Félix Herbet
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FÉLIX HERBET




Depuis 1898, première année de sa publication, notre Bulletin a eu à enregistrer bien des deuils. Certains nous furent particulièrement pénibles, car ils marquaient la disparition de quelques-uns de nos plus chers collaborateurs, de ceux qui avaient contribué à affirmer, dès ses débuts, le bon renom de la Société historique. Pourtant, ces pertes, tout importantes qu’elles parurent, sont dépassées par celle que nous venons de faire en la personne de M. Félix Herbet, maire du VIe arrondissement, notre président-fondateur.

M. Félix Herbet a été, pour notre Société, un président que nul n’oubliera. Ce groupement répondait à l’un de ses plus chers désirs ; aussi, l’œuvre une fois réalisée, n’avait-il cessé de s’y intéresser : toujours présent aux séances, malgré son labeur professionnel d’avocat en belle situation et ses fonctions de maire si délicates et absorbantes. Et comme il savait maintenir haut l’intérêt de nos réunions, stimulant amicalement les nonchalants et les timides, donnant surtout l’exemple par l’apport de travaux personnels ou la communication de documents rares glanés chez les libraires et les marchands d’autographes à l’intention de nos archives et de notre bibliothèque, enrichies en grande partie par ses libéralités.

Les assidus de nos séances du vendredi ont mémoire de cet homme affable sous une froideur apparente, érudit sans morgue, courtois dans la discussion qu’il savait conduire sans jamais se départir d’une correction qui lui conciliait tous les auditeurs. Tel il était en petit comité, tel il s’affirmait dans ses fonctions de maire du VIe arrondissement où, sans transiger avec ses convictions personnelles, il sut se montrer administrateur conciliant et équitable et d’un dévouement que la gravité de ces dernières années ne parvint pas à lasser. C’est que, s’il était originaire de Picardie, M. Félix Herbet aimait profondément Paris et dans Paris, le VIe arrondissement où il avait vécu durant ses années d’études, où dès les débuts de son mariage, il avait fixé son foyer : rue de Condé d’abord, boulevard Saint-Germain ensuite. C’est là qu’il devait décéder dans la tristesse d’un premier jour de novembre 1917.

Félix Herbet naquit à Amiens, le 28 septembre 1847. Après de brillantes études universitaires, il vint à Paris où il prit ses inscriptions de Droit. Mais sa grande facilité de travail lui permit de suivre en même temps les cours de l’École des Chartes (session 1867-1868). Le 15 mars 1869, le diplôme d’archiviste-paléographe lui était décerné, à la suite d’une soutenance de thèse sur le Roman de Mélusine — essai de bibliographie et de critique, — qui lui assurait le cinquième rang dans une promotion de treize élus, parmi lesquels se rencontraient Eugène Aubry-Vitet, H. de Pontmartin, Camille Pelletan, Héron de Villefosse, Arthur Loth, Fernand Calmette, Étienne Charavay.

Malgré le succès et l’attirance que ne devaient jamais cesser d’avoir pour lui les études historiques, c’est le barreau qui retint tout d’abord son activité. Licencié en droit en 1870, sur Des effets du cautionnement en droits romain et français, il se faisait inscrire au Palais le 21 novembre de cette même année, et poursuivait le doctorat qu’il obtenait en 1874 avec De l’exécution sur les objets particuliers en droit romain ; Des effets des saisies en droit francais. Il devait connaître dès lors, toutes les satisfactions qui consacrent une carrière d’avocat. Élu en 1875 secrétaire de la conférence des avocats à la Cour d’appel, sous le bâtonnat de Me Sénard, il obtenait en 1876, le prix Liouville. Ces succès de basoche avaient attiré sur lui l’attention des maîtres du barreau et, sur les indications de Beaupré, l’un d’eux, Léon Cléry se l’attachait peu après comme secrétaire. Alors, se créaient entre le maître et son jeune collaborateur des liens affectueux, rendus durables, a écrit un ami de l’un et de l’autre, « par des affinités intellectuelles et une conformité de goûts dont l’influence était bien faite pour donner au talent de Félix Herbet le développement le plus conforme à sa nature… Comme son patron, Me Herbet avait l’aversion de la vulgarité, de l’érudition pédante, des formes solennelles et guindées, du style pompeux, des phrases emportées ; il se plaisait à traduire sa pensée avec simplicité, en formules courtes et alertes, à résumer dans un trait rapide et en quelques mots incisifs toute une discussion ; il estimait qu’un argument ne perd rien de sa valeur pour être présenté avec esprit ; mais on ne le vit jamais recourir à l’ironie et à la malignité pour le plaisir d’amuser l’auditoire et de blesser le client de l’adversaire, car il eût souffert lui-même d’une souffrance infligée inutilement, et d’ailleurs il avait naturellement dans l’expression de sa pensée une retenue, une mesure, et une sorte de modestie, qui le préservaient comme d’une chose inélégante, de l’esprit employé mal à propos [1]. »

