A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


F. DE LESSEPS


PAR


ALBERT PINARD



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883



FERDINAND DE LESSEPS


1805-1882



En août 1879, la tournée de conférences entreprise par M. Ferdinand de Lesseps pour propager l’idée du canal interocéanique de Panama l’amène à Bayonne.

Il y raconte que, d’après une des traditions de sa famille, un Lesseps avait été, vers 1733, conseil et trésorier de la ville de Bayonne. Il aurait présidé la première chambre de commerce de cette ville qui donne aujourd’hui un banquet à son descendant. La famille, à cette époque, devait être déjà séculaire. En 1572, Bertrand Lesseps, capitaine du guet, étant de garde au Louvre, favorise la fuite de Henri de Navarre.

Vers 1771, Dominique Lesseps reçoit de Louis XV ses lettres de noblesse ; Barthélemy de Lesseps, ballotté par la Révolution et l’Empire du Kamtschatka jusqu’en Turquie, accepte de la Restauration des fonctions consulaires qu’il exerce à Lisbonne jusqu’en 1832.

En cette même année, tandis que Ferdinand de Lesseps, âgé de vingt-sept ans, se signale à Alexandrie, dans cette Égypte déjà préparée à devenir pour lui comme un domaine familial, son père, Mathieu de Lesseps, chargé d’affaires à Tunis, meurt sur la terre de l’Afrique qui doit éternellement témoigner au monde de la gloire de son fils.

Né à Versailles le 10 novembre 1805, Ferdinand de Lesseps, enfant, brille au lycée Henri IV, jeune homme, débute à vingt ans, attaché au consulat de Lisbonne, passe élève consul, en 1828, au consulat général de Tunis, devient l’année suivante consul à Alexandrie.

Il s’est dès lors façonné aux mœurs orientales, au style de vie de ces hommes graves pour lesquels un geste est plus qu’une parole et une action plus qu’un geste.

En 1835, la peste sévit à Alexandrie. On émigre en masse. Le résident français demeure à son poste, transforme le consulat en ambulance, sauve des victimes, échappe au fléau. M. Thiers le décore. La colonie européenne l’idolâtre. Cavalier fantastique, il franchit à cheval des remparts, tireur imperturbable, il tire et tue des aigles : l’Arabe le respecte. Et quel cœur !

Il reste, pendant sept années, agent consulaire en Égypte, se marie avec Mlle Delamalle qui sera mère de ses deux fils aînés, Charles et Victor de Lesseps, occupe à Malaga, patrie de sa mère, le consulat de France. En 1842, on le nomme consul général à Barcelone. La ville va être bombardée par les troupes d’Espartero. Le consul fait arborer le drapeau français, donne asile à tous ceux qui veulent se réfugier sous son pavillon. Sa conduite hardie et généreuse, bientôt connue en Europe, il est couvert de décorations. La colonie étrangère de Barcelone lui vote une médaille commémorative, la municipalité fait placer son buste à l’hôtel de ville, Marseille lui envoie une adresse. Voilà les honneurs qui commencent. La fortune lui dira, au cours de sa longue carrière :

Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler.

Suspect aux gouvernants de 1848, il est appelé à Paris, mais aussitôt renvoyé par Lamartine, qui élève son grade, à Madrid. Ses premières relations officielles avec les Bonaparte n’ont rien d’aimable. C’est Jérôme qui le supplante en Espagne. Mais Louis-Napoléon Bonaparte, prince-président, le joue personnellement de façon pire.

La Révolution romaine éclate. M. de Lesseps est dépêché à Rome avec mission de suivre la politique de la Constituante, formulée dans son vote du 7 mai, invitant le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour que nos armes soient dirigées non contre l’indépendance romaine, mais contre l’invasion autrichienne.

La lettre célèbre écrite par le président Louis-Napoléon à Oudinot et confiée à M. de Lesseps prescrivait tout le contraire.

Sincèrement épris de la liberté, excellent agent diplomatique ayant donné des preuves remarquées d’heureuse initiative, M. de Lesseps se rend à Rome avec la volonté de se conformer le plus strictement possible aux décisions de l’Assemblée et aux « directions » de ses supérieurs.

On peut lire le récit, accompagné de pièces officielles, de cet épisode décisif de sa vie dans une brochure qu’il publia à son retour, adressée au Conseil d’État : Ma mission à Rome en 1849.

