Extinction du paupérisme/Chapitre III

CHAPITRE III.


COLONIES AGRICOLES.

Supposons que les trois mesures précédentes soient adoptées :

Les vingt-cinq millions de prolétaires actuels ont des représentans, et le quart de l’étendue du domaine agricole de la France est leur propriété[1].

Dans chaque département, et d’abord là où les terres incultes sont en plus grand nombre, s’élèvent des colonies agricoles offrant du pain, de l’instruction, de la religion, du travail à tous ceux qui en manquent, et Dieu sait si le nombre en est grand en France !

Ces institutions charitables, au milieu d’un monde égoïste livré à la féodalité de l’argent, doivent produire le même effet bienfaisant que ces monastères qui vinrent ou moyen-âge, planter au milieu des forêts, des gens de guerre et des serfs, des germes de lumière, de paix, de civilisation.

L’association étant une pour toute la France, l’inégale répartition des terrains incultes, et même le petit nombre de ces terrains dans certains départements ne serait point un obstacle. Les familles pauvres d’un département qui ne posséderait point dans le principe de colonie agricole[2] se rendraient dans l’établissement le plus voisin. Le grand bienfait de la solidarité étant surtout de répartir également les secours, de soulager toutes les misères, sans être arrêté par cette considération qui aujourd’hui excuse toutes les inhumanités : Il n’est point de ma commune.

Les colonies agricoles auraient deux buts à remplir. Le premier, de nourrir un grand nombre de familles pauvres, en leur faisant cultiver la terre, soigner les bestiaux, etc. Le second, d’offrir un refuge momentané à cette masse flottante d’ouvriers auxquels la prospérité de l’industrie donne une activité fébrile et que la stagnation des affaires ou l’établissement de nouvelles machines plonge dans la misère la plus profonde.

Tous les pauvres, tous les individus sans ouvrage, trouveraient dans ces lieux à utiliser leur force et leur intelligence au profit de toute la communauté.

Ainsi il y aurait dans ces colonies au-delà du nombre strictement nécessaire d’hommes, de femmes et d’enfans pour faire les ouvrages de ferme, un grand nombre d’ouvriers sans cesse employés, soit à défricher de nouvelles terres, soit à bâtir de nouveaux établissemens pour les infirmes et les vieillards ; les avances faites à l’association ou ses bénéfices ultérieurs, lui permettraient d’employer tous les ans des capitaux considérables à ces dépenses productives.

Lorsque l’industrie privée aura besoin de bras, elle viendra les demander à ces dépôts centraux qui, par le fait, maintiendront toujours les salaires à un taux rémunérateur ; car il est clair que l’ouvrier, certain de trouver dans les colonies agricoles, une existence assurée, n’acceptera de travail dans l’industrie privée, qu’autant que celle-ci lui offrira des bénéfices au-delà de ce strict nécessaire que lui fournira toujours l’association générale.

Pour stimuler ces échanges comme pour exciter l’émulation des travailleurs, on prélèvera sur les bénéfices de chaque établissement une somme destinée à créer pour chaque ouvrier une masse individuelle. Ce fonds constituera une véritable caisse d’épargne qui délivrera à chaque ouvrier, au moment de son départ, en sus de sa solde une action dont le montant sera règlé d’après ses jours de travail, son zèle et sa bonne conduite. De sorte que l’ouvrier laborieux pourra, au moyen de sa masse individuelle, s’amasser, au bout de quelques années, une somme capable d’assurer son existence pour le reste de ses jours, même hors de la colonie.

Pour mieux définir notre système, nous aurons recours à une comparaison. Lorsqu’au milieu d’un pays coule un large fleuve, ce fleuve est une cause générale de prospérité, mais quelquefois la trop grande abondance de ses eaux ou leur excessive rareté, amène ou l’inondation ou la sécheresse. Que fait-on pour remédier à ces deux fléaux ? On creuse, le Nil nous en fournit l’exemple, de vastes bassins où le fleuve déverse le surplus de ses eaux quand il en a trop et en reprend ou contraire quand il n’en a pas assez, et de cette manière on assure aux flots cette égalité constante de niveau d’où naît l’abondance. Eh bien, voilà ce que nous proposons pour la classe ouvrière, cet autre fleuve qui peut être à la fois une source de ruine ou de fertilité, suivant la manière dont on tracera son cours. Nous demandons pour la masse flottante des travailleurs de grands refuges où l’on s’applique à développer leurs forces comme leur esprit, refuges qui, lorsque l’activité générale du pays se ralentira, conserveront le surplus des forces non employées pour les rendre ensuite ou fur et à mesure au mouvement général. Nous demandons en un mot de véritables déversoirs de la population, réservoirs utiles du travail qui maintiennent toujours à la même hauteur cet autre niveau de la justice divine qui veut que la sueur du pauvre reçoive sa juste rétribution.

