Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XIII. Désintéressement et pureté d’intention.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 301-302).
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CHAPITRE XIII. DÉSINTÉRESSEMENT ET PURETÉ D’INTENTION. modifier

43. Souvent aussi le souci des nécessités de la vie blesse et, souille notre œil intérieur ; le plus souvent il rend notre cœur double, en sorte que ce que nous semblons faire de bien aux hommes, n’est plus animé du motif que Dieu exige, c’est-à-dire de l’esprit de charité, mais inspiré par l’intention d’obtenir d’eux quelque chose d’utile aux besoins de la vie présente. Or c’est leur salut éternel, et non un avantage propre et temporel, que nous devons avoir en vue dans le bien que nous leur faisons. Que Dieu incline donc notre cœur vers ses commandements, et le détourne de la cupidité[1]. Car la fin du précepte est la charité qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte[2]. Or celui qui rend service à un frère pour subvenir à ses propres besoins, n’agit évidemment pas par charité : ce n’est pas dans l’intérêt de celui qu’il doit aimer comme lui-même, mais dans son intérêt personnel qu’il agit ; ou plutôt ce n’est pas même à son profit : car il se fait par là un cœur double qui l’empêche de voir Dieu, et voir Dieu est pourtant le seul bonheur certain et durable.

44. C’est donc avec raison que Celui qui travaille avec tant d’instance à purifier notre cœur, continue à donner ses ordres, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Où est en effet ton trésor, là est aussi ton cœur. » Donc si le cœur est sur la terre, c’est-à-dire si on agit dans le but d’acquérir des biens terrestres, ce cœur ne peut être, pur puisqu’il se vautre dans la boue. Mais s’il est dans le ciel, il est pur, parce que tout est pur dans le ciel. Tout ce qui se mêle à un objet de nature inférieure, quoique non impur dans son genre, devient impur lui-même ; ainsi l’or se souille en se mélangeant avec de l’argent pur. De même notre âme se salit par la convoitise des choses terrestres, quoique la terre ne soit pas immonde dans son espèce et dans le rang qu’elle occupe. Ici par ciel nous n’entendons pas le ciel matériel : le mot terre signifie tout ce qui est corps. Car c’est le monde entier que doit mépriser celui qui s’amasse des trésors dans le ciel. Nous devons donc placer notre trésor et notre cœur dans le ciel dont il est dit : « Le ciel des cieux appartient au Seigneur[3] » c’est-à-dire dans le firmament spirituel ; non dans le firmament qui passera, mais dans celui qui subsistera à jamais. Or le ciel et la terre passeront[4].

43. Le Seigneur fait voir que tous ces commandements se rapportent à la pureté du cœur quand il dit : « La lampe de votre cœur est votre œil. Si donc votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux, mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? » Il faut entendre ce passage en ce sens : soyons bien convaincus que nos actions sont pures et agréables aux yeux du Seigneur, quand elles sont faites avec un cœur simple, c’est-à-dire dans une intention surnaturelle et finale de charité ; car l’amour est la plénitude de la loi[5]. L’œil signifie ici l’intention même qui dirige toutes nos actions ; si elle est pure et droite, si elle a en vue ce qu’il faut avoir en vue, tout ce que nous ferons pour elle sera nécessairement bon. Et ce sont ces œuvres dans leur ensemble que le Seigneur appelle tout le corps ; comme l’Apôtre appelle nos membres certaines actions qu’il désapprouve, qu’il ordonne de faire mourir en disant : « Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre : la fornication, l’impureté l’avarice[6] » et autres choses de ce genre.
46. Ce n’est donc pas à l’action, mais au motif de l’action, qu’il faut s’attacher. Et c’est là la lumière qui est en nous, parce que c’est là ce qui nous révèle que nous agissons avec une bonne intention : car tout ce qui se découvre est lumière[7]. Mais en tant que nos actes ont rapport à la société humaine, leur résultat est incertain ; aussi le Seigneur les nomme-t-il ténèbres. En effet quand je donne l’aumône à un pauvre qui me la demande, je ne sais ce qu’il en fera, ce qui en résultera pour lui ; il peut arriver qu’il en abuse ou qu’il en éprouve quelque chose de fâcheux, que je ne voulais pas, qui était loin de ma pensée, lorsque je la lui donnais. Si donc j’ai agi avec bonne intention et avec conscience de cette bonne intention, c’est ce qu’on appelle la lumière : quelqu’en soit le résultat, mon action est éclairée ; l’incertitude et l’ignorance où je suis du résultat, voilà les ténèbres. Que si j’ai agi avec mauvaise intention, la lumière elle-même devient ténèbres. En effet il y a lumière, parce que chacun sait dans quel esprit il agit, même quand il agit dans un mauvais esprit ; mais la lumière devient ténèbres, parce que l’intention n’est pas simple ni dirigée en haut, mais ramenée en bas et qu’elle crée une sorte d’obscurité par la duplicité du cœur. « Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? » c’est-à-dire : Si l’intention même du cœur, qui anime vos actions et que vous connaissez, est gâtée et aveuglée par la convoitise des choses terrestres et passagères : combien plus l’action elle-même, dont le résultat est incertain, sera-t-elle impure et ténébreuse ? Et quand même ce que vous faites avec une intention qu : n’est ni pure ni droite, profiterait à un autre, ce n’est pas ce profit, mais le motif même de votre action qui vous sera imputé.

  1. 5
  2. 1 Tim. 1, 6
  3. Ps. 113, 16
  4. Mt. 24, 35
  5. Rom. 13, 10
  6. Col. 3, 5
  7. Eph. 5, 13