Aux premiers jours il doit s’apercevoir que le général Oudinot, chef du corps expéditionnaire, obéit à des instructions différentes des siennes, à une politique hostile à celle de la Constituante : il tend à l’écrasement de la République romaine et à la restauration du pape.

Les relations entre le plénipotentiaire français et le triumvirat romain laissent de nobles traces. Notre ministre reconnut sans doute la beauté de la cause défendue par Mazzini, le grand patriote italien sut reconnaître la loyauté des efforts de notre concitoyen.

Quel bel ultimatum funèbre des triumvirs : « Le peuple romain a le droit de trouver dans la France fraternité et non protection, dont la demande serait interprétée par l’Europe comme un cri de détresse. Ce cri de détresse ne lui sied pas ; il n’y a pas d’impuissance pour un peuple qui sait mourir ! »

Mais la Législative a remplacé la Constituante. M. de Lesseps a beau fatiguer le télégraphe et multiplier les courriers, il est sans instructions, sans avertissements, sans réponse du gouvernement présidentiel qui le trahit.

Pourtant il poursuit ses négociations ; Il parvient à rédiger un projet de convention honorable accepté par les triumvirs, acceptable pour nos soldats. L’état-major est réuni afin d’en entendre la lecture. Le ministre plénipotentiaire est interrompu « par les injures, les cris et les gestes menaçants » du général Oudinot. Son caractère officiel ne lui permet pas d’autre attitude qu’une inébranlable dignité.

Enfin, la première dépêche reçue lui notifie son rappel (29 mai).

Ses louables efforts étaient vains. Oudinot fut lâché, Rome bombardée, et notre victoire consomma notre honte.

Sacrifié aux coupables desseins du futur empereur, le diplomate tente de justifier sa conduite devant le Conseil d’État, n’obtient que sa mise en disponibilité sans solde. Vingt ans plus tard, seule expression de sa déconvenue, il dit publiquement : « Les événements ont démontré que la politique contraire à celle que j’avais l’ordre de suivre et qui était conforme à mes idées n’a pas été heureuse pour notre pays. » Nous avons la certitude écrite qu’il a voté contre l’Empire et regretté son avènement.

À la catastrophe opportune qui brise sa carrière officielle se rattache un fait antérieur. Un de ses nombreux voyages de France en Égypte avait été une fois prolongé par une quarantaine devant Alexandrie. Il fit demander des livres à son collègue du consulat, qui lui envoya, entre autres, le rapport de l’ingénieur Lepère relatif à la traversée de l’isthme de Suez par une voie quelconque. Il étudia le projet. Dès lors, pendant ses longs séjours en Égypte, l’idée le travaille. Les devoirs quotidiens de la diplomatie l’écartent, mais elle revient, obstinée et vivace. Le retard du paquebot d’Alexandrie est une mésaventure profitable. La rupture de 1849 complète. Elle décide de sa vie, lui rendant la liberté et quatre années de méditation dans le Berry où il s’occupe d’agriculture, de questions orientales : sa pensée en Égypte.

À quel homme est-il promis de vivre assez longuement pour assister aux vicissitudes de la Fortune et jouir de ses retours ? Percer l’isthme de Suez ! Quel horizon ! Mais combien d’années pour l’atteindre ? Quel surprenant bonheur ce serait de pouvoir, à cinquante ans, recommencer sa vie, et de la consacrer à un dessein grandiose, avec la force assurée par l’expérience du passé, avec la hardiesse inspirée par la foi dans l’avenir.

Quand Abbas pacha meurt (1854), quand l’ami de jeunesse Mohamed Saïd, fils de Mehemet-Ali, est proclamé vice-roi d’Égypte, aussitôt M. Ferdinand de Lesseps s’embarque et va le féliciter ; il emporte réellement dans sa valise le canal de Suez et, aux abords d’Alexandrie, pourvu que la nuit soit un peu rêveuse, il doit s’étonner que le paquebot n’entre pas tout droit dans le canal, déjà construit, puisqu’il est conçu. Cette confiance dans l’entreprise par cela même qu’elle est entreprise, ne le porte pas à négliger la surveillance des forces ambiantes exploitables. Sceptique au fond, il est trop diplomate pour ne pas jouer des croyances, si diverses ; il trouve des encouragements dans la Bible, mais il ne faut pas croire pour cela que le Coran reste en arrière et ne dise rien à l’avantage du futur canal de Suez. Cet homme d’action, observateur toujours éveillé, pensif parfois, est soucieux des présages. Il ne leur obéit pas sans doute, mais il les note. Lui, qui a entendu la voix du désert, ne peut pas rester aveugle aux signes du ciel. Qui parle dans ces solitudes ? Dieu ? Allah ? Wischnou ?

