau.
Nouveau travail et nouvelles dépenses.
Mais l’abîme comblé, les belles espérances
Se reculent encor. D’une épaisse forêt
Un pin gravé lui dit : le trésor est tout prêt ;
Mais pour aller jusqu’à sa niche,
Il faut abattre bien du bois.
Sur nouveaux frais, on travaille, on défriche ;
La cassette du prince est enfin aux abois.
Il arrive au travers de la futaye ouverte
Dans une campagne déserte.
Un seul dragon gardien du trésor,
Lui dit : ce n’est pas tout, il faut me vaincre encor.
Bon, dit l’autre ; il s’agit maintenant de courage :
Ma bourse étoit à bout, ma valeur ne l’est pas.
Il fond sur le dragon, qui réveillant sa rage,
Et d’un regard terrible annonçant le trépas,
Vomissoit un affreux nuage
De fumée et de feux precurseurs du carnage.
Le prince combat en héros ;
Le danger même l’évertuë.
Il porte mille coups ; le sang coule à grands flots ;
Il est blessé vingt fois ; mais à la fin il tuë.
Enfin, voici, dit-il, le trésor qu’on me doit.
Il appelle ; on vient voir ; on calcule la somme ;
On trouve, sou pour sou, tout l’argent qu’à nôtre homme
Avoit coûté ce grand exploit ;

Et d’un baume excellent deux petites mesures,
Juste, ce qu’il en faut pour guérir ses blessures,
Le dieu s’étoit joué du chevalier errant.
Il vouloit par-là nous apprendre,
Qu’après bien des peines souvent
On n’est pas mieux qu’auparavant.
Heureux qui n’est pas pis ! Ce sont graces à rendre.

LE CHAMEAU

Par pitié pour le fou souvent le sage plie ;
Pour vrai respect le fou prend sa pitié.
L’égard qu’on a pour la folie,
La rend plus folle de moitié.
Ce grand ne peut souffrir que l’on le contredise.
Eh bien, soit, vous avez raison.
Nous voilà pris au mot : pas le moindre soupçon
Qu’il vient de dire une sotise,
Et que notre ménagement
Lui dit qu’il est sot doublement.
On voit un auteur fanatique,
Sur chacun de ses vers prêt à s’extasier,
Pâlissant, frémissant à la moindre critique :
De peur de le mortifier,
Nous nous prêtons à sa manie ;
Un mot d’éloge échappe ; et mon homme est perdu.
L’idiot désormais se va croire un génie.
Vous l’avez dit : du moins, l’a-t-il bien entendu.
J’alléguerois sans peine un tas d’autres exemples ;
La morale n’a point de matieres plus amples :
Mais je n’épuise rien ; et de crainte d’ennui,
L’art demande que je m’arrête.
Dire tout au lecteur, cela n’est pas honnête :
C’est trop se défier de lui.

Pour mille bons endroits, les chameaux ont un vice ;
Ce n’est pas trop ; le pied leur glisse ;
Ils sont sujets à s’écarter.
Ceci posé, je puis conter
Comme un chameau, d’ailleurs fort sage et fort honnête,
S’enorgueillit d’un cas qui lui tourna la tête.
Avec ce monsieur-là, ceux qui le conduisoient
Alloient passer un mont fort rude.
Le chameau patissoit ; ses pieds s’y refusoient ;
Nos gens sont en inquiétude ;
Pour rendre le chemin moins glissant et plus beau,
Ils mettoient des tapis sous les pieds du chameau.
À la précaution qu’il prend pour déférence,
Le chameau se rengorge ; il vous fait le gros dos ;
Compte ses pas, comme un pedant ses mots,
Et marche gravement ainsi qu’une éminence.
À passer la montagne il met le jour entier ;
Et la nuit toute entiere il rêve
À l’honneur du tapis ; le sommeil n’y fait trêve ;
Il ne dort point, de peur de l’oublier.
Mais quand, le lendemain, on veut qu’à l’ordinaire,
Pour recevoir sa charge il baisse les genoux,
Qu’est-ce, messieurs ? êtes-vous fous,
Dit le superbe dromadaire ?


N’est-ce pas moi qu’hier vous traitiez en seigneur ?
Suis-je aujourd’hui d’une autre espéce ?
Ses maîtres à grands coups guérissent son yvresse,
Allons, bas, maître raisonneur ;
Le tapis t’a gâté : ce n’étoit pas honneur ;
C’étoit égard pour ta foiblesse.



LES AMIS TROP D’ACCORD

Il étoit quatre amis qu’assortit la fortune ;
Gens de goût et d’esprit divers.
L’un étoit pour la blonde, et l’autre pour la brune ;
Un autre aimoit la prose, et celui-là les vers.
L’un prenoit-il l’endroit ? L’autre prenoit l’envers.
Comme toûjours quelque dispute
Assaisonnoit leur entretien,
Un jour on s’échauffa si bien,
Que l’entretien devint presque une lutte.
Les poumons l’emportoient ; raison n’y faisoit rien.
Messieurs, dit l’un d’eux, quand on s’aime,
Qu’il seroit doux d’avoir même goût, mêmes yeux !
Si nous sentions, si nous pensions de même,
Nous nous aimons beaucoup, nous nous aimerions mieux.
Chacun étourdiment fut d’avis du problême,
Et l’on se proposa d’aller prier les dieux
De faire en eux ce changement extrême.
Ils vont au temple d’Apollon
Présenter leur humble requête ;
Et le dieu sur le champ, dit-on,
Des quatre ne fit qu’une tête :
C’est-à-dire, qu’il leur donna

Sentimens tout pareils et pareilles pensées ;
L’un comme l’autre raisonna.
Bon, dirent-ils, voilà les disputes chassées
Oui, mais aussi voilà tout charme évanouï ;
Plus d’entretien qui les amuse.
Si quelqu’un parle, ils répondent tous, oüi.
C’est désormais entr’eux le seul mot dont on use.
L’ennui vint : l’amitié s’en sentit altérer.
Pour être trop d’accord nos gens se désunissent.
Ils cherchent enfin, n’y pouvant plus durer,
Des amis qui les contredissent.
C’est un grand agrément que la diversité.
Nous sommes bien comme nous sommes.
Donnez le même esprit aux hommes ;
Vous ôtez tout le sel de la société.
L’ennui nâquit un jour de l’uniformité.

LA PAIX

Entre les dieux jadis survint un incident
Les uns vouloient perdre une ville,
Les autres la sauver ; ils s’échauffent la bile ;
Peu de raisons, grand bruit, et couroux imprudent :
On se raille, on s’outrage, et rien ne se décide ;
Déja, l’un l’autre s’excédant,
Pluton branle sa fourche, et Pallas son égide,
Et le dieu des mers son trident.
Quoi, messieurs, dit Jupin ; quoi, pour une autre Troye,
La guerre encor s’éleveroit chez vous ?
Voulez-vous toûjours qu’on vous croye
Des dieux capricieux et fous ?
N’a-t-on pas dit assez de sotises de nous ?
Holà, la paix, dit-il, la paix. Point de nouvelles ;
La paix n’étoit au ciel ; il fallut la chercher.
Va, Mercure, ajuste tes aîles ;
J’ignore où cette paix peut s’être allé cacher ;
Cherche-la vîte et me l’amene.
Mercure part, arrive, et le tout d’une haleine.


Le voilà d’abord à la cour.
On sçait que politesse habite ce séjour :
Le dieu croit tenir son affaire.
On s’y louë, on s’embrasse, on s’empresse à se plaire ;
Offres, soins obligeans, complimens faits au tour.
Bon, n’allons pas plus loin ; mais il se désabuse ;
Il voît bien-tôt que c’est traitresse ruse,
Que tout est divisé, qu’on se hait, qu’on se nuit,
Que la guerre est réelle, et le reste un vain bruit.
Aux tribunaux Mercure se transporte ;
Non pas qu’il crût trouver la paix chez les plaideurs,
Mais chez les magistrats : gravité les escorte ;
La paix regne en leur air, et semble être en leurs cœurs.
Mais il s’y trompe encor ; Thémis embarrassée
Ne peut les accorder sur le sens de ses loix ;
Chacun plaide pour sa pensée ;
Chicane brouille tout, les avis et les droits.
Des tribunaux Mercure court aux temples ;
Leurs ministres, dit-il, doivent les bons exemples ;
J’y trouverai la paix. Non pas la paix, je croi,
Monsieur le dieu ; mais bien discorde continuë,
Sentimens opposés, haine, mauvaise foi.
L’un soûtient son oracle, et l’autre sa statuë ;
Chacun veut tout tirer à soi.

Voyons chez les sçavans ; car la science est une,
Dit le dieu ; ces messieurs doivent être d’accord.
Point du tout ; jalouse rancune
Au milieu d’eux est comme dans son fort.
Dispute à l’infini ; procédé malhonnête ;
Modernes, anciens, sont toûjours en procès.
Homere étoit un dieu. Non, c’étoit une bête,
Dit l’autre : et des deux parts excès.
Mercure de ce pas s’en va dans les familles.
Que trouve-t-il chez les époux ?
Prudes et débauchés, coquettes et jaloux,
Maris caducs, femmes qu’on laisse filles,
Et s’en vengeant peut-être ; enfin les béatilles
De l’himenée, ennuis, chagrins, dégoûts :
L’un dit blanc, l’autre noir ; voilà comme ils sont tous.
Entre freres autre discorde ;
Jalousie, intérêt, et toûjours démêlés.
Ne trouverai-je donc personne qui s’accorde ?
Tous les cerveaux sont-ils troublés,
Dit Mercure ? Du moins les enfans et les peres…
Autre erreur, et nouveaux débats.
Il les trouve appointés contraires,
Ou les peres sont durs, ou les enfans ingrats.
Ô juste ciel ! J’ai fait une belle ambassade,
Disoit déja Mercure, en retournant aux cieux :
Mais comme en son chemin il détournoit les yeux,


Il voit la paix assise, ainsi qu’une nayade,
Au bord d’une fontaine et sous de verds rameaux.
Ah, te voilà ; dit-il ? J’habite ces hameaux,
Lui répond-elle, avec ce solitaire.
Fort bien, reprit Mercure, à ce que je puis
Voir,
Non plus que nous, l’homme a beau faire,
Il faut être seul pour t’avoir.
Encor avec soi-même a-t-on plus d’une af

faire.
LE CHEVAL ET LE LION

Doutez, mortels, doutez ; car vous ne sçavez rien.
Je ris, quand je vous vois prendre l’affirmative ;
Je ris quand je vous vois tenir la négative :
Doutez, vous dis-je encor ; cela seul vous sied bien.
Point de questions décidées ;
Vous n’avez qu’un petit cerveau,
Où voltigent quelques idées
Qui ne sont pas du vrai l’infaillible flambeau.
Il est ailleurs un océan immense
De vérités qui ne vous luisent point ;
Et votre être même est un point
Que vous sentez sans connoissance.
Après cela, pourriez-vous bien
En croire sur le reste un orgueil qui vous flate ?
Apprenez seulement ce que sçavoit Socrate :
Sçachez que vous ne sçavez rien.
Certain cheval natif de la Norvege
Voyageur d’inclination,
Étoit sorti de son climat de neige

Pour voir le monde ; il passe en Albion,
Puis en France, en Espagne, et poussant son voyage
Aborde enfin à l’africaine plage.
C’étoit-là que sire lion,
Prince absolu du voisinage,
Donnoit son sens, son appetit pour loi.
L’étranger sçavoit vivre, et pour lui rendre hommage,
Il se fait présenter au roi.
L’audience est des plus superbes ;
Le lion est assis sur un haut trône d’herbes ;
Et sous un riche dais de rameaux enlassés :
Ses courtisans nombreux autour de lui placés,
Sur l’air du souverain composoient leurs visages.
Soyez le bien venu, dit-il, et commencez
À me raconter vos voyages.
J’ai du loisir ; parlez, et me réjouissez.
Sire, dit le cheval faisant la révérence,
Sçachez d’abord la différence
De mon païs à celui-ci,
Les hommes y sont blancs ; je les vois noir ici.
Là les campagnes et les arbres
Brillent d’une blanche toison,
Que le ciel y verse à foison
Les fleuves durs comme les marbres,
Se traversent à pied, portent d’énormes poids…
Ô l’insolent menteur ! Interompt le monarque ?

Me croit-il une dupe ? En ai-je quelque marque ?
Est-ce ainsi qu’on impose aux rois ?
Notre voyageur quadrupéde
Veut repartir ; il n’est plus tems.
Au diable le trompeur de gens,
Cria toute la cour : on vous le chasse ; il céde.
Aux coups de cornes et de dents.
Tel esprit fort, soit disant infaillible,
Nie avec même orguëil, tout ce qui le surprend.
Je ne le conçois point ; donc il est impossible.
Vrai sillogisme d’ignorant !
LES ANIMAUX COMEDIENS

À Monsieur Gillot.

Gillot, mon frere en Apollon,
Car ce n’est pas par fantaisie
Que la peinture avec la poësie
Fraternise au sacré vallon ;
Leur origine en effet est pareille ;
L’une et l’autre est un don des cieux :
Ce que par les discours l’une peint à l’oreille,
L’autre par les couleurs sçait le conter aux yeux.
Les animaux qui parlent dans mes fables,
Doivent agir dans tes tableaux.
Montre-les sous des traits naïfs et véritables ;
Que sous ta main, quadrupédes, oiseaux,
Insectes, que tout prenne une ame.
Vole plutôt au ciel y dérober la flâme
Dont Prométhée autrefois anima
Le corps humain que lui-même il forma.
Argumente par ton génie
Contre l’orgueil cartésien
Dont la logique aux animaux dénie

Crainte, desir et tout : je n’y souscris en rien.
Je les fais raisonner ; et ton art, je m’en flate,
M’empêchera de paroître menteur :
Tout animal par toi va dire au spectateur :
Qu’en pensez-vous ? Suis-je automate ?
Les animaux, un jour joüoient la comédie.
Théâtre artistement formé de rameaux verds ;
Dans les entr’actes simphonie
D’oiseaux, de rossignols experts.
Le plus beau cependant n’étoit pas l’harmonie.
Ce qui se faisoit plus loüer,
C’étoit l’assortiment des rôles au génie
Des acteurs qui devoient joüer.
Le lion fait le roi ; roi qu’il étoit lui-même,
Doute-t-on que sa majesté
Ne soûtint bien l’honneur du diadême ?
Qu’il ne prît, comme il faut, le ton d’autorité ?
Le taureau fait l’amant ; air noble, mine haute,
Et vive flâme dans les yeux ;
Passion ne lui faisoit faute ;
Sentant ce qu’il disoit, sentant même encor mieux.
Le chien prudent et plein de zéle,
Étoit de l’amoureux le confident fidéle.
La genisse à la blanche peau,
Parée encor de sa jeunesse,
Faisoit le rôle de princesse,
Recevant fierement les soupirs du taureau.
Le tigre

pour regner ménageoit une ligue ;
D’un vrai conspirateur il avoit le maintien :
Bref, afin qu’il n’y manquât rien,
Le renard conduisoit l’intrigue.
Le beau spectacle que c’étoit
Qu’un choix de tels acteurs, tous dans leur caractére !
Étoit-ce une action que l’on représentoit ?
Non, c’étoit le vrai même ; on ne pouvoit mieux faire ;
C’étoit la bonne troupe : aussi l’on s’y portoit.
Mais, un singe un beau jour en levant les épaules,
Ô, dit-il, les pauvres acteurs !
Il gagea que lui seul joueroit tous les rôles,
Et raviroit les spectateurs.
On vous le prend au mot ; il joue,
Contrefait tout en moins de rien ;
Mais que servent ses sauts, sa grimace et sa moue ?
En faisant tout, il ne fait rien de bien.
Pour imiter le roi, sur ses pieds il se hausse,
Il fronce le sourcil, crie haut, fait l’emporté ;
Et ne met qu’une grandeur fausse
En place de la majesté.
Il fait l’amant sans grace et sans délicatesse ;
Le confident sans zéle et sans discrétion ;
Met dans le rôle de princesse
Force mines, faux airs, mainte affectation ;
Dans le séditieux ne fait voir que bassesse,


Ne mêle aucun courage avec l’ambition.
Enfin au lieu d’un intriguant habile,
Il ne montra qu’un étourdi.
De siflets redoublés l’acteur est assourdi.
Que ne se donnoit-il pour bouffon, pour agile ?
Dans la farce on l’eût applaudi.
La vie humaine est une piéce,
Où nous avons notre rôle à jouer.
Chacun a le sien propre où nature le dresse.
En veut-on prendre un autre ? On se fait bafouer.

