EXPLORATION
DU MÉKONG

VII.
PAYSAGES ET CROQUIS CHINOIS AU YUNAN[1].

On a vu en 1812 des soldats épuisés de fatigue et à bout d’énergie s’arrêter pendant les marches forcées de la douloureuse retraite de Russie et tomber pour ne plus se relever. Le repos pour eux, c’était la mort. Un danger d’une autre nature menace les voyageurs dans les pays lointains; les longues haltes leur sont fatales aussi : c’est comme la mort de l’âme. Lorsque, pour subvenir aux nécessités de la vie, il faut se consumer en efforts quotidiens, l’activité physique, surexcitée par une lutte incessante, s’accroît avec les obstacles, et l’esprit, tout entier au service du corps, semble être pour lui-même sans exigences et sans besoins; mais il se venge bientôt de cette subordination passagère, et, quand les besoins matériels sont satisfaits, les privations intellectuelles deviennent plus douloureuses. Nous l’éprouvions chaque fois qu’un séjour prolongé dans une ville de Chine nous mettait en présence d’une civilisation qui paraissait complète, et qui pourtant laissait inassouvis les plus impérieux de nos désirs, les plus ardentes de nos aspirations. Depuis les derniers sacrifices imposés à chacun de nous par la difficulté des transports, il ne nous restait pas un livre qui pût, aux heures de lassitude, distraire notre pensée en nous arrachant à nous-mêmes. Je n’essaierai pas de peindre la plus cruelle de nos souffrances; tous ceux qui ont traversé des misères analogues, les naufragés jetés sur un îlot désert, les condamnés politiques écroués dans une prison cellulaire, la comprendront d’un mot : les dernières nouvelles que nous avions reçues de France remontaient à plus d’une année. Combien d’incertitudes poignantes trouvaient place dans cette longue période, combien d’événemens heureux ou funestes avaient pu passer sur la famille ou la patrie !

La patrie ! nous avions toujours eu la confiance de voir nos efforts profiter, dans ces contrées lointaines, à sa grandeur renaissante en Orient; mais ce fut surtout sur les bords du beau fleuve par lequel l’influence française pourrait si facilement pénétrer dans la Chine occidentale que l’avenir nous apparut dans sa radieuse splendeur. Comme ces navigateurs qui plantent sur une terre inconnue avant eux le pavillon national, M. de Lagrée fit arborer les couleurs françaises sur les barques qui nous emportaient dans le courant du Sonkoï, tandis que les salves de mousqueterie dont les autorités de la ville de Yuen-kiang saluaient notre départ dominaient à peine l’immense murmure de la foule accumulée. Le bruit s’éteignit peu à peu, mais nous vîmes longtemps encore les bannières flotter au vent, les parasols rouges osciller au-dessus de la tête des mandarins, les lances et les fusils miroiter au soleil le long des murailles qui détachaient sur le bleu profond du ciel leur couronne de créneaux. Le Sonkoï s’encaissant entre des montagnes escarpées, la plaine et la ville s’évanouirent bientôt dans la vapeur, et la brillante vision d’un second empire des Indes disparut elle-même comme dans les brouillards d’un rêve.

Nos barques s’étant arrêtées devant un rapide, il fallut mettre pied à terre et reprendre notre bâton de voyage pour gravir péniblement les pentes qui allaient nous conduire, après un mois de marche, jusque sur le haut plateau où est bâti Yunan-sen, ville capitale de la province de Yunan. A mi-côte, dans une dépression creusée au flanc d’une montagne aride, le village de Poupyau se présente d’abord comme une verdoyante oasis au milieu du désert. Il est ombragé par de nombreux aréquiers et des tamariniers noueux dont l’âge reporte assez loin la date de la fondation de Poupyau. Les maisons sont faites de terre durcie par le soleil; elles ont un étage, et sur leurs terrasses les femmes tournent le rouet, se promènent ou vaquent à leurs affaires; dans les ruelles, les bœufs, les ânes et les porcs circulent librement. Poupyau, qui a la physionomie d’une petite ville de l’intérieur de l’Egypte, s’est donné le luxe d’une muraille continue. Chaque nuit, des sentinelles veillent aux portes. Les habitans de cette bicoque fortifiée appartiennent à la race des Lolos, représentée sur les rives du Sonkoï par de nombreuses tribus, sur lesquelles le gouvernement chinois exerce une autorité de moins en moins sensible à mesure qu’on approche du Tongkin. Lorsque l’action du pouvoir impérial, même sur les Chinois, est notablement affaiblie au Yunan, on comprend que le joug devienne encore moins lourd pour des gens d’humeur farouche et d’origine différente, vivant dans des montagnes dont l’accès est difficile et où la surveillance est impossible. Quel que soit le sort réservé dans l’avenir à ces indigènes, on ne saurait nier les avantages qu’ils ont, probablement à leur insu, retirés de la domination chinoise. Un grand nombre ont suivi l’exemple de leurs maîtres, et de chasseurs nomades sont devenus agriculteurs habiles. A Poupyau par exemple, c’est du sol qu’ils tirent leur nourriture. Ils ont détourné un torrent à 4 kilomètres de chez eux, l’ont conduit de cascade en cascade, à travers les montagnes, jusque dans leur village, où l’amène un aqueduc construit avec les premiers matériaux venus, car ils ne s’inquiètent point de l’élégance; mais le hasard a voulu que ces matériaux fussent un marbre magnifique, dont les blocs frustes, polis par l’eau ou par le pied des passans, laissent voir d’admirables couleurs. Le panache des aréquiers et la forte ramure des vieux arbres aux racines dénudées et tordues ombragent la chute d’eau, où viennent puiser les femmes dans des attitudes et un costume qui réveillent les souvenirs bibliques : portant au cou, aux bras et aux oreilles des ornemens d’argent, elles sont vêtues d’une simple robe serrée à la taille, et une large tresse collée sur le front maintient la coiffe où est emprisonnée leur abondante chevelure; leurs belles proportions, leur aspect à la fois noble et sévère, tout les distingue de la grotesque Chinoise, poupée estropiée, sans force, sans fraîcheur et sans grâce.

Nous avons eu quelque peine dans ce village à réunir un nombre suffisant de porteurs de bagages : aussi est-ce avec un étonnement auquel succède bientôt la colère que nous voyons les mandarins qui doivent nous conduire et pourvoir à ces détails emmener une petite caravane de corvéables levés à leur profit et chargés de marchandises fournies gratuitement par le village; d’autres portent leurs palanquins ou bien la selle de leurs chevaux, que ces honnêtes fonctionnaires veulent fatiguer le moins possible. Leur parler d’humanité, ce serait peine perdue; il faut se borner à exiger d’eux qu’ils remplissent leur devoir envers nous, et qu’ils nous donnent l’indispensable avant de songer à leurs intérêts personnels. Nos fripons de mandarins se rendent d’ailleurs à nos impératives observations, et pour nous prouver leur zèle ils font à la halte du soir saisir, mettre à la cangue et rouer de coups le malheureux chef d’un village lolo coupable d’avoir témoigné peu d’empressement à nous servir. Nous logeons chez deux bonnes vieilles facilement apprivoisées par l’offre de quelques pipes de tabac, et nous passons la soirée autour du feu, tandis que nos hôtesses, assises près de nous, les pieds dans la cendre d’un brasero, fument en faisant tourner le fuseau. Une jeune fille sauvage va; vient, fait des niches à sa grand’mère, nous regarde en dessous et se hasarde enfin à toucher nos longues barbes. La femme, plus timide que l’homme, est par sa nature moins défiante ; son instinct, plus rapide et plus sûr, démêle mieux la droiture des intentions sous les plus farouches apparences. Vers minuit, le chef, délivré de sa cangue et assoupli par le bâton, vint nous éveiller pour nous offrir un poulet.

Le lendemain, nous cheminons dans une vallée d’abord sauvage et triste. Un torrent coulant à nos pieds sur un lit de marbre se heurtait contre des blocs multicolores formés de ces durs cailloux agglomérés que les géologues appellent des brèches. Ces mosaïques naturelles, qui orneraient des palais en Europe, gisent là inutiles, attendant depuis des siècles un œil qui les admire. Des deux côtés, dans les montagnes, la roche calcaire déchire la faible couche de terre végétale pour montrer à nu ses grandes rayures. Peu à peu cette gorge s’élargit, se peuple et laisse voir de fort belles cultures. De nombreux villages s’abritent sous les grands arbres. Les cases grises sont faites de terre séchée, et les toits plats supportent des pyramides de paille. On dirait les tourelles couvertes en chaume de quelque château-fort. L’illusion est d’autant plus facile qu’autour des maisons une muraille détache sur le ciel, au niveau du toit, une ceinture de créneaux. Chacun s’enferme chez soi pour se défendre des voleurs de grand chemin; mais il n’est pas de barrière assez haute ni d’assez solide enceinte pour mettre l’habitant paisible à l’abri des pillards officiels. Tout le monde s’enfuit à l’approche de nos mandarins et de nos soldats. Nous souffrions de ces terreurs dont nous étions la cause involontaire, et ne consentions plus qu’avec peine à faire halte dans les hameaux. Le jour suivant, nous entrions dans la ville de Sheu-pin, dont les beautés, d’abord voilées par les promontoires qui masquent en même temps la plaine, se révèlent brusquement à l’œil enchanté. Par une percée inattendue qui se fait entre deux collines, le regard ébloui se perd sur une vaste nappe d’eau, bleue comme le ciel qui s’y reflète, immobile comme l’air qu’aucun souille n’agite. C’est un coin du lac de Sheu-pin. La ville elle-même apparaît bientôt comme une cité flottante réunie à la terre par de vastes chaussées et des talus de rizières, sorte de routes plus étroites qui se croisent dans tous les sens. Les piétons, les chevaux, les palanquins et les barques circulent ensemble; des îlots couverts de maisons tachent l’azur du lac; près de nous, des buffles dans l’eau jusqu’au ventre sont attelés à une sorte de herse sur laquelle un homme presque nu se tient debout comme un génie de la mer traîné par quelque monstre visqueux. À ce spectacle si nouveau, la vue se trouble, on hésite, on se sent pour un instant incapable de distinguer les limites des deux élémens, la terre et l’eau, qui semblent là intimement unis et confondus. C’est sur un monticule couronné d’une grosse tour qu’il faut se rendre pour embrasser dans leur harmonieux ensemble la plaine, la ville et le lac. J’y montai vers le soir afin d’échapper à l’avide curiosité d’une foule importune. A ma droite, la nappe d’eau s’étendait jusqu’aux montagnes dentelées qui la découpent et la bornent; le jour mourant y projetait des nuances pâles et violacées; sur les bords, l’ombre tombant des montagnes était ponctuée de blanc par les pignons des maisons nombreuses qui font au lac entier comme une ceinture de villages; au milieu, des barques de pêcheurs, des touffes d’herbes marines venant chercher la lumière, semaient la surface unie de l’eau de taches d’abord à peine perceptibles, mais qui allaient en s’accentuant, et se multipliant à mesure que le regard se rapprochait de la ville. De petits récifs surgissaient inhabités, puis des îles plus grandes couronnées de pagodes dont l’architecture bizarre, un peu dissimulée par les grands arbres, ne déparait pas trop cet étonnant paysage. De grandes jetées s’avançaient dans l’eau comme les bras d’un gigantesque polype, et la ville elle-même, habituellement sans caractère et sans relief, mais alors transfigurée par les rayons du soleil couchant, m’apparut comme conquise sur le lac qui l’enveloppe et vient mourir au pied de ses murs. Les Chinois ont eu l’idée toute chinoise de construire à l’extrémité d’une jetée une sorte de porte d’entrée pour bien marquer où commence la terre et où finit l’autre élément : précaution qui n’est point inutile, et qui, en reportant la pensée vers la ville des lagunes, conduit le voyageur à regretter que les générations qui ont construit Venise n’aient pas envoyé d’émigrans dans la plaine de Sheu-pin.

