FÉERIES.

I.
LES NYMPHES ET LES FÉES.

Fille d’une Suissesse et d’un père Écossais,
Née en Plœ-meûr au temps où, moi, je grandissais,
Nos trois pays rivaux, Suisse, Écosse, Bretagne,
Ont soufflé dans ton cœur l’air frais de la montagne.
Lorsque tes grands yeux clairs brillent si doucement,
On pense à l’eau d’azur qui roule au lac Léman.
Il est près de la Clyde, il est sur la colline
Un bouleau, jeune aussi, que chaque brise incline.
Ton front prêt à rougir sitôt qu’on a parlé,
C’est la fleur rose au bord du fleuve Ellé.

J’ai vu, j’ai vu passer les nymphes et les fées,
Blanches filles de l’Ouest, brunes filles du Sud ;
Je compterais plutôt les vagues de Ker-Lud[1],

Ou les brises du soir dans Tibur étouffées.

Il m’en souvient, ce fut dans l’île Procida
Qu’un soir je vis entrer Maria-Agatha,
Pour me faire admirer, fille encore enfantine,
Sur son corset doré sa robe levantine :
De peur de trop la voir, je détournais les yeux.
Mais quel air de chrétienne, oh ! quel air sérieux,
Quand, passant au milieu d’une belle jeunesse,
Le dimanche matin elle vint de la messe !
Ce charmant souvenir dans mon ame est resté,
Marie-Agathe, et mes vers l’ont chanté.

J’ai vu, j’ai vu passer les nymphes et les fées,
Blanches filles de l’Ouest, brunes filles du Sud ;
Je compterais plutôt les vagues de Ker-Lud,
Ou les brises du soir dans Tibur étouffées.

Comme je traversais le ruisseau de Ker-lorh,
Anna, sur un talus semé de boutons d’or,
Joyeuse et s’enivrant de la belle nature,
Chantait le mois d’avril et chantait la verdure.
Pour boire au clair ruisseau s’arrêta mon cheval,
Et j’aspirai la voix pure comme un cristal.
Je ne m’étonne plus, fille heureuse de vivre,
Si l’écolier Loïc s’ennuie avec son livre,
Et si, quand vous chantez seule parmi les fleurs,
Sur son cahier on voit tomber ses pleurs.


II.
MORGANA.
Italie.
UN PÂTRE.

« Debout, mes bons seigneurs ! c’est assez pour Morphée !
Allons voir Morgana la fée,
Sur un char de vapeurs avec l’aube arrivée[2].

Chaque été, prenant son essor,
Légère, elle s’en vient des brumes de l’Arvor
Bâtir ici ses palais d’or.

Au pâtre de Reggio si vous tardez à croire,
Gravissons le haut promontoire :
Là nous verrons la fée et dans toute sa gloire.

Que de monde ! ouvrez bien les yeux :
Le prodige veut naître, et déjà des flots bleus
S’étend le miroir onduleux.

Place au pâle étranger ! car peut-être Morgane,
(Comme au pasteur notre Diane)
Un soir, lui dévoila sa beauté diaphane ?

UN VOYAGEUR.

Non ! Pourtant d’aïeul en aïeul,

Comme un saint talisman que l’aîné portait seul,
Mon nom me faisait son filleul.

Enfant, j’errai longtemps aux féeriques royaumes,
M’enivrant de couleurs, d’arômes :
Hélas ! je suis encore un chasseur de fantômes !

Oh ! le caprice est mon vainqueur ;
Sujet d’un bon Génie ou d’un Esprit moqueur,
Je cède aux rêves de mon cœur.

LE PÂTRE.

Regardez ! regardez ! docte magicienne,
Sur la vague sicilienne,
La fée a commencé son œuvre aérienne.

Ah ! voyez sous les doigts divins
S’entasser les côteaux sillonnés de ravins…
J’entends frissonner les sapins !

UN ARTISTE.

L’amour grossier des champs, ô pâtre, te fascine !
Œuvre de Morgane ou d’Alcine,
Cet amas de châteaux splendides, c’est Messine.

LE VOYAGEUR.

Moi, je vous dis : c’est Bod-cador !
Val qu’Arthur remplissait des appels de son cor,
Où dans la nuit il chasse encor.

C’est la tour de Léon, c’est un pic de Cornouailles,
Elven couronné de broussailles :
Mon cœur, voici Carnac, le champ des funérailles !

Ô bonne fée, à mon retour

Sur nos grèves à toi, dès le réveil du jour,
Une belle chanson d’amour !

Pour tes fils d’Occident, ô toi qui recomposes
Un pays dans les vapeurs roses,
Et sous l’ardent midi ! charmes leurs cœurs moroses ! » —


Courbé par ses réflexions,
Un savant écoutait : « Ah ! dit-il, épargnons
Leur beau miroir d’illusions ! »


III.
LE MANOIR.

Dans un champ druidique et près d’un ravin noir
De la noble héritière on voyait le manoir ;
Et goules et dragons tout cuirassés d’écailles,
Salamandres en feu s’élançant des murailles,
Paladins l’arme au bras, défendaient ce castel
Digne du vieux Merlin et du bon prince Hoel.
Je vins, et, détachant la mousse jaune et morte,
J’écrivis ces deux vers au-dessus de la porte :
« La fée Urgèle en une nuit
De sa quenouille m’a construit. »

Ô féerique manoir ! À la source prochaine
Une fille chantait le soir au pied d’un chêne,
Et d’un gosier si clair qu’il semblait d’un oiseau
Soupirant ses amours sur le bord du ruisseau.
De retour à la source au lever de l’aurore,

J’ouis une voix douce et qui chantait encore ;
Je dis : « La belle enfant est là près du buisson,
Et, ses fuseaux en main, répète sa chanson ! »
Eh non ! ce n’était plus la fille jeune et blanche,
Mais un joyeux bouvreuil sautillant sur la branche.

— « Ah ! me dit un berger, aux sentiers du manoir
Ne rôdez pas ainsi le matin et le soir !
Dans un cercle magique, ici, la châtelaine
File comme une fée et chante à perdre haleine.
Hélas ! ces froids cailloux autour d’elle rangés
Sont, dit-on, des amans que son art a changés !
Ne vous arrêtez pas près du Cercle-de-pierres[3]
Ou l’amour par degrés troublera vos paupières ;
La chanteuse prendra votre ame, et sans pitié
Près d’elle vous tiendra morne et pétrifié ! »


A. Brizeux.
  1. Ville du roi Lud (Londres).
  2. Mor-gana, fille de la mer. C’est à cette fée armoricaine que le peuple attribue, en Calabre, le curieux phénomène de réfraction qui se voit souvent dans le détroit de Messine.
  3. Crom-lec’h, sanctuaire druidique.