Ainsi, le vice-roi lui a fait grand accueil, l’a emmené avec lui à son camp du lac Maréotis, le traite en grand frère, mais l’ancien diplomate attend le « moment favorable » de placer sa proposition.

Le 15 novembre 1854, à cinq heures du matin, il voit un magnifique arc-en-ciel dont les deux extrémités plongent de l’est à l’ouest. Son cœur « bat violemment ». Il définit le signe de l’alliance entre l’Orient et l’Occident, le jour marqué pour la réussite de son projet.

Et c’est ce jour-là qu’il parle, et Mohammed Saïd lui répond : J’accepte votre plan. Vous pouvez compter sur moi.

Le 31 décembre, c’est un météore lumineux qui marque la première journée d’exploration à travers le désert ; une année plus tard, quand les études préparatoires sont heureusement terminées, le signe de l’alliance apparaît, s’étend, embrasse les deux mondes : « sans être superstitieux on ne peut s’empêcher d’être vivement impressionné par un semblable spectacle, surtout lorsque s’y rattachaient pour moi les souvenirs que vous connaissez ».

L’histoire du canal de Suez tiendra une vaste place dans les annales diplomatiques de la première partie de la seconde moitié de notre siècle. Tout événement continental de ces vingt-cinq dernières années a son influence sur la construction ou sur l’existence du canal. La guerre de Crimée, le traité de Villafranca, les désastres de 1870 agissent directement sur la situation du canal de Suez. N’est-il pas encore l’objet principal des complications belliqueuses de 1882 ?

C’est ainsi qu’on peut le considérer comme une incommensurable pièce diplomatique. Car nul autre qu’un diplomate, formé dans le métier, sachant le langage et les rubriques de la diplomatie, et ayant conservé avec ses anciens collègues d’utiles relations, n’aurait pu mener à bonne fin une telle conception.

Mais s’il n’avait été que diplomate !

Ce qui a fait de Suez une si belle œuvre, ce qui a scellé la gloire de son fondateur, ce qui, aux yeux de ceux pour lesquels les détails de l’exécution restent obscurs n’en constitue pas moins une merveille, c’est que Suez présente le tableau complet d’une société moderne, ayant déployé collectivement une force unanime sous l’impulsion d’une direction une, permanente et infatigable. Car il lui faut, à ce directeur, être un ministre des affaires étrangères comme nul cabinet n’en possédait alors, un ministre des finances, un ministre de l’intérieur, et des plus fins, un ministre de l’agriculture (terrains de l’Ouady), ministre des travaux publics naturellement, et de la justice, et de la marine et de la guerre aussi (car on fut plus d’une fois sur le point d’entrer en hostilités déclarées) ; il est général et fourrier, négociant et juge, artiste et laboureur, assumant en fait toutes les responsabilités d’un chef de gouvernement, se pliant avec une rare souplesse à ces multiples aptitudes et sachant rester, au-dessus de toutes les controverses, un grand homme du monde doué d’une incomparable puissance de séduction.

Ajoutez une facilité de déplacement telle qu’on le croirait possesseur du don d’ubiquité.

Il part pour Constantinople ou pour l’Égypte instantanément, sa petite valise à la main, grosse comme une gibecière. De 1854 à 1858, il fait par an dix mille lieues de plus que le tour du monde. Il est vrai qu’en chemin de fer on dort avec sécurité. On est seul, on se recueille, et l’être humain surmené se retrempe dans ces reprises de soi-même au cours de ces voyages, moments précieux où la réflexion mûrit l’action. Pendant toute la période préparatoire, il apparaît au Caire, à Constantinople, à Paris, à Vienne, à Londres, à Odessa, éclairant son chemin par des traînées de conférences qui dessinent un sillon lumineux sur toute l’Europe.