Le gouverneur s’efforçait de nous décider par ses conseils à partir sans retard pour Yunan-sen; mais nous voulions visiter Lin-ngan, et notre obstination semblait le mettre au désespoir. Il nous apprit enfin que, les musulmans serrant de fort près cette ville, il serait très imprudent de nous y rendre; d’ailleurs le mandarin militaire qui y résidait nous faisait en termes formels interdire l’entrée de la place. Ce mandarin avait une telle réputation d’énergie et de férocité qu’on ne supposait pas à Sheu-pin que six Européens pussent nourrir l’audacieux projet d’aller, contrairement à ses ordres, le braver chez lui. Dans le Yunan, les hommes de cœur qui sont encore fidèles à l’empire entendent le servir à leur guise; Lean-Tagen[2], gouverneur de Lin-ngan, excite par la lutte qu’il soutient presque seul dans cette partie de la province et exaspéré par les trahisons qui l’affaiblissent, n’obéit plus aux ordres de Pékin. Telles furent les observations que nous adressèrent les autorités de Sheu-pin lorsque nous leur montrâmes nos passeports. M. de Lagrée, coupant court à des discussions que les Chinois ont l’art de rendre interminables, annonça qu’il entendait partir, et remit au gouverneur de Sheu-pin, beaucoup moins inquiet pour nous que pour lui-même, une déclaration qui pût au besoin mettre à couvert vis-à-vis de son chef la responsabilité de ce timide fonctionnaire. À cette condition, celui-ci consentit à autoriser notre embarquement sur le lac, dont les eaux, qui se déversent dans la vallée de Lin-ngan, nous portèrent à peu de distance de cette ville. La nouvelle de notre arrivée prochaine nous avait devancés, car un mandarin nous attendait. Impassible et muet, il nous fit signe de le suivre et nous conduisit dans un vaste édifice situé en dehors de l’enceinte. Les portes se fermèrent sur nous, mais elles furent immédiatement assiégées et battues par le flot populaire. Cet insatiable besoin de nous voir, étant ainsi contrarié, provoqua la plus vive irritation ; la curiosité brutale se transforma bientôt en une sorte d’hostilité furieuse. Les pierres volèrent par-dessus les murs, et de menaçantes clameurs nous poursuivirent dans notre retraite. À ce moment, M. Garnier nous rejoignit. Ayant quitté la commission à Poupyau pour explorer le Sonkoï, quelques milles au-dessous de l’obstacle qui nous avait arrêtés, il était arrivé à Lin-ngan deux jours avant nous. Il avait au front une plaie profonde, et ne dut qu’à son revolver de n’être pas lapidé par des gens dont les exigences étaient sans limites. Ce peuple ameuté n’en voulait d’ailleurs aucunement à notre existence; il ne réclamait qu’une chose, mais il la réclamait impérieusement, nous approcher, nous palper, nous examiner à son aise. Les plus audacieux, escaladant les murs, nous intimaient de loin et en gesticulant l’ordre de marcher, de nous asseoir ou même de manger et de dormir. Ils voulaient voir comment s’y prenaient des Européens pour remplir toutes les fonctions de la vie animale. Outre que cela fût devenu très dangereux, si, comme les enfans qui brisent mie montre pour en étudier le mécanisme, ils avaient eu la fantaisie d’observer un Européen à l’intérieur, on conçoit que cette situation n’était plus tolérable. Il fallait cependant, avant d’employer la force, recourir à tous les moyens d’apaisement. Nous fîmes dire au maire de la ville que nous voyions bien qu’en entrant en Chine nous avions eu tort de compter sur nos passeports plutôt que sur nos armes, et que, la parole de l’empereur n’étant pas une suffisante garantie contre les violences des habitans de Lin-ngan, nous allions songer à nous défendre nous-mêmes. On vint alors coller sur notre porte une affiche devant laquelle la foule hésita un instant, pour revenir bientôt après à la charge avec une fureur nouvelle. De tous les mandarins de Lin-ngan, un seul, le gouverneur du Fou, sait encore imposer à ses administrés l’obéissance et le respect; mais, contrarié d’un voyage fait sans son autorisation préalable, il s’obstinait toujours à ne prendre à notre égard aucune mesure protectrice. Il nous gardait rancune et jouissait de sa vengeance. Enfin, mis en demeure d’agir par un message énergique de M. de Lagrée, il se présenta chez nous de grand matin. C’était un véritable colosse. Il semblait humilié de nous avoir cédé, tenait ses yeux obliques constamment baissés vers la terre, et cette attitude donnait à sa face de taureau je ne sais quoi de grotesque et de contraint. Cet homme, nous l’avons su depuis, est d’une force herculéenne, il assomme un bœuf d’un coup de poing, ne trouve pas de cheval assez fort pour le porter et mêle les plaisirs aux rudes travaux de la guerre. Il fait jouer la comédie et assiste à des danses avant de livrer bataille. Il abhorre les musulmans, ceux qui sont demeurés fidèles à l’empereur aussi bien que les révoltés. On l’accuse de s’être donné lui-même le globule rouge qu’il porte à son chaperon; mais ce qui est sûr, c’est qu’il refuse l’obéissance au vice-roi de la province. Celui-ci lui ayant plusieurs fois donné l’ordre de se rendre à Yunan-sen, il répondit comme aurait pu faire un de nos grands-barons féodaux : « Si vous insistez, je m’y rendrai, mais avec mes soldats. » Son nom fait trembler à 20 lieues à la ronde, et dans la suite on nous regardait comme des prodiges lorsque nous disions que nous avions traversé Lin-ngan. Ce terrible général nous autorisa sèchement à passer quelques jours chez lui, et fit alors poser sur les portes de notre établissement un avis orné de son cachet. Le désordre diminua sur-le-champ; cependant une lourde pierre, passant entre M. de Lagrée et moi, vint tomber encore sur la table où nous écrivions. Deux de nos hommes lancés à la poursuite du coupable le saisirent et l’attachèrent par la queue à une colonne malgré ses cris et ses soumissions, puis nous le livrâmes à la justice du pays. Sa tête, d’abord emprisonnée dans une cangue, est tombée le lendemain à notre insu; nous n’aurions pas souhaité une punition si sévère. Il était châtié surtout pour avoir enfreint les ordres d’un chef qui maintient au-dessous de lui une discipline rigoureuse, tout en s’affranchissant lui-même des liens de la hiérarchie. A partir de ce moment, notre logement cessa d’être une prison, et il nous fut possible de visiter la ville.

Lin-ngan, dont le nom est connu au Laos à l’égal de celui de Yunan-sen, est entourée d’une double enceinte. Elle est plus grande que Sheu-pin, mais moins coquette et moins gaie. Les maisons sont basses, mal tenues, souvent dégradées ou détruites. Une voie principale, droite et large, mène d’une porte à l’autre; hors de là, on ne trouve que des ruelles où les habitans sont entassés. Les pagodes sont très nombreuses, occupent une place énorme, et cependant l’on en construit encore. Les architectes chinois ont consacré tous leurs soins à la décoration de quelques-unes d’entre elles; mais c’est surtout dans le vaste jardin qui embrasse plusieurs hectares au centre de la ville qu’ils se sont étudiés à prodiguer les ornemens bizarres et les coûteuses inutilités : colonnes qui ne supportent rien, séries de portiques qui ne mènent à rien, ponts sous lesquels ne coule point d’eau. Le jardin lui-même est un luxe superflu dans cette place de guerre, et les portes en sont toujours fermées. On retrouve dans toutes les œuvres des Chinois je ne sais quoi de faux et d’incomplet; on dirait que ceux-ci, voulant pousser jusqu’aux dernières limites la fameuse théorie de l’art pour l’art, construisent à grands frais un pont voûté sur une surface unie pour le seul plaisir de le construire, comme ils ont jadis élevé sur les frontières septentrionales de leur empire cette immense muraille, monument à la fois colossal et inutile, qui caractérise à merveille le génie de cette race singulière.

Autour de la ville et à perte de vue, les tombeaux se pressent, renfermant un peuple cent fois plus nombreux que la population vivante. On remarque une grande uniformité dans cette architecture funéraire. De petits portiques en marbre bleuâtre ou une simple plaque, le plus souvent rectangulaire, encastrés dans le mur, qui soutient un tertre arrondi, telles sont les formes habituelles adoptées pour les tombes. Les dimensions varient suivant l’importance et la fortune du mort. Quelquefois même un vaste enclos peuplé de statues, décoré de colonnes, et dans lequel une porte monumentale donne accès, sépare le cadavre d’un mandarin des cadavres vulgaires; mais on retrouve le plus souvent les tables de marbre couvertes d’inscriptions. A Lin-ngan, ces mausolées prétentieux se perdent dans l’immensité de l’ensemble; de loin en loin, des colonnes attirent seules les yeux. Pas un arbre, pas de fleurs, pas de verdure, rien que des tombeaux où miroite le marbre frappé par le soleil. Ce champ de mort n’a d’autres limites que des falaises aux teintes jaunâtres et des montagnes dénudées. C’est à se croire transporté dans quelque nécropole du désert libyque. À travers ce cimetière si différent de ce qui se voit chez nous passe la route qui conduit à une exploitation de lignite, ressource précieuse pour ce pays déboisé où le froid est vif. De petits toits en chaume recouvrent les orifices au-dessus desquels quatre hommes travaillent tout le jour à descendre dans les puits des paniers vides et à remonter ceux que les mineurs ont remplis. Ces puits sont consolidés par des cadres en bois ainsi que les galeries horizontales, dans lesquelles on a refusé de nous laisser pénétrer.

Rassurés par la visite que le gouverneur s’était enfin déterminé à nous faire, les autres mandarins accoururent eux-mêmes les mains pleines de présens. À les entendre, la conduite du peuple de Lin-ngan les avait navrés de douleur, et ils gémissaient de n’avoir pas pu proportionner le châtiment à l’offense. Cet aveu d’impuissance ne nous était pas suspect quand nous voyions la foule envahir à notre suite les cours des yamens, remplir les salles d’audience ou se tenir aux fenêtres, et, pour plus de commodité, déchirer les carreaux[3]. Les fonctionnaires, résignés, honteux, attendaient pour parler eux-mêmes la fin d’un grossier éclat de rire ou d’une conversation bruyante. Nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette incroyable tolérance, qui s’expliquait bien mieux par la peur que par la philanthropie. Il suffit d’un caprice de mandarin pour faire bâtonner ou décapiter un homme, pourtant on n’ose guère affronter la foule. Les choses se seraient sans doute passées autrement dans le palais du gouverneur, mais celui-ci nous avait si mal reçus que M. de Lagrée quitta la ville sans prendre congé de lui.