Il est piquant de rapprocher de ce jugement, la confession formulée par Félix Herbet lui-même dans la vivante notice qu’il consacra en 1905 à la mémoire de Léon Cléry. « La plaidoirie n’est pas une pure œuvre d’art ; les personnages qu’elle met en scène ne sont pas des acteurs, des personnages fictifs ; elle n’appartient pas exclusivement à l’avocat qui l’a prononcée ; le client et surtout l’adversaire ont droit d’exiger le silence, quand il n’y a plus en jeu qu’un intérêt esthétique. »

Léon Cléry eut sur son secrétaire une autre influence dont devait bénéficier l’archiviste-paléographe autant que l’avocat : il l’orienta vers les questions d’art. Gendre du marchand de tableaux Goupil, Léon Cléry était devenu un spécialiste des litiges artistiques. L’âge venant, il eut tendance à se dessaisir de plus d’une de ces sortes d’affaires au profit de son secrétaire, très naturellement apte, lui-même, à se passionner pour de telles matières. En effet, si les ascendants directs de Félix Herbet appartenaient au haut commerce amiénois, il avait néanmoins rencontré dans sa famille même un sculpteur et un peintre. Celui-ci, Léon Thuillier, après avoir connu toutes les consécrations des salons, a laissé un nom dans le paysage historique ; le sculpteur, Léon Herbet, moins notoire, est l’auteur d’un projet de fontaine pour la ville d’Amiens dont l’exécution confiée à Mme Léon Bertaux, figura à l’exposition de 1863.

Tout absorbantes qu’elles étaient, les occupations du barreau n’avaient point empêché Félix Herbet de faire, en toute occasion, acte de citoyen. Aussi, par décret présidentiel en date du 29 juin 1892, était-il nommé adjoint au maire du VIe arrondissement, en remplacement de M. Hetzel démissionnaire. Deux années après, le 19 juin 1894, il en était nommé maire à la place de M. Henry Defert. Ces fonctions, il devait les conserver jusqu’à la veille de sa mort. Quel fut son rôle d’administrateur, nous n’avons pas à le rappeler ici. Chacun l’a vu à l’œuvre. Mais ce qu’il faut dire, c’est que, la guerre déclarée, quoique déjà atteint par le mal qui devait l’emporter, il se refusa à envisager la possibilité d’un repos qui eût prolongé très certainement ses jours. À organiser de nouveaux services, à faire face à des besoins de mois en mois plus pressants, il devait, en effet, consumer ce qui lui restait de volonté et d’énergie.

Depuis son accession à la mairie, son activité avait pris une nouvelle direction. Moins assidu au Palais, il consacrait ses instants disponibles aux études historiques, passion de sa jeunesse. À la vérité, il ne les avait jamais complètement abandonnées. En 1872, il publiait d’après un manuscrit passé de la bibliothèque Monmerqué dans la sienne et complété par la copie d’une autre version, un Dit du XVe siècle : Prière Théophile ; en 1875, une bio-bibliographie de Pierre Habert, ce frère de François Habert, poète de Henri II, qui de maître d’écriture devait finir, sous Henri III, « conseiller du roy, baillif de son artillerie et garde du scel d’icelle ».