Il commence « l’agitation pour Suez ». Partout il parle au débotté, ayant toujours présents les faits et les chiffres. Jamais il ne s’arrête pour un mot rebelle, bousculant avec bonhomie la syntaxe, et, comme il met plus de chaleur et de saillie que de coquetterie dans son langage, il parle aussi rapidement qu’il agit. Il porte en tout lieu cette parole bien française par sa clarté simple ; un discours de lui n’est pas une œuvre de rhétorique, c’est un acte. À tous il expose son plan et le résultat des études suivies ; très peu de théorie. Ce n’est pas un homme de principes immuables, il adopte ceux dont l’expérience lui a démontré la supériorité : des principes pratiques, une philosophie large toute de développement et de liberté ; l’encouragement à la concurrence et à l’initiative personnelle et collective, la place au soleil pour tout travailleur ; ne jamais rien empêcher : toujours étendre, jamais restreindre : un optimisme constant malgré les avanies du sort ; convaincu de la bonté naturelle de l’homme comme d’autres le sont de sa perversité, disant souvent : « Les hommes, comme les chevaux, ne sont méchants que parce qu’ils ont peur » ; donc, indulgent pour les faiblesses humaines, mais mordu au cœur d’une haine durable contre les doctrinaires, ayant horreur des ivrognes et des voleurs, à toute heure très accessible et gai.

Il suit une règle de conduite qui est condamnée comme dangereuse par le théoricien absolutiste : La reconnaissance du fait accompli.

Comme il veut qu’on reconnaisse les faits qu’il accomplit, il reconnaît les faits accomplis par les autres.

Comment rendre le projet de percement de l’isthme de Suez un fait ? C’est alors que le puissant intuitif qui voit le dénouement aborde les difficultés avec plus de maîtrise et de résolution.

L’acte de concession de Mohammed-Saïd à son grand ami Ferdinand de Lesseps est du 30 novembre 1854. Par sagesse on veut obtenir l’acquiescement de la Porte. L’Angleterre est-elle avertie depuis 1852 ? Sa diplomatie a-t-elle déjà pris le parti d’attendre que l’exécution du projet soit imminente pour émouvoir le sultan ? M. de Lesseps est muni d’une lettre vizirielle adressée au vice-roi et lui permettant de s’occuper des travaux du canal. Il réunit à Paris, dans son cabinet, rue Richepance, une commission scientifique internationale, l’entraîne en Égypte où elle est reçue par le vice-roi comme une caravane de souverains, fait procéder aux études spéciales, adopter le tracé direct et sans écluses par les Lacs amers, le vice-roi pourvoyant à toutes ces dépenses avec un demi-million pris sur sa cassette particulière.

L’Angleterre a déjà commencé ses remontrances au Caire et à Constantinople, où lord Stratford de Redcliffe est le rigoureux représentant de la politique de lord Palmerston. Le raisonnement du ministre anglais et de ses partisans fut toujours merveilleusement comique. « Le canal est impossible, mais il faut l’empêcher à tout prix, car ce serait un désastre pour l’Angleterre. » Mais il est bien entendu que c’est une entreprise chimérique. Ainsi Palmerston résiste à toute une partie de la nation anglaise sur quel point précis ? L’empêchement de l’impossible. Il ne faut pas trop s’étonner que M. de Lesseps raille en quelque endroit les « têtes de bois des vieux politiques entêtés et isolés ». Encore une bonne chance de plus pour le fondateur du canal de s’être suscité un ennemi célèbre, puissant et acharné. Plusieurs fois la Chambre des communes est agitée par la question du canal. La séance du 2 juin 1858 reste historique. Le débat s’engage entre Palmerston, Disraeli, MM. Gladstone et John Russell.