La route directe de Lin-ngan à Yunan-sen étant coupée par les rebelles, nous dûmes rétrograder jusqu’à Sheu-pin, où l’on nous fit de nouveau un accueil plein de bonne grâce et de cordialité. Le lendemain, quand nous partîmes, le mandarin principal voulut nous accompagner en personne jusqu’à l’extrémité de la plaine, et là il sortit de sa chaise pour nous faire ses adieux. — Les montagnes nous montrent bientôt le même aspect uniforme et sévère ; la terre rouge apparaît entre les lignes peu serrées des cyprès et des pins. Certains versans abrupts sont profondément couturés par les eaux. Nous passons sur un col tellement rongé, que la place d’un sentier étroit reste à peine au-dessus de l’abîme. Depuis longtemps, nos étapes quotidiennes peuvent se résumer en quelques mots : monter d’abord, suivre ensuite une route droite ouverte aux flancs des montagnes, et enfin descendre dans une gorge ou dans une vallée pour chercher un gîte dans les villages. Les habitans de ces hameaux, surpris le soir par notre brusque arrivée, commencent à s’émouvoir et à fuir comme les sauvages du Laos. C’est que nous ressemblions beaucoup, à ce qu’il paraît, avec nos cheveux longs et notre mine farouche, aux musulmans rebelles. Les brigands[4]! les brigands! telle est l’exclamation flatteuse qui salue notre arrivée, et aussitôt les femmes de se cacher et les hommes de s’enfuir. Les escortes que les mandarins nous imposent deviennent à chaque station plus nombreuses. Les soldats en effet ne consentent plus à s’éloigner qu’en force. Ils sont rassurés tant qu’ils nous accompagnent, mais ils tremblent en songeant au retour. Certains villages prennent, pour garantir leur sécurité, les plus minutieuses précautions. Il en est qui se sont eux-mêmes fortifiés et palissades; ils ont élevé, à 100 mètres de leurs murs, des tours où des sentinelles avancées passent la nuit en faction. Ces soldats ne communiquent avec la terre que par des échelles en cordes qu’ils déploient ou qu’ils retirent à eux. Les cris, les coups de fusil redoublent pendant nos marches, et je suis constamment suivi, pour ma part, par un odieux porteur de gong qui ne cesse de faire vibrer à mes oreilles son maudit instrument. Je gravis plus facilement les pentes escarpées avec le secours de cette musique infernale; je suis moins tenté de m’arrêter pour reprendre haleine, et je fuis mon supplice comme le taureau fuit l’aiguillon. Bientôt aux arbres verts se mêle la marne rouge excavée, taillée de mille façons par les eaux, formant des pyramides aiguës reliées par leur base ou même des colonnes détachées de la masse, et qui s’élèvent isolées entre deux cyprès comme les piliers d’un temple détruit. Nous arrivons sans incident jusqu’à la ville de Tong-hay, qui, située comme Sheu-pin non loin d’un lac, est une place militaire de quelque importance. Un général y réside, et autour de lui fourmillent les uniformes matelassés de soudards fainéans, insolens et brutaux, qui vivent de pillage et paraissent odieux à la population. Un détachement de ces soldats est préposé à notre garde; ils s’amusent, quatre heures durant, à piquer de leurs lances et de leurs couteaux la figure des curieux qui passent la tête à travers les portes entre-bâillées à dessein. Exaspérés par ce traitement, les habitans, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de mahométans encore soumis à l’empereur, se sont portés en masse vers notre demeure, et au moment où nous allions nous mettre à table, nous apprîmes qu’on se disposait au dehors à donner l’assaut. Des lances longues de 6 mètres, qui atteignaient jusqu’au faîtage des toits, furent distribuées aux soldats, qui prirent position dans la cour de notre logement, tandis que d’autres allumaient leurs mèches et garnissaient de poudre le bassinet de leurs fusils. Quelques blessures légères ont rendu les assaillans plus timides, et la nuit a mis fin à cette émeute de curieux; nous avons d’ailleurs exigé nous-mêmes que nos portes demeurassent ouvertes. On paraissait d’ailleurs ici, comme à Lin-ngan, surtout empressé de nous voir manger. Les instrumens européens qui remplaçaient les bâtonnets chinois étaient l’objet d’examens approfondis, et j’ai entendu un homme sagace expliquer à son voisin comme quoi la grande cuiller à soupe était sans doute celle du chef de l’expédition.

La ville est entourée d’une enceinte rectangulaire en briques bien entretenue. Une grande rue principale bordée de magasins la traversa par le milieu. A l’entour, la plaine est très cultivée, et de nombreux villages se pressant près du lac semblent se disputer la terre fertilisée par les dépôts séculaires des eaux qui se retirent. Nous ne pouvons sortir d’ailleurs sans traîner derrière nous une queue de plusieurs milliers d’hommes. Le mandarin civil est un petit personnage timide qui semble consterné d’avoir un rôle à remplir dans ce pays bouleversé. Il abdique entre les mains du mandarin militaire, robuste gaillard décoré d’un globule de corail, à la moustache hérissée, et qui paraît au contraire plein de confiance; il rit bruyamment, parle gras et met rondement la populace à la porte. Le 16 décembre, le froid augmentait, et nous avons vu avec une certaine émotion la neige tomber le lendemain assez abondante pour couvrir les toits, les montagnes et les arbres. Il n’en fallait pas moins partir de Tong-hay. La terre était ensevelie dans un linceul, et le matin une brume épaisse arrêtait le regard à vingt pas. Quand le soleil s’est levé, ce triste aspect de la nature s’est changé en une décoration splendide; les couleurs vives des pagodes et des maisons construites en terre rouge ressortaient avec une prodigieuse netteté sous la neige qui blanchissait les toits; beaucoup d’arbres, surpris en plein travail par cette douche glaciale, semblaient regretter leur sève perdue; d’autres, plus prudens, sentant revenir l’hiver, s’étaient couverts de feuilles rouges qui, mêlées à la neige, produiraient un de ces contrastes merveilleux qui arrachent aux moins enthousiastes un cri d’admiration. Les fleurettes des buissons, avec une goutte d’eau glacée dans le cœur, penchaient la tête comme pour mourir; mais c’étaient surtout les élégans palmiers, dont les raquettes ployaient sous la neige, qui paraissaient être les véritables habitans et comme les témoins caractéristiques de cette zone intermédiaire, où les extrêmes se rencontrent, où l’hiver commence à lutter avec avantage contre l’éternel été des régions intertropicales. Ce spectacle presque oublié produisit sur nous une sensation extraordinaire; il était nouveau pour nos Annamites, et malgré les souffrances que leur causait la rigueur de la saison, ils semblaient frappés d’étonnement comme des aveugles-nés qui ouvriraient à trente ans les yeux à la lumière, et verraient subitement se lever le rideau sur les grandes scènes de la nature.

Il en est peu de plus magnifiques que celles que nous contemplions pendant ces jours de marche. Les sommets blanchis des montagnes se dessinaient vaguement sous le ciel comme des nuages floconneux aux teintes pâles, aux formes indécises et flottantes. Les villages, à moitié enfouis sous la neige, rappelaient ceux des Alpes; les monotones rizières avaient elles-mêmes disparu sous une couche légère de glace, et l’œil dépaysé errait sur la campagne transfigurée et tout éblouissante. Nous payions ces plaisirs aux heures de halte : les pagodes mal closes, pavées de froids carreaux, étaient nos hôtelleries habituelles; le bois, difficile à obtenir, était humide, et il fallait choisir entre l’air pur, mais glacé, du dehors et l’atmosphère fumeuse de l’intérieur, échauffée à grand’peine par un feu allumé au centre de notre dortoir improvisé. En même temps, il était nécessaire d’observer vis-à-vis des populations, où l’élément mahométan devenait plus sensible, certaines règles de modération et de prudence trop souvent mises en oubli jusqu’alors par nos soldats chinois. Ceux-ci savaient d’ailleurs s’y soumettre d’eux-mêmes : insolens avec les gens paisibles et pillards quand les cadeaux volontaires affluaient, ils se montraient humbles et doux quand ils croyaient les habitans d’une ville animés pour les rebelles de sympathies secrètes.

Tchieng-tchouan-hien, cité de troisième ordre, est encore située sur un lac dont les eaux s’épanchent par une rivière canalisée dans un immense réservoir entouré de montagnes incultes. Ce lac se distingue de ceux que j’ai déjà signalés par ses dimensions plus vastes et par le caractère sauvage du site qui l’encadre. Sur les pierres émergentes et dans les grottes formées par les rochers noirs qui le bordent, de nombreux cercueils ont été déposés à l’abri des animaux féroces qui se nourrissent de cadavres. J’ai vu de près ce lac en allant visiter la ville de Tchin-kiang-fou, bâtie non loin de ses rives; le ciel était gris, l’eau terne, et sur le front neigeux des montagnes de gros nuages amoncelés se laissaient traverser par de chaudes effluves. L’aspect lugubre et solennel du paysage donnait le frisson ; la nature semblait revêtue d’ornemens funèbres et parée pour recevoir de nouveau la guerre et l’épidémie, — ces deux ministres de la mort qui ne chôment plus dans le Yunan. Plus loin, la ville de Tsin-lin-so a été la victime de ce double fléau. Les cercueils, hors de terre, se montrent sur des rangs pressés, et nous faisons halte au milieu des morts pour attendre les mandarins qui viennent au-devant de nous. Nous les saluons, après quoi un Chinois gros, court, trapu et joufflu comme un ménestrel de village, nous précède en soufflant dans une sorte de hautbois. Notre cortège ressemble à une noce de campagne traversant un cimetière; à chaque pas, de lourdes bières portées par quatre hommes nous croisent dans le chemin. A la porte de la ville, les sons aigus de notre fifre ne parviennent plus à dominer le bruit des gongs et des coups de fusil dont on nous assourdit pour nous faire honneur. Toute la garnison est sous les armes, et les joyeuses couleurs des banderoles flottant au bout des lances font un contraste navrant avec le triste spectacle offert par le monceau de ruines qui fut autrefois la ville de Tsin-lin-so. On nous loge le mieux possible au premier étage d’une des rares maisons restées debout, quoique portant encore les traces de l’incendie. Du haut des remparts, on embrasse dans son ensemble l’œuvre de destruction. Il ne reste pas pierre sur pierre dans cette malheureuse ville; les habitans, déguenillés, se sont creusé des tanières sous les décombres de leurs demeures ; ils errent à travers les ruines, paraissant aussi loin de la résignation qui ennoblit le malheur que du désespoir où l’on puise parfois la force de le réparer. Hors des murs, une grande partie des terres demeure inculte, et les morts, exposés à nu dans les champs qui les ont nourris, attendent leur sépulture. Les cyprès poussent d’eux-mêmes, et poussent presque seuls dans la campagne; habitués à les voir en Europe ombrager les tombes, nous évoquions malgré nous le souvenir de nos cimetières quand l’éclat et la splendeur du paysage nous détournèrent subitement de ces sombres pensées. Il n’y a d’ailleurs nulle comparaison possible entre les quelques mètres carrés affectés chez nous à l’inhumation des morts par les magistrats municipaux et ces champs de repos, sans autre limite que l’horizon, où les Chinois déposent les cadavres, choisissant d’instinct un beau site, comme si la contemplation de la nature, dédaignée pendant la vie, devait être l’éternelle occupation du mort. Cette liberté laissée aux funérailles procède du seul sentiment élevé qui subsiste chez les Chinois : le respect pour la mémoire de ceux qui ne sont plus. Les vivans ont très souvent d’ailleurs à souffrir de cette coutume, qui constitue pour la santé publique un péril permanent et grave.