Mais ces publications ne constituaient à ce moment-là que des délassements sans continuité. Les travaux historiques soutenus étaient remis à plus tard. En attendant, il en accumulait les éléments en constituant une importante bibliothèque où, à côté d’une précieuse série sur l’histoire du droit contenant, notamment, une collection d’imprimés rarissimes consacrés aux procès des XVIIe et XVIIIe siècles, prenaient place des manuels d’histoire, des séries de mémoires et les œuvres des écrivains français du XVIe siècle qu’il affectionnait entre tous, dans leurs éditions originales.

Toutefois ces bibliothèques, ces rayons qui occupaient les parois de son appartement de Paris, ne représentaient encore qu’une faible partie de ses collections. La plus importante qui était aussi la plus chérie, était installée dans la propriété de Barbizon, acquise à une époque où ce délicieux coin de forêt, illustré par le séjour de tant de grands peintres, n’était pas encore fréquenté par la foule des snobs. Félix Herbet y passait toutes les petites vacances judiciaires et aussi les mois d’été. C’est là qu’il fallait le rencontrer pour le complètement apprécier. S’il conservait certaine réserve que l’homme de robe, le magistrat municipal ne peuvent jamais complètement dépouiller, son accueil pourtant se faisait plus affable, le geste était plus libre. Vêtu d’un complet de drap léger, coiffé d’un chapeau mou, il parcourait inlassablement sa chère forêt dont les hauts ombrages commençaient à quelque cinquante de mètres de sa maison. Parfois, il enfourchait une bicyclette. C’est qu’il s’agissait d’aller jusqu’à Fontainebleau où villégiaturait son confrère et ami Deroy dont les goûts étaient les mêmes que les siens ou encore de faire visite à l’accueillant imprimeur Bourges, toujours heureux de mettre en belle place dans son journal l’Abeille, l’information érudite dont l’alimentaient volontiers Félix Herbet et les autres membres de la Société historique et archéologique du Gâtinais.

Mais, quelque attrayantes que fussent les promenades en forêt et attirantes les conversations des amis de Fontainebleau, il réservait une partie de son temps toujours très réglé, à ses occupations d’homme de cabinet et d’érudit. Dans le silence des fins d’après-midi et plus encore des soirées, après les instants donnés à la conversation avec la compagne de sa vie dont l’humeur toujours égale se pliait aux exigences de ses travaux, il s’installait dans le vaste atelier d’artiste où il avait accumulé les livres, les gravures, plans et manuscrits concernant la forêt qu’il chérissait et le château qu’il admirait. S’il acquérait par principe tout ce qui touchait à Fontainebleau, ses sacrifices en ce qui concerne la pièce rare n’avaient jamais été aveugles, car il savait, en homme de goût, discerner entre deux épreuves, celle du bon tirage, choisir dans un lot de dessins attribués à de grands noms, ceux qui révélaient le mieux l’esprit, sinon la main des maîtres de l’école, Rosso et Primatice.

Aussi, sans sortir de son cabinet, lui était-il souventes fois possible d’édifier des travaux documentés aux sources. Pour les mener à bien, il lui avait suffi, ouvrant portefeuilles et dossiers, de rapprocher d’un plan, d’un dessin, d’une gravure, le texte manuscrit à portée de sa main, et d’arriver par la confrontation de l’un et de l’autre, à une conclusion nouvelle ou simplement à une précision que de moins bien outillés n’avaient pu obtenir. Quelque impeccables que fussent ces travaux, ils étaient menés sans grand labeur apparent. Car sa mémoire, assouplie par les exigences du barreau, lui permettait de ne prendre la plume que lorsque la forme comme les termes de la page à écrire, avaient été mentalement ordonnés.