L’ingénieur Stephenson a déclaré que le projet ne peut qu’échouer en ruinant ses entrepreneurs ; Palmerston dit que c’est « la plus grande duperie qui ait jamais été proposée à la crédulité humaine » ; et il ajoutera un peu plus tard : « C’est une entreprise à mettre au rang des nombreux projets d’attrape (bubble) qui de temps en temps sont tendus à la crédulité des capitalistes gobe-mouches ». Disraeli le répète. M. Gladstone relève le débat jusqu’aux plus hauts principes de politique générale. Il est moral aujourd’hui de rappeler au chef actuel de la politique anglaise ses paroles d’alors : il supplie la Chambre de « mettre fin au système de Palmerston, système d’intervention arbitraire et non provoquée,… qui mettrait l’Angleterre en lutte avec le monde, et la jetterait dans un conflit où elle aura certainement le dessous ». — À Stephenson, qui adopte comme siennes les paroles de Palmerston, M. de Lesseps fait demander des explications. Au comte C***, qui traite la compagnie en fondation de « compagnie en banqueroute » et le gouvernement français « de ravaudeur de spéculations », il envoie le général Morris et l’amiral Jurien de la Gravière. C’est de Malte qu’il leur écrit : « Réglez le duel. J’arrive pour me battre tout à l’heure. » Il était veuf depuis 1854, impétueux encore comme un jeune homme, et l’éternelle calomnie anglaise devenait insupportable.

L’Angleterre continuait de menacer la Porte prête à signer le firman de ratification de concession. Ce canal impossible est encore considéré par Palmerston comme devant servir à la France de boulevard militaire entre l’Europe et les Indes. Quant à l’empereur Napoléon, il a reçu des explications de ses agents et il fait demander des notes à M. de Lesseps. Le diplomate ne songe pas à bouder celui qui l’a dupé en 1849. L’empereur est une force effective de laquelle il faut tenir compte dans les combinaisons. On doit, du reste, l’avoir converti au Lessepsisme. L’impératrice s’y est employée. C’est une cousine du concessionnaire de Suez qui règne aux Tuileries. Elle est petite-fille de la sœur de Mme de Lesseps mère. L’impératrice, née Montijo, est fille de la fille de Mme de Kirkpatrik, sœur de Mme Catherine de Grevignée de la Housse, mère de Ferdinand. C’est à l’impératrice, dans les moments urgents, dans les crises, qu’on dépêche « une note ». Autrement, on ne voit pas les souverains. On cherche avant tout à s’établir en puissance reconnue. L’empereur a dit : « Soyez fort, on vous soutiendra, moi tout le premier. » La force ? Comment l’assumer en soi d’une façon visible, réelle et avec laquelle les autres puissances soient obligées de compter ? Par la représentation du nombre. Par la représentation de l’argent. Pouvoir dire aux gouvernements : Je représente tant de citoyens de votre empire. Je représente tant de millions de votre richesse nationale. Jusqu’à quand laisserez-vous l’égoïste Angleterre entraver l’essor de notre travail et de notre richesse ? Eh bien, cette force on peut l’obtenir par la souscription publique. Mais risquer la souscription avant d’avoir obtenu le firman de la Porte ! Là encore, l’ambassadeur anglais retient la plume du sultan. Alors, après quatre années de négociations et de diplomatie, l’opinion publique formée par les innombrables meetings et conférence est prête, la « poire est mûre ». On tend la main, on la cueille, et aussitôt on a le droit de parler au nom de deux cents millions dont cent sept français.

Le succès financier exaspère la diplomatie anglaise. Mahommed est menacé de déposition. Alors le « concessionnaire » déclare à l’empereur que lui, simple particulier, il ne peut pas lutter plus longtemps contre l’action d’un gouvernement puissant pour lequel tous les moyens sont bons. Si le gouvernement français ne met pas un terme à la pression illégitime de la politique anglaise, il faudra que la Compagnie se résigne à abandonner la construction du canal, à rembourser les actionnaires, à abdiquer, au grand détriment de la considération et de l’influence de la France en Orient.

L’Angleterre, voyant imminente la réunion générale des actionnaires prête à procéder à la constitution officielle de la Société, pousse le sultan à déléguer Mouktar bey qui envoie en Égypte des mesures prescrivant la suspension de tous travaux sous le délai de quatorze jours. Si les travailleurs des chantiers s’obstinent on les dissoudra par les armes. M. Sabatier, consul de France, acquiesce aux ordres de la Porte et menace les travailleurs des conséquences fâcheuses de leur résistance possible. M. de Lesseps est à la Chesnaie dans le Berry. Il atteint donc l’heure souhaitée depuis cinq ans. Ce n’est pas un projet, c’est une question de fait qui va être portée devant le tribunal de la politique européenne. Et il ajoute gaiement, l’optimiste, qui est un sage : « Si j’avais un million à ma disposition, je le consacrerais à acheter immédiatement, au pair, des actions du canal de Suez ; mais malheureusement ma fortune ne m’a permis d’en payer, et, par conséquent d’en avoir, que deux cents. »

La paix de Villafranca, signée le 11 juillet 1859, permet à l’empereur de songer à Suez. L’ambassadeur français à Constantinople va recevoir l’ordre de soutenir la demande d’autorisation. Les membres du conseil de la Compagnie sont admis à présenter une pétition conçue dans ce sens à l’empereur. L’audience a lieu le dimanche 23 octobre 1859, à Saint-Cloud. On se forme en demi-cercle.

