Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 247-249).
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Quatrième partie


CHAPITRE IV


Suite du précédent.


Milord Kinston vint sur le soir, la tête pleine de mille beaux projets, dont la moitié me concernait, étant sûr, disait-il, de n’être point désapprouvé de milord Sydney. D’abord il était d’avis que nous quittassions notre logement, trop étroit et que nous prissions un hôtel entier. Il en avait déjà un en vue. Puis nos meubles ne convenaient plus, il fallait les renouveler. Nous avions emmené de ma terre six chevaux anglais parfaitement appareillés, mais notre voiture de ville était trop simple et déjà un peu ancienne : milord voulait que nous eussions chacune la nôtre et qu’elles fussent du dernier goût. Il savait où les prendre dès le lendemain. Quant aux diamants, Sylvina en avait peu, et moi presque point. Kinston, soi-disant grand connaisseur, priait qu’on lui laissât le soin de faire cette emplette. En un mot, tout ce que les fées peuvent opérer par leur baguette enchanteresse, milord en venait à bout avec son argent. Je voyais tout le plaisir que ces charmants projets causaient à Sylvina. Je les trouvais moi-même fort de mon goût. Peut-on être femme et ne pas aimer la magnificence ?

Bientôt nous jouîmes de tout ce que milord Kinston nous avait annoncé. Nous laissâmes au comte, toujours infirme, notre logement avec nos meubles, et fûmes prendre possession de notre nouvel hôtel. Loin que rien y manquât, nous fûmes au contraire un peu honteuses de la prodigalité de milord. Chaque jour nous voyions arriver de sa part de nouveaux dons, de nouvelles superfluités. À peine nous laissait-il le plaisir de les désirer. Aidé dans l’exécution de ses idées de faste par Mme  Dorville, qui se mêlait des emplettes autant par curiosité de femme que par attachement pour nous, il achetait toujours parfaitement bien. J’épargne au lecteur des descriptions fatigantes. Qu’il imagine tout d’un coup le plus grand train, la meilleure table, le nec plus ultra de l’aisance et de l’élégance, il aura une idée de notre situation. Tout cela avait surtout un grand air de décence, parce que nous n’avions jamais été sur le ton de femmes du monde ; que Sylvina était connue précédemment pour avoir de la fortune, et que nous affections d’ailleurs, dans la manière d’être mises et de paraître en public, une honnêteté qui nous séparait absolument de la classe des femmes entretenues.

Milord Kinston, au goût près de quelques grossiers plaisirs, était un homme admirable. Il avait peu d’esprit, mais un sens solide, de la dignité, et surtout un usage consommé du monde. En un mot, dire que milord Sydney, infiniment supérieur à tous égards, le trouvait digne d’être son ami, c’est faire assez son éloge. Sylvina s’apprivoisait à merveille avec lui, et c’était si naturellement qu’elle le traitait on ne peut mieux que j’étais tentée de croire que, malgré son lard, il était parvenu à se faire adorer tout de bon. Voilà ce que l’on gagne avec des femmes accoutumées à la pluralité ; si elles partagent leurs inclinations et leurs faveurs, du moins est-on sûr d’être récompensé de ce qu’on fait pour elles, et qu’elles n’ont pas l’ingratitude de ces fausses délicates qui, ne dédaignant pas de ruiner l’amant utile, le mortifient sans cesse pour ajouter au triomphe de l’amant agréable. Sylvina, toujours la même, toujours coquette, et disposée à se livrer au moindre caprice, trompant à tout moment son lourd Crésus, qui lui-même faisait naître les occasions, par la manie qu’il avait de vouloir que nous vécussions dans des distractions perpétuelles, Sylvina, dis-je, savait rendre son Kinston parfaitement heureux. On trouverait encore des Sylvina, mais les Kinston sont d’une rareté dont gémit, avec raison, la nombreuse armée des prêtresses de Vénus.