LE TYRAN DEVENU BON

Non, il n’est rien de ce que nous voyons
Qui ne parle et ne nous instruise.
Tout est matiere à nos réflexions ;
Tout évenement moralise.
Sçachons donc réfléchir, méditer, raisonner ;
Sans ce point là l’homme et la bête
Sont même chose : on pourroit les donner
L’un pour l’autre, tête pour tête.
Ne comptons point sur les avis d’autrui :
Ils ne causent souvent que colere ou qu’ennui.
De tout censeur, quel qu’il puisse être,
Le sermon nous est odieux ;
Quand on se parle, on s’écoute bien mieux ;
Pour être bon disciple, il faut être son maître.
Pourquoi cela ? Demande-t-on.
En voici, je croi, la raison.
C’est qu’on ne sent quand un autre nous blâme
Que la honte d’être en son tort :
Sentiment douloureux qui repousse notre ame.
Et qui lui seul épuise son effort.
Mais, quand soi-même on sçait se faire entendre
Que la raison nous doit donner la loi,


On sent l’honneur de se reprendre,
Et le plaisir de ne céder qu’à soi.
Ce qu’un autre nous dit se grave sur le sable ;
Ce que nous nous disons se grave sur l’airain.
Ainsi fut fait l’esprit humain ;
Et vous l’allez voir par ma fable.
Il étoit un tyran, l’horreur de ses vassaux,
Qui se joüa long-tems au gré de son envie,
De leur honneur, de leurs biens, de leur vie.
Guerre, famine, peste, et s’il est d’autres maux,
Tous ensemble eussent moins affligé la province,
Que ne faisoit ce méchant prince.
Il changea pourtant un beau jour.
Le tyran se transforme en prince débonnaire ;
Neron devint Titus, et son peuple eut un pere :
Il en étoit l’horreur ; il en devint l’amour.
Un de ses courtisans lui demandant la cause
De cet étrange changement ;
Tout étrange qu’il est, dit le roi, peu de chose
L’a produit en un seul moment.
Un jour que j’étois à la chasse,
J’apperçus un renard, qui de gayeté de cœur
Étrangloit un poulet qui lui demandoit grace :
Soudain accourt un loup d’aussi mauvaise humeur,
Qui vous met le renard en quartiers sur la place.
Je vois un tigre au même-tems,
Qui sur le loup assouvissant sa rage

Vous le déchire à belles dents ;
Et le tigre après ce carnage,
Alla tomber plus loin sous les traits de mes gens.
Je m’avisai de trouver là l’image
De mes tyranniques penchans ;
Et je me rappellai cette vengeance sage,
Qui garde en ses trésors un salaire aux méchans.
Le bien ou le mal se moissonne,
Selon qu’on seme ou le mal ou le bien.
Cette réflexion fit naître en moins de rien
Tout le changement qui t’étonne.
Sans qu’il en voulût être instruit,
On l’avoit mille fois étourdi de ce thême ;
Mais la leçon porta son fruit,
Dès qu’il se la donna lui-même.

LA VICTIME

D’une blanche genisse, honneur de son troupeau,
On fit choix pour un sacrifice.
Le dieu que par l’offrande on veut rendre propice,
N’avoit jamais goûté d’un si friand morceau.
Le front orné de saintes bandelettes,
Elle brilloit des plus riches couleurs.
La tête couverte de fleurs,
Elle marche au son des trompettes ;
Grande musique à plusieurs chœurs.
Que de cérémonie ! Eh ! Que puis-je connoître,
Dit la genisse, à tout ceci ?
Serois-je donc déesse ? Et pourquoi non ? Peut-être.
Aux respects qu’on me fait paroître,
Il faut bien qu’on le pense : eh bien, pensons-le aussi.
Elle entre au temple, en raisonnant ainsi.
Nouveaux honneurs ; à l’autel on la mene ;
Le feu sacré s’allume ; on fait fumer l’encens.
De sa divinité la voilà plus certaine,
N’en doutons plus, dit-elle ; je me sens ;
Ils m’adorent ces bonnes gens.

Par le Stix je payerai leur peine.
Certaine mouche alors, fort incivilement,
Bourdonne autour de la genisse,
Tais-toi ; ne vois-tu pas que ton bourdonnement,
Dit la nouvelle Io, trouble le sacrifice ?
À mon apothéose est-ce à toi de souffler ?
Pardon, je ne veux rien troubler
Dit la mouche ; j’attends seulement qu’on t’immole,
Pour te savourer à loisir :
Le mets est bon sur ma parole ;
Ces messieurs sçavent bien choisir.
Seule tu vaux un hecatombe…
La mouche parle encor, que la genisse tombe.
Le fer sacré termine ses erreurs ;
De son sang la terre est couverte.
Ainsi les insensés s’applaudissent d’honneurs
Qui les menent droit à leur perte.

LES MOINEAUX

Notre cœur veut avoir sa pleine liberté ;
L’ombre de contrainte le blesse ;
Et c’est un roi jaloux de son autorité,
Jusques à la délicatesse.
Cet objet me plaît ; mais sur tout
Ne m’obligez pas de m’y plaire.
Ordonnez-moi ce que je voulois faire ;
Vous allez m’en ôter le goût.
Eh ! Pourquoi cette loi m’est-elle rigoureuse
En me liant à mon plaisir ?
C’est que je n’y sens plus cette douceur flateuse,
Que je goûtois à le choisir.
En choisissant, je croi du diadême
Exercer les droits souverains.
Quelque ordre survient-il ? Je ne suis plus le même ;
Le sceptre me tombe des mains.
Je songe alors à secouer ma chaîne,
Impatient de rentrer dans mes droits :
L’objet de mon plaisir le devient de ma peine ;
Ma dépendance est tout ce que j’y vois.
Tout beau, me dira-t-on ; réprimez ce langage ;
Nos devoirs selon vous sont donc un esclavage ?
La loi qui les prescrit nous devroit allarmer.
Non pas ; car elle est pour le sage

La beauté même qui l’engage ;
Et c’est choisir que de l’aimer.
Dans un bois habité d’un million d’oiseaux,
Spacieuse cité du peuple volatile,
L’amour unissoit deux moineaux
Amour constant, quoique tranquile ;
Caresse sur caresse, et feux toûjours nouveaux ;
Ils ne se quittoient point. Sur les mêmes rameaux
On les eût vûs perchés toute la matinée,
Voler ensemble à la dinée,
S’abreuver dans les mêmes eaux,
Célébrer tout le jour leur flâme fortunée,
Et de leurs amoureux duos
Attendrir au loin les échos.
Même roche la nuit est encor leur hôtesse ;
Ils goûtent côte à côte un sommeil gracieux ;
L’une sans son amant, l’autre sans sa maîtresse,
N’eût jamais pû fermer les yeux.
Ainsi dans une paix profonde,
De plaisirs assidus nourrissant les amours,
Entre tous les oiseaux du monde
Ils se choisissoient tous les jours.
Tous deux à l’ordinaire allant de compagnie,
Dans un piége se trouvent pris ;
En même cage aussi-tôt ils sont mis.

Vous voilà, mes enfans ; passez-là votre vie ;
Que vous êtes heureux d’être si bons amis !
Mais dès le premier jour il semble
Que le couple encagé ne s’aime plus si fort ;
Second jour, ennui d’être ensemble ;
Troisiéme, coups de bec ; puis on se hait à mort.
Plus de duos ; c’est musique nouvelle ;
Dispute et puis combat pour vuider la querelle
Qui les appaisera ? Pour en venir à bout,
Il fallut séparer le mâle et la femelle.
Leur flâme en liberté devoit être éternelle ;
La nécessité gâta tout.

LE PHŒNIX ET LE HIBOU
À la reine de Prusse.

J’ai commencé mon livre par mon roi ;
Une autre majesté couronnera l’ouvrage.
Reine, agrée ici mon ouvrage ;
Ce tribut étranger n’en vaut que mieux pour toi.
L’encens de tes sujets ressent la dépendance ;
Tous leurs hommages te sont dûs :
Ils sont sujets de ta puissance ;
Je ne le suis, moi, que de tes vertus,
J’ai consulté la renommée
Sur ton cœur et sur ton esprit ;
La bonne courriere charmée

En dit merveille, et jamais ne tarit.
Le ciel dans ton ame, dit-elle,
A versé ses plus grands trésors ;
La noble vérité, la justice fidelle
En sont les sublimes ressors.

Ce que de sages loix à tes peuples commandent,
Tu sçais l’inspirer par tes mœurs ;
Et ta vertu soûmet des cœurs
Qui rebelles aux loix, à l’exemple se rendent.
Plus d’une princesse sous toi
Apprend à soûtenir ton sacré caractere ;
S’instruit à faire un jour, à l’envi de sa mere,
Les délices d’un peuple, et le bonheur d’un roi.
La déesse, en passant, m’a dit que ton suffrage
Ne se refusoit pas à mes heureux écrits :
Sans doute la vertu dont j’y trace l’image,
Y met à tes yeux quelque prix.
Mes fables à peine encor nées
Aspirent aux mêmes honneurs.
De mes odes reçois les sœurs ;
Que ces cadettes formées
Trouvent auprès de toi le sort de leurs aînées :
Elles te font leur cour, tout au moins par les mœurs.
Puisse ton jeune fils, qui sous de sages guides
Va s’instruire à donner la loi,
Partager les leçons solides
Que j’ose donner à mon roi !


Phoenix, premier du nom, roi des champs d’Arabie,
Grand adorateur du soleil,
Avoit, comme un vrai saint, passé sa longue vie :
Le peuple aîlé n’eut jamais son pareil.
L’oiseau religieux, après plus de cent lustres,
À son terme étoit parvenu.
L’ordre enfin veut qu’il meure ; à peine il l’a connu,
Que sans regret à ses destins illustres,
Sans se plaindre, sans s’allarmer ;
Il travaille au bucher qui doit le consumer :
Un hibou près de là, caché dans un trou d’arbre,
Misérable, vieux, mal en point,
Souffrant et glacé comme un marbre,
Maudissoit le soleil qui ne l’échauffoit point.
Mon frere, dit le saint, à quoi bon ce blasphême ?
Prends patience, et meurs mieux que tu n’as vécu ;
La mort n’est point un mal ; crois-le… crois-le toi-même,
Dit le hibou ; moi je suis convaincu
Que c’en est un ; je veux m’en plaindre.
Quand je me portois bien, j’ai fait comme il m’a plû ;
Je meurs encor sans me contraindre,
Et ton sermon est superflu.
D’ailleurs, tu parles bien à l’aise,
Toi, qui seul de ton ordre avec le monde es né ;

Ton dieu, le soleil même, à peine est ton aîné :
Est-il étonnant qu’il te plaise
De mourir ? Tu dois être soû
Et du monde et de son allure :
Si j’avois eu de jours aussi pleine mesure,
Je regretterois moins mon trou.

Qu’aurois-tu vû de plus ? Dit l’arabique apôtre ;
C’est toûjours même chose ; un jour ressemble à l’autre :
Mourant tous deux au même instant,
Nous aurons vêcu tout autant.
Adore le soleil de qui tu tiens la vie ;
Et repens toi de l’avoir fui.
Quel bien t’est revenu de cette fuite impie,
Que remords, que chagrin, qu’ennui ?
Mais je finis ; le temps se passe ;
Et je suis pressé de mourir.
Serviteur, et grand bien te fasse,
Dit le hibou ; pour moi je veux guerir.
Le phoenix alors suit son zéle ;
D’aromates, de bois acheve son bucher
Aux rayons du soleil l’allume de son aîle ;
Et soûmis, il s’y va coucher.
Les feux emportés par Zéphire
Prennent au logis du hibou :
Sur son bucher le saint expire,
L’impie expire dans son trou.
Mais l’un meurt pour toûjours, et l’autre de sa cendre

Renaît avec tout son éclat.
À l’immortalité le juste doit s’attendre :
La mort et pis, est pour le scélérat.

Mais c’est dommage, ce me semble,
D’avoir encor à dire une autre vérité.
Le phoenix est unique ; et pour la rareté,
Le juste à peu près lui ressemble.

LE FESTIN DU LION

Le lion, en bon roi, voulut traiter sa cour.
Il n’étoit pas comme ces rois de l’Inde,
Qu’on ne voit point, qui craignent le grand jour,
Et dont la majesté sur la terreur se guinde :
Assuré de la crainte, il vouloit de l’amour.
On s’assemble à son antre, où la table est servie,
Ses cuisiniers avoient mis là leur art ;
Chevres, bonne volaille, et moutons gras à lard ;
Bref, du côté des mets, odeur qui fait envie,
Grand appetit de l’autre part.
Sire lion prend donc sa place ;
Princes tigres après ; puis milords sangliers,
Et les ours à l’informe masse ;
Un cerf et quelques loups se placent les derniers :
Bien entendu que de chacune espéce
Les dames se mêlent entr’eux ;
Car pour les ris et pour les jeux,
Que servent bonne chere et bon vin sans maitresse ?
Je dis bon vin, puisqu’il n’y manquoit pas.
Le singe les servoit, échanson du repas
Ce fut lui qui les mit en joie,


Comme Vulcain y mit jadis les dieux.
À son maintien boufon, bonne humeur se déploye ;
Chacun de rire à qui mieux mieux.
Après l’aimable raillerie,
De libertés en libertés,
On poussa la plaisanterie
À d’offençantes vérités.
Comme au plus foible (c’est le stile)
Tous s’adressent au cerf. ô le compere agile !
Disoit-on. Quel héros, s’il ne craignoit le cor !
Il a les pieds legers d’Achille,
Et sçait fuir comme un autre hector.
Tout beau, reprit le cerf chaud de vin et de bile ;
Serois-je ici, messieurs, si je n’avois du cœur ?
Je l’avouerai pourtant, le bruit du cor me blesse :
Mais, comme vous sçavez, chacun à sa foiblesse ;
Demandez même au roi ; la flâme lui fait peur.
Le lion à ces mots demeure comme un terme ;
Et réprimant son couroux cette fois,
Il ouvre seulement la griffe, et la referme :
Clémence est le don des grands rois.
Pour un moment la joye interrompuë
Revient bien-tôt ; on boit sur nouveaux frais.
Dès que la crainte est disparuë,
Voilà tout de nouveau les satyriques traits.
Entre la poire et le fromage,


Le cerf crut avoir bien trouvé
De dire à l’ours : mon dieu le joli personnage !
Qu’il seroit beau ! Que c’est dommage
Qu’on ne l’ait pas tout à fait achevé !