« Comment se fait-il, monsieur de Lesseps, que tant de monde soit contre vous ?

— Sire, c’est qu’on croit que Votre Majesté ne veut pas nous soutenir.

— Eh bien, soyez tranquilles — (roulant entre ses doigts le bout de ses moustaches) — vous pouvez compter sur mon appui et sur ma protection. J’ai donné des ordres à mon ministre des affaires étrangères pour que vos droits et vos opérations soient maintenus. »

En particulier, à M. de Lesseps :

« Que pensez-vous qu’il y ait à faire en ce moment ?

— Sire, le changement de résidence du consul général qui, étant un agent d’une grande capacité, peut être appelé à un autre poste.

— C’est facile ; dites-le à Waleski. »

Aussitôt les opérations sont reprises dans l’isthme. Le diplomate repart à l’instant pour Constantinople où son succès est commenté. Palmerston avait raillé la rigole de M. de Lesseps. « On va bientôt vous demander la création d’une rigole de service pour l’écoulement des larmes anglo-turques, » dit l’ambassadeur Thouvenel.

La première assemblée générale des actionnaires (15 mai 1860) approuve la conduite de M. de Lesseps et le fortifie par un vote d’absolue confiance. La presse anglaise décerne à sa seconde réussite la consécration de l’insulte et l’appelle Monte-Cristo, charlatan, aventurier.

Le 18 novembre 1862, la Méditerranée entre dans le lac Timsah et se précipite au-devant de la mer Rouge, les deux mers sont réunies ; Palmerston va-t-il les disjoindre… ? Deux mois après, Mohammed-Saïd meurt. Ismaïl-Pacha lui succède. On baptise une ville de son nom, Ismaïlia ; mais quelqu’un veille, les travaux menacent de languir, d’être interrompus. Le « concessionnaire » va être rejeté en pleine crise. La campagne a été menée par un ministre du sultan, Nubar pacha. Pour l’Angleterre, par la Turquie et avec le concours occulte d’un homme d’État français. Il s’agit simplement de déposséder la Compagnie, au moment où elle offre les preuves les plus manifestes de prospérité. L’homme d’État français, le 3 décembre 1863, reçoit au palais de la présidence du Corps législatif M. de Lesseps qui lui dit : « Monsieur le duc, vous êtes la dernière personne qui puissiez vous mêler de nos affaires et servir d’arbitre. On dit que les adversaires du canal comptaient sur votre intervention pour nous faire déposséder, on a parlé de sommes considérables données ou promises, et votre nom a servi de bouclier à Nubar pacha. »

On raconte que l’entretien se termine d’une façon singulièrement sèche et que le soir même, au ministère des affaires étrangères, des mots d’une vivacité périlleuse furent échangés entre M. de Morny et M. de Lesseps.

Néanmoins, M. de Morny est dessaisi de l’arbitrage dont l’empereur accepte la charge. M. de Lesseps sollicite une audience, voit l’empereur chez l’impératrice. Ah ! il remuera tous les personnages de la comédie humaine et toutes les têtes de la famille impériale. Le 11 février, un banquet de 1,600 personnes est organisé sous la présidence du prince Napoléon, qui parle des maîtres du savoir et des « maîtres du faire », ce qui semble bien être synonyme de faiseurs ; il exécute Nubar pacha.

La sentence arbitrale de l’empereur, rendue à Fontainebleau le 6 juillet 1864, décide qu’une somme de 84 millions sera payée par le gouvernement égyptien à la Compagnie pour l’indemniser : 1o de l’annulation du contrat par lequel le vice-roi devait fournir des contingents indigènes ; 2o de la rétrocession des terres cultivables de l’Ouady ; 3o de la cession de la propriété du canal d’eau douce.