Cependant nous approchions de Yunan-sen. Déjà, du sommet d’une montagne, nous avions aperçu le lac qui fait la richesse et la beauté de cette ville. Si le temps nous avait permis d’escalader la plus élevée des crêtes de ce vaste massif de montagnes, nous aurions pu sans doute embrasser à la fois les cinq lacs qui ont marqué les diverses étapes de notre route à travers cette magnifique région. Après avoir quitté le bassin du Sonkoï, effleuré celui de la rivière de Canton, nous entrions enfin dans la vallée du Yang-tse-kiang, que les Chinois appellent le fils aîné de l’Océan. Ce fut avec une émotion indicible que je contemplai l’humble ruisseau, un peu grossi par la neige, qui coulait doucement vers le nord, envoyant ses eaux à Shang-haï comme pour nous y précéder. Il n’avait pas un mètre de large et n’aurait pu porter une pirogue; je le voyais déjà cependant rival des plus grands fleuves du monde, ayant à son embouchure sept lieues d’une rive à l’autre, et couvert de steamers européens. Merveilleux pouvoir de l’imagination qui combat par l’espoir de jouissances futures l’effet des souffrances présentes, et qui, en montrant le but au voyageur, lui donne la force d’y atteindre !

Nos porteurs, ignorant que nous avons l’habitude de payer les services, font à chaque village des relais forcés, et contraignent les paysans à leur fournir des remplaçans. Nous continuons de voir des cercueils à peine cloués, posés sur le bord de la route, attendant que des temps plus heureux et une mortalité moins grande permettent à la piété chinoise d’y jeter un peu de terre ou de les loger, suivant l’usage, dans un petit caveau en briques. Nous nous arrêtons, pour y passer la nuit, dans la ville de Tchang-khong, d’où nous dominions le grand lac encore embrasé par le soleil couchant, tandis que l’ombre enveloppait déjà la plaine; c’est le moment où les démons, à cheval sur les rayons de la lune, descendent auprès du lit des mourans ou voltigent autour des morts. Dans la pagode même où nous étions établis, une légion d’hommes en habits blancs, signe de grand deuil, faisaient une veillée funèbre. Le bruit des cymbales et des gongs, les cris aigus destinés à éloigner les malins esprits chassèrent le sommeil, et, le matin venu, nous nous remîmes avec plaisir en route vers la grande ville où nous espérions trouver un établissement plus commode.

La plaine se déroule dans toute sa magnificence, et ses vastes proportions nous paraissent d’autant plus étonnantes que nous sommes à 1,600 mètres au-dessus du niveau de la mer: les montagnes déboisées qui l’entourent sont trop basses pour une telle étendue; l’œil, toujours plus dérouté que charmé par tout ce qui lui rappelle l’espace illimité, regrette de ne pas rencontrer d’obstacles; il cherche à découvrir de loin un monument élevé, la calotte d’un dôme, les toits superposés d’une pagode, l’aiguille d’un minaret ou tout au moins un mur d’enceinte avec ses créneaux et ses bastions : vain espoir! Nous traversons de gros villages; une large chaussée dallée et bordée de beaux cyprès nous conduit dans la plaine, mieux cultivée; la population plus nombreuse bourdonne autour de nous, et un mélange de flâneurs, de soldats, de petits marchands, nous révèle seul le voisinage du chef-lieu. Assis dans la partie basse de la plaine, Yunan-sen ne se laisse apercevoir en effet qu’à deux cents pas de ses murs, et l’on a en quelque sorte pénétré déjà dans ses faubourgs qu’on les cherche encore des yeux. C’est le malheur des villes chinoises de ne se distinguer les unes des autres que par la superficie qu’elles couvrent. Les maisons sont construites sur un modèle identique dénué d’élégance autant que de grandeur. Passant sa vie à charger sa mémoire de formules sonores et vides, à labourer, à vendre ou à acheter, le Chinois ne comprend et ne pratique que la petite sculpture; essentiellement positif, égoïste et calculateur, il ne connaît l’enthousiasme sous aucune forme. Pour lui, le ciel est sans Dieu, l’art sans idéal, et les villes sont sans monumens. C’est en me livrant à ces réflexions que j’avançais dans la grande rue de Yunan-sen, tantôt marchant, tantôt porté par la foule au milieu de laquelle notre petite troupe était comme noyée. Jamais Européens ne s’étaient montrés à elle, hormis les missionnaires, et ceux-ci, longtemps obligés de se cacher, ont continué de porter l’habit chinois. Nos barbes, nos longs cheveux en désordre, notre costume étrange, nos armes surtout, excitaient au plus haut point la curiosité, et c’est avec un cortège formé d’une multitude innombrable que nous parvînmes au palais des examens du baccalauréat, où nous devions loger.

Ce palais est un vaste édifice couvrant une immense étendue de terrain à l’extrémité de la ville; il est composé de deux corps de logis principaux, flanqués de longs bâtimens rectangulaires dans lesquels il eût été possible de caserner un régiment. Il nous fallut consacrer quelque temps à une véritable étude topographique pour nous y reconnaître au milieu d’un dédale de cours, de salles, de corridors délabrés à faire peine; nous ne distinguions plus qu’aux bancs brisés et aux tables renversées les lieux où les candidats se livraient jadis à ces compositions littéraires qui servaient de base à l’organisation politique de l’empire. Les diplômes sont bien encore le prix du concours, mais les emplois deviennent le plus souvent la récompense de l’intrigue. Jamais en aucun pays la vénalité des offices et des officiers n’a été poussée si loin. Dans le Yunan en particulier, les pacifiques travaux, les luttes à armes courtoises, d’où rhéteurs, poètes et moralistes sortaient administrateurs et fonctionnaires publics, sont complètement abandonnés. Ce n’est plus à coups d’argumens qu’on se bat. Depuis notre entrée dans cette malheureuse province, nous avons, on l’a vu, suivi les traces de la rébellion, et constaté les funestes conséquences qu’elle a entraînées même dans les départemens restés de nom fidèles à l’empereur; mais il fallait venir à Yunan-sen pour bien apprécier toute l’étendue du mal. Rien qu’en traversant la ville, nous avons remarqué dans la foule les nombreuses figures des musulmans qui résistent ou feignent de résister aux projets ambitieux de leurs coreligionnaires. Sous le vaste turban, leur œil ardent et noir ne se baisse pas devant une menace; leur nez droit et saillant accuse leur origine, dont un mélange de plusieurs siècles avec une race différente n’a pu faire disparaître la forte empreinte. Tout en eux respire l’audace, et leur fierté frappe d’autant plus l’étranger qu’ils se montrent au milieu d’un peuple avili comme d’impétueux coursiers du désert égarés dans un troupeau de bêtes de somme. Avec quelles modulations suppliantes et tendres le mandarin Ku, venu pour nous souhaiter officiellement la bienvenue, ne s’efforçait-il pas, sur nos instances, d’écarter la foule envahissante! Ce fonctionnaire avait la réputation d’être cruel, nous le savions : aussi ne l’entendions-nous pas sans sourire, debout et les mains jointes, vêtu d’une robe de soie fourrée, s’adresser à un robuste gaillard, pâle et déguenillé, qui s’obstinait à ne pas quitter la place. Il le conjurait, en l’appelant son grand-père, son bisaïeul, de ne pas se montrer si opiniâtre. Nous avons dû intervenir, poser des sentinelles et repousser par la force tous ces ascendans de maître Ku insensibles aux prières de leur petit-fils. Ces ménagemens extraordinaires envers la foule auraient seuls suffi à nous éclairer sur la situation du pays.

Les mandarins ont tout à craindre de ces hommes insoumis qu’une communauté d’origine et de fanatisme religieux réunira tôt ou tard aux révoltés de l’ouest, en admettant qu’ils ne soient pas encore liés à eux par un accord secret. Déjà ils ont été assez forts pour fomenter une sédition dans la ville, assassiner le vice-roi chinois Pan et proclamer à sa place leur grand muphti. Le commandant militaire, musulman comme eux, était pendant ce temps-là enfermé dans Lin-ngan, dont il était allé faire le siège, par les habitans eux-mêmes, qui, après lui avoir ouvert les portes, s’étaient retirés dans la plaine et le tenaient bloqué dans leur propre ville. Le géant Lean-Tagen, celui-là même qui nous avait si mal reçus, consentit, malgré la haine que lui inspirait un sectateur de l’islam, à laisser sortir le général qui demandait à sauver Yunan-sen. Celui-ci, soit que son dévoûment à l’empereur fût sincère, soit qu’il ne jugeât pas opportun de se déclarer ouvertement, rétablit l’ordre en effet, arracha le grand-uléma de la montagne où s’était installée la nouvelle cour, et intima l’ordre au pontife, dont la royauté éphémère rappelait celle du cardinal de Bourbon opposé à Henri IV par les ligueurs, de rentrer dans le vaste domaine des choses éternelles et de n’en plus sortir. Le vieux papa, enfermé dans son yamen, affecte, depuis ce temps, de ne plus s’occuper que d’astronomie. Au moment de notre arrivée, le vice-roi Lao, remplaçant de Pan, venait de mourir. C’était à lui qu’était adressée l’une des lettres du prince Kong dont nous étions porteurs. Son successeur était déjà nommé par la cour de Pékin; mais, peu pressé de venir prendre possession d’un poste aussi périlleux, il s’attardait dans le Setchuen en habile homme, et c’est à son remplaçant par intérim Song-Tagen que nous avons eu affaire. Celui-ci nous reçut avec solennité ; la musique jouait à la porte du yamen, près d’un écran en briques orné du classique dragon ; la haie était formée sur notre passage, à travers les nombreuses cours, par les gardes du corps, dont quelques-uns, affublés de costumes symboliques et grotesques, représentaient de fantastiques animaux. Le vice-roi vint à notre rencontre vêtu d’une magnifique pelisse en fourrure sombre, le chef couvert du chapeau mandarinique à bords relevés et garnis de fourrure ; cette coiffure était rehaussée par une belle plume de paon emmanchée dans un étui en jade surmonté d’un globule bleu clair. Song-Tagen est un beau vieillard à moustaches blanches, au sourire bienveillant et gracieux ; la dignité de son attitude, qui convient d’ailleurs à sa haute position, est tempérée par l’urbanité de ses manières ; c’est un homme de la meilleure compagnie. Quant à son palais, il se ressent, comme tous ceux que nous avons eu l’occasion de visiter déjà, de la situation précaire dans laquelle vivent au Yunan les fonctionnaires chinois. Une foule de mandarins en grande tenue, avec chapeaux à plumes et robes de soie à plastron brodé, se tiennent debout dans la salle d’audience, où nous prenons le thé en échangeant avec Song-Tagen ces formules connues de politesse banale qui sont, plus encore en Chine qu’en Europe, le préliminaire obligé des conversations sérieuses entre gens qui se respectent.

