Extrême-Orient, 1931 — 1938/1934-9

L. Fournier et Cie (p. 108-110).

D’EXTRÊME-ORIENT EN ASIE CENTRALE

29 Octobre 1934.

Notre opinion publique se fait peu à peu à l’idée qu’un conflit russo-japonais, qu’on lui avait tant prédit pour cette année, n’est pas à l’horizon politique le plus rapproché. Des nouvelles récentes ont certainement surpris ceux qui ne regardaient que du côté de l’Extrême-Orient ; elles supposent, en effet, une entente entre l’Union soviétique et le Japon en Asie centrale.

Des journaux qui ne sont pas suspects de sympathie pour le Japon, tel le Journal de Genève, ont eux-mêmes reconnu que M. Litvinov pourrait bien avoir proposé au Japon le marché suivant : « Tokio aurait les mains libres en Extrême-Orient septentrional, pourvu que les Soviets reçoivent carte blanche en Asie centrale (Turkestan chinois, Afghanistan, Perse, Inde même). Les Anglais feraient en somme les frais de la combinaison. » On se croirait ramené à trente ans en arrière.

Depuis le 25 août, date à laquelle le Journal de Genève faisait cette supposition, les Soviets sont entrés dans la Société des Nations. Ils sont encore bien plus à l’aise pour mener pareille politique, puisqu’ils n’ont plus besoin des Anglais pour y entrer. C’est ce qu’exprimait du reste sans périphrases ledit journal. « Il laisserait donc, disait-il en parlant de M. Litvinov, les relations russo-japonaises tendues jusqu’au moment où, ayant obtenu ce qu’il voulait à Genève, il s’entendrait avec Tokio, et tournerait ses batteries contre le Foreign Office. »

Jusqu’où cette prévision se réalise-t-elle à l’heure qu’il est ? Nous ne saurions le dire ; mais d’une part nous avons vu l’Afghanistan demander à entrer dans la Société des Nations au lendemain de l’entrée de l’Union soviétique ; quant à la Perse, nous savons avec quel empressement elle a démenti le bruit qui, paraît-il, avait couru quelque part, au ras du sol sans doute, de son vote contre l’entrée de l’Union soviétique.

Quoi qu’il en soit, ces manifestations de la Perse et de l’Afghanistan n’indiquent pas de leur part l’intention de plaire spécialement à l’Angleterre.

Des dépêches de Moscou signalaient « la sollicitude du gouvernement soviétique pour les trois républiques fédérées de l’Asie centrale : l’Ouzbekistan, le Turkmenistan et le Tadjikistan, et le développement méthodique des voies ferrées dans ces régions ». Il y a là une politique ferroviaire qui, elle non plus, ne doit pas enchanter l’Angleterre.

Enfin, le 4 octobre, une dépêche de presse datée de Moscou annonçait que « le comité central du parti communiste et le conseil des commissaires du peuple ont décidé d’abolir le bureau central asiatique du parti, qui était chargé de surveiller les développements politiques en Asie centrale, et qui servait d’agent de liaison entre certains groupes minoritaires et Moscou. Cette décision, disait la dépêche, est considérée comme une confirmation que les républiques asiatiques soviétiques vont définitivement adhérer au communisme intégral ».

Bref l’Union soviétique s’intéresse à l’Asie centrale, et n’est pas hypnotisée, comme on pourrait le croire, par Vladivostok et la Province maritime.

Un télégramme de Tokio du 26 septembre annonçait qu’un comité de juristes examinait le point de savoir si lors de la conclusion de la vente du chemin de fer de l’Est-Chinois, entrevue pour fin octobre, la question de la reconnaissance de fait ou de droit du Mandchoukouo par l’Union soviétique devrait être posée. Ce télégramme ajoutait qu’on n’attachait pas d’importance à ce distinguo de fait ou de droit si difficile à faire dans certains cas ; au reste l’Union soviétique avait déjà conclu une convention relative aux communications fluviales avec le Mandchoukouo et échangé avec lui des représentants consulaires.

Dans ces conditions, si la question de la reconnaissance du Mandchoukouo devait se poser, le principe d’opposition formulé à ce sujet par la Société des Nations, qui n’a pas gêné le Salvador, ne gênerait en rien l’Union soviétique. En tout cas, l’intention témoignée à l’égard de l’Union prouve tout autre chose de la part de Tokio qu’un sentiment d’animosité. Le Japon, qui se sent menacé d’une crise économique à laquelle faisait allusion M. N. Sato, ambassadeur du Japon en France, dans un article du Japan Times du 9 septembre, du fait de sa production intensive et des difficultés de plus en plus grandes qu’il rencontre partout à placer ses produits, est naturellement disposé à se contenter de la reconnaissance de facto du Mandchoukouo non seulement par l’Union soviétique, mais par toute puissance avec laquelle il a chance d’entrer en relations d’affaires.

Ajoutons enfin qu’il est par ailleurs assez piquant de voir Moscou demander maintenant au Japon de garantir les sommes qui lui seront dues par le Mandchoukouo pour l’achat de l’Est-Chinois.

On peut dire que tout cela est bien asiatique ; mais n’est-ce pas en Asie que cela se passe ? Ne peuvent s’étonner que ceux qui l’auraient oublié.

En somme on cherche en vain à un conflit russo-japonais des raisons qui emportent tout et qui poussent fatalement deux peuples l’un contre l’autre. Et puis, sans parler des difficultés intérieures dont les deux États ont à tenir compte avant de se lancer dans une aventure guerrière, qui se limiterait sans doute difficilement à deux, pourquoi rouvrir si dangereusement un débat quand toutes les nations du monde sont à peu près indifférentes, d’une part aux progrès de l’Union soviétique en Asie centrale, sauf pour certaines à y chercher des compensations, et d’autre part à la création du Mandchoukouo au détriment de la Chine, sauf à y trouver de nouveaux débouchés pour leur commerce et leur industrie ?