La Porte, Nubar pacha et ses inspirateurs chicanent encore sur l’interprétation de la sentence arbritrale, mais le grand cap est doublé. Jamais, jusqu’au complet achèvement du canal, la Porte ne pourra menacer d’entraver ou de suspendre les travaux.

En 1869, l’empire réclame un service de M. de Lesseps : Accepter la candidature contre M. Gambetta dans la deuxième circonscription de Marseille. M. Thiers et le marquis de Barthélemy sont concurrents. Malgré son horreur de la politique, il accepte. Il a la mauvaise chance d’être candidat officiel. La campagne électorale est courtoise. M. de Lesseps, au premier tour, est en ballottage. Au second tour, il échoue avec une honorable minorité de 4,000 voix. Les cléricaux avaient agi contre lui, en rancune de son attitude à Rome en 1849. Comme il aurait préféré se tenir bien loin de la galère politique ! Mais il n’attache aucune importance à cet épisode.

L’Europe se souvient encore de la radieuse journée du 17 novembre 1869, consacrée à l’inauguration du canal de Suez par le khédive, l’impératrice Eugénie, l’empereur d’Autriche, le prince royal de Prusse. C’est alors une averse de plaques et de grands cordons sur le président-directeur.

Le rêve n’est pas déçu. Il recommence la vie. Car il épouse alors Mlle Hélène Autard de Bragard et fonde une seconde famille de Lesseps comptant aujourd’hui huit jeunes enfants.

Il n’est pas d’auréole de triomphateur qui éclipse le rayonnement de son front à cette heure éblouissante. Sa figure de cette époque est celle qui restera légendaire.

Est-ce un général, ce personnage esthétiquement serré dans sa redingote noire, décoré, le chapeau incliné vers l’oreille, carré des épaules, le port militaire, la taille bien prise, marchant d’un pas relevé, un gant à la main, sans canne ?

Il sort de l’institut, traverse les Tuileries et gagne la rue Saint-Florentin. Le voici au milieu d’une petite Égypte en plein Paris, dans son salon. Femmes, fleurs, flambeaux l’entourent de parfums et de lumière, et c’est l’atmosphère qui lui sied quand il ne se dilate pas au grand air libre. On s’étonne de voir les traits de ce familier du soleil si légèrement bronzés, le front même est très-blanc ; sa puissante rondeur est caressée délicatement par des chevaux d’argent fin, moitié longs, et parmi lesquels semble passer une caresse de brise qui les soulève aux tempes ; les sourcils noirs encore, la paupière aux lourdeurs surplombantes de ceux qui plongent souvent leur regard dans les perspectives lointaines abritent des yeux lumineusement sombres ; de cette prunelle d’onyx noir, d’une intensité non point flamboyante, mais sourdement chargée d’éclats et de reflets, émane une profonde lueur de force douce, de vigueur reposée. Le nez charnu, suivant une courbe solide, descend à des moustaches grises cavalièrement relevées sans apprêt, qui ombragent la bouche ferme. Le menton carré accuse l’ensemble puissant de la tête prise en d’exactes proportions, et à laquelle ces brûlants yeux noirs et cette gaillarde moustache blanche assignent son caractère de charme et de décision.

La postérité le verra ainsi, tel qu’il parut en ces fastueuses fêtes orientales de l’inauguration, tel que Paris le connaît encore aujourd’hui même.

Dix ans plus tard, en 1879, il se montre, la même semaine, aux quatre points cardinaux : Toulouse, Nantes, Lille et Nancy. L’ardeur du cœur et du cerveau ne s’est point attiédie, le ressort corporel est intact. Ne vient-il pas de le prouver encore au cours de sa dernière campagne d’Égypte ?

Quand on a abrégé de trois mille lieues la traversée de l’Europe à la mer des Indes on ne croit plus à la distance. À Panama, on dit volontiers à une nouvelle connaissance qu’on quitte :

« Venez donc un de ces jours déjeuner avec moi rue Saint-Florentin. »

L’activité constante entretient la force. On donne des leçons d’équitation aux fils, on adore encore le cheval, et l’été on emmène la troupe des enfants faire de grandes excursions à la Chesnaie et aux environs. On est sobre avec un bon appétit. Malgré les longs séjours en Orient, on a perdu l’habitude du café, mais on garde celle du cigare. Les conseils de Suez et de Panama, l’institut, les vastes relations mondaines dépensent le temps. Le travail et la famille suffiraient à occuper la vie dont on a goûté les plus rares enivrements.