Parvenus à Yunan-sen, nous n’avions plus de sérieuses difficultés à vaincre, et le retour par Sanghaï était moralement assuré ; mais nous avons, on s’en souvient, été contraints d’abandonner le Mékong à Kien hong, par 22 degrés de latitude nord environ, à 1,200 milles de son embouchure, et si la question de navigabilité était depuis longtemps tranchée négativement, le problème des sources, qui constituait l’autre partie de notre programme, demeurait sans solution. Bien qu’il ne nous fût plus permis déjà d’espérer éclaircir complètement ce point, il convenait cependant d’essayer au moins de revoir le grand fleuve là où il sort du Thibet. Convaincre le vice-roi du but géographique de notre voyage, lui faire entrevoir, sans donner l’éveil à des susceptibilités légitimes, que nous désirions visiter l’ouest du Yunan, possédé par les rebelles, sans aucune arrière-pensée d’entente politique avec eux, c’était là une tâche difficile, et dans laquelle M. de Lagrée échoua malgré toutes les ressources de son esprit, depuis longtemps plié aux habiletés de la diplomatie orientale. En dépit de toutes les précautions oratoires, Song-Tagen résista, déclara que toute tentative dans ce sens nous préparait un échec et des périls certains, puis il détourna la conversation sans manifester d’ailleurs aucun sentiment d’humeur. Il se trouvait ainsi averti par nous-mêmes de nos dispositions, nous n’agissions pas par surprise, et cela nous mettait à l’abri du reproche d’ingratitude envers un personnage qui s’était acquis par un accueil loyal des droits à nos égards.

A peine étions-nous rentrés dans le grenier que nous avions choisi pour demeure dans le palais des bacheliers, — c’était la pièce la mieux fermée de l’édifice, la plus facile à défendre contre la foule et contre le froid, — que nous reçûmes sur papier rouge une invitation à dîner du général musulman Ma-Tagen, le commandant en chef des troupes impériales, qui fut si cavalièrement traité par le gouverneur de Lin-ngan, son subordonné. Des bruits fâcheux couraient sur les intentions cachées de ce général, bruits souvent justifiés par son attitude; il était donc très important pour nous, s’il était en effet porté vers les rebelles par quelques préférences secrètes, très vraisemblables d’ailleurs, de nous ménager ses bonnes grâces et au besoin son appui. — La ville était serrée de près par l’armée ennemie, les postes avancés venaient de tomber au pouvoir de celle-ci, et à chaque instant Yunan-sen elle-même pouvait être prise. La fuite des habitans en mesure de s’éloigner était déjà commencée. Deux courans contraires se heurtaient aux portes; les petits marchands cherchaient à gagner la montagne pour y cacher leur argent, tandis que les gens de la banlieue voulaient abriter leurs personnes derrière les murailles de la ville. Quant aux gros négocians, ils ont depuis longtemps quitté la place; le commerce moyen demeure seul cloué à son poste et ne ferme pas ses boutiques, parce que tout magasin fermé est assuré d’être pillé sans merci en cas de prise de la ville ou même de trouble intérieur. En de telles circonstances, nous ne pouvions qu’accepter avec plaisir les avances de Ma-Tagen, et puisqu’il festinait au lieu d’aller se battre, nous n’avions pas de raison pour nous montrer meilleurs Chinois que lui. Nous revêtîmes donc les différentes parties du costume bizarre que nous nous étions composé à la hâte, car les débris de notre garde-robe européenne jonchaient les forêts du Laos, et nous nous rendîmes au yamen du général. Nous le trouvâmes assis à une table de jeu, au centre de la première cour, entouré de ses compagnons et menant à fin une partie d’échecs qui paraissait absorber toute son attention. Il se souleva à peine de son siège pour nous recevoir, et nous fit conduire par un de ses familiers dans une sorte de petit salon élégamment meublé, où nous prîmes le thé en attendant notre amphitryon. Le bruit des éclats de rire et des plaisanteries soldatesques arrivait jusque-là, et nous évoquions malgré nous le souvenir de ces scènes de garnison si souvent reproduites sur certains de nos théâtres. Il était impossible d’ailleurs de se sentir offensé des façons cavalières de Ma-Tagen. Parti de très bas, il avait conscience de ce qui lui manquait, et au lieu d’imiter gauchement les raffinemens de la civilité chinoise, il affectait bien plutôt une liberté d’allures et de tenue voisine du débraillé, mais qui avait l’avantage de mettre ses hôtes fort à l’aise avec lui. Nous examinâmes à loisir les différentes pièces du yamen; il était comfortable et révélait un homme sûr du lendemain. Des peintures chinoises, des lanternes cantonnaises, ornaient les murs et les plafonds; dans un cabinet attenant au salon, deux jeunes misses au pastel semblaient tout effrayées de se trouver dans la possession d’un tel soudard, fervent disciple de Mahomet. C’est en effet sur Médine et La Mecque qu’il nous interrogea d’abord, dès qu’il nous eut rejoints. Le ramadan était commencé. A l’abstinence diurne avait succédé l’orgie de la nuit, et Ma-Tagen en portait encore les traces sur son front déprimé et sillonné de rides, dans ses yeux chassieux et injectés de sang, dans sa voix éraillée, mais puissante. Hormis le prophète et le Koran, un seul sujet l’intéressait, la guerre et les instrumens de guerre. Les cours de son palais étaient remplies de lances disposées en faisceaux, les corridors de sacs de balles, de chevrotines et de biscaïens. Ce qui nous étonna davantage, ce fut son arsenal abondamment pourvu d’armes européennes qu’il nous fit visiter en détail : fusils doubles ordinaires, fusils se chargeant par la culasse, carabines rayées, revolvers, pistolets de tout genre, rien n’y manquait, et j’ai même remarqué là certains systèmes qui ne m’étaient jamais tombés sous les yeux en Europe. Ma-Tagen est grand seigneur; il entretient à Sanghaï et à Canton des agens qui l’approvisionnent sans s’inquiéter des prix élevés qu’on leur demande. En raison de l’état de la province, il accapare l’impôt, celui des salines particulièrement, et, par une confusion facile à faire entre le trésor public et sa fortune particulière, il dispose de sommes énormes qui paient le luxe de sa maison. Cet homme étrange passe des journées entières à s’exercer au tir; les murs, les colonnes, les tableaux, tout sert de but à son adresse, et je m’aperçois que le dossier de la chaise sur laquelle je suis assis est traversé de vingt balles. La maison tout entière en est criblée, et j’ai vu le moment où un domestique passant au fond de la cour allait lui servir de cible. Les mauvaises langues l’accusent d’avoir tué deux de ses enfans. Il ne s’épargne pas lui-même aux jours de combat; il est couvert de blessures, et il s’est entièrement dépouillé de ses habits pour nous montrer des cicatrices dont il est fier. Nous ne nous attendions guère à rencontrer en Chine un homme de ce caractère, qui eût été mieux placé à la cour des vieux sultans. Quoi qu’il en soit, nous étions venus pour dîner, et après avoir fait longuement connaissance avec les richesses du palais et les bizarreries du propriétaire, nous nous mîmes à table. — On apporte d’abord devant nous des graines sèches de pastèques et de pins, des oranges mandarines, des litchis, un dessert complet. Croyant à un malentendu, nous nous résignons à voir le dîner se changer en collation ; mais, tout au rebours de ce qui se passe en Europe, c’est par le dessert que les festins commencent, et trois heures durant nous avons vu se succéder sur la table les mets les plus étranges et les plus recherchés. La terre et la mer sont mises à contribution par ce soldat parvenu ; nids d’hirondelles, vers de toutes les espèces, entrailles de poisson, lichens, etc., voilà les mets les plus simples dont ma mémoire a gardé les noms ; une foule de viandes hachées menu parurent ensuite, et l’on servît le potage à la fin du repas. Chacun de nous but à longs traits du thé chaud, trempa ses lèvres dans du vin de riz, et s’essuya les doigts dans les morceaux de papier qui tenaient lieu de serviettes. Fidèle à la loi du Koran, Ma-Tagen jeûnait en nous regardant faire. Notre sans-gêne l’enchanta, et nous sortîmes de chez lui avec un ami de plus, ami précieux, de quelque côté qu’il se tourne.

Le troisième personnage dont le concours pouvait nous devenir utile était le vieux papa, le prêtre vénéré dont l’ambition s’était un instant démasquée après l’assassinat du vice-roi Pan, et qui, je l’ai dit plus haut, vivait depuis dans son yamen, au milieu des télescopes et des mappemondes, feignant d’embrasser dans ses études le ciel et la terre. Ces graves occupations ne suffisaient pas cependant à remplir sa vie. L’intrigue et jusqu’à des passions mesquines comme la susceptibilité et la vanité se glissaient à travers les fissures laissées dans son vaste cerveau par la science universelle. Nous lui avons fait attendre notre visite, et, sans l’envie de voir des étrangers et d’étaler devant eux ses connaissances, il ne nous aurait pas pardonné ce retard. Deux fois nous nous sommes présentés à sa porte, et deux fois il nous a fait répondre qu’il était en prière. Enfin, poussé par le besoin de savoir exactement la distance qui sépare la terre du soleil, d’être fixé sur le temps que mettrait un oiseau pour se rendre de Yunan-sen dans la lune, ou un boulet de canon pour atteindre une étoile, — tels étaient les termes par trop concis dans lesquels étaient posées la plupart de ses questions, — il nous donna rendez-vous chez lui. Ses gens, graves comme les serviteurs d’un dieu, nous introduisirent avec respect dans le sanctuaire où trônait l’oracle, petit vieillard à la moustache blanche et au nez aquilin. Son front bombé supportait un bonnet fourré ; dans les cavités profondes de ses orbites, deux yeux presque éteints, mais toujours agités, donnaient une sorte de mobilité mécanique à sa figure austère, dont les rides formaient, en se déplaçant suivant le jeu de sa physionomie, une foule de dessins bizarres. À notre entrée, on apporta le thé, puis du sucre candi. Notre hôte, s’étant jadis rendu à Stamboul après un long séjour à La Mecque, se vantait de connaître les habitudes des Européens, et nous proposa de sucrer notre thé. Ce fut là le point de départ d’une longue conversation géographique, facilitée par un grand planisphère sur lequel notre interlocuteur promenait solennellement un doigt maigre comme une branche de compas, tandis que sa bouche jetait à la foule les noms des pays étrangers. Celle-ci, stupide d’étonnement et d’admiration, les répétait niaisement comme un écho docile. Sur l’île de Singapoure, le vieux papa arrêta son index. Ayant ouï dire qu’en ce point, très voisin de l’équateur, les jours étaient toute l’année d’égale longueur, il y était resté un an pour s’assurer du fait, plantant des jalons et mesurant l’ombre. Un Anglais qu’il consulta lui avait répondu qu’il était un âne, et ce souvenir le suffoquait; mais c’était sur l’Arabie qu’il s’étendait surtout avec complaisance. Ce pays, qui contient le berceau et la tombe du prophète, prenait à ses yeux des proportions gigantesques. Il faisait sonner l’r en prononçant Arabie, et la foule transportée répétait Arrabie, Arrabie. C’était un mot magique comme le sésame d’Ali-Baba. Ses familiers ne nous saluèrent plus dans la suite qu’en nous disant Arabie, et quand nous avons eu à demander un service à ce perroquet imbécile, nous lui avons fait présent d’un poignard algérien, en lui disant qu’il nous venait d’un chef arabe. Après avoir ainsi exploré le monde, dont les formes étaient à peine reconnaissables sur la carte du prêtre, il fallut apprendre à celui-ci la manière de se servir d’un télescope qui lui avait coûté fort cher à Pékin, et qu’il n’avait pas su monter. Tant de complaisance dissipa les restes de sa maussade humeur, les nuages s’évanouirent entre nous, et il nous fut possible d’aborder la question dont nous étions uniquement préoccupés. L’espoir de la voir favorablement résolue nous avait donné la patience de supporter le fatigant bavardage d’un sot vaniteux. A peine M. de Lagrée eut-il exposé le but de notre voyage et exprimé le désir de visiter l’ouest du Yunan, que le vieux papa répondit : « Je vous comprends sans peine, vous voyagez exclusivement pour vous instruire, comme je l’ai fait moi-même; mais soyez bien assuré que, hormis la mienne, toutes les têtes du pays sont trop dures pour que vous puissiez espérer y faire entrer cette vérité; je suis d’ailleurs en mesure de lever tous les obstacles. Mon autorité, consacrée par un pèlerinage aux lieux saints, est également respectée de tous les musulmans, impériaux ou rebelles; avec un mot de moi, vous pourrez circuler librement dans tout le pays et, grâce au passeport en langue arabe que je vous ferai tenir, pénétrer au besoin jusque dans Tali[5]. »