Les prud’hommes, c’est-à-dire, les représentans des ouvriers, seront les régulateurs de cet échange continuel. Les prud’hommes de l’industrie privée, au fait de tous les besoins de leurs subordonnés, partageront avec les maires des communes le droit d’envoyer aux colonies agricoles ceux qu’ils ne pourront pas employer. Les prud’hommes des colonies, au fait de la capacité de chacun, chercheront à placer avantageusement dans l’industrie privée tous ceux dont celle-ci aurait besoin. On trouvera peut-être quelques inconvéniens pratiques à cet échange ; mais quelle est l’institution qui n’en offre pas dans ses commencemens ? Celle-ci aura l’immense avantage de multiplier l’instruction du peuple, de lui donner un travail salubre et de lui apprendre l’agriculture ; elle rendra générale cette habitude que l’industrie du sucre de betterave et même l’industrie de la suie ont déjà introduite de faire passer alternativement les ouvriers du travail des champs à celui des ateliers.

Les prud’hommes seront au nombre de un sur dix comme dans l’industrie privée.

Au-dessus des prud’hommes, il y aura des directeurs chargés d’enseigner l’art de la culture des terres.

Ces directeurs seront élus par les ouvriers et les prud’hommes réunis. Pour qu’ils soient éligibles, on exigera d’eux des preuves de connaissances spéciales en agriculture. Enfin au-dessus de ces directeurs, de ces prud’hommes, de ces ouvriers, il y aura un gouverneur par chaque colonie. Ce gouverneur sera nommé par les prud’hommes et les directeurs réunis.

L’administration se composera du gouverneur et d’un comité formé d’un tiers de directeurs et de deux tiers de prud’hommes.

Chaque année les comptes seront imprimés, communiqués à l’assemblée générale des travailleurs et soumis au conseil général du département qui devra les approuver et aura le droit de casser les prud’hommes ou directeurs qui auraient montré leur incapacité. Tous les ans les gouverneurs des colonies se rendront à Paris, et là sous la présidence du ministre de l’intérieur, ils discuteront le meilleur emploi à faire des bénéfices dans l’intérêt de l’association générale.

Tout commencement est pénible ; ainsi nous n’avons pas trouvé les moyens de créer ces colonies agricoles économiquement, sans établir des espèces de camps où les ouvriers soient baraqués comme nos troupes, pendant les premières périodes. Il va sans dire que dès que les recettes surpasseront les dépenses, on remplacera ces baraques par des maisons saines, bâties d’après un plan mûrement médité. On construira alors des bâtimens accessoires pour donner aux membres de la colonie et aux enfans, l’instruction civile et religieuse. Enfin on formera de vastes hôpitaux pour les infirmes, pour ceux que l’âge aurait mis dans l’impossibilité de travailler.

Une discipline sévère règnera dans ces colonies ; la vie y sera salutaire mais rude, car leur but n’est pas de nourrir des fainéants, mais d’ennoblir l’homme par un travail sain et rémunérateur et par une éducation morale. Les ouvriers et les familles occupés dans ces colonies y seront entretenus le plus simplement possible. Le logement, la solde, la nourriture, l’habillement seront règlés d’après le tarif de l’armée, car l’organisation militaire est la seule qui soit basée à la fois, sur le bien-être de tous ses membres et sur la plus stricte économie.

Cependant, ces établissements n’auraient rien de militaire, ils emprunteraient à l’armée son ordre admirable, et voilà tout.

L’armée est simplement une organisation, la classe ouvrière formerait une association. Ces deux corps auraient donc un principe et un but tout différents.

L’armée est une organisation qui, devant exécuter aveuglément et avec promptitude l’ordre du chef, doit avoir pour base, une hiérarchie qui parte d’en haut.

La classe des travailleurs formant une association, dont les chefs n’auraient d’autres devoirs que de régulariser et exécuter la volonté générale, sa hiérarchie doit être le produit de l’élection. Ce que nous proposons n’a donc aucun rapport avec les colonies militaires.