L’ours n’entend guère raillerie ;
Sur le railleur il se jette en furie,
Et vous l’étrangle bel et bien.
D’imiter le lion l’ours n’eût pas le courage :
Le cerf par son danger ne devint pas plus sage ;
Les sots ne profitent de rien.



LE RENARD PREDICATEUR

La morale sans doute est l’ame de la fable ;
C’est une fleur qui doit donner son fruit :
Vous voulez seulement lire un conte agréable ;
Sans le vouloir, vous allez être instruit.
On badine ; il paroît qu’on ne songe qu’à plaire
Et le jeu se tourne en leçon.

L’homme n’eût point voulu d’un précepte sévere ;
Pour le prendre, il falloit trouver cet hameçon.
Ainsi ce phrigien que l’univers renomme,
Fut précepteur du genre humain.
Qu’un lecteur est bien sous sa main !
Il l’amuse en enfant ; mais pour en faire un homme.
Cultivons ce bel art. Qu’à l’envi du premier
S’élevent de nouveaux ésopes,
Censeurs réjoüissans, et qui loin de crier
Comme de chagrins misantropes,
En nous réprimandant se font remercier.
Mais, faisons-nous des regles sûres,
Que le conte soit fait pour la moralité ;
Prenons si juste nos mesures,
Que nous allions tout droit à notre vérité :
Que le trait soit vif, et qu’il frappe.

N’allez pas vous répandre en de trop longs propos ;
Plus le sens est précis, et moins il nous échappe.
Gagnez-vous la mémoire en ménageant les mots.

D’elle-même parfois la fable est évidente ;
Le sens en saute aux yeux, et l’art
Défend alors qu’on le commente.
J’observe ici cette regle prudente.
Qui n’entendra pas mon renard ?
Un renard grand docteur, mais déja chargé d’âge,
Ne pouvant plus comme autrefois,
Assiéger les oiseaux, ni chercher loin ses droits,
De la ruse essaya l’usage.
Il se mit à prêcher, dit-on,
Contre la guerre injuste et l’appetit glouton.
Outre une morale si belle,
Il avoit forte voix, geste libre et bon ton,
L’air humble et grand dehors de zéle :
Pere renard se fit bien-tôt un nom ;
On dit que le lion eut desir de l’entendre ;
Pere renard refusa cet honneur.
Il avoit ses raisons, et qu’il sçut faire prendre
Pour crainte de s’enfler le cœur.
Outardes, poules, et mainte oye
S’en venoient en foule au sermon ;
On n’appréhendoit point de devenir sa proye ;
Son texte rassuroit tout l’auditoire oison.

Malheur, s’écrioit-il, à l’animal vorace !
Quoi, sans tuer ne peut-on se nourrir ?
Nous avons tant de biens que le ciel de sa grace,
Dans les campagnes fait fleurir,
Et sur les rameaux fait meurir :
Vivons d’herbe et de fruits ; que faut-il autre chose ?
Tout ce qui vit, messieurs, doit être respecté.
Nous en dirons plus d’une cause :
Injustice primo ; secundo cruauté ;
Mais cruauté qui nous expose
À manger nos parens ; oui, nos parens, messieurs :
Car apprenez que par métempsicose,
(écoutez bien chers auditeurs)
Après que dans un corps l’ame a fait quelque pause,
Elle passe en un autre, et là ne se repose
Que pour passer encor ailleurs.
Vous voyez bien que le loup sanguinaire
En mangeant un mouton, peut bien manger son pere :
Que moi renard, si j’allois escroquer
Quelque poule ou bien quelque outarde,
Je m’exposerois à croquer
Ma pauvre mere la renarde.
Plûtôt mourir cent fois ! Ah ! Que le ciel m’en garde.

C’est ainsi que s’estomaquoit
Le Pithagore à longue queuë :

Ses exclamations s’entendoient d’une lieue,
Et son zèle le suffoquoit.
Le sermon achevé, tout l’auditoire en joye
En le louant se retiroit :
Mais pour le consulter, quelque poule ou quelque oye
Avec le cafard demeuroit.
Pour sa collation il vous croquoit la proye ;
Bienheureuse qui s’en tiroit !



LE CHIEN ET LE CHAT

Ragotin, chien picard et sentant le terroir,
Fidéle et bien la meilleure ame
Que dans son espéce on pût voir ;
Hôte d’une maison, ne s’y faisoit valoir
Que par ses soins zélés pour monsieur, pour madame,
Pour enfans, valets, tout le train :
Jamais chien ne fut plus humain.
Vous l’eussiez vû caresser sa maîtresse,
Faire cent tours pour l’éguayer ;
Prendre sa part de joye ou de tristesse,
Selon qu’il la voyoit ou rire ou larmoyer ;
D’une lieue annoncer son maître ;
Pour le servir appeller tous ses gens ;
Caresser ses amis, de loin les reconnoître ;
Patte flateuse et point de dents.
Quelquefois dans un petit coche
De traîner les enfans il faisoit son devoir ;
Il escortoit Catos quand elle alloit le soir ;
Pour le cuisinier même il étoit tournebroche ;
Il étoit tout : aussi dans le logis
Ne comptoit-il que des amis :
J’en excepte un matou dont il tira l’oreille


Un jour en disputant un os.
Tu peux t’attendre à pis qu’à la pareille,
Lui dit alors le chat, l’œil en feu, le cœur gros.
Le chien ne prend garde au propos,
Ni n’en gruge moins bien, ni moins bien n’en sommeille.
Mais cependant le traître de matou
Méditant jour et nuit par où
Il pourroit en tirer vengeance,
Le trouve enfin : tout vient quand on y pense.
La maîtresse avoit un serin,
Qui la charmoit de son ramage ;
Le scélérat un beau matin
Incognito s’en va rompre la cage ;
Étrangle le musicien,
Et tout rongé le porte à la loge du chien.
Or, je vous laisse à juger le vacarme
Que la maîtresse fit se trouvant sans serin.
Tout le logis est en allarme ;
On court, on cherche ; on trouve enfin
Le vrai corps du délit auprès de Ragotin.
Ah ! Le perfide ! Il faut qu’il meure ;
Point de pardon pour cet ingrat.
Vîte, qu’on me l’assomme. On obéit sur l’heure ;
En le frappant chacun le pleure :
Mais l’amitié n’alla qu’à soupçonner le chat,


Et pas plus loin : du chien nul ne prit la défence ;
Et pour toute reconnoissance,
C’est dommage, dit-on ; mais qu’y faire ? Il est mort.
Un ennemi nuit plus que cent amis ne servent ;
Qu’à jamais les dieux m’en préservent.
La haine veille, et l’amitié s’endort.



HOMERE ET LE SOURD

À monseigneur le duc
De Noailles.
Noailles, toi, qui fais le métier de héros,
Comme on le sçavoit faire à Rome et dans l’Attique ;
Qui connois l’usage héroïque
De l’action et du repos,
Moderne Scipion, propre à faire un Terence :
Qui même dans les champs de mars,
Entretenois intelligence
Avec les nourriçons des arts ;
Couvert des lauriers dont Bellone
T’a couronné plus d’une fois,
Juge de ceux que je moissonne
Par mes poétiques exploits.
Un arbitre éclairé mal-aisément se trouve ;
Tout lecteur ne m’est pas un juge compétent.
Dans ce siécle hardi (quelquefois je l’éprouve)
Soit que l’on blâme ou qu’on approuve,
On décide plus qu’on n’entend.


Le chantre d’Achille et des rats,
Guindé sur des tréteaux dans une grande place,
Recitoit à la populace
Les sotises des dieux, et les sanglans combats.
Il avoit là son tableau, sa baguette ;
Montroit tous ses héros, les nommoit par leur nom :
Celui-ci, c’est Ajax ; cet autre Agamemnon ;
Puis il chantoit leurs faits : la scéne étoit complette,
Tout en étoit jusques au violon.
Le peuple oisif autour de lui s’empresse ;
De ses mots composés admire le beau son ;
Chacun faisoit voler le mouchoir et la piéce ;
Le chantre renvoyoit et mouchoir et chanson.
On sonne là-dessus le marché du poisson.
Tout déserte ; il reste un seul homme.
Homere court à lui, le nomme
Favori d’Apollon ; l’embrasse tendrement.
Au poisson, lui dit-il, tout court avidement ;
L’heure du marché sonne ; au diable qui demeure !
L’auditeur étoit sourd : que dites-vous de l’heure ?

Le marché sonne en vain, dit le chantre criant,
Il sonne ? Adieu, dit l’autre ; en vous remerciant.

Du grand effet de nos ouvrages
Nous nous applaudissons toûjours.
De tels et tels nous vantons les suffrages ;
Et souvent tels et tels sont sourds.



VERTU TALENT ET REPUTATION

Vertu, talent, et réputation
Alloient faire ensemble un voyage.
Ils étoient bons amis, et l’étroit parentage
N’altéroit point leur union.
Quoique nous fassions même route,
Dit talent, il peut arriver
Qu’on s’égare. On le peut sans doute,
Dit vertu ; dans ce cas comment nous retrouver ?
Réputation dit : il faut donc que d’avance
Vous me donniez des signes assûrés,
Qui, si je vous perdois, me donnent connoissance,
À peu près pour le moins, des lieux où vous serez.
Soit, dit talent : partout où vous verrez
Du progrès dans les arts, du goût dans les ouvrages,
Proses ou vers marqués au bon coin,
Tableaux rians, sculpture enlevant les suffrages,
Cherchez-moi là ; je ne serai pas loin.
Moi, dit vertu, je serai moins facile
À retrouver, si l’on me perd.
Il ne faudra pas trop me chercher à la ville ;
Je serai bien plutôt cachée en un desert.

Mais cependant, où vous verrez paroître
Des riches bienfaisans par le pauvre attendris ;
Des amis empressés faisant gloire de l’être
Pour les amis que le sort a proscrits ;
De fideles époux ; des juges équitables ;
Des ministres zèlés ; des vainqueurs raisonnables,
Aimant le bien public et n’aimant que cela :
Demandez-moi moi ; je serai là :
Fort bien ; je ne puis m’y méprendre,
Répartit réputation :
À mon égard, il n’est qu’une précaution
Que je vous conseille de prendre.
Gardez-moi bien ; ayez attention
À ne me point perdre de vuë
Pour peu que vous m’eussiez perduë
Tous signes seroient superflus :
Qui me perd une fois, ne me retrouve plus.

LES GRACES

Les graces, bonnes sœurs, goûtoient les sentimens
De l’amitié la plus unie.
L’émulation d’agrémens
Entr’elles un beau jour sema la zizanie.
Chacune prétendit qu’elle plaisoit le plus ;
Qu’à ses yeux seuls les cœurs rendoient les armes,
Et que pour lui prêter des charmes,
Elle suffisoit à Venus.
Je n’en veux d’autre juge qu’elle,
Dit alors Euphrosine avec un ris jaloux.
Soûmettons-lui nos droits ; qu’elle nomme entre nous
La plus aimable et la plus belle :
Mais promettez, mes sœurs, de souscrire à l’arrêt.
Souscrivez-y vous-même, s’il vous plaît,
Lui répondit Thalie effarouchée
De la voir trop compter sur le gain du procès :
J’en vois d’ici la plus fâchée.
Allons, dit Aglaé ; voyons-en le succès.
On avertit Venus de ce nouveau caprice.


La déesse s’assit en son lit de justice,
S’embellissant encor du plaisir de songer
Qu’autrefois en même querelle
Elle s’étoit fait ajuger
La pomme duë à la plus belle.
Les graces paroissant devant ce tribunal,
S’inquiétent du soin de plaire :
Mais ce soin gâta leur affaire ;
Tout leur art leur tournoit à mal.
L’une fait la grimace en resserrant sa bouche ;
L’autre altere ses traits en faisant voir ses dents ;
L’autre tournoit ses yeux de tant de sens
Qu’elle en devenoit presque louche.
Qu’est-ceci, dit Venus ? Où sont donc vos appas ?
Est-ce donc vous qui marchiez sur mes traces ?
Allez, allez ; finissez vos débats,
Si vous voulez redevenir les graces ;
Et pour plaire, n’y songez pas.
N’y point songer ? C’est trop. Eh bien, n’y songez guère.
Je soûtiens sans exception,
Qu’on déplaît, dès qu’on veut trop plaire.
Nul agrément n’est né de l’affectation.


LE RENARD ET LE LION

L’homme, sans doute, envers l’homme son frere
Est tenu de sincérité :
Mais il faut souvent, pour bien faire,
Assaisonner la vérité.
Si le vrai prend dans notre bouche
Le ton impérieux, l’air hautain de leçon ;
L’amour propre s’en effarouche,
Il faut l’apprivoiser par un peu de façon.
Il faut par un humble artifice,
L’aider lui-même à se persuader.
Si vous voulez faire aimer la justice,
Inspirez là plutôt que de la commander.
Les rois sur tout veulent qu’on les menage ;
On doit les manier avec dextérité.
Sans cet art, l’avis le plus sage
Leur paroît une atteinte à leur autorité.
Fade flateur, pédant sévere
Le meilleur des deux ne vaut rien.
Qui sçait corriger sans déplaire
Est au but ; qu’il s’y tienne bien.
Ces égards nous sont dûs à tous tant que nous sommes ;

Car tout amour propre a ses droits.
Il faut ménager tous les hommes :
En fait d’orgueil tous les hommes sont rois.

Un renard poursuivi, faute d’un autre azile,
S’étoit sauvé dans l’antre d’un lion,
Le chasseur l’y laissa sans plus d’ambition ;
Violer la franchise eût été difficile.

Mais le renard épouvanté
Ne compta guère alors sur l’hospitalité.
Ça, dit le monarque farouche,
Sois le bien arrivé ; tu seras pour ma bouche.
À quelle sausse es-tu meilleur ? Dis-moi.
Je n’en sçais rien, dit le renard au roi ;
Mais, sire, ce discours et ce regard sévere
Me rappellent mon pauvre pere.
J’en pleure encor quand je pense à sa fin.
Un lapin fugitif lui demandoit azile ;
Mais mon pere trouva la priere incivile ;
Et poussé par le diable, il mangea le lapin.
Le lapin en mourant, reclama la colere
De Jupiter hospitalier ;
Et sur le champ mon pauvre pere
Fut enfumé dans son terrier.
Le lion s’en émût : et soit crainte, soit honte,
Soit pitié du renard, sa faim se ralentit.
Va t’en, dit-il, avec ton conte,
Tu m’as fait passer l’appetit.


LA BALEINE ET L’AMERIQUAIN

Sa majesté dame baleine
Sous son ample épaisseur faisant trembler les mers,
Croisoit la côte amériquaine ;
Elle occupe un arpent de la liquide plaine,
Et ses cris mugissans épouvantent les airs.
Quelle est ma grandeur, disoit-elle !
Les habitans des mers me sont assujettis :
Soit crainte, soit amour, mon peuple m’est fidele ;
Je le mange à mon choix, sans trouver un rebele ;
Je vais de pair avec Thétis.
Contentez-vous, messieurs les hommes
D’oser porter la guerre aux autres animaux.
Si vous êtes leurs rois, apprenez que nous sommes
Vos souverains, vous nos vassaux.
Dame baleine ainsi, de bravade en bravade,
Continuoit sa promenade.
Un céladon amériquain

Sur le rivage alors poursuivoit son Astrée ;
Il vouloit l’attendrir ; hélas ! C’étoit en vain ;
La belle pour tout prix de s’en voir adorée,
Ne lui rendoit que froideur, que dédain.
Quoi ! Dit-il ; toûjours insensible !
À quel prix donc vous mettez-vous ?
Parlez ; je ferai l’impossible.