Il était possible que ce vieillard, vantard par nature, exagérât sa puissance; on nous affirmait cependant qu’elle était fort grande. Ne fallait-if pas d’ailleurs qu’il se sentît bien fort pour ne pas craindre d’afficher ainsi ses relations avec les révoltés, alors qu’il résidait dans une ville encore chinoise, et qu’il continuait de recevoir du gouvernement impérial un traitement annuel de 80,000 francs environ? Cuncta religione morentur, il y a longtemps que Cicéron l’a dit, et cela est surtout vrai de l’islam. — Nous acceptons pour ce qu’elles valent ces offres de service, et nous quittons le yamen du grand-prêtre, qui daigne venir en personne nous reconduire jusque dans la rue, honneur qu’il n’accorde jamais, même au plus haut placé de ses compatriotes. Quelques explications sur les signes du zodiaque et quelques données sur les éclipses ont achevé de cimenter notre amitié avec lui. Nous étions ainsi dans les meilleurs termes avec les autorités civiles, militaires et religieuses, avec les fidèles ou les conspirans. Nous pouvions attendre les événemens et jouir, malgré la position critique de la ville, des ressources qu’elle présentait. Ces ressources, dans les momens prospères, devaient être considérables, car, malgré les paniques quotidiennes, nous y avons trouvé en abondance, le vin excepté, toutes les choses nécessaires à la vie européenne. La farine de froment n’est employée par les Chinois que dans la confection de la pâtisserie et de certaines pâtes particulières : aussi faisions-nous notre pain nous-mêmes, heureux de retrouver après dix-huit mois cet aliment précieux, que le riz ne remplace pas.

La ville de Yunan-sen a la forme d’un carré, dont chaque côté mesure à peu près un kilomètre. Elle est entourée de fortes murailles percées de six portes, quatre principales surmontées de toits superposés comme ceux des pagodes, et deux plus étroites et plus basses. J’ai trouvé, en visitant un des postes militaires établis au-dessus de ces portes, deux lourdes pièces de canon en fer, et ce n’est pas sans surprise que j’ai déchiffré sous la poussière qui les recouvre, un peu au-dessus de la lumière, l’abrégé de cette devise connue : Jesus hominum salvator (J.H.S.). C’était la marque de leur origine, et, malgré l’espèce de secousse morale que me donna un tel souvenir gravé sur un canon, je ne pus me défendre d’un mouvement de patriotique orgueil. Ils étaient pour la plus grande partie Français, ces jésuites qui Surent imposer à l’empereur par l’autorité de leurs travaux comme par celle de leurs vertus. Venus pour le salut des âmes, ils s’improvisèrent astronomes, mécaniciens, fondeurs, géographes, devinrent bientôt philosophes et lettrés sans que la science, illustrée par leurs labeurs, fût jamais pour eux autre chose qu’un auxiliaire subordonné à leurs évangéliques desseins. Ces grands apôtres ont des successeurs au Yunan. Ce n’est pas ici le lieu de parler longuement de l’œuvre des missions catholiques, et ce grave sujet ne saurait être incidemment traité. Qu’il me soit permis toutefois de remercier ici, pour la joie que nous avons éprouvée à les voir et pour les services qu’ils nous ont rendus, le père Protteau, cet humble prêtre dont le renoncement calme, absolu, complet, étonne d’abord, puis se fait admirer quand on sait le comprendre, et le père Fenouil, l’ardent pro-vicaire, dont le cœur, vibrant encore aux noms de mère et de patrie, s’est mis si facilement, malgré vingt ans d’expatriation, à l’unisson du nôtre.

Un canal dérivé du grand lac sert de fossé aux fortifications. Dans la plaine, en dehors de l’enceinte, on voit encore les restes d’une ville aussi considérable que la ville actuelle; c’était le grand quartier du commerce, et chacun sait que c’est là d’ordinaire la partie la plus importante d’une cité chinoise. La guerre, en entravant les relations, a chassé la vie de cette ville extérieure, réduite aujourd’hui à l’état d’immenses faubourgs à demi ruinés. Deux monticules couronnés de cyprès donnent de ce côté un certain relief au tableau que présente Yunan-sen. De nombreux arbres verts, beaucoup de pagodes aux couleurs voyantes, quelques toits de yamens aux angles relevés, décorés de motifs bizarres, dominent les maisons basses, et rompent la monotonie d’un alignement irréprochable. La rue principale commence à la porte méridionale et aboutit non loin du premier monticule. Elle est large, bordée de magasins d’aspect uniforme, dont la devanture élégante est rehaussée par deux enseignes, planches peintes en noir et couvertes de caractères dorés. Quelques-unes, dans la rue même, se dressent perpendiculairement entre deux bornes à coulisse. C’est là que sont établis les marchands de comestibles; le vent balance au-dessus de leurs têtes une guirlande de jambons, de volailles grasses, de gigots de moutons. Les parfumeurs mettent en montre les flacons d’eau de Cologne et des savons français; des gravures de mode représentent de frais visages de Parisiennes, dont la vue raffermit nos courages en enlevant aux Chinoises leurs dernières chances de séduction. Celles-ci ne sont que des mannequins vivans jetés dans un sac de cotonnade bleue ou de soie multicolore, laissant apercevoir par le haut une tête de boule-dogue plâtrée de farine de riz, et dépasser par le bas une jambe maigre comme celle d’un paon. C’était à faire regretter les fortes filles du Laos. Je dois ajouter que, si les sirènes de ce pays n’usent pas d’une coquetterie plus grande avec les indigènes qu’avec les étrangers, les maris sont vraiment heureux dans l’Empire-Céleste ; ils y peuvent vivre tranquilles et laisser grandir les pieds de leurs épouses, mutilés par un injuste excès de défiance jalouse. C’est là en effet l’une des explications les plus plausibles de l’odieux usage par suite duquel le pied des filles reste emprisonné dans des bandelettes qui maintiennent tous les doigts repliés, en sorte que le pouce, atteignant seul son entier développement, permet aux élégantes de chausser ces souliers terminés en pointe dans lesquels n’entrerait pas le pied d’un enfant de dix ans.

La misère est grande à Yunan-sen. Un nombre considérable de mendians noirs et secs, vêtus seulement, malgré le froid, d’une couverture de feutre en lambeaux, véritables squelettes vivans, circulent dans les rues, implorant directement la pitié des passans, ou bien exécutant, devant le comptoir où le gros débitant enfile ses sapèques, une musique à faire frémir. On nous a parlé d’une famille entière, composée du père, de la mère et de six filles, qui n’avait d’autre logement qu’une caverne et d’autre habit que le papier très perméable fabriqué avec la feuille de mûrier. L’administration, toujours vénale et défectueuse, même en temps de paix, n’est plus pour le peuple qu’une lourde charge sans avantages et sans compensation. Les mandarins, placés entre la fuite, c’est-à-dire le cordon envoyé de Pékin, et l’émeute qui menace leur vie, entre un fleuve et une rivière, suivant l’expression pittoresque d’un Chinois, inspirent eux-mêmes une vraie pitié.

En théorie, l’organisation politique et sociale de l’empire est, sous plus d’un rapport, un modèle d’organisation démocratique. La noblesse héréditaire et perpétuelle n’existe qu’en faveur des membres de la famille impériale et des descendans de Confucius. A l’inverse de ce qui se passe en Occident, l’éclat qu’un homme parvient à jeter sur son nom ne rejaillit que sur ses ancêtres, en sorte que le fils d’un Chinois illustre n’est pas porté, comme il est arrivé trop souvent chez nous, à se reposer sur les lauriers de son père. Les emplois sont accessibles à tous; il n’y a qu’une seule voie légale ouverte pour arriver aux honneurs, celle des examens constatant la valeur personnelle des candidats. Si cette idée n’était pas une conséquence nécessaire de la notion même de la justice, notion que les peuples, comme les individus, trouvent au fond de leur conscience, on pourrait croire que nous l’avons empruntée à la Chine, où le système du gouvernement par les capacités est en vigueur depuis des siècles; mais cette égalité parfaite, y manquant de son correctif essentiel, la liberté, peut être considérée aujourd’hui comme un fléau plutôt que comme un bienfait. Le fonctionnarisme, cette plaie de certaines démocraties européennes, s’est développé en Chine outre mesure, et les mandarins de toute classe constituent un véritable corps de privilégiés qui, en admettant que l’aptitude intellectuelle ne leur fasse jamais défaut, sont généralement dépourvus d’une autre qualité non moins nécessaire, la moralité. Celle-ci, fleur délicate que l’on chercherait vainement en Orient, ne s’épanouit qu’au soleil de la publicité. Le grand jour et le grand air, voilà ce qu’il lui faut partout pour croître, et si nous l’avons vue, même en pays chrétien, prête à s’éteindre avec la liberté politique, nous aurions le droit d’être surpris de la voir prospérer en Chine. Les rares gazettes imprimées dans l’empire sont écrites pour tromper l’opinion, non pour l’éclairer, et ce n’est pas dans les creuses spéculations de leur philosophie athée que les Chinois peuvent trouver un frein à leur passion dominante, l’amour du gain. Aujourd’hui d’ailleurs le gouvernement aux abois ne se gêne guère pour mettre les emplois à l’encan, au lieu de les laisser au concours; il vend fort cher les globules, et l’unique préoccupation du fonctionnaire qui les achète, c’est de tirer parti de sa place pour rentrer dans ses fonds. J’ai vu un fière meurtrier de son frère demeurer impuni parce qu’à force d’argent il avait fait taire l’accusation ou acheté le juge. Le père Fenouil nous contait en riant qu’inquiété par des voisins processifs, il lui était arrivé de couper court à leurs vexations en les menaçant de charger sa mule d’argent et d’aller voir le mandarin.