Afin de rendre notre système plus palpable, nous allons présenter un aperçu des recettes et dépenses probables d’une colonie agricole. Ces calculs sont basés sur des chiffres officiels. Cependant tout le monde comprendra la difficulté d’établir un semblable budget. Il n’y a rien de moins exact que l’appréciation détaillée des revenus de la terre. Nous ne prétendons pas avoir tout prévu. La meilleure prévision, dit Montesquieu, est de songer qu’on ne peut tout prévoir. Mais si nos chiffres peuvent prêter à diverses interprétations, nous ne saurions admettre qu’il en soit ainsi du système en lui-même. Il est possible que malgré le soin que nous avons apporté dans nos évaluations, nous ayions omis quelques dépenses ou même quelques recettes, ou bien compté à un taux trop élevé les rendemens de la terre ; mais ces omissions ne nuisent en rien à l’idée fondamentale que nous croyons juste, vraie, féconde en bons résultats : le simple raisonnement qui suit le prouvera.

Ordinairement les revenus du sol sont partagés en trois parties sans compter celle du fisc. La première fait vivre les ouvriers qui travaillent la terre, la deuxième est l’apanage du fermier, la troisième enrichit le propriétaire.

Dans nos fermes-modèles, la classe ouvrière aura pour elle seule ces trois produits, elle sera à la fois travailleur, fermier, propriétaire ; ses bénéfices seront donc immenses, et cela d’autant plus que, dans une association bien établie, les dépenses sont toujours moindres que dans les exploitations particulières. La première partie fera vivre dans une modeste aisance un grand nombre de familles pauvres ; la seconde partie servira à établir les masses individuelles dont nous avons parlé ; la troisième partie donnera les moyens, non seulement de bâtir des maisons de bienfaisance, mais d’accroître sans cesse le capital de la société en achetant de nouvelles terres.

C’est là un des plus grands avantages de notre projet. Car tout système qui ne renferme pas en lui un moyen d’accroissement continuel est défectueux. Il peut bien momentanément amener quelques bons résultats, mais lorsque l’effet qu’il devait produire est réalisé, le malaise qu’il a voulu détruire se renouvelle, c’est comme si on n’avait rien fait. La loi des pauvres en Angleterre, les Workhouses en fournissent des exemples frappans.

Ici au contraire lorsque les colonies agricoles seront en plein rapport, elles auront toujours la possibilité d’étendre leur domaine, de multiplier leurs établissemens, afin d’y placer de nouveaux travailleurs. Le seul cas qui viendra arrêter momentanément cet accroissement sera celui où l’industrie privée aura besoin de bras et pourra les employer plus avantageusement. Alors les terres cultivées ne seront pas abandonnées pour cela ; le nombre excédant d’ouvriers dont nous avons parlé rentrera dans le domaine public jusqu’à ce qu’une nouvelle stagnation les renvoie de nouveau à la colonie agricole.

Ainsi, tandis que d’un côté par notre loi égalitaire, les propriétés se divisent de plus en plus, l’association ouvrière reconstruira la grande propriété et la grande culture.

Tandis que l’industrie attire sans cesse la population dans les villes, les colonies la rappelleront dans les campagnes.

Quand il n’y aura plus assez de terre à assez bas prix en France, l’association établira des succursales en Algérie, en Amérique même ; elle peut un jour envahir le monde ! car partout où il y aura un hectare à défricher et un pauvre à nourrir elle sera là avec ses capitaux, son armée de travailleurs, son incessante activité.

Et qu’on ne nous accuse pas de rêver un bien impossible ; nous n’aurions qu’à rappeler l’exemple de la fameuse compagnie anglaise des Indes Orientales : qu’était-ce ? sinon une association comme celle que nous proposons, mais dont les résultats quoique surprenants ne furent pas aussi favorables à l’humanité que celle que nous appelons de tous nos vœux.

Avant de pénétrer si loin dans l’avenir, calculons les recettes et les dépenses probables de ces établissemens.

  1. Nous avons supposé que l’association ouvrière ne ferait d’abord qu’affermer la terre, puisqu’elle paierait aux propriétaires actuels le faible revenu qu’ils tirent des terres incultes et des communaux ; mais au fur et à mesure elle les rachèterait afin d’être seule propriétaire.
  2. Nous disons dans le principe, parce que, dès que l’association serait en voie de prospérité, il serait de son intérêt d’établir des colonies agricoles dans chaque département soit en défrichant les terres incultes, soit en achetant des terrains dont l’industrie privée ne tire pas un grand profit, mais qu’une association pourrait faire valoir à son avantage.