Soit, lui dit-elle ; engageons-nous ;
Mais à condition, pour vous prendre à la lettre,
Qu’à mes pieds vous allez remettre
Ce monstre qui nous brave tous.

L’amant rêve, médite avant que de promettre ;
Puis trouvant ce qu’il a cherché,
À la clause, dit-il, il faut bien se soûmettre ;
Allons, c’est vous avoir encor à grand marché.

Il se munit de sa massuë,
De deux tampons de bois ; et voilà l’homme à l’eau.
Conduit par son espoir nouveau,
Des ses deux bras nerveux il fend la mer émuë,
Aborde la baleine, et sans civilité
Grimpe au dos de sa majesté.
De ses mugissemens elle fait trembler l’onde,
Non pas l’amant : en vain de ses nazeaux,
Comme rapides traits elle lance les eaux ;
Il prend son temps le mieux du monde :
De sa massuë il enfonce un tampon
Dans un nazeau, puis l’autre ; il vous la coule à fond :
Elle étouffe, et sur le rivage


Notre nouveau Bellérophon
Revient triomphant à la nage.
Les flots secondant son ardeur,
Poussent le monstre mort sur les pas du vainqueur.
C’est ainsi que périt la premiere baleine ;
Sa rodomontade fut vaine.
Le plus fort a son foible. Encor un autre point.
Les passions font tout en tous tant que nous sommes ;
Reglons-les seulement ; ne les étouffons point ;
Elles ont tout appris aux hommes.



LES ABEILLES

Il est bon d’user de clémence :
C’est le plus beau fleuron de la toute-puissance.
Dieux de la terre, aimez à pardonner,
Et ne foudroyez pas, s’il suffit de tonner.
Mais que votre bonté jamais ne se permette
D’ôter à la malice un salutaire effroi ;
Rarement convient-il que le prince se mette
Entre le coupable et la loi.
Souvent la clémence indiscrette
Est le malheur du peuple, et la honte du roi.
C’est par pitié qu’il faut être sévere.
Qui punit bien, a bien moins à punir.
Pour le présent, humeur trop débonnaire
Est cruauté pour l’avenir.
Muscan, roi d’un peuple d’abeilles,
Surnommé grand pour ses merveilles,
Fit dans tout son état publier un édit :
Maint motif élégamment dit
Préparoit la défense expresse
Qu’il faisoit à toute l’espéce
De toucher désormais aux fleurs de mauvais goût,



Attendu que le miel n’en valoit rien du tout :
Enjoint à ses portiers de refuser la porte
À tout contrevenant que l’odeur trahiroit.
La défense est de droit étroit ;
Point de grace en aucune sorte.
Fait en notre louvre emmiélé,
Tel an, tel jour depuis notre séance au trône,
Et du grand sceau de cire jaune
Le tout scellé, contre-scellé.
Le peuple ainsi lié par la loi souveraine,
Choisissoit bien ses mets ; ne touchoit qu’au jasmin,
À l’œillet, à la marjolaine ;
Dînoit le plus souvent de roses et de thin.
Vous les eussiez vûs tous savourer les fleuretes
Dont les jardins sont parfumés ;
Puis dans leurs utiles retraites
Ils revenoient tout embaumés.
Un jour pourtant une abeille imprudente,
Favorite du prince et presque en droit d’errer,
Ayant fait son repas d’une mauvaise plante,
Se présente à la ruche, et l’on vient la flairer.
Vous ne sentez pas bon. Qu’importe que je sente ?
L’ordre n’est pas pour moi, dit la contrevenante.
Les portiers là-dessus la laisserent rentrer :
Mais le prince en faisant sa ronde,
Sentit l’odeur coupable ; il appelle son monde,
Sur son trône de cire il s’assied gravement ;
Il interroge, il pese ; et puis l’affaire instruite ;

Muscan condamne

également
Les portiers et la favorite.
Ah ! Sire, s’écria le peuple d’une voix,
Pardonnez-leur du moins pour la premiere fois.
Non, je n’accorde point votre aveugle demande,
Leur dit Muscan ; sçachez qu’un roi
Doit être esclave de sa loi,
Et qu’il doit obéïr à tout ce qu’il commande.
Ma rigueur est clémence, et de l’impunité
Prévient les suites redoutables.
Combien aurois-je un jour à punir de coupables
Que je sauve aujourd’hui par ma sévérité !

LE RAT TENANT TABLE

Il étoit un grenier vaste dépositaire
Des riches trésors de Cérès.
Un rat habitoit tout auprès,
Qui s’en crut le propriétaire.
Il avoit fait un trou, d’où quand bon lui sembloit ;
Il entroit dans son héritage.
C’étoit peu d’y manger ; le prodigue assembloit,
Les rats de tout le voisinage.
Il tenoit table ouverte en seigneur,
Où selon l’ordre, tout dîneur
Payoit son échot de loüange.
Est toûjours bien fêté celui chez qui l’on mange.
Le bon rat comptoit donc ses amis par ses doigts,
(car il prenoit pour siens les amis de sa table ; )
Chacun l’avoit juré cent fois ;
Voudroient-ils lui mentir ? Cela n’est pas croyable.
Mais cependant l’autre maître du grain,
Voyant que ces messieurs le menoient trop bon train,
Se résolut de le changer de place.
Le grénier fut vuidé du soir au lendemain.
Voilà mon rat à la besace.
Heureusement, dit-il, j’ai fait de bons amis.
Tout plein de cet espoir, chez eux il se transporte ;


Mais d’aucun il ne fut admis ;
Partout on lui ferma la porte.
Un seul rat, bon voisin, qu’il ne connut qu’alors,
Ouvrit la sienne, et le reçut en frere.
J’ai méprisé, dit-il, ton luxe et tes trésors ;
Mais je respecte ta misere :
Sois mon hôte ; j’ai peu ; ce peu nous suffira.
Je m’en fie à ma tempérance :
Mais insensé qui se fiera
À tout ami qu’amene l’abondance !
Il ne vient qu’avec elle ; avec elle il fuira.


L’ENFANT SANS SEXE

Il nâquit un enfant sans sexe ni demi,
Contraire de l’hermaphrodite.
Beautés, à cela près, et des graces parmi,
Pronostiquoient en lui le plus rare mérite.
Sur l’étonnante nouveauté
Plus d’un oracle est consulté :
Le cas vaut bien qu’Apollon y réponde.
Il dit donc que l’enfant croîtroit
Sans sexe et tel qu’il vint au monde ;
Mais qu’à vingt ans il choisiroit
D’être homme, ou femme, ou rien ; enfin ce qu’il voudroit.
L’enfant croît ; il est grand ; son esprit, sa prudence
Lui font bien-tôt une foule d’amis.
Tout sexe l’aime ; à tous secrets admis,
Dans son sein pleut la confidence.
Sur tout des tendres cœurs avocat consultant
En juge neutre il les entend ;
Regle au plus juste chaque affaire ;
Conseille, accommode les gens ;
Et sans exiger d’honoraire,
Arbitre entr’eux les frais et les dépens.
Pendant son exercice, il ne reçoit que plaintes,


Ne voit dans les cœurs des amans
Que caprices, qu’emportemens,
Qu’impatiens transports et dévorantes craintes ;
Les biens seulement en desirs ;
Chagrins réels sous l’ombre des plaisirs.

Le temps qui va son train amena la journée
Où le consultant doit opter.
Il marche en pompe au temple où doit s’éxécuter
De l’infaillible dieu la parole donnée.
Les hommes pour leurs intérêts
Le prioient de devenir femme ;
Il en avoit déja tous les attraits :
À quelque bagatelle près
Le ciel l’avoit designé dame.
L’autre sexe de son côté
Le supplioit d’être homme ; pourquoi ? Pour lui plaire ;
Et puis encor, de peur que sa beauté
Ne leur enlevât tout : chacun sçait son affaire.
L’anonime entre au temple, et le peuple à l’entour
Prête au choix qu’il va faire une oreille perplexe.
Dieux, laissez-moi, dit-il, tel que je vins au jour.
L’amitié me suffit. En me donnant un sexe,
Ne m’exposez point à l’amour.
Cette priere fut sage autant qu’imprévûë.
Les sexes sont sans doute établis à propos :
Mais en cela la nature eût en vûë
Ses intérêts plus que notre repos.


L’HOROSCOPE DU LION

Les grands sont friands d’horoscope ;
Ils pensent que leur sort est écrit dans les cieux,
Et que rien de nouveau ne s’offre au télescope,
Qu’ils ne s’en trouvent pis ou mieux.
Soleil, étoiles et planetes,
Tout parle d’eux. Petits, n’allons pas nous troubler
Du noir présage des cometes ;
Les princes ont l’orguëil d’en vouloir seuls trembler.
Un lion souverain d’Afrique
Voulut un jour sçavoir son avenir.
Sa cour ne lui pouvoit fournir
Aucun maître en cette rubrique.
De certain astrologue un singe domestique
Promet la chose, et part pour la tenir.
À tout hazard il vole un papier à son maître ;
C’est un horoscope ; il suffit.
Il l’apporte au lion ; on le prend, on le lit.

Que croyez-vous que le lion doive être ?
Esclave, et puis comédien.
L’auriez-vous deviné ? Quoi, traître, oses-tu bien
M’anoncer ce destin, dit le prince au prophéte ?
Tu n’es qu’un ignorant. Sire, je le souhaite,
Dit le singe tremblant. Mais toi,
Sçais-tu ton sort, reprit le roi ?
Voyons ; dirois-tu bien ce qu’il te reste à vivre ?
La griffe étoit ouverte, et le singe à genoux.
Sire, dit-il, j’ai lû dans le céleste livre
Que je devois mourir au même instant que vous.
Ce tour adroit répara l’imprudence.
Le lion superstitieux
Ferma la griffe et retint sa vengeance.
L’amour propre fit encor mieux ;
Il baptisa sa crainte de clémence.
Nos actions parfois ont un air de vertus :
Qu’on les creuse ; c’est un vice ou foiblesse, et rien plus.
Que deviendra la prophétie ?
Écoutez. Le lion arrêté dans des rets
Est pris, enchainé, puis après
Apprivoisé. Son maître en veut gagner sa vie.
Ils partent. Avec eux notre singe devin
Part aussi bien instruit des tours de fagotin.
Par les foires on les promene ;
Par tout nos deux acteurs établissent leur scene,
L’un sérieux, l’autre badin ;
C’est

Lelio, c’est Arlequin :

Un seul de ces deux en vaut quatre.
Le monde court en foule à ce nouveau théâtre ;
Chacun les voulut voir. Or le jeu du lion
Étoit de ne le plus paroître,
D’être doux, complaisant et docile à son maître ;
Il jouoit la soumission.

De sa queuë il lui faisoit fête ;
De sa patte le caressoit ;
Souffroit que dans sa gueule il enfonçât la tête ;
Le spectateur en frémissoit.
Le singe d’autre part fait sur son camarade
Cent jolis tours, mainte gambade ;
Monte à cheval sur lui, le mene à son desir :
Le spectacle à la fois faisoit peur et plaisir.
Dom Bertrand applaudi, pour l’être davantage,
S’avise un jour d’un tour de son métier :
Et pour imiter l’homme, osant trop se fier
À la docilité de l’animal sauvage,
Va dans la gueule du lion
Fourer sa tête. Une telle action
Surprend le lion et l’irrite :
Il redevient féroce, et sans attention
À sa mort autrefois prédite,
Il étrangla Bertrand pour l’indiscrétion.
Mais punissant la faute, il en fit une extrême ;
Du colier de Bertrand il s’étrangla lui-même.


C’est ainsi qu’on vit s’achever
Le destin du lion, prononcé pour un homme ;
Jusqu’au tour dont le singe usa pour se sauver,
Tout s’accomplit, tout se consomme,
Qu’après cela l’on prenne le parti
D’un art aveugle et qui n’a point de guide :
Maître hazard s’est par fois diverti
À le justifier ! Mais quoiqu’il en décide,
L’astrologue a toujours menti.
LE PRESENT ET L’AVENIR


Autrefois deux marchands de nouvelle fabrique,
Seigneur présent et seigneur avenir,
Chez les mortels vinrent ouvrir boutique.
C’est une époque à retenir.
Ils se logent l’un près de l’autre ;
Présent dans un lieu fort étroit,
Avenir en grand air. L’un naïf, l’autre adroit,
Crioient à tous passans : messieurs, voyez du notre.
Présent avoit beau dire : arrêtez, alte-là ;
Regardez-moi bien ; me voilà :
Oüi je suis le présent ; venez j’ai votre affaire ;
C’est ici qu’est votre vrai bien :
Mon voisin vous appelle. Hélas ! Qu’iriez-vous faire ?
Il promettra beaucoup ; et ne donnera rien.
Avenir près de là, sur un théâtre vaste
Où brilloit l’adresse et le faste,
Ici, messieurs, s’écrioit-il ;
C’est moi qui de vos jours ai débrouillé le fil ;
Je prédis tout ce qui doit être,
Et plus encor. J’ai de tout ; désirez.
Quel bien voulez-vous voir paroître ;

Vous n’avez qu’à dire, montrez.
Je console d’un mal ; je fais mieux, et d’avance
À sa place je mets un bien,
C’est moi seul qui vends l’espérance ;
Que dis-je ? Je la vends ; je la donne pour rien
Prenez, messieurs, voilà des trésors, de la gloire,
Des plaisirs purs ; jamais les avez-vous goûtés ?
Non : patience, il faut m’en croire ;
Il vous en vient, et des mieux apprêtés.
Mais voulez-vous encor une preuve meilleure.
De mon habileté, de mes droits absolus ?
Présent vous étourdit de ses cris superflus :
Vous l’allez voir disparoître sur l’heure ;
Tenez : vous le voyez ; vous ne le voyez plus.
Prodige ! Il disparut pour tous tant que nous sommes ;
Et le fourbe avenir amusa seul les hommes.



LE BERGER ET LES ECHOS

On nous croiroit gens à réflexions :
Mais nous disons beaucoup et nous ne pensons guères :
Bien rarement de nos décisions
Sommes-nous les propriétaires.
Nous répetons de bouche ou par écrit,
Ce que d’autres ont dit et souvent après d’autres.
Pure mémoire érigée en esprit ;
Jugemens étrangers que nous donnons pour nôtres.
Un seul homme a jugé : bien-tôt mille jaseurs
Adoptent son avis comme loi souveraine ;
Et ce torrent de rediseurs
Grossit si fort qu’il nous entraîne.
C’est trop s’abandoner à la pluralité,
Race imbécille que nous sommes,
Ce n’est pas là que git la vraie autorité.
Pour garants de la vérité,
Comptons les raisons, non les hommes.
Nommé par son hameau pour décider d’un prix,
Titire en un vallon bordé de mainte roche,
Rêvoit seul,

méditoit un arrêt sans reproche.
Ciel, daigne m’instruire, et me dis
Lequel chante le mieux de Silvandre ou d’Atis,
S’écrioit-il. L’echo de proche en proche,
Cent fois répete, Atis. Atis chante le mieux !
Dit le berger surpris. Les echos de redire,
Le mieux, le mieux, le mieux. C’est assez, dit Titire ;
Ce suffrage est victorieux.
Il retourne au hameau. ça, dit-il, je puis rendre
Entre nos deux rivaux un jugement certain.
Atis chante mieux que Silvandre ;
Tout le dit d’une voix dans le vallon prochain.
Nous décidons ainsi, crédules que nous sommes
Que d’echos comptés pour des hommes !