Le vieux papa nous ayant envoyé la lettre précieuse qui devait faire ouvrir devant nous les portes mêmes de Tali, rien ne nous retenait plus à Yunan-sen. Un plus long séjour nous exposait inutilement à nous trouver au milieu du sac de la ville, et, considération plus décisive encore, nous faisait courir le risque de voir les musulmans envahir le pays compris entre la capitale et le Yang-tse-kiang, couper notre route et nous préparer un désert. On annonçait en effet leur marche sur Kut-sing-fou. M. de Lagrée se résolut alors à partir sans délai pour Tong-tchouan, situé non loin du grand fleuve : de là il voulait essayer de pénétrer dans l’ouest du Yunan, arriver dans la partie du pays conquise et pacifiée, de façon à se trouver le plus tôt possible en présence de chefs reconnus et d’un gouvernement responsable; mais notre caisse, qui ne contenait pas, à notre départ de Saigon, plus de 25,000 francs en numéraire, était presque épuisée, et nous ne pouvions sans ressources nouvelles nous engager dans une excursion périlleuse et longue. Les commerçans, frappés de terreur, cachaient leur argent; personne n’aurait osé avouer qu’il possédait 100 taëls; le vice-roi lui-même se déclarait hors d’état de nous ouvrir un emprunt. Il fallut recourir à notre ami Ma-Tagen. Celui-ci nous offrit avec joie 1,000, 10,000 taëls à notre gré; l’argent ne l’embarrassait jamais; M. de Lagrée en accepta 700, représentant environ 6,000 francs, remboursables à Sanghaï en armes françaises. Notre prêteur ne sut pas d’ailleurs mettre plus de mesure dans ses demandes que dans ses offres, et voulut obtenir de nous l’engagement d’expédier à son adresse 100,000 cartouches confectionnées, le chargement d’un navire ! Il suspendit sa partie d’échecs pour traiter cette affaire, jura que nous lui faisions injure en lui offrant une reconnaissance de notre dette, nous congédia avec toute la bonne grâce dont il était capable et se remit à jouer.

Le 8 janvier 1868, la commission quittait Yunan-sen. Au-delà des faubourgs, dans lesquels un peuple de petits marchands grouille et fourmille, la grande plaine se termine, resserrée entre des collines incultes et déboisées. Nous croisons sur la route dallée de longues files d’animaux et de petits chariots étroits et bas attelés d’un buffle et chargés de bois. Les Yunanais, avec moins d’incurie, pourraient avoir à leurs portes le combustible nécessaire à leurs besoins; ils préfèrent. dépouiller les montagnes de leur dernier arbrisseau et faire venir ensuite du bois de fort loin. Ils brûlent aussi de l’anthracite, et l’on se sert au village de Ta-pan-kiao, lieu de notre première station, d’une sorte de coke naturel. Dans cette région, aussi bien que dans celle que nous avons traversée pour arriver à Yunan-sen, les ravages de la peste ont succédé à ceux de la guerre. De nombreux cercueils gisent sans sépulture sur le sol. Les Chinois s’imaginent qu’un mort victime de ce mal étrange, qui se manifeste par l’éruption de boutons derrière les oreilles, se venge sur les vivans, si ceux-ci commettent l’imprudence de le mettre en terre. La guerre est suspendue d’un commun accord pendant les fêtes du premier de l’an, pour une sorte de trêve de Dieu; mais les brigands ne chôment pas, et nous rencontrons un détachement lancé à la poursuite de ces derniers. Rien n’égale le désordre dans lequel marchent ces guerriers chinois; chacun, suivant son caprice, devance ses camarades ou demeure en arrière, de telle façon qu’il nous est impossible, sans nous attarder outre mesure, d’éviter ces ennuyeux compagnons. Ah! que l’exercice est une belle chose, et combien j’apprécie maintenant les casernes, les consignes et les salles de police! Nous arrivons au village de Yan-lin en même temps que cette cohue de soudards, et nous défendons avec peine notre porte contre ces curieux insolens, qui semblent disposés à se servir de leurs armes pour forcer nos faibles barrières. Trois mille hommes vociférant contre nous des injures demandaient à nous voir dîner, et nous pouvions à peine tenir tous les six dans la petite chambre de l’auberge. L’escalier était étroit, la baïonnette de notre factionnaire reluisait dans l’ombre, et notre repas s’acheva sans que les trois soldats nécessaires pour former le premier rang osassent se réunir. Le désordre s’étant enfin apaisé, le chef de la troupe s’empressa d’accourir; il nous présenta ses excuses et jura que, s’il avait été informé plus tôt, il eût chassé de chez nous tous ces impertinens indiscrets. — Le pauvre homme tremblait que ses soldats ne connussent ses paroles. La curiosité de ces derniers nous parut d’ailleurs excusable quand leur capitaine eut bien voulu nous révéler ce qui l’avait excitée si fort. Ceux-ci avaient entendu dire que les Européens étaient pourvus d’un œil dans l’occiput, mais qu’en revanche ils n’avaient pas d’articulations aux jambes. Sur quoi pouvait être fondée la première de ces deux croyances populaires? Je l’ignore. Quant à la seconde, elle aura été répandue par quelque Chinois dont un Anglais peut-être, par la raideur de sa démarche, aura frappé l’imagination.

Le père Fenouil, qui nous avait accompagnés jusqu’à Yan-lin, nous quitta pour regagner Kut-sing-fou, sa résidence; l’émotion de ce malheureux prêtre, qui entendait pour la dernière fois peut-être parler de la France, nous gagna malgré nous, et nous cheminâmes tristement vers le nord à travers une vaste plaine humide, tout enveloppée d’un brouillard épais qui laissait à peine voir la silhouette sombre des hauts cyprès. Ces grands arbres plantés sur les talus se balancent avec mélancolie, et, comme de noirs rideaux, cachent de nombreux villages en partie peuplés par les musulmans. Bien qu’encore soumis à l’empereur, ceux-ci répandent autour d’eux une terreur telle que les craintifs Chinois n’élèvent plus leurs porcs qu’en cachette et refusent de nous en vendre, ces animaux étant tenus pour impurs par les croyans. Partout des maisons en ruines, un peuple en haillons, pâli par la misère! Un jour que, contraint par la fièvre de marcher lentement, je suivais de loin notre caravane, un de nos porteurs vint m’avertir, en se frappant le cou du travers de la main, que j’exposais ma tête, puis se hâta, tout effrayé, de rejoindre le gros de la colonne. Ma barbe suffisait pour tenir les bandits à distance; mais quelle existence pour les cultivateurs, qui n’osent plus aller jusqu’à leurs champs! Sur les routes, des huttes surmontées d’un drapeau et dans lesquelles dort une sentinelle accroupie, de loin en loin quelques patrouilles, telles sont les seules mesures protectrices prises par le gouvernement dans le voisinage du chef-lieu. Le travail est impossible sans sécurité, la vie impossible sans le travail, et voilà comment, dans ce triste pays, de laboureur honnête, aisé, ayant pignon sur rue au village, on devient bandit à son tour quand le village est détruit, et que de la case il ne reste plus debout que le pignon.

Le pays se fait solitaire et sauvage; les mines qui le parsèment rappellent à l’esprit l’image d’une prospérité passée; une herbe sèche et blanche s’étend jusqu’au pied de montagnes arides; elle est tondue çà et là par de grands troupeaux de moutons qu’un pâtre, vêtu de la laine d’un bélier, surveille de concert avec son chien. Nous avions mille peines à trouver un abri chaque soir, les approvisionnemens commençaient à manquer ainsi qu’aux mauvais jours du voyage dans le Laos, et le jeune Chinois que, dès notre arrivée aux lieux de la halte, nous lancions à la recherche des vivres revenait souvent les mains vides. Intéressé comme nous dans la question, il ne manquait ni d’habileté ni d’ardeur ; malheureusement la production était arrêtée, et personne ne voulait vendre. Les musulmans seuls n’avaient en rien changé leurs habitudes, mais on n’osait pas traiter avec eux. Notre jeune pourvoyeur, après une longue marche qui avait aiguisé les appétits, s’était adressé sans le savoir à l’un de ces terribles sectateurs du prophète, reconnut bientôt à qui il avait affaire, et s’enfuit au milieu de la négociation en abandonnant tout l’argent qui lui était confié. Il ne se rencontra personne dans notre escorte qui consentît à nous servir d’intermédiaire pour terminer ce différend. Soldats, porteurs, mandarins, interprète, tous tremblaient devant un seul homme qui, les bras croisés et le sourire aux lèvres, jouissait de son triomphe. Quant à nous, dans l’impossibilité de nous faire comprendre et impatientés de son arrogance, nous prîmes le parti de le mettre à la porte. À cela, nos Annamites réussirent aisément ; ils avaient pris nos allures, nos mœurs, nos préjugés ; le point d’honneur même s’était développé en eux, ils avaient rapidement passé du respect que professe leur nation pour les Chinois à un mépris profond et souvent trop peu déguisé. Si malgré l’argent dont nous pouvions disposer, malgré le prestige dont nous entouraient notre qualité de mandarins étrangers et nos passeports, nous avions parfois à supporter la faim, on devine les atroces souffrances subies par la population et les extrémités auxquelles ces souffrances la poussent.

Quand on a vu comme nous, par exemple, les livides habitans d’un village attendre, ainsi que des vautours, la mort d’un cheval agonisant pour se disputer sa chair, on est porté à tenir pour vrais, sans avoir pu d’ailleurs les constater personnellement, certains faits de cannibalisme qui se reproduiraient, dit-on, souvent dans les temps de famine. Quoi qu’il en soit, le gouvernement chinois n’était en aucune façon responsable des embarras que nous causait souvent la misère du pays, car il ne s’était pas engagé à nous entretenir. Les mandarins qui nous ont envoyé si souvent des poulets, des porcs, des moutons, l’ont fait ordinairement dans l’espoir de recevoir quelque présent en retour, c’était un échange de bons procédés consacré par l’usage ; mais depuis longtemps nos caisses étaient vidées, et plus d’une fois de malheureux fonctionnaires qui s’étaient fait suivre chez nous d’un succulent chapon sont partis fort désappointés de n’emporter que la vive expression de notre reconnaissance. Il n’y avait rien de pareil à attendre dans cette région inhospitalière, véritable prairie où de pauvres pasteurs vivent de pommes de terre et d’avoine. Leur accueil était d’ailleurs sympathique et cordial ; ils nous faisaient une place à leur foyer, dont ils ravivaient pour nous la flamme en y jetant des briquettes, car ils n’auraient pu trouver un fagot à deux lieues à la ronde. Nos porteurs, démoralisés, fatigués et pris de nostalgie, ayant profité de la nuit pour s’enfuir, il fallait nous en procurer d’autres. Personne n’ayant voulu louer ses épaules, ce ne fut pas sans répugnance que nous nous vîmes contraints de saisir des passans, qui obéirent en murmurant et marchèrent la baïonnette dans les reins. Arriver promptement à Tong-tchouan, c’était, nous le sentions tous, une nécessité urgente, et ce serait là notre excuse, si nous en avions besoin, pour ces actes de violence bien rarement commis d’ailleurs, et toujours rachetés, à la satisfaction des victimes, par une rémunération pécuniaire.