Ainsi furent élaborés les études et articles qui, à partir de 1896, marquèrent son retour aux travaux historiques. Tout d’abord uniquement consacrés à l’histoire de la région de Fontainebleau, ils parurent dans les Annales du Gâtinais, la revue Brie et Gâtinais, l’Abeille de Fontainebleau, mais des tirages à part en ont été faits et leur ensemble constitue une source de renseignements de haute valeur, car à côté des documents inédits tirés de sa propre collection, se trouvent nombre de pièces retrouvées dans les Archives Nationales et surtout dans les liasses notariales que ses relations judiciaires, autant que ses qualités d’homme, avaient réussi à lui faire ouvrir. Au rang de ces travaux, il faut placer Les Graveurs de l’École de Fontainebleau (1896-1902), les Actes et notes concernant les artistes de Fontainebleau (1901-1904), puis la série d’études partielles qui constituent les premiers éléments de ses trois ouvrages capitaux : Dictionnaire de la Forêt de Fontainebleau (1903) ; L’Ancien Fontainebleau (1912), enfin le Château de Foniainebleau. Mais celui-ci, travail considérable et coup sûr le plus documenté et le plus fourni d’inédit de ceux qui ont été jusqu’ici consacrés à la résidence royale, seulement terminé à la veille de sa mort, ne verra l’impression qu’à la conclusion de la paix.

Félix Herbet s’était imposé parrallèlement une autre tâche : constituer, faire vivre une société parisienne dont la mission serait de retracer l’histoire, la physionomie de ce VIe arrondissement auquel il tenait par tant de liens. Ce désir trouvait sa réalisation en 1898. Alors naquit entre Félix Herbet et le signataire de ces lignes, une amitié durable faite de sympathie d’abord, bientôt d’affection chaque année plus affirmée, prouvée de sa part autrement qu’en paroles, en bien des circonstances.

Attaché au VIe arrondissement par ma naissance, un long séjour de mes parents, et désireux, moi aussi, d’y voir se constituer un groupement local, j’avais, pour tâter le terrain, annoncé dans le Parisien de Paris, la formation d’une Société d’histoire du VIe arrondissement. Aussitôt je recevais une lettre de M. Félix Herbet qui, poursuivant un but parallèle, s’informait, me proposait de conjuguer nos efforts. Je ne demandais pas mieux. Aux réunions préparatoires nous avions la joie de voir venir à nous les notabilités les plus diverses de l’arrondissement : Achille Luchaire, de l’Institut, qui présida telle de nos premières séances ; l’abbé Méritan, le vénéré curé de Saint-Sulpice ; Étienne Charavay, dont l’érudition était si grande ; M. Charles Benoist, qui apportait sa bonne humeur avec l’autorité de son nom, — bien d’autres encore…

Lors de la constitution définitive du groupement, tout le monde se trouva d’accord pour en attribuer la présidence à M. Félix Herbet. Et avec combien de raisons ! Car, par ses origines autant que par sa situation présente, il avait tout ce qu’il fallait pour occuper ces fonctions : l’érudition, l’autorité, le travail facile et cette courtoisie qui lui permettait de conduire la discussion sans heurt, quoique avec fermeté. Les articles qu’il a donnés à notre Bulletin reflètent bien les qualités de son esprit clair, précis, critique avec méthode. Les rappeler ici, à quoi bon ! Ne sont-ils pas dans la mémoire de tous !

Devenu notable dans l’érudition parisienne, il avait été naturellement nommé à la Commission du Vieux-Paris et là encore, ainsi que les procès-verbaux de cette commission fameuse en témoignent, il devait faire œuvre utile, toujours érudite et claire. De même était profitable son action au Conseil de surveillance de l’Assistance publique où il avait été appelé à siéger.

Nous savons certes que les plus belles vies doivent avoir une fin, que les existences les plus harmonieuses voient un terme à leur labeur. Mais pourquoi faut-il que celle-ci ait été si tôt tranchée ; pourquoi faut-il que cet esprit si français soit tombé avant l’heure, maintenant bien proche, du triomphe définitif de la Patrie !

Charles Saunier.
  1. Gazette des Tribunaux des 5-7 novembre 1917.