POISSONS ET LE FEU D’ARTIF.

Sur la riviere à la fin d’un beau jour,
On tiroit un feu d’artifice.
C’est en vain que la nuit croit regner à son tour,
Du soleil endormi Vulcain faisoit l’office ;
Mille jeux de son art, malgré Phoebus absent,
Firent voir le jour renaissant.
Au bruit soudain, tout le peuple aquatique
S’effraye au fonds de son manoir ;
L’air tonant, embrasé, trouble la république
Ils n’osoient entendre ni voir.
Malgré cette premiere transe,
L’onde les rassuroit un peu ;
Car, où seroit la vraisemblance
Que le monde poisson dût périr par le feu ?
Ils ne sont pas long-tems à le trouver possible.
La vraisemblance arrive ; et mille serpentaux,
Vrais foudres à leurs yeux, perçant le sein des eaux
Leur portent de la mort la menace terrible.
Ah ! S’écrierent-ils, le monde va finir.
Chacun déja songe à sa conscience.
Nous le méritons bien ; le ciel veut nous punir,



Dit un brochet : perfide engence,
Sans cesse ici nous nous mangeons ;
Moi, mes enfans ; vous, les goujons ;
Et les goujons quelqu’autre espéce.
Malheur aux plus petits : c’est le dîné des gros,
J’en dis ma coulpe, et le remords me presse ;
Nous avons allumé les célestes carreaux.
Retire ta main vangeresse,
Jupiter ; fais-nous grace, et nous te promettons
De n’être plus inhumains ni gloutons.
Le feu cessa pendant la répentance ;
La peur s’évanouit, et l’appétit revint.
Chacun alors ne se souvint
Que d’aller chercher sa pitance.
Leur vœu d’humanité souffrit bien du déchet.
Le brochet pénitent déjeuna d’un brochet.

LE VALET ET L’ECOLIER

Martin servoit un financier.
Un jeune étudiant étoit le fils du maître ;
Et le valet et l’ecolier
Étoient amis autant qu’on le peut être.
Parfois ensemble ils raisonnoient :
De quoi ? Des maîtres et des peres.
Sur le tapis sans cesse ils les tenoient.
Les maîtres sont de vrais corsaires,
Disoit Martin ; jamais aucun égard pour nous ;
Aucune humanité : pensent-ils que nous sommes
Des chiens, et qu’eux seuls ils sont hommes ?
Des travaux accablans, des menaces, des coups,
Cela nous vient plus souvent que nos gages.
Quelle maudite engeance ! Eh ! Mon pauvre Martin,
Les peres sont-ils moins sauvages ?
Disoit l’étudiant. Reprimandes sans fin,
Importune morale, ennuyeux verbiages :
Fous qu’ils sont du soir au matin,
Ils voudroient nous voir toûjours sages.
Forçant nos inclinations,
Veut-on être d’épée ? Ils nous veulent de robe :
Quelque penchant qu’on ait il faut qu’on s’y dérobe,


Pour céder à leurs visions.

Non, il n’est point d’espéce plus mauvaise
Que l’espéce de pere, insiste l’ecolier.
Et Martin soûtenant sa thése,
Pour les maîtres veut parier.
Aussi long-tems qu’ensemble ils demeurerent,
Ce fut leur unique entretien.
Mais enfin ils se séparerent ;
Chacun fit route à part. Martin acquit du bien,
D’emplois en emplois fit si bien
Qu’il devint financier lui-même ;
Eut des maisons ; que dis-je ? Eut des palais ;
Table exquise et d’un luxe extrême,
Grand équipage, et peuple de valets.
L’ecolier d’autre part hérite de son pere ;
Augmente encor ses biens ; prend femme ; a des enfans
Le temps coule ; ils sont déja grands :
Martin devenu riche, il le fit son compere :
Aussi bons amis qu’autrefois ;
Ils raisonnoient encor. Quelle étoit leur matiere ?
Les valets, les enfans. ô la pésante croix,
Dit monsieur de la martiniere,
(car le nom de Martin étoit cru de trois doigts ; )
Quel fardeau que des domestiques !
Paresseux, ne craignant ni menaces, ni coups,
Voleurs, traîtres, menteurs, et médisans iniques,
Ils mangent notre pain et se mocquent de nous.
Ah ! Dit le pere de famille,
Parlez-moi des enfans ; voilà le vrai chagrin.

Ils ne valent tous rien, autant garçon que fille ;
L’une est une coquette, et l’autre un libertin.
Nul respect, nulle obéïssance ;
Nous nous tuons pour eux, point de reconnoissance.
Quand mourra-t-il ? Ils attendent l’instant ;
Et se trouvent alors débarassés d’autant.
Ces gens eussent mieux fait peut-être
De n’accuser que l’homme, et non point les états :
Il n’est bon valet ni bon maître,
Bon pere, ni bon fils ; mauvais dans tous les cas ;
Il suit la passion, l’intérêt, le caprice ;
Ne laisse à la raison aucune autorité :
Et semblable à lui-même en sa diversité,
C’est toûjours égale injustice.

LE CHASSEUR ET LES ELEPHANS

Parmi les animaux l’éléphant est un sage.
Il sçait philosopher, penser profondément.
En doute-t-on ? Voici le témoignage
De son profond raisonnement.
Jadis certain marchand d’yvoire,
Pour amasser de ces os précieux
S’en alloit avant la nuit noire
Se mettre à l’affut dans les lieux
Où les éléphans venoient boire.
Là, d’un arbre élevé notre chasseur lançoit
Sans relâche fléche sur fléche :
Quelqu’une entre autres faisoit bréche,
Et quelque éléphant trépassoit.
Quand le jour éloignoit la troupe éléphantine,
L’homme héritoit des dents du mort.
C’est sur ce gain que rouloit sa cuisine ;
Et chaque soir il tentoit même sort.
Une fois donc qu’il attendoit sa proye,
Grand nombre d’éléphans de loin se firent voir.
Cet objet fut d’abord sa joye ;
Bien-tôt ce fut son désespoir.
Avec une clameur tonnante
Tout ce peuple colosse accourut à l’archer,
Environne son

arbre, où saisi d’épouvante
Il maudit mille fois ce qu’il venoit chercher.

Le chef des élephans, d’un seul coup de sa trompe,
Met l’arbre et le chasseur à bas ;
Prend l’homme sur son dos, le mene en grande pompe
Sur une ample colline où l’yvoire est à tas.
Tien, lui dit-il, c’est notre cimetiére ;
Voilà des dents pour toi, pour tes voisins :
Romps ta machine meurtriere,
Et va remplir tes magazins.
Tu ne cherchois qu’à nous détruire ;
Au lieu de te détruire aussi,
Nous t’ôtons seulement l’intérêt de nous nuire.
Le sage doit tâcher de se vanger ainsi.

LA RAVE

Un jardinier trouvant une rave fort grosse,
Entre les raves vrai colosse,
Dans sa surprise va songer
Qu’il en doit faire hommage au roi de la province.
Tout de ce pas il court offrir au prince
Le phénomene potager.
Sire, pardon de la licence ;
Cette rave, dit-il, est cruë en mon jardin ;
Et j’avions de vous voir si grande impatience
Que j’ons pris, comme on dit, l’occasion au crin.
Je sçavons bien que ce n’est pas grand’chose ;
Mais je sçavons aussi que votre majesté
En revanche a de la bonté :
Si je vous l’offrons, c’est à cause
Qu’elle vous appartient par droit de rareté :
Telle rave, tel roi. Dieu vous doit la santé.
Du bon manant telle fut la harangue.
Le roi prit plaisir à sa langue ;
À son zèle encor plus : il reçut le présent.
Mais c’étoit peu de l’accueil complaisant ;
La royale magnificence
Prisa la rave

cent louis ;
Et le manant, les yeux tout éblouis,
Retourne à son village étaler sa chevance.
Eh quoi ! Dit son seigneur surpris,
Payer cent louis une rave !
Vertubleu, le prince est un brave.

Ma fortune est faite à ce prix.
Il vous monte à l’instant sur un coursier d’Espagne,
Beau, bienfait, et qui sur les vents
Prenoit quelquefois les devants :
Comme un rapide trait il franchit la campagne.
On arrive au palais du roi
À qui le seigneur court offrir son palefroi.
Certes le don est superbe, il m’étonne,
Lui dit alors sa majesté :
Mais je me picque un peu de générosité :
Qu’on m’apporte ma rave. On l’apporte ; il la donne.
Tenez, dit-il ; ainsi que le cheval
Dans son genre elle est des plus rares.
Il fit bien de punir le présent déloyal.
Le monde est plein de ces donneurs avares.

LE BONNET

C’est pour notre repos que les cœurs sont cachés :
Jouissons de notre ignorance.
Nous serions tous bien empêchés,
Si l’on nous parloit comme on pense.
Certaine fée un jour étoit souris.
C’étoit la fatale journée
Où l’ordre de la destinée
Lui faisoit prendre l’habit gris.
Un chat qui la guétoit alloit croquer la fée.
Certain homme le vit : soit caprice ou pitié
Il court après le chat, lui fait manquer sa proye.
Au diable le matou l’envoie ;
Mais aussi la souris le prit en amitié.
Le lendemain elle apparut à l’homme,
Non plus souris, mais déesse ; autant vaut,
Tu m’as sauvé le jour, commence-t-elle, il faut
Te payer du bienfait : le mieux, c’est le plûtôt.
De Doucette, car c’est ainsi que l’on me nomme,
Cœur ingrat n’est point le défaut.
Demande donc, et souhaite à ton aise ;
Je puis tout ; tu n’as qu’à parler.


Eh bien, dit l’homme, qu’il vous plaise,
M’ouvrir les cœurs, me révéler
Tout ce que les gens ont dans l’ame.
Soit, j’y consens, lui dit la dame.
Tu n’as qu’à prendre ce bonnet :
Il est fée, et tu vas voir les gens à souhait.
Ils ne te diront plus ce qu’ils croiront te dire ;
Mais bien tout ce qu’ils penseront.
Tu les verras tels qu’ils seront.
Grand bien te fasse ; adieu, je me retire.
Voilà bien-tôt notre homme et son bonnet
Parlant aux gens. J’en aurai le cœur net,
Se disoit-il ; je verrai ce qu’on pense.
C’est par sa femme qu’il commence.
Le bonnet de joüer son jeu.
Que je te hais, dit-elle en embrassant le sire !
(contraste assez plaisant du faire avec le dire) :
Oüi, je te hais, et non pas pour un peu ;
Sur tout depuis que j’aime Alcandre.
Ah ! Que la mort tarde à me rendre
Le service de t’emporter !
Pour peu qu’elle me fasse attendre,
Je n’y pourrai plus résister :
Mon amant presse ; il faudra bien se rendre :
(le tout en le flattant ; c’est ce qu’il faut noter.)
La bonne épouse ainsi connuë,
Le pere parle à ses enfans.
En dépit d’eux leur bouche est ingénuë :
Ils attendent ses biens qu’il garde trop long-tems.
Ainsi l’homme

au bonnet s’en va de gens en gens
Tirer des cœurs les secrettes pensées ;
Ne trouve en ses amis qu’ames intéressées ;
Ingrats et mauvais cœurs sous dehors obligeans.

Va-t-il rendre quelque visite ?
En lui serrant la main, on l’appelle importun.
D’une parole qu’il a dite,
Quelqu’un veut le loüer : ce quelqu’un hypocrite
Dit qu’il n’a pas le sens commun :
À chaque instant mille dégoûts pour un :
Rien ne le flatte ; tout l’irrite :
Tant et tant, que notre homme excédé de chagrins
Jette enfin son bonnet par-dessus les moulins.
Le cherche qui voudra. Quant à moi, je le quitte.



LE LYS ET SON REJETTON

Au roi.
Un lys majestueux, la gloire des vallées,
Après un regne florissant,
Touche enfin à son terme, et les fleurs désolées,
Regrettoient leur roi périssant.
Il voit un jeune lys, tendre espoir de sa tige :
J’ai regné, lui dit-il, mon fils, regne à ton tour.
De ces champs que ma chute afflige
Deviens et la gloire et l’amour :
Rends grace au soleil qui t’éleve,
Comme je le bénis dans le temps qu’il m’abat :
Que sa douce influence acheve
De te donner ta force et ton éclat.
Attire dans ton sein l’abeille diligente,
Et croissant sous le plus beau ciel,
De ta substance bienfaisante
Aide-là chaque jour à composer son miel
Prince, que ces leçons reglent votre carriere,
Reste tant de lys à nos yeux abbattus,

Rassemblez-en la splendeur

toute entiere ;
Offrez mille sujets aux enfans de Phébus ;
Croissez de vertus en vertus,
Nous attendons notre matiere.
PROLOGUE

Du juste et de

l’injuste avons nous quelque idée ?
Où sont-ce-là des mots vuides de sens ?
Interrogeons un homme à ses derniers instans ;
La question est décidée.
Alors la vérité lui défille les yeux :
Il voit au flambeau qui l’éclaire,
Et ce qu’il a dû fuir, et ce qu’il a dû faire ;
Il découvre le mal et le bien et le mieux.
Dans sa conscience confuse
S’éleve un tribunal vengeur de son devoir,
Où lui-même il s’appelle, où lui-même il s’accuse,
Et se juge sans le vouloir ;
Ces vains argumens dont s’abuse
Le coupable en pleine santé,
Lui-même en mourant les recuse,
Amerement surpris de sa crédulité.
Éloignés de ses yeux la mort qui le menace ;


Tous ses doutes vont revenir.
La passion renaît, et le devoir s’efface.
Il ne voudra plus convenir
Qu’il en soit un ; et cette erreur subtile
Le rend tout à la fois et coupable et tranquile.



A MR LE DUC DE NOAILLES

Des trésors de l’état, vigilant oeconome,
Qui loin d’enterrer l’or, comme un avare gnome,
Voudrois qu’il pût servir par un prudent emploi ;
Tout aux peuples et tout au roi.
Pour le succès que ton esprit médite,
Que d’obstacles à surmonter ?
Un autre t’en plaindroit ; mais je t’en félicite ;
Ta gloire à moins ne pouvoit éclater.


Qu’aurois-tu fait dans des tems trop faciles
De ce génie actif et pénétrant,
Courageux, inventeur de ressources fertiles
Et fait tout exprès pour le grand !
On n’en auroit connu que la moindre partie ;
Le reste sans emploi n’eût pû se soupçonner ;
Au travers de ta modestie
Il l’auroit fallu deviner.
Mais, maint obstacle opiniâtre
T’exerce aujourd’hui tout entier ;
C’est le nœud gordien qu’il te faut délier,
Et ton mérite a trouvé son théâtre.
La France a déja vû ton courage guerrier ;
À présent, c’est une autre affaire ;
Il est besoin d’y marier
Le courage du ministere.
Courage de sang froid, courage patient ;
Bien différent de l’autre et de beaucoup plus rare,
Pesant toûjours un inconvénient
Avec le succès qu’il prépare ;
Content de vaincre lentement,
Dans l’utile cherchant sa gloire,
Ne voulant de laurier pour prix de sa victoire,
Que le bonheur public fondé solidement,
Voilà les traits du sage, et c’est là l’ornement
Dont je te crois responsable à l’histoire.
Sçavoir dans les combats faire parler de soi ;
Donner à tout un camp et l’exemple et la loi,



Noailles, c’est bien fait ; il faut que l’on renomme,
Ceux qui de tout leur sang, osent servir leur roi :
Mais, n’être qu’un héros, bagatelle pour toi :
Tu dois à la France un grand homme.