Qu’il se repose sur les habitans ou qu’il se détourne vers le paysage, le regard ne rencontre que des traces de misère ou des signes de stérilité. Ce ne sont plus des maisons que les hommes se construisent dans cette région perpétuellement balayée et desséchée par un vent violent, ce sont des huttes fragiles que l’on élève sans peine et que l’on voit détruire sans regrets. Enfin, descendus de ces funèbres hauteurs, nous suivons le lit desséché d’un vaste torrent encaissé par les montagnes dont nous venons de fouler les sommets, et ce chemin nous mène au village de Tay-phou. La porte de l’auberge est ornée en notre honneur de tentures en papier rouge, et le mandarin militaire qui réside en ce lieu s’efforce de nous faire oublier la faim, la fatigue, le froid et les steppes. Il y avait grand marché à Tay-phou, et la rue était encombrée de marchands de baguettes parfumées, d’images grossièrement coloriées et de friandises, affreux mélange de farine, d’anis, d’huile et d’oignons. On vient de loin faire ses emplettes en vue des fêtes du premier de l’an. Je me figure difficilement d’ailleurs ce que peuvent être ces réjouissances sous les toits de chaume battus du vent, et je m’étonne qu’on puisse s’y féliciter d’inaugurer une année nouvelle. Nous n’étions pas nous-mêmes sans émotion au milieu de ces préparatifs bruyans. C’était la seconde fois, durant notre voyage, que nous voyions finir une de ces périodes de temps qui sont si courtes, et dont cependant chacun de nous voit s’écouler un si petit nombre sur la terre. L’absence pesait lourdement sur nos âmes, et l’heure n’était pas éloignée où la mesure des tortures morales allait être comblée. Même dans notre santé, ce bien si nécessaire, nous étions tous atteints à des degrés divers, et cette année, dont une foule tumultueuse saluait dans la rue l’avènement, empruntait pour nous aux circonstances quelque chose de particulièrement solennel. Pendant nos dernières marches, les malades s’étaient succédé sur un brancard improvisé, et M. de Lagrée fut contraint d’y prendre place à son tour. Le chef de Tay-phou, qui avait reçu du mandarin de Tong-tchouan l’ordre de nous bien traiter, eut pitié de notre état. Il ne s’expliquait pas bien comment des mandarins aussi qualifiés que nous l’étions pouvaient être si mal vêtus et avoir l’air si pauvres; mais, sans pénétrer ce mystère, il exécutait en soldat la consigne qu’on lui avait donnée. Il imagina en conséquence de nous éviter la fatigue d’un voyage à pied et de nous faire mener en barques jusqu’à Tong-tchouan. Notre satisfaction égala notre surprise quand il nous conduisit au bord du ruisseau qui allait nous transporter. C’était un filet d’eau que nos habitudes de France nous faisaient considérer comme à peine flottable. Les Chinois ont d’autres idées sur la navigation. Nous montâmes tous dans un bateau plat construit en longues planches flexibles à peine reliées par de minces membrures; ce bateau plie et ne rompt pas. L’équipage entra dans l’eau, et nous partîmes, tantôt flottant, tantôt roulant sur les cailloux du fond, passant les rapides et les cascades jusqu’au moment où le torrent s’élargissant finit par devenir rivière. Le pays traversé par ce cours d’eau dépasse encore en laideur tout ce que nous avons vu de plus laid depuis Yunan-sen. Des montagnes, rien que des montagnes uniformes, sans une motte de terre végétale, pelées et rouges comme si elles venaient d’être à l’instant vomies de la grande fournaise! D’étroits sentiers sont tracés de loin en loin de la base au sommet, serpentant à peine, presque droits, comme si, lorsqu’on est contraint d’escalader ces pentes, on voulait se hâter et prendre, en dépit de la fatigue, la route la plus courte pour fouler le moins longtemps possible ce sol hideux. Une fois familiarisés avec les incidens d’une navigation qui nous avait d’abord distraits du paysage, l’odieux aspect de celui-ci finit par nous jeter dans une sorte de mortel découragement. Jamais nous ne nous étions sentis dominés à ce point par les influences extérieures. Était-ce le résultat de notre lassitude générale, était-ce l’effet d’un sinistre pressentiment? C’est en vain qu’aujourd’hui encore j’essaie de m’expliquer l’étrange impression que m’a laissée après deux ans cette horrible campagne, où tout, hormis le ciel et l’eau, avait littéralement la couleur du sang de bœuf.

Nous voguions depuis longtemps déjà sur une eau profonde et calme, attelés à deux hommes qui marchaient à grands pas sur un chemin de halage, quand, laissant la rivière à gauche, notre barque pénétra dans un étroit canal qui nous conduisit jusqu’aux faubourgs de la ville. Les ponts étaient nombreux sur ce cours d’eau; il fallait, pour passer sous leurs voûtes trop basses, nous étendre au fond de la barque, dont le patron nous tint vingt fois le même discours, répétant imperturbablement en chinois, à chaque obstacle nouveau : Voilà un pont, ô grands hommes, courbez vos nobles têtes! Il faisait nuit close quand nous arrivâmes à Tong-tchouan. Un mandarin nous attendait pour nous conduire dans une pagode élégante et bien entretenue, où les mille détails fantaisistes d’une ornementation surabondante étaient prodigués sur les portes, les plafonds, les colonnes. Des dragons, des monstres de toute espèce, ailés, ventrus, rampans, sortaient du bois profondément fouillé, mêlant leurs têtes dorées et leurs langues rouges aux guirlandes de fleurs et aux essaims d’oiseaux. Là encore nous recherchons, de préférence aux vastes pièces, les petits cabinets et les étroits réduits où l’air s’échauffe et où les curieux ne peuvent pénétrer. Nous établissons notre camp dans un grenier qui eut un escalier jadis, où l’on monte aujourd’hui par une échelle, et où, après avoir fait coller du papier aux fenêtres, nous allons habiter pêle-mêle avec le vieux mobilier de la pagode, dieux ébauchés ou hors de service, ressource précieuse, car tout cela est sec, et le froid rend le feu nécessaire.

Léan-Tagen, le gouverneur du Fou, s’empresse de venir, malgré son grade élevé dans la hiérarchie militaire, nous faire la première visite. Le lendemain, nous allons la lui rendre. A peine avons-nous franchi le seuil de son palais que des pétards parlent de tous côtés ; des gardes ayant sur le dos de véritables matelas en guise de cuirasse, de jeunes pages coiffés d’un chapeau en rotin, — dont il semble que la mode européenne ait imité la forme disgracieuse, — et vêtus de longues robes dont les manches dépassent les mains, poussent des cris effroyables de toute la force de leurs poumons. C’était là un cérémonial flatteur et qui prouvait le cas que l’on faisait de nous. Le maître, vêtu d’une magnifique robe de soie et d’un camail en fourrure blanche, nous conduisit à travers les cours nombreuses de son charmant yamen jusqu’à une pièce décorée et meublée avec autant de luxe que de bon goût. A voir les tapis, les consoles vernies, les sièges dorés, les tables laquées et ces mille riens qui rendent un intérieur agréable, nous aurions pu nous croire dans un boudoir de la Chaussée-d’Antin. Ce logis surpassait en élégance, sinon en richesse, même celui de Ma-Tagen; quant au propriétaire, quoique soldat comme ce dernier, il en faisait les honneurs en homme bien élevé, ce qui ne saurait nuire aux qualités militaires. Léan-Tagen possède aussi tout un arsenal d’armes européennes: mais, sans agent à Sanghaï, il les achète alors qu’elles ont déjà passé par les mains de plusieurs intermédiaires, et nous reculons effrayés devant les prix qu’il nous indique.

Bâtie non loin du Fleuve Bleu, sur la route commerciale qui va de Sutcheou-fou à Yunan-sen, Tong-tchouan est une ville de grandeur moyenne, dont les fortifications comme les monumens publics sont en bon état. Chacun semble y vivre heureux et tranquille, et les habitans ne paraissent pas trop en vouloir à leur chef, à qui les musulmans, connaissant son faible, ont dépêché une négociatrice dont il goûte fort les argumens. Je n’ai vu dans la ville qu’un très petit nombre de marchands de cercueils, encore semblent-ils faire très mal leurs affaires.

Cependant la maladie de M. de Lagrée s’aggravait en se prolongeant, et le repos le plus absolu lui était devenu nécessaire. Il n’avait plus, en ce qui le concernait personnellement, qu’un seul parti à prendre : attendre à Tong-tchouan et profiter du premier retour de ses forces pour gagner Sutcheou-fou, et là, s’embarquer sur une jonque qui le conduirait à Sanghaï. Il était hors d’état de faire dans le pays des mahométans révoltés cette excursion qu’il méditait depuis Yunan-sen et qu’il considérait comme le couronnement de son entreprise. D’un autre côté, il n’ignorait pas ce qu’avait d’attrayant pour ses compagnons la perspective de ce voyage supplémentaire. Étudier la civilisation originale que pouvait avoir produite l’islamisme transporté si loin de son berceau, contempler la mosquée auprès de la pagode, revoir le Mékong à Li-kiang où, à peine sorti du Thibet, il coule au pied d’une montagne qui mesure 5,000 mètres d’altitude, et près de Yong-tchang, sur l’extrême frontière de Birmanie, où le Vénitien Marco Polo était venu six siècles avant nous, — pénétrer enfin dans Tali, la jeune capitale d’un empire naissant, c’était là un programme qui avait en effet ranimé notre ardeur presque éteinte. Nous contraindre à y renoncer par des raisons tirées de sa propre santé, M. de Lagrée ne pouvait s’y résoudre. Pendant qu’il hésitait encore, les autorités chinoises firent auprès de lui, pour le détourner de nous laisser partir, des démarches très pressantes; une lettre du père Fenouil, effrayé des dangers que, dans sa conviction, nous allions gratuitement courir à la fin d’une expédition jusqu’alors heureuse, vint mettre le comble à l’anxiété de notre malheureux chef. Redoutant les périls annoncés d’un commun accord par cent bouches officieuses, et les redoutant d’autant plus qu’il ne serait plus là pour les affronter avec nous, craignant en même temps de nous imposer un sacrifice, tourmenté par mille sentimens contraires où se révélaient à la fois son esprit prévoyant et son cœur généreux, il nous réunit tous autour de son lit, — pauvre lit plus mauvais et plus dur qu’un lit de camp, — et nous laissa libres de prendre une décision. S’il nous avait été donné de lire dans l’avenir, d’apercevoir l’échec qui nous attendait à Tali et la douleur que nous retrouverions à Tong-tchouan, peut-être cette décision eût-elle été différente; mais nous étions dans l’âge de la confiance, notre départ fut résolu.


L.-M. DE CARNE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1870.
  2. Tagen, c’est-à-dire grand homme. C’est une épithète, une sorte de titre honorifique qui s’ajoute au nom des personnages occupant une situation élevée dans la hiérarchie civile ou militaire.
  3. Le verre, resté en Chine un objet assez cher, est souvent remplacé par du papier.
  4. Kouïtseu, appellation injurieuse appliquée par les Chinois aux mahométans révoltés du Yunan en particulier, et aux bandits en général.
  5. Ville capitale des rebelles.