Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XXIV. Prendre garde aux faux prophètes.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 313-315).
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CHAPITRE XXIV. PRENDRE GARDE AUX FAUX PROPHÈTES. modifier


78. Il faut donc surtout se tenir en garde contre ceux qui promettent la sagesse et la connaissance de la vérité qu’ils n’ont pas, comme les hérétiques, par exemple, qui le plus souvent essaient de se recommander par leur petit nombre. Aussi, après avoir dit que bien peu trouvent la porte étroite et la voie resserrée ; de peur que ces sectaires ne s’imaginent être ce petit nombre, le Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, tandis qu’au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Mais ces loups ne trompent pas l’œil simple, qui sait distinguer l’arbre à ses fruits : car, dit le Seigneur, « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Puis il ajoute des comparaisons : « Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi tout arbre bon produit des fruits bons ; mais tout mauvais arbre produit de mauvais fruits. « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. Or tout arbre quine produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. »
79. A ce propos il faut surtout se défier de l’erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la nature de Dieu, et une autre qui n’est pas celle de Dieu et ne provient pas de Dieu. J’ai déjà longuement discuté cette erreur dans d’autres livres, et, s’il le faut, je la discuterai encore ; il s’agit maintenant de faire voir qu’elle ne peut s’appuyer sur la comparaison des deux arbres. D’abord le Christ parle ici des hommes, et cela est tellement clair qu’en lisant ce qui précède et ce qui suit, on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits » et ils s’imaginent qu’une âme mauvaise ne peut pas s’améliorer, ni une âme bonne se détériorer ; comme si on avait dit : Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir bon ; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l’arbre c’est l’âme même, l’homme même ; et le fruit de l’arbre, les œuvres de l’homme ; un homme mauvais ne peut donc faire le bien, ni l’homme bon, le mal. Par conséquent si l’homme mauvais veut faire le bien, il faut d’abord qu’il devienne bon. C’est ce que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l’arbre bon, ou rendez l’arbre mauvais » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez ; car qui d’entre les hommes peut faire une nature ? Ensuite, là encore, après avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais[1] ? » Donc tant qu’on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on produit de bons fruits, c’est qu’on n’est plus mauvais. C’est ainsi qu’on peut dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude ; car, dès qu’elle est chaude, nous ne l’appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce qui était neige ne le soit plus, mais non qu’il y ait de la neige chaude. Ainsi il peut arriver que celui était mauvais cesse de l’être, et néanmoins il est impossible qu’un homme mauvais fasse le bien, quoiqu’il puisse parfois être utile : mais alors ce n’est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son occasion, par l’action de la divine Providence. C’est ainsi qu’il a été dit des pharisiens : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. » S’ils disaient de bonnes choses, et si ce qu’ils disaient était utile à entendre et à pratiquer, ce n’était point leur œuvre. Car, dit le Seigneur,« ils sont assis sur la chaire de Moïse[2]. » Ils pouvaient donc, grâce à la divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à leurs auditeurs sans s’en faire à eux-mêmes. C’est des hommes de ce genre qu’un prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des épines[3] » parce qu’ils enseignaient le bien et faisaient le mal. Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à travers les épines ; comme si quelqu’un, passant la main par une haie, cueillait un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des épines, mais de la vigne.
80. On a certainement très grande raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention pour connaître l’arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le : jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes œuvres qui peuvent être faites par des hypocrites, autrement on n’aurait pas dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux. » Ce principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes œuvres : l’aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non par pitié mais par ambition ; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes ; beaucoup jeûnent, et font parade d’une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette vertu comme difficile et honorable ; et par ces ruses isl se séduisent, trompant, d’une part, par des fausses apparences, et de l’autre, pillant et tuant ceux qui ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En effet, quand tout cela procède d’un cœur droit et sincère, ce sont là des véritables vêtements de brebis ; mais quand une erreur coupable en est la source, cela ne couvre pas autre chose que des loups. Cependant les brebis ne doivent pas répudier leurs vêtements, parce que le plus souvent les loups s’en servent pour se cacher.
81. C’est donc l’Apôtre qui nous dira à quels fruits nous reconnaîtrons l’arbre mauvais : « On connaît aisément les œuvres de la chair, qui sont : les fornications, les impuretés, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les sectes, les envies, les ivrogneries, les débauches de table, et « autres choses semblables ; je vous le dis, comme je vous l’ai déjà dit : ceux qui font de telles choses n’obtiendront point le royaume de Dieu. » Le même Apôtre nous dit ensuite à quels fruits nous connaîtrons qu’un arbre est bon : « Au contraire les fruits de l’Esprit sont : la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence[4]. » Il faut savoir que le mot joie est pris ici dans son sens propre ; car à la rigueur les méchants ne peuvent goûter la joie, mais seulement s’étourdir ; comme nous avons dit plus haut que le mot volonté a aussi son sens propre qui ne saurait s’appliquer aux méchants dans la pensée de ce texte : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi. » Le prophète donne encore la même signification au mot j oie, et suppose qu’elle n’existe que chez les bons, quand il dit : « Il n’y a pas de joie pour les impies, dit le Seigneur[5]. » Il en est de même de la foi, qui strictement ne s’entend pas d’une foi quelconque, mais de la véritable foi. Tout cela ne peut avoir son simulacre chez les hommes méchants et imposteurs, au point de tromper celui qui n’a pas encore l’œil simple pour tout démêler. Il était donc tout à fait dans l’ordre de parler d’abord de la nécessité de purifier l’œil, et de dire ensuite contre quoi il faut se tenir en garde.

  1. Mt. 12, 33, 34
  2. Mt. 23, 3
  3. Jer. 12, 13
  4. Gal. 5, 19-23
  5. Is. 57, 91 \ft selon les Sept.