LE HAZARD MEDECIN

C’est un disciple d’Hypocrate ;
On conclut, c’est un assassin.
Et moi, je parle ici, mais d’un peu vieille datte ;
D’un assassin, par hazard médecin.
Il guérit son sujet, sans grec et sans latin,
Et la cure fût délicate.
Vîte, au fait, monsieur le conteur ;
Eh bien, au fait : le voici cher lecteur.
Un spadassin devoit de l’argent à son hôte
Qui sans aucun délai veut avoir cet argent ;
Injure à qui n’a rien : aussi pour cette faute,
Le spadassin ne fût pas indulgent.
Le voilà d’abord l’épée haute
Qui d’un coup décisif payant son créancier,
Le frappe à côté d’une côte ;
Le croit mort, et s’enfuit : le blessé de crier,
On vient ; mais de cette avanture,
Loin de se plaindre, on vante le succès.
Le fer n’a fait que crever un abcès,
Qui se vuide par l’ouverture.
D’autre côté, l’assassin n’est pas loin,
Qu’on l’arrête et qu’on vous le traîne
Dans la prison la plus prochaine.


Le fer encor sanglant étoit un sûr témoin.
Aussi loin de nier la chose
Je ne m’en repens point ; est-il mort, ce marault,
Demande effrontement l’assassin au prevôt ?
Non, et de sa santé vous êtes même cause,
Vous l’avez guéri d’un abcès
Que le pauvre homme avoit dans la poitrine.
Donnez-moi donc, dit-il pour ce succès
Mes licences en médecine,
Non, répondit le juge au coupable effronté :
Laisse au vrai maître l’art, l’honneur de cette cure ;
Au hazard. C’est à lui qu’appartient la fourure
Du doyen de la faculté !



LE JOUR MALHEUREUX

Oui, de la pâte dont nous sommes,
Nous avons tous nos défauts même grands :
Qu’on me donne les plus grands hommes ;
Par quelque endroit, ce sont de vrais enfans.
On voit en même tête et foiblesse et courage ;
Petitesse et force d’esprit :
Plein de haut et de bas, ou le fou tient au sage.
De vice et de vertu l’homme est un alliage ;
Et que pour tous ceci soit dit ;
Ma fable en est un témoignage.
Il étoit un héros, un Pompée, un César,
Ou si vous l’aimez mieux, un nouvel Alexandre,
Qui sembloit enchaîner la victoire à son char ;
Pour qui c’étoit tout un que vaincre et
Qu’entreprendre ;
En un mot qui ne craignoit rien,
Hors certain jour de la semaine.
Quel jour ? Je ne le sçais pas bien ;
Mais qu’importe ? Ce n’est la peine
De le chercher ; l’un ou l’autre est égal ;
Il suffit qu’aux guerriers, il croit ce jour fatal.
Ne pensez pas qu’alors il tentât la victoire ;
Il étoit sûr d’être battu,


Le pauvre homme prenoit pour garand de sa gloire
L’étoile et non pas sa vertu,
Ce jour là cependant trouvant sur son passage,
Les ennemis mal postés, peu nombreux ;
Profitez de votre avantage,
Dit un ami, fondez sur eux,
Vous les tenez : êtes-vous sage !
Repondit le héros, c’est un jour malheureux !

Nous les battrons demain. Quoi demain ! Quand la force
Par vingt secours reçus sera de leur côté !
Tant mieux, à ma valeur le danger sert d’amorce ;
Nous les battrons demain ; le sort en est jetté.

L’ami s’obstine et lui fait honte,
Du délai superstitieux ;
Quoi donc, ce sont les jours qui sont victorieux,
Et non pas vous ! Belle gloire à ce compte ?
J’en rabats bien : ainsi piqué d’honneur,
Pour un moment le héros se surmonte,
Attaque l’ennemi, qui payant de valeur,
Fait renaître bien-tôt en celui qui l’affronte,
Ce vain vain fantôme de malheur,
Tant de résistance l’étonne.
Falloit-il combattre aujourd’hui,
Dit-il, il se confond et croit voir en personne
Le destin irrité décidant contre lui.
Il décide en effet, son trouble,
Qui d’instant en instant redouble,


Des ennemis sert si bien les exploits,
Qu’il est enfin bâtu pour la premiere fois.
Ah ! Dit-il, falloit-il t’en croire ?
Funeste ami, ce jour me coutera ma gloire,
Je le sçavois trop bien qu’il étoit malheureux.
S’il l’étoit, dit l’ami, ce camp si peu nombreux
Auroit-il gagné la victoire ?



LE CHIEN ET L’ASNE

Martin, grave baudet, et l’agile Miraut,
En même endroit s’en alloient pour affaire.
L’un marchoit d’un pas de commere,
L’autre faisoit une toise d’un saut.
Ce n’étoit moyen d’aller même carriere :
Mais sautant en avant, puis autant en arriere,
Le lévrier leger s’éloignoit du lourdaut,
Et le rejoignoit aussi-tôt,
Marchant ainsi de compagnie,
Ils traversent tous deux mainte longue prairie ;
Ils passent monts et bois, fatiguans pour Martin.
Miraut, comme j’ai dit, faisant triple chemin ;
Et de l’agilité dont il faisoit parade,
Divertissant son camarade.
Enfin, tant fût troté, caracolé, sauté
Qu’avant que d’arriver au gîte,
Le haletant Miraut resta sur le côté.
Martin arriva seul, n’alla-t-il pas plus vîte ?
Allez à votre bût l’allure de Martin ;
N’imitez pas Miraut qui se tue en chemin.



LE VOLEUR ET APOLLON

Un scélérat un jour trouvant sa belle,
Ayant guêté longtems sur l’autel d’Apollon,
Coupes et vases d’or, de la sainte vaisselle,
S’avisa de se faire un don :
Prenons ceci, dit-il, nous en battrons monnoie ;
Le dieu s’en passera plus aisément que moi ;
Je suis pauvre, il est riche ; il vit la haut en roi,
Tandis qu’ici j’ai disette de joie ;
Il faut m’en acheter, et voici bien de quoi.
Aurois-je peur qu’il ne chômât d’offrande ?
Il demeuble l’autel en raisonnant ainsi :
Puis ; s’échappe disant, seigneur Dieu, gram-merci :
Vous êtes bon, que le ciel vous le rende.
Chargé de ce butin nouveau,
Le voleur fuit, gagne la plaine,
Courant toûjours, tant que sous le fardeau,
Il succombe, s’arrête, et pour reprendre haleine,
S’endort au pied d’un mur, reste d’un vieux château.
Apollon lui paroît en songe ;
Au plus pressant péril je viens te dérober ;
Reveille-toi, fuis, ce n’est point mensonge ;

Fuis vîte, ce mur va tomber.

Le voleur s’éveillant quitte aussi-tôt la place ;
C’est le plus sûr, tel se mocque des dieux,
Qu’on voit à la moindre menace
Devenir superstitieux.
Le mur tombe pourtant. ô la bonne fortune !
Dit le larron, j’étois du moins estropié.
Voilà mon vol ratifié !
Les dieux sont bonnes gens, ils n’ont point de rancune.
Avec ces beaux pensers, poursuivant son chemin,
Il alloit traverser une forêt obscure.
Échappe encor à ton destin,
Lui dit la voix du songe, ici ta mort est sûre.
Si tu passes dans la forêt,
Un essain de voleurs épiant la capture
À t’assassiner est tout prêt.
Le mur tombé, cautionoit l’augure.
Le larron passe ailleurs en maudissant vingt fois
Ces barbares tyrans des bois,
Qui sans humanité, sans aucune justice,
Font litiére du bien d’autrui.
Les gens sont bien méchans ! Comme va la police !
On ne sçauroit voyager aujourd’hui :
La police pourtant fut trop bonne pour lui.
Des archers le cherchoient et ces détours le menent
Tomber tout droit entre leurs mains.
Ils vous le garotent, l’entraînent ;

Il étoit tout jugé, saisi des vases saints ;
Son supplice expia le larcin sacrilége.
Ainsi la clémence des dieux,
Pour l’impie obstiné, n’est bien souvent qu’un piége.
S’ils sauvent un méchant, c’est pour le perdre mieux.



LE BASILIC ET LE DRAGON

Mes vers ont déja fait quelques leçons aux rois ;
Mais il est bon pour l’importance
D’y revenir plus d’une fois.
Leurs mœurs sur nous n’ont que trop d’influence ;
Elles ont la force des loix.
Selon qu’ils sçavent se conduire,
Nous nous trouvons ou mal ou bien.
C’est à la fable à les instruire ;
La vérité sans art irrite et n’y fait rien ;
Il faut les servir sans se nuire.
Un jour le roi serpent mourut.
La couronne étoit élective.
Il fallut pourvoir au salut
De la république plaintive.
Pour cet effet le sénat serpentin,
Convoqua chaque palatin,
Deux prétendans aspiroient à l’empire :
Le prince basilic et le prince dragon.
On les entend tous deux, car avant que d’élir

On vouloit consulter le droit et la raison.

Le prince basilic disoit que la nature
L’avoit désigné roi, qu’il naissoit couronné,
Que ses regards au loin portoient une mort sûre,
Marque encor qu’à regner il étoit destiné.
Qu’il ne rampoit jamais, nouvelle bienséance
Nécessaire à la dignité.
Enfin qu’il étoit fait pour être majesté.
Et qu’il s’étonne qu’on balance.
Son discours finissoit par-là :
Le dragon à son tour traita de bagatelles
Les raisons que l’autre étala.
Il est né couronné : mais qu’est-ce que cela ?
Un ornement, il faut des qualités réelles.
Ses yeux portent au loin des atteintes mortelles ;
Tant pis, que feriez-vous d’un cruel Attila ?
Il ne rampe jamais, mais en va-t-il plus vîte ?
Un vil terrier en est-il moins son gîte ?
Quant à moi, messieurs, me voilà.
Vous voyez de mes yeux les vives étincelles ;
Mais contens d’effrayer ils n’ont point de venin :
Vous connoissez ma force et mon courage, enfin
Je sçai veiller, j’ai des pieds et des aîles,
Et de plus pour oüir l’organe le plus fin.
J’ai dit : seigneurs serpens, c’est à votre prudence
À voir qui de nous deux doit vous donner la loi.
Le dragon d’une voix eût la toute-puissance,
Le prince basilic s’en plaignit fort : mais quoi,
La couronne fait-elle un roi ?
Non ; c’est talent, courage et vigilance.


LES FOUS

Hostes forcés d’un hôpital,
Une folle et trois fous vivoient de compagnie ;
Ils n’étoient point à part ; telle étoit leur folie
Qu’il n’en pouvoit entr’eux arriver aucun mal.
La folle bossue et boiteusse,
Mais se trouvant à cela près
Bonne provision d’attraits,
Déploroit son destin : princesse malheureuse,
Le fils d’un roi l’aimoit, mais le pere tyran,
Troubloit cette flâme amoureuse :
Captive depuis plus d’un an,
Elle ne sçavoit où ni quand
Revoir le seul objet dont elle est désireuse.
Un des trois fous, soldat estropié,
Chevalier errant de manie,
Prenoit la princesse en pitié,
Consolez-vous, dit-il, belle briolanie :
Pour reparer les torts je suis né, dieu merci.
Envain un enchanteur me tient captif ici ;
Les charmes n’ont qu’un terme, après ma délivrance,
Je vous promets le trône et votre amant.
Vous avoir pû servir sera ma récompense,


Foudre, éclairs, hâtez-vous, rompez l’enchantement,
Marquez ce bienheureux moment.
L’autre fou, soi disant grand chantre et grand poëte,
Quoiqu’il ne béguayât qu’un mauvais bas bréton,
Comptant l’affaire déja faite,
S’apprête à la chanter du plus sublime ton.
En vain Phoebus, jaloux de son génie,
Le retient là, pensant qu’il y croupit ;
Il veut qu’en ce grand jour, ses vers, son harmonie,
Le fassent crever de dépit.
Bon, mes enfans, courage, un peu de patience,
Disoit le troisiéme insensé !
Quoique je sois aveugle de naissance,
Je vois tout l’avenir clair comme le passé :
Jupiter ici me renferme,
De crainte que je n’aille éventer ses secrets ;
Mais malgré lui je vois le terme
De vos maux et des miens ; j’en dis trop, je me tais.
L’assortiment d’extravagance
Faisoit vivre ces fous de bonne intelligence ;
On enferme avec eux un homme mieux timbré,
Mais coupable pourtant d’un meurtre de vengeance
Qui du nom de folie avoit été plâtré,
Il contredit nos fous, se met en fantaisie
De les tirer d’erreur, dit à chacun son mot ;

Au bas-breton poëte, au nouveau tyresie,
À l’infante boiteuse, à l’amadis manchot.
Ils étoient fous, et lui, le sot.
En les contredisant, bien-tôt il se fit battre ;
Et toûjours bien, seul contre quatre.
Pour couper court aux injures, aux coups,
On resserra le sage et l’on laissa les fous
Vivre ensemble à leur ordinaire.
La paix renaît ; on ne pouvoit mieux faire,
N’est-ce pas le portrait de la société ?
Tout n’est qu’erreur, chacun a sa folie ;
Mais quoi ! L’une à l’autre se lie ;
Le monde va son train et rien n’est arrêté.
Téméraire qui se propose
De le refondre, à force de raisons.
Penser y réussir, c’est chose
Digne des petites maisons.

LA VERITE

On dit que chez l’homme autrefois,
La vérité voulut établir sa demeure,
Elle quitte les cieux, fend l’air, et veut sur l’heure
Essayer du palais des rois ;
Du meilleur prince elle fait choix,
Va droit à lui, l’on trouve à dire,
Que sans autre façon elle osât lui parler.
Je viens pour regler votre empire ;
Mais, dit-elle, avant tout, c’est vous qu’il faut regler
Je veux de vos défauts… quoi ! Des défauts, s’écrie
Un courtisan : ils sont bien inconnus !
Oüi des défauts ; souffrir la flatterie,
Et d’un : de celui-là mille autres sont venus.
Taisez-vous flatteurs ; et vous, sire,
Écoûtez-moi, je vous vois assiéger
Par cent brigueurs d’emplois, qui n’y pouroient suffire ;
Orguëil pour tout talent : n’allez pas en charger
Ces importuns ; mais cherchez le mérite ;
Il se cache, et pour lui, c’est moi qui sollicite,
Tels et tels ignorez sont vos meilleurs sujets ;
Voilà vos gens d’état ; placez là vos bienfaits.


Ainsi, de tout le bien qu’exerceront les autres,
Vous pouvez mériter le prix,
Au lieu qu’en employant d’indignes favoris
Leurs crimes deviennent les vôtres,
En voilà bien pour une fois,
Sire, mais pardonnez, j’ai hâte de vous rendre
Le parfait modelle des rois.
Tout ira bien ; vous n’avez qu’à m’entendre.
Confus de ces libres leçons,
Le prince ne fit pas grand accuëil à la dame,
Les courtisans daubés lui chanterent sa game ;
Allez ailleurs débiter vos chansons :
Ici la vérité de rien ne nous importe ;
Sortez, voilà votre chemin,
On la chasse, et depuis, la hallebarde en main,
Flaterie a gardé la porte.
La pauvre vérité cherchant à se loger
De chez le bourgeois même est encore éconduite
Par dame politesse, et fut enfin réduite,
À la cabane d’un berger.

