Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 176-178).
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Troisième partie


CHAPITRE IX


Fin du noviciat de Monrose.


Il obéit avec transport. J’étais aux cieux, sentant sur mon corps embrasé le poids léger de celui de mon jeune amant. Il tremblait. Il ne savait comment se soutenir. Je le tins longtemps serré contre mon sein, le dévorant de mes baisers, suçant avec délire sa belle bouche et lui prodiguant les aveux les plus passionnés. L’aimable prosélyte me laissait faire, attendant en silence à quoi tout cela pourrait aboutir. Je ne me possédais plus. J’allais… mais un obstacle s’éleva. Le trouble du pauvre petit agit cruellement sur l’aiguillon de l’amour qui se glaça dans ma main… Ce terrible contre-temps poussa mes désirs jusqu’à la fureur, je mis en usage tout ce que je pouvais connaître de ressources… Le désenchantement fut prompt, je me hâtai de le mettre à profit. J’appliquai le remède après lequel je languissais. Le docile Monrose reçut la dernière leçon. Je le pressai fortement contre moi par ces coussins potelés dont les charmes font oublier les vues honteuses de la nature ; des mouvements délicieux achevèrent d’éclairer l’heureux Monrose. Je sentis l’instant où Vénus recevait sa première offrande. Le plaisir nous anéantit en même temps.

Ce fut ainsi que je trompai les desseins de la lubrique Sylvina, que je la frustrai d’une fleur précieuse qu’elle était sur le point de cueillir et que je me vengeai d’avoir partagé d’Aiglemont et Fiorelli, des grâces dont je conservais un dépit, qui, peut-être, eût été jusqu’à la haine, sans les bontés infinies dont cette rivale me comblait depuis si longtemps et dont j’étais pénétrée de reconnaissance. Je ne crains point d’avouer mes petitesses ; les femmes s’y reconnaîtront : les hommes ne me sauront pas mauvais gré d’une façon de penser qui prouve quelle importance nous voulons bien attacher à leur conquête.

J’éprouvais les plus délicieuses sensations et m’étonnais de la prodigieuse distance qu’il y a du bonheur d’un homme qui change une fille en femme à celui d’une femme qui reçoit les prémices d’un candidat d’amour. Je venais de goûter avec Monrose des voluptés ravissantes ; et quelle nuit, au contraire, le pauvre d’Aiglemont avait-il passée la première fois avec moi !

Monrose, dans l’ivresse d’une sensation si nouvelle pour lui, n’osait troubler mon amoureuse méditation. Il demeurait dans la voluptueuse situation où je l’avais placé. J’eus besoin de lui parler pour l’engager à rompre le silence. — Que t’en semble, mon cher ami ? lui dis-je en lui donnant un baiser… — Laissez-moi, répondit-il, le temps de chercher des expressions, s’il en est, qui puissent rendre ce que je viens de sentir. — Monrose, es-tu fâché, maintenant que je sois venue troubler ton sommeil ? — Ah ! mademoiselle, s’écria-t-il avec mille caresses passionnées, pourriez-vous me croire assez ingrat ?… — Tout de bon ? Tu ne me voudras pas autant de mal qu’à ton ami Carvel ? qu’au père principal ? — Quelle méchanceté ? vous me persiflez, et j’en meurs de honte. Mais souffrez que je vous parle avec franchise. Il n’est pas possible que ces plaisirs, dont l’impur Carvel m’entretenait sans cesse, fussent les mêmes que ceux dont vous venez de me faire jouir. Pourquoi n’y sentais-je pas le même attrait ? Pourquoi, dans nos badinages nocturnes, n’était-ce souvent qu’à force d’art que Carvel venait à bout de faire éclore, faiblement encore, ces désirs que la première de vos caresses avait allumés à l’excès. Je crois le bonheur qu’il me vantait autant au-dessous de celui-ci qu’il est indifférent pour la forme. »

Pendant que Monrose raisonnait si juste, je recommençais insensiblement à tirer parti de sa position. Mes baisers lui fermèrent la bouche. Il s’y prenait déjà mieux, et j’admirais son intelligence. Cependant, pour vouloir trop bien faire, il fit mal, et je fus obligée de le remettre sur les voies. Pour lors, j’en fus parfaitement contente, et il dut l’être de moi. Filant son bonheur avec toute l’adresse dont mon expérience me rendait susceptible, je ne m’abandonnai au plaisir que lorsque je le vis toucher lui-même au moment décisif.

Ainsi les talents en amour n’étaient pas moins précoces chez l’aimable Monrose que la bravoure et l’esprit. Après s’être tiré si bien de sa nouvelle épreuve, il me devenait encore plus cher. Nous nous jurâmes le secret ; et, de peur qu’un long sommeil ne nous mît dans le cas d’être surpris ensemble, je regagnai mon lit. Je m’endormis profondément dans le calme de la plus parfaite félicité.