Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XXII

◄  XXI
XXIII  ►


XXII


Avec mélancolie, Rops voit arriver l’automne de 1894, « qui lui fait trop penser aux amis absents. C’est qu’en novembre c’était la rentrée ». On dressait la table, on allumait les lampes ; on éventrait, pour en semer les bouquets sur la nappe, les bourriches fleuries rapportées des jardins saccagés, un peu partout. Quelquefois il fallait mettre une rallonge à la table et c’étaient « Filleau, le bon docteur, qui commençait toujours par raconter les dernières âneries des officiels savants, Camuset et ses Sonnets du docteur, Clapisson, le premier décoré de nous tous, mais, lui, pour faits de guerre, Carlier et Louis Dubois envoyés par la Belgique pour soutenir la réputation de bonne beuverie du pays qui les vit naître, Louis Artan qui était déjà le grand peintre qu’il a toujours été, Schaunard, l’illustre Schaunard de Murger, un ancêtre… Puis encore, précédé de la fanfare de son rire et de son inaltérable joie, Armand Gouzien, rapportant dans ses poches des chansons faites là-bas, pendant les vacances…, le typographe Malassis…, souriant comme Voltaire, impavide, préparant ses dernières belles éditions, avec le mot faisant balle, un des derniers spirituels qui aient eu de l’esprit…, le sculpteur Godewski et sa femme, cette délicieuse, exquise et savante Mathilde Godewska dont le souvenir chante éternellement dans le cœur et la tête de ceux qui l’ont connue. Et ils sont tous partis pour le pays du rêve. » Tout un cimetière de petits tertres sous lesquels l’un après l’autre, étaient allés dormir Mathilde Godewska, Schaunard, Malassis, Filleau, Camuset, Clapisson, Dubois, Gouzien ! En 1895, c’est le tour d’Alfred Verwée, l’âme splendide des Flandres. Et il écrit : « Cela me fait grand’peine. C’était le dernier de la pléiade Dubois, Rops, Artan, le plus solide et le moins souple, mais celui qui gardait le mieux les primordiales qualités de la race… Ils vont vite, ceux de Burger ! »

Cependant il ne perd pas courage. « Il va falloir se retaper moralement et physiquement » écrit-il vers la même date. Il lui vient alors une belle vaillance souriante devant les embûches de celle qu’il sent rôder autour de lui. Il la brave comme au temps où, d’une si terrible ironie, il la regardait danser son menuet de ridicule squelette à falbalas. Pour un peu, il lui offrirait d’être son cavalier.

Peut-être on le sent qui s’en occupe trop : elle le frôle, elle le touche, elle l’essaie ; à chaque pas qu’il fait, elle en fait un avec lui. Elle est l’ombre qui, à ses côtés, s’engraisse de sa vie.

J’ai le souvenir d’une fête où, l’une des dernières fois, il apparut le beau Rops qu’avec son adonisme fringant et son goût de donjuanisme, il eût


LA MESSAGÈRE DU DIABLE.



voulu rester jusqu’au bout. Ce fut en 1894, à l’occasion du monument que l’édilité ixelloise élevait à la grande mémoire de Charles De Coster. Il avait voulu être présent : d’un bel élan de sa vieille affection, il était venu de Paris, l’œil brillant, avec son air de jeunesse parmi les anciens de sa génération. N’était-ce pas un peu sa fête à lui-même après tout ? Ne fêtait-on pas, à travers le frère d’art et le compagnon d’armes, cet Uylenspiegel auquel leur génie à tous deux avait donné la forme des définitives résurrections ?

Au gala qui eut lieu le soir au musée de la commune, il eut vraiment sa part de l’apothéose. Sous les lumières, se pressaient en foule l’art, la beauté, les poètes. L’heure à la fois sembla promettre à l’immortalité la vie spirituelle de celui qui n’était plus et glorifier d’un hommage anticipé celui qui vivait encore. La musique, les sourires, les parfums, cette caresse d’amour qui est dans l’empressement des hommes et le murmure charmé des femmes, l’enveloppèrent. Une cour ardente et timide palpitait, battait près de son cœur qui avait tant battu. De jeunes muses, fleurs de grâce et de rythme, se balançaient, s’inclinaient sur son passage. Il put goûter l’illusion de les avoir possédées toutes une seconde. On marchait, on s’arrêtait avec lui pour le regarder et l’écouter vivre sa vie d’un dieu des âges.

Je fus moi-même touché de son calme magnétisme vital. Nulle pose : ses prunelles chaudes s’égalisaient dans une joie tranquille ; tout alliage trouble dissipé, il sembla revenu à sa propre nature, à cette nature d’homme cordial et simple qui, sous les arabesques, était foncièrement la sienne.