LE CALIFE

Des humains fortune se joüe ;
Êtes-vous au haut de sa roüe ?
Demain, vous serez au plus bas,
C’est son plaisir. Celui du sage
Est de rire de la volage.
Elle change, il ne change pas.
Eh ! Que peut-elle aussi sur le courage,
Sur la vertu ? Rien du tout : en ce cas,
Pourquoi lui rendre notre hommage.
Tout le reste vaut-il que l’on en fasse un pas ?
Beaux discours, dira-t-on ; mais de peu de pratique ;
En valent-ils moins pour cela ?
Ce n’est pas qu’il ne soit quelque tête stoïque,
En veut-on une ! La voilà.
Un calife puissant perdit une bataille ;
En vain l’arabesque héros
Combatit d’estoc et de taille ;
Fortune lui tourna le dos.
Tout fut pris hors lui seul, qui se sauvant à peine,
Arrive enfin sous le toît d’un berger ;
L’instruit de son malheur : tu me vois hors d’haleine,


Dit-il, tu peux me soulager ;
Je meurs de faim ; n’as-tu rien à manger ?

Oüi, seigneur, dans cette chaudiere,
Voilà mon soupé cuit, répondit le manant :
J’ai bon cœur, mon pouvoir n’est pas à l’avenant
Pardon de si petite chere.
Va, ton bon cœur, et cela me suffit.
Le berger là-dessus va chercher quelque assiéte ;
Son chien qui sent le soupé cuit,
Affâmé d’une longue diéte,
Vient flairer la chaudiere, ose y porter les doigts
S’échaude et soudain les retire ;
S’essaie encor, revient à plusieurs fois,
Assiéger le soupé du sire ;
Et s’échaudant toûjours, ne sçauroit s’en dédire :
Manege assez plaisant, qui pourroit le décrire.
Le pastre à son retour, voit le dessein du chien,
Court à lui, mais nôtre vaurien
S’embarassant au cou l’anse de la chaudiere,
Le voilà qui s’enfuit sans regarder derriere,
Le calife de rire, eh, dequoi donc seigneur,
Pouvez-vous rire au milieu de vos peines ?
Qui ne riroit, dit le prince au pasteur
Du retour des choses humaines ?
Cent esclaves hier avoient peine à porter
Mon soupé, ma table ordinaire,
Mon souper d’aujourd’hui ne lui ressemble guère,
Un chien seul vient de l’emporter.

LA CHATE ET SES PETITS

Une châte encor du bel âge,
Coquête de profession,
Pour vivre libre et sans soins de menage
Mît ses enfans en pension.
L’un chez Ratapon, chat sauvage,
Et l’autre chez Mitis bourgeois du voisinage,
Remettant à leurs soins cette éducation.
Adieu, mes amis, mes comperes ;
Et vous, adieu mes fils, soyez honnêtes gens ;
Regardez ces messieurs en peres ;
Et vous, traitez les en enfans.
Ils se quittent ; l’aîné suit le matou champêtre ;
En quelques mois il devient grand chasseur ;
Vit de lapins qu’il prend en traître ;
Se bat souvent, est toûjours l’agresseur ;
Prend enfin toute la noirceur
Et la cruauté de son maître.
Le cadet suit Mitis qui va le présenter
Du même pas à son hôtesse ;
La suppliant que de grace elle laisse
Le petit chat sous ses toîts habiter :
Des yeux il semble lui promettre
Qu’on la servira bien et qu’on vivra de peu.

Qu’il reste, dit l’hôtesse ; il n’en faudra pas mettre,
Je pense, plus grand pôt au feu.

En moins de rien le petit chat imite
Les manieres du grand, ses caresses, ses tours,
Et mieux encor s’en acquitte,
Saute, fait l’arlequin, fait patte de velours ;
Caprices que son âge assaisonne toûjours.
Il se rend si joli qu’on quitte
Le grand pour le petit ; c’est donc le chat gâté ;
Il est en pays de cocagne,
N’a que deux soins, paresse et volupté ;
Mange à table, couche à côté
De sa maîtresse en guise de compagne,
Et quand en vagabond, l’autre court la campagne,
Le cadet s’accoquine à son oisiveté.
La mere chate enfin lasse de ses tournées
Redemande ses fils et les reprend chez soi.
Ça, leur dit-elle, en mes vieilles années,
J’ai bien compté sur vous ; ayez grand soin de moi.
Soyez mon baton de vieillesse ;
La pauvre mere ! Elle avoit mal compté ;
L’un lui manque par sa paresse,
Et l’autre par sa dureté.
En vain elle se plaint, elle gronde, menace,
L’aîné la bat, cadet n’en travaille pas mieux.

Elle languit, succombe, et maudissant sa race,
De chagrin et de faim s’en va voir ses ayeux.

Voilà ce que je devois craindre,
Mes enfans, leur dit-elle, au moment du trépas,
Je vous ai négligé ; quand je vous trouve ingrats,
C’est de moi que je dois me plaindre.

L’ECREVISSE PHILOSOPHE

L’écrévisse, dit-on, a sa façon d’aller ;
Et sa marche est de reculer.
Une écrévisse philosophe,
Qui sans raison n’adoptoit rien,
Et qui dans son espéce eût l’esprit de l’étofe
Dont parmi nous Descartes eût le sien ;
Cette écrévisse donc examina la chose,
La jugea ridicule en soi,
Et n’en pût trouver d’autre cause
Qu’un usage ancien ; mais voilà bien de quoi,
Autoriser une sotise,
Dit-elle, essayons l’autre guise…
Elle alla droit, s’en trouva bien ;
Puis voulant enseigner les autres :
Venez, mes sœurs, je n’ai d’intérêts que les vôtres ;
Écoutez-moi pour votre bien.
Quittons nôtre marche incertaine ;
J’en sçais une qui convient mieux,
Faisons suivre la queuë, et que la tête mene,
Et pour guides prenons nos yeux.
Que la gent écrévisse est bonne
D’aller sans cesse se heurter !
Ne savoir où l’on va ! Dans quels piéges l’on donne,


Allons droit pour les éviter.

Je sçai ce que je dis, et moi-même en personne,
J’ai fait l’essai, tenez, regardez-moi troter.
Bon, dit une vieille obstinée ;
Celle-ci veut savoir plus que nos anciens ?
Suivons la loi qu’ils ont donnée :
Marchons comme eux, quant à moi je m’y tiens
Pour nous régir se croit-elle donc née ?
Petit esprit ! Mettez ses raisons bout à bout ;
Vous trouverez orguëil, rêverie, et c’est tout,
La vieille dit : et ses injures
L’emporterent sur la raison.
La philosophe essuya les murmures
Du sot peuple, et les têtes dures
Firent gloire d’aller toûjours à reculon.
Pour les vieilles erreurs point de respect bizare ;
Examinons aussi la nouveauté.
Par les deux excès on s’égare ;
Mais la raison va droit ; marchons de son côté.



LES CIGNES ET LES HERONS
Allégorique.

La gent cigne et la gent hérone
Pour un canal à sable d’or,
Contestoient, la pêche étoit bonne ;
Chacun vouloit avoir et poisson et trésor.
La guerre se déclare, et tambours et trompettes
Des combats donnent le signal,
Troupes bien lestes, bien complettes
Déja des deux côtés suivent leur général.
Mais le roi cigne, habile entre tous les monarques
À connoître ses gens, à les bien employer,
Se servoit d’un hector, vrai substitut des parques,
Né tout exprès pour guerroïer.
L’hector cigne aux hérons livre mainte bataille,
Joint ensemble ruse et valeur ;
Les surprend, en piéces les taille ;
Est blessé cependant, Vulcain de sa tenaille,
N’avoit pas travaillé le harnois du seigneur.
Mais au combat rentré de victoire en victoire,
Il réduit les hérons à souhaiter la paix.
C’est son hector qui traite et pour comble de gloire,


Il est tout à la fois et le triomphateur
Et l’heureux pacificateur.
Ainsi, par cette paix insigne
Où le héron se vit soumis,
Le canal reste au peuple cigne,
D’ailleurs quittes et bons amis.
Quant au cigne héros, ses faits, sa grandeur d’ame,
Eurent leur prix : Apollon le reclame,
D’olive et de laurier le couronne à plaisir,
De plus, lui fait un doux loisir.
Le voilà transporté sur les bords du permesse,
Où tout est charmé de ses sons ;
La troupe des neufs sœurs autour de lui s’empresse ;
Il rend caresse pour caresse ;
Leur plaisir est sa gloire, est le sien leurs chansons.

LE PYRRHONIEN

Un des disciples de Pyrrhon,
Obstiné partisan du doute,
N’assuroit rien, hésitoit sur son nom,
Doutant même s’il est sans que cela lui coûte.
Ce philosophe donc dans le doute affermi,
Et tout fier de son ignorance ;
Se promenant un jour avec un sien ami
Dont il lassoit la patience,
Le lieu charmant ! Disoit l’homme sensé ;
Je n’en sçai rien, disoit le philosophe.
Quoi ! Ne trouvez-vous pas ce château bien placé ?
Reprenoit l’autre ; à l’apostrophe,
Le docteur ne rendoit qu’un peut-être glacé :
Nouveau discours, nouveau peut-être ;
À chaque question, toûjours je n’en sçai rien.
Vous êtes fou, je croi, disoit l’ami ; mon traître,
Répondoit fierement, cela se pourroit bien.
Pendant cet entretien bisarre ;
Un char sur leur chemin venoit au grand galop ;
Le cocher du plus loin s’écrioit ; gare, gare ;
Retirons-nous : pourquoi ? Bon, vous le voyez trop ;
Ce char… est-il des chars ? Eh que diable, il s’approche,


Il est à nous, voyez ; que sçai-je si je voi ?
Voulez-vous donc qu’il vous accroche,
Qu’il vous écrase ? Eh monsieur, croyez-moi,
Nous, et ce char, le mal, s’il en peut faire,
Dit le docteur, rien n’est certain.
Demeurons, allons notre train.
Demeurez donc, c’est votre affaire,
Reprit l’ami, pour moi j’évite le hazard.
Le philosophe reste, et le cocher du char
Lui sangle un coup de fouet : il frappoit commequatre,
Le docteur crie et fuit, vous vous êtes fait battre ;
Lui dit l’ami, vous voyez bien
Qu’il est des foüets ; l’opiniâtre
Croit mettre à son mal une emplâtre,
D’oser répondre encor son fier, je n’en sçai rien.
La vérité pour nous se couvre d’un nuage ;
Mais elle perce, enfin tout n’est pas ignoré,
Le doute qui souvent est la marque du sage ;
L’est du fou, quand il est outré.



LE LION TIRAN ET LE RENARD

Sire lion, tyran d’une contrée,
Levoit sur ses sujets un tribut inhumain.
Tous les jours un d’ent’reux amené sous sa main,
Devoit lui servir de curée.
Maître renard le brutus de ces bois,
Par son héroïque industrie,
De la dent tirannique affranchit sa patrie ;
Ainsi que la valeur, la ruse a ses exploits.
Un jour il se présente au prince ;
Sire, dit-il, après plus d’un salut,
Je m’étois chargé du tribut
Que vous rend votre humble province.
J’amenois le renard le plus beau d’entre nous ;
Gras et fait à plaisir pour être votre proie ;
Qui même en bon sujet se faisoit une joie
D’avoir été choisi pour vous.
Un lion insolent m’attendoit au passage ;
Il m’a pris le tribut, sans vouloir m’écouter,
De moi daignez vous contenter,
Ai-je redit vingt fois ; cet autre est le partage
D’un roi qui ne vaut rien fâché ;
Pour moi, vous dis-je encor, je suis à bon marché.
Va, m’a-t’il repondu, va chercher qui te mange,


L’ami, je perdrois trop au change ;
Tu n’es qu’une bouchée auprès de celui-ci.
Ah l’insolent ! Il faut que je me vange,
Dit le prince ; est-il loin d’ici :
Non, sire, il est encor tout proche.
Où ? Dans ce puits, là, près de cette roche.

Ça, tout à l’heure, conduis moi ;
Que le rebelle apprenne à connoître son roi.
Ils courent vers le puits. Voyons ce téméraire,
Dit le lion. Je vais vous le montrer,
Dit le renard. Tenez moi, pour bien faire ;
Si je parois sans vous, il va me devorer,
Aussi bien que mon pauvre frere.
Le lion le tenant, le renard dans les eaux
Lui montre alors la double image
D’un lion prêt à mettre un renard en morceaux,
Le tiran se livre à sa rage,
Il jette là le renard à côté ;
Et déja dans le puits, pour vanger son outrage,
Lui-même il s’est précipité.
Sa majesté s’y trouva prise ;
Le renard en partant, lui dit encor ce mot :
Foiblesse et ruse est un bon lot
Qui vaut bien puissance et sottise.

CHIEN ET ASNE FATIGUES

Un chien fort alteré, certain âne fort las,
Arriverent ensemble au bord d’une riviere.
Ce n’étoit pour nos gens le bout de leur carriere ;
La riviere comprise il s’en falloit cent pas.
Que ferons-nous, dit l’âne ? Ami, veux-tu m’en croire,
Dit le chien alteré ? Pour sortir d’embarras
Je suis de l’avis qu’il faut boire,
Toute cette onde, et moi je n’en suis pas,
Dit l’âne fatigué : nous ferons mieux d’attendre
Que l’eau s’écoule, en attendant
Je me reposerai d’autant.
Le chien but et creva, l’âne se laissa prendre
Par les loups que la nuit fit sortir des forêts,
Vous riez ! Et pour vous la fable est faite exprès
Vous arrive-t-il une affaire ;
La passion présente est votre conseillere.



LE ROSSIGNOL

Un rossignol, issu je crois, de Philomele
Né pour être l’honneur des bois
Saluant l’aurore nouvelle,
Réjouissoit les champs de sa naissante voix.
Arrive un lourd satyre, et moins homme que chevre ;
Il veut au rossignol donner quelques leçons,
Et posant sur sa flute une hideuse levre ;
Hola, l’ami, dit-il, repete un peu ces sons
Qu’est-ce ? Tu ne dis mot ! Allons ; que l’on s’essaie,
L’oiseau commence à peine ; il le gronde, il l’effraie ;
Rien qui vaille ; encor mal, plus mal, recomençons.
Mais l’oiseau rebuté du féroce satyre,
Se tait ne veut répondre à rien
La douce flute avoit beau dire ;
Le joueur gâtoit tout : rien ne paroissoit bien.
Il a beau changer d’airs, donner du guai, du triste ;
Essayer becare et bemol.
Dans son silence encor le rossignol persiste.
Que te sert d’être rossignol,
Dit enfin le fluteur ? Tu fais honte à ta race.
Il en jette sa flute ; et laisse là l’oiseau.

Un jeune berger prend sa place,
Et de la flute qu’il ramasse
Veut sur le rossignol faire un essai nouveau.
Doux chantre du printems, approche et viens m’entendre,
Dit-il ; le ciel t’a fait pour le chant le plus tendre ;
Daigne imiter les miens, tu les embelliras ;
En m’imitant, tu m’instruiras,
Le compliment réussit à merveille ;
Au berger gracieux l’oiseau prête l’oreille,
L’admire, imite ses accens,
Repete et rend encor ses cadences plus belles ;
D’abondance de cœur y joint des ritournelles
Et surprend les échos de ses sons ravissans,
À ce nouveau maître fidelle,
Près de lui chaque jour il revient voltiger,
Et le flattant, le carressant de l’aîle
Semble lui demander quelque leçon nouvelle
Qu’il aime autant que le berger.
Le chantre fit si bien qu’il devint le modele
Des rossignols, et dans ses sons
Les bois crurent encor entendre Philomele.
Le maître est-il aimé ? Comptez sur ses leçons.