Car, en novembre 1869, le victorieux que l’Europe acclame n’a pas encore épuisé la somme des honneurs qu’un peuple peut décerner à un homme. En 1870, M. de Lesseps est appelé à Londres. Nos voisins célèbrent l’inauguration du canal, consommation de la défaite de leur politique, comme une victoire qui leur eût été propre. M. de Lesseps reçoit la médaille d’or du prince Albert, la grand’croix de l’Étoile de l’Inde. Le 30 juillet, il est accueilli solennellement à Guidhall : le lord-maire lui remet une boîte d’un dessin égyptien d’or fin, enrichie d’émail et de guirlandes de lauriers, surmontée des armes de la Cité de Londres. Sur le devant et au-dessus de la cassette, dans un médaillon en émail, les armes des Lesseps et la délibération du Common Council lui conférant la franchise de la Cité de Londres. Et le lord-maire lui adresse ces mots : « Nous inscrivons votre nom aujourd’hui sur le livre de notre droit de cité en compagnie intime de ceux de Richard Cobden et de George Peabody, hommes dont les actes, comme les vôtres, étaient pacifiques et purs de sang».

La boîte d’or et les décorations sont exposées dans une vitrine de son cabinet de travail. Le grand cordon de la Légion d’honneur sert rarement, mais il n’est pas oublié.

En 1879, un individu adresse au procureur de la République un factum demandant à ce magistrat de déférer M. de Lesseps au parquet, comme coupable d’escroquerie, en lançant une souscription de 800,000 francs pour le canal interocéanique. Le président lit la pièce en son entier puis il ajoute :

— Malheureusement, la plainte n’aboutira pas. En ma qualité de grand cordon de la Légion d’honneur, Je ne suis justiciable que du Sénat… Ah ! si le Sénat voulait ! Quelle belle réclame pour Panama ! Hé, hé ? »

C’est l’époque où la diplomatie anglaise fait encore des siennes, mais des meilleures. Le khédive Ismaïl vient de vendre pour 100 millions la plus grande partie de ses actions à l’Angleterre. Si quelqu’un n’en est pas surpris, c’est M. de Lesseps. Nous avons sous les yeux un compte de mai 1860 où le khédive Mohammed est porté comme possesseur de 177,642 actions. L’agent anglais lui reproche son imprudence, le danger qui menace son Trésor, obligé de se libérer de cette grosse somme. Et si pourtant l’Angleterre parvient à empêcher l’exécution du canal ? Et Mohammed lui répond qu’il a échelonné ses payements et que, le canal fait, tout le monde viendra lui demander des actions, les Anglais les premiers, et qu’alors il leur en revendrait avec de gros bénéfices.

Le projet du canal interocéanique de Panama est pour M. de Lesseps comme un enfant adoptif. Il ne l’a ni rêvé ni conçu. On le lui a soumis. Il l’a examiné, revu et corrigé. Avant tout, pas d’écluses et la tranchée à ciel ouvert. Sa tournée de Panama a montré qu’il était aussi jeune à soixante-treize ans qu’à cinquante. Il a voulu soulever 800 millions en jetant dans le plateau de la balance le poids de son nom. Essai permis à celui qui a fait Suez. Il ne réussit pas complètement, et montre sans amertume comment un sage, si tenace qu’il soit, ne s’obstine pas contre les mêmes difficultés. Tenace, oui, pour l’exécution d’un projet adopté, mais fort traitable sur le choix des moyens ; l’immuable fixité du but, mais la variété des voies possibles pour l’atteindre. Quelques mois après, il réunit le capital, s’embarque pour Panama avec Mme de Lesseps et deux de ses enfants, traverse l’isthme et, le 1er janvier 1880, fait donner le premier coup de pioche par Mlle Ferdinande de Lesseps. Dans six à huit ans, l’inauguration.

C’est ainsi que le président de la Société de géographie de France transforme la géographie du monde moderne. Versailles a fait placer une plaque commémorative sur la maison où est né ce « grand Français » qui a bouleversé la Terre par « des actes pacifiques et purs de sang ».