LE FAUCON ET SA SONNETTE

Certain oiseau de proie échappé de sa chaîne
Une sonnette au pied voloit je ne sçais où,
Le bruit attiroit dans la plaine
Nombre de regardans, car le monde est si fou ?
L’oiseau qui n’étoit pas plus sage
Comptoit avec orguëil ce peuple curieux.
Qu’elle foule sur mon passage
Se disoit-il ! Sur moi tout le monde a les yeux.
Oiseaux qui volés sans sonnettes
Vous parcourez les airs sans qu’on en fasse un pas.
À peine sçait-on si vous êtes,
J’aimerois autant n’être pas ;
Il faut faire du bruit afin qu’on nous regarde,
Il étaloit ainsi sa fierté babillarde.
Le maître arrive au bruit, et l’esclave aussi-tôt
Volé par un faucon servant de grand prévôt,
S’abat, est contraint de se rendre
Sans sa sonnette où l’eût-on été prendre ?
Votre nom fait du bruit, vous vous en savez gré !
Mais en de vrais liens souvent ce bruit vous jette.
Pour être libre, il faut être ignoré.
Heureux les hommes sans sonnettes.


L’INDIEN ET LE SOLEIL

Grand roi, qui vois les arts d’un regard favorable,
Et dont avec transport j’éprouve la bonté,
Souffre qu’ici la vérité
Se cache un moment sous la fable.
Un habitant de l’Inde adoroit le soleil
Un zéle renaissant nuit et jour le devore,
Et plein de l’objet qu’il adore,
L’ardeur de le loüer interrompt son sommeil.
Quelquefois célébrant sa lumiere féconde,
D’un regard attentif il le suit dans son cours,
Admire en lui l’ame du monde ;
Toûjours chantant, et se plaignant toûjours
Qu’à ce qu’il sent nul terme ne réponde.
Il peint tantôt le celeste flambeau
Vainement assiégé par les sombres nuages,
Et bien-tôt vainqueur des orages
Reparoissant encor plus beau.
Il fait hymne sur hymne, en remplit la contrée ;
Tout accourt à sa voix, et chacun l’écoutant,
Benissoit la puissance en ses vers célébrée,
Tandis que du plaisir de la voir adorée
Le chantre se tient trop content.


Le soleil touché de ce zèle,
Sur ses champs desséchés jette un œil carressant,
Soudain, moisson double et plus belle ;
Verger fertile et fleurissant.
Soleil, dit l’indien, je rends à tes largesses
Tout l’hommage que je leur dois :
Tes bienfaits cependant n’acquierent rien sur moi ;
Tu peux augmenter mes richesses,
Mais non pas mon zèle pour toi.

LES TROIS POISSONS

Trois poissons les plus beaux du monde,
Habitoient un étang, y couloient leur destin.
Ils étoient les rois de cette onde ;
Le reste étoit peuple et fretin.
Des pêcheurs, vrais fléaux de l’espéce nâgeante,
Passent par-là, reconnoissent les lieux ;
Bon, dirent-ils, voici pêche abondante ;
Faisons là dès demain, le plûtôt vaut le mieux,
Faisons là dès demain ! Partons donc tout à l’heure ;
Dit un des trois poissons et du meilleur cerveau.
Sans le dire à personne, il quitte sa demeure ;
Par un canal étroit s’enfuit dans un ruisseau.
Le lendemain par le même passage
Le second voulut s’échaper,
Il y trouva des rêts prêts à l’enveloper ;
Quel passeport pour son voyage ;
Il reste donc, arrivent les pêcheurs
Qui d’avance déja se partageoient la proie.
Nous les aurons ces trois messieurs,
Mais il fallut rabattre un bon tiers de leur joie.
Ils n’apperçoivent plus que deux de ces poissons,
Prenons toûjours ; c’est encor bonne pêche.


Notre rusé qui sçait que tous leurs hameçons
N’en veulent qu’à la viande fraîche,
Paroît sur l’eau contrefaisant le mort.
On le prend ; il ne donne aucun signe de vie,
Il est rejetté là comme viande pourrie,
Et qui même sent déja fort,
Nous aurons du moins le troisiéme.
Ce troisiéme en effet bête comme un poisson,
Privé de sens, vuide de stratagême,
Ne sçait que gober l’hameçon.
Sa fortune est souvent la nôtre :
Contre les accidens l’adresse sçait lutter,
La prudence fait mieux et sait les éviter ;
Le sot ne sçait ni l’un ni l’autre.



LA JUSTICE ET L’INTEREST

C’est moi seul qui regis le monde,
Dit à dame justice, un jour sire intérêt ;
N’y fais-je donc rien s’il vous plaît ?
Dit justice ; et sur quoi se fonde
Ce grand titre de souverain,
D’unique roi du genre humain ?
Vous avez pour cela de plaisantes maximes,
À votre sens chacun a droit sur tout ;
Ni devoirs, ni vertus, ni crimes,
Il n’est point de projets qui ne soient légitimes
Pourvû que l’on en vienne à bout.
Fort bien, dit intérêt, vous sçavez mon systême ;
Chacun a droit sur tout ; mais pour regler ces droits,
J’ai dicté, j’ai gravé des loix.
Qui les fait observer ? Dit justice : moi-même,
Repartit intérêt. On se passe de vous ;
Je fais agir la crainte, excellente maîtresse ;
Les hommes ne sont pas si fous
D’enfraindre la loi vengeresse ;

Et c’est par ce secret que je les unis tous.

Mais, dit justice alors, s’il est quelque ame noire,
Qui trouve l’art en certains cas de frauder la loi,
Quel est son frein ? Son frein ? Sa propre gloire,
Dit intérêt ; car comme roi
J’ai mon ministre honneur, qui gouverne sous moi.
Quel est cet honneur, je vous prie ?
Dit justice, ne brouillons rien.
Vous vetillés, et vous m’entendez bien,
Dit le prétendu roi, cet honneur c’est l’envie
D’être loué, d’être estimé,
Mettez-y, s’il le faut le desir d’être aimé,
Quant à votre philosophie,
Amour du juste, amour de son devoir,
Dans mon empire ils n’ont que voir.
Au bien public qui par moi fructifie,
Tous vos fantômes vains de devoirs, de vertu,
N’ajouteroient pas un fêtu,
C’est donc là tout ? Dit la dame équitable.
Oüi, c’est tout, moi je vous soutiens
Que ce n’est pas assez, qu’avec ces beaux liens
L’homme est encor insociable :
Qu’en un mot, et c’est là le point,
On doit tout redouter de qui ne m’aime point.
Voulez-vous par plaisir faire une expérience ?
Nommez-moi votre bon ami,
Votre meilleur éleve, et le plus affermi ;

Je vous nommerai l’homme instruit en ma science.
Nous les éprouverons tous deux à votre choix,
Vous, mon éleve, moi, moi le vôtre ;
Et nous verrons qui de l’un ou de l’autre
Aura plûtôt trahi les loix.
D’accord, dit intérêt ; Philautas est mon homme,
Sera bien fin qui pourra l’embrouiller.
Et moi, dit justice, je nomme
Théophile ; allons travailler.
Certain fripon connu tel par la ville,
Avoit pas ses bons tours mis à part un gros bien.
Il en goûtoit la joie, et d’autant plus tranquille
Que personne n’en savoit rien.
Justice lui va mettre en tête
De déposer aux mains de Philautas
De son or mal acquis l’illégitime tas.
En toute occasion la somme seroit prête ;
Il n’auroit qu’à parler, coffre fort, trou, ni mur,
N’étoient pas un endroit si sûr,
Par vingt successions rendues,
Par autant de dépôts remis à point nommé,
Le nom de Philautas est porté jusqu’aux nuës ;
C’étoit la foi parfaite et l’honneur consommé.
Tant et si bien harangua l’oratrice,


Que ce mot hazardé passe pour aujourd’hui ;
Tant fut que le fripon en crut dame justice ;
Car bien qu’il ne l’aimât chez lui,
Dumoins l’aimoit-il chez autrui.
L’homme d’honneur est donc dépositaire.
À quelque tems de là notre fripon,
Se fait une mauvaise affaire ;
C’étoit la troisiéme, dit-on,
Calomnie, ou faux témoignage ;
Haut et clair par Thémis il fut reprimandé ;
Et ce qui fut pis, amendé.
De son argent il falloit faire usage ;
Il redemande le dépôt ;
Pour cette fois il ne vint pas si-tôt ;
Il ne vint point du tout ; faut-il qu’on s’en étonne !
Philautas raisonna ; car l’intérêt raisonne,
Mon homme est trop connu pour gueux, pour imposteur,
Et moi pour juste ; avec l’honneur
Gardons l’argent, dit-il ; la conséquence est bonne.
De ce raisonnement muni,
Comme il le dit, il lui plut de le faire.
Son honneur n’en fut point terni ;
L’autre fripon pour tout salaire
N’eut point d’argent, fut encor puni,
Justice a fait son coup, et voilà dans le piége
Philautas rudement tombé ;

D’autre part intérêt assiége
Théophile, voyons s’il n’a point succombé.
Un des amis de Théophile,
Disons l’ami ; de tels on n’en a qu’un,
Pleine ouverture entr’eux, vivre ensemble et tranquille,
Zèle impatient d’être utile,
Tristesse, joie, honneurs, tout étoit en commun.
Cet ami donc, après trois jours d’absence,
Rentrant chez lui, trouve au lit nuptial,
Près de sa femme, l’apparence
D’un de ces ennemis de l’honneur conjugal,
Pour lever tout scrupule, il voit des habits d’homme
Sur un fauteuil voisin, quel coup pour un mari !
Quoi ! Me trahir, dit-il, et dormir de ce somme !
Hélas ! Je me croiois chéri !
Le désespoir est prompt ; il tire son épée,
Et s’écriant, perfide, il faut venger mes droits,
Il en frappe sa femme, et la tire trempée
De ce sang que du sien il eût payé cent fois.
Le prétendu galant se réveille, il le frappe ;
Ne croi pas que ton sang m’échappe,
Dit-il ; en le frappant, il connoit son erreur.


C’est son épouse et son amie
Que vient d’immoler sa fureur.
L’une près de l’autre endormie
Au retour d’un long bal, elles ne pensoient pas,
Que leur sommeil touchoit à leur trépas.
Il demeure éperdu, de douleur immobile
Quoi ! Tu meurs ! Et c’est moi qui te donne la mort !
Il appelle Dubois, va chercher Théophile ;
Qu’il vienne ; je l’attends pour décider mon sort ;
Ne lui dis rien de plus ; Dubois fait son message,
Et Théophile d’accourir ;
Il arrive : voi mon ouvrage,
Dit le désesperé ; voi l’effet de ma rage,
Elle meurt ; et c’est moi, moi, qui la fais périr !
Cruelle erreur ! ô malheureux voyage,
Adieu donc, cher ami ; je n’ai plus qu’à mourir,
Théophile se fait expliquer l’avanture.
Le tout sçu. Fui, dit-il, éloigne-toi d’ici ;
Tien, voilà tout mon or. Non, non, ma mort est sûre.
Veux-tu donc que j’expire aussi,
Va-t’en, va pleurer ta disgrace ;
Nous voilà condamnés à d’éternelles pleurs !
Mais vis du moins pour moi, je te demande grace,
Et n’augmente pas mes malheurs.
L’ami céde à la fin : il sort ; par sa retraite,
Théophile étoit rassuré ;
Lorsque par le bruit attiré,


On monte dans la chambre : une terreur muette
Fait déja soupçonner l’innocent éploré.
Puis le fer tout sanglant, et les deux corps sans vie
Ne laissent plus douter qu’il ne soit criminel.
On le traîne en prison l’affront est solemnel ;
C’est trop peu d’une mort pour cette perfidie ;
Et déja mille voix portent l’arrêt mortel
C’est alors qu’intérêt vient tenter Théophile ;
Cet accident lui donnoit beau,
Decele ton ami, veux-tu donc, imbécile,
Être toi-même ton bourreau ?
Passe encor pour tes jours ; mais immoler ta gloire,
Pourquoi ? Pour un secret que tu n’as pas promis,
Voir deshonorer ta mémoire !
Songe que tes enfans sont tes premiers amis
Théophile loin de les croire
N’écoutoit pas seulement ses amis ;
Fidélité parloit, ses ordres sont suivis.
Il n’employoit à sa défence
Que le oüi, que le non, mais sans rien déceler ;
Les seuls maux de l’absent ébranlent sa constance,
Et son propre péril ne le fait pas trembler.
Il eût enfin subi la mortelle sentence
C’est assez dit justice ; il est tems de parler ;
Intérêt, tu vois ma puissance ;
Pour vos plaisirs irions-nous l’immoler
Non, non, dit intérêt, tu peux tout réveler,


Je consens à sa délivrance.

Justice parla donc, on connut l’innocence ;
Même du criminel qui ne l’est qu’à demi,
On ne croit pas devoir tirer vengeance ;
On lui fait grace, et c’est la récompense
D’avoir pû s’attacher un si fidelle ami ;
Justice est le seul bien des royaumes, des villes
Sans elle, tout à redouter.
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles.
Théophile avec un sien frere,
Neveu d’un oncle riche, habitoient sous son toît,
L’un plein de probité, complaisant, mais sincére,
L’autre plein de détours, aussi malin qu’adroit,
L’aîné songe à servir, le cadet songe à plaire ;
L’un s’en tenoit à l’oncle, et l’autre alloit tout droit,
À la succession, par fraude, par mistére,
Par médisance, il croyoit tout de droit,
L’oncle riche un beau jour mourut de mort subite ;
C’étoit la mode, alors comme aujourd’hui ;
Le neveu juste étoit seul avec lui ;
Le fripon étoit en visite ;
Nous dirions mieux, en débauche, je croi.
N’importe, après des pleurs versés de bonne foi,
Après de vrais sanglots dont son cœur se soulage,
Il ouvre une cassette ; et parmi maint papier,
Trouve deux testamens, dont le premier plus sage,


Le faisoit unique héritier.

En faveur du cadet s’expliquoit le dernier ;
Fruit de la flaterie et de la médisance,
Fruit du vieil âge aussi sot que l’enfance.
Tout est pour le cadet, pour lui pas un denier,
C’est alors qu’intérêt assiége Théophile,
Cet incident lui donnoit beau ;
Brûle ce testament, veux-tu donc imbécile,
Plus gueux que Diogène habiter son tonneau,
La belle occasion de te venger d’un frere
Qui te mettoit à l’hôpital !
Brûle, brûle, rends-lui le mal
Que le traître t’a voulu faire.
Passe encor pour l’aider ; ce sera ton affaire ;
Mais te trahir toi-même ! Et te deshériter !
Quoi, tu ne te rends point : tes enfans et ta femme ?
Tu peux les mettre à l’aise ! Et tu les vas jetter,
Dans le besoin, dans la disette infâme !
Ton oncle l’a voulu, dieu veuille avoir son ame :
Mais puisque tu l’aimois, sauve-le donc du blâme,
Et songe à réhabiliter
Sa mémoire qu’il deshonore.
Intérêt préchoit bien ; qu’auroit-il dit encore !
Mais on a beau précher qui ne veut écouter.
Ce bien n’est pas à moi ; réponse à la harangue
De l’orateur qui s’en mordoit la langue.
Théophile remit et sans condition,
Le testament et la succession,


Or, comment dans cette avanture,
En usa le cadet ! Hélas je n’en sçai rien ;
Ce qui suffit, c’est qu’on voit bien
Qu’intérêt perdit la gageure,
Que sert de tant argumenter ?
Justice est le seul bien, des royaumes, des villes ;
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles ?