Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/02



EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.

II.
SANDTORV.

Le 27 juin, au point du jour, les pilotes de Drontheim avaient signalé la Recherche. L’un d’eux vint nous annoncer cette nouvelle, et nous courûmes sur le port. Le vent était contraire. À l’aide de la longue-vue, on apercevait, à l’extrémité du golfe, le navire louvoyant le long de la côte, et il était facile de calculer qu’il n’arriverait pas avant plusieurs heures. Mais nous ne pouvions attendre si long-temps ; nous prîmes une barque et nous allâmes à sa rencontre. Le ciel était pur, la mer était belle. Nos deux matelots, penchés sur leurs avirons, poussaient avec force notre barque en avant. Jamais je n’ai eu tant de plaisir à voir le sillage d’écume fuyant derrière moi, à entendre le bruit d’une rame tombant sur l’eau. Peu à peu, nous distinguions plus nettement les formes de la corvette qui nous avait ramenés d’Islande, et qui venait nous chercher pour nous conduire au Spitzberg. Déjà nous pouvions voir ses trois lignes de voiles blanches étagées l’une sur l’autre et son drapeau flottant au haut de la dunette. Il faut avoir passé des jours d’isolement en pays étranger et regretté l’air vivifiant de la terre natale pour comprendre l’émotion que l’on éprouve à se retrouver tout à coup avec des compatriotes, avec des hommes qui parlent notre langue, s’associent à nos souvenirs et partagent nos affections. Notre arrivée à bord fut annoncée par de longs cris de joie, et nous embrassions nos amis, et nous ouvrions les lettres qu’ils nous apportaient, et nous commencions un récit interrompu aussitôt par un autre récit. C’était de part et d’autre un mélange continuel de questions précipitées, de réponses décousues, et des effusions de cœur et des serremens de main. Hélas ! il y avait près de deux ans que j’étais loin de la France, et il y avait tant de choses que j’aurais voulu savoir en quelques minutes ! Pendant ce temps la corvette continuait sa route, et bientôt nous vîmes arriver une troupe de musiciens de Drontheim qui chantaient nos airs nationaux. Les habitans de la ville étaient réunis sur le rivage, les drapeaux flottaient sur les navires du port, et le canon de Munkholm saluait notre pavillon. Pour cette paisible cité du Nord, où il n’entre que des bâtimens de commerce, l’apparition d’une corvette française était un évènement mémorable, et cet évènement, on le célébrait comme une fête.

Quelques jours après nous faisions nos préparatifs de départ. La corvette devait aller par la pleine mer à Hammerfest. Le désir de voir la côte septentrionale de Norwége nous engagea à nous embarquer sur le bateau à vapeur le Prince Gustave, qui passe entre les îles de Norland et de Finmark et relâche sur plusieurs points. Ce bateau n’est pas l’œuvre d’une spéculation commerciale, c’est le gouvernement qui l’a fait construire et qui l’entretient. Le prix du transport des passagers ne suffit pas à payer le charbon qu’il consume, et le transport des marchandises est très minime. Les négocians norwégiens ne renonceront pas si vite à l’habitude d’employer les bateaux à voiles. La célérité dans les relations n’augmente guère leurs chances de succès. Peu leur importe, à vrai dire, que leurs marchandises arrivent quelques semaines plus tôt ou plus tard, pourvu qu’elles arrivent. Le gouvernement ne peut donc pas s’attendre à recouvrer jamais l’argent qu’il a consacré à ce bateau ; mais les avantages qu’il procure par là à deux grandes provinces sont incalculables. Qu’on se figure cette quantité d’îles dispersées à travers la mer du Nord, ces montagnes isolées l’une de l’autre, ces habitations jetées au bout du monde. Autrefois on ne traversait l’archipel qu’en s’en allant d’île en île avec une barque de pêcheurs. L’absence de rameurs, la brume, l’orage et les vents contraires arrêtèrent souvent plusieurs jours le passager à la même station. Il fallait un mois au moins pour aller de Hammerfest à Drontheim, et il en coûtait 500 francs pour voyager ainsi sur un bateau découvert, les genoux serrés l’un contre l’autre, les pieds dans l’eau, le corps livré à toutes les intempéries de l’air. Alors il n’y avait point de jour de poste déterminé. La poste arrivait selon le bon vouloir du temps, une semaine ou l’autre : on calculait la célérité de sa marche par la direction du vent et la hauteur du baromètre, mais souvent elle trompait toutes les espérances, et le marchand qui venait l’attendre sur la grève s’en retournait la tête baissée et l’esprit inquiet. L’évêque de Tromsœ me disait qu’une lettre partie de cette ville au mois de mars n’était arrivée à Christiania qu’au mois de juin. Si le correspondant de Christiania mettait le moindre retard à répondre, c’était l’affaire d’un an.

Maintenant le bateau à vapeur va de Drontheim à Hammerfest en huit jours. Il s’arrête quelques heures ici et là, un jour à Sandtorv, deux jours à Tromsœ, et apporte avec lui les lettres, les journaux, les nouvelles du sud. C’est un messager savant qui parcourt une contrée lointaine, c’est une veine de sang généreux qui pénètre jusqu’au cœur de ces froides régions. Quand il parut pour la première fois en Finmark, c’était au mois de mars dernier, un jour où il naviguait avec le vent contraire ; les habitans de la côte ne comprenaient pas sa puissance. Ils le regardaient tous avec une sorte de stupéfaction, et en voyant cette lourde machine s’avancer vers eux malgré le vent et les flots, les uns la prenaient pour une baleine, d’autres pour ce vaisseau fabuleux, ce vaisseau maudit que les matelots ont entrevu parfois errant sur les vagues, sans gouvernail et sans voiles. Mais avec leur intelligence de marins, ils ont bientôt découvert la force secrète de ce bateau ; lorsqu’ils le voient, ils le saluent et l’admirent ; les hommes d’un esprit plus développé, les fonctionnaires, les prêtres, les riches marchands, ne prononcent son nom qu’avec un sentiment de reconnaissance ; le drapeau norwégien se déploie au bord de toutes les îles devant lesquelles il s’arrête, et le jour où il arrive les jeunes filles se parent comme pour un jour de fête. Si, après tous ces témoignages de joie, j’avais pu douter encore de l’influence du bateau à vapeur en Norland, j’aurais été converti le jour où j’ai entendu un habitant de Bodœ, dont je respectais le savoir autant que le caractère, s’écrier avec un accent d’enthousiasme : « Nous devons bénir à jamais celui qui le premier songea à nous envoyer le Prince Gustave ; car nous étions pauvres, et il nous a enrichis ; nous n’avions ni livres, ni journaux, et il nous en a apporté ; nous vivions dans une espèce de thébaïde, et il nous a rapprochés du monde. » J’ajouterai à cette digression sur le bateau à vapeur un aveu auquel un voyageur ne se résigne pas facilement, c’est que, depuis qu’il existe, il n’y a plus aucun mérite à voyager le long de ces mers orageuses et de ces côtes arides. On trouve sur le bateau à vapeur un salon élégant, des couchettes commodes, et un restaurateur qui se fait gloire d’apporter avec lui une ample provision de vins de France. Le bâtiment est commandé par un lieutenant de la marine royale, M. Grunch, qui, dès le jour de notre arrivée à bord, nous avait tous séduits par ses soins obligeans et sa politesse aimable. On s’en va ainsi de Drontheim à Hammerfest, entre des livres et des journaux, sur un canapé de soie, dans un salon de bonne compagnie. Il ne manque plus qu’un bateau à vapeur de Christiania à Bergen, et le voyage, que l’on regardait encore, il y a quelques années, comme une entreprise audacieuse, deviendra tout simplement une promenade par eau. Le bourgeois parisien pourra s’embarquer à bord de la Normandie, et en se laissant conduire à Hambourg, à Copenhague, en s’endormant quelques nuits de suite dans sa cabine, il se réveillera un beau matin dans le port de Hammerfest, au 70e degré de latitude, à quelques lieues du cap Nord.

Nous venions de voir, sur les bords du lac Miœssen et dans le Guldbrandsdal, une des parties les plus pittoresques de la Norwége. Au haut du Dovrefield, nous avions rencontré des sites étranges ; mais rien de ce qui attire le regard sur la route de Stockholm et celle de Christiania ne ressemble aux magnifiques points de vue des côtes du Nord. À peine sortis du golfe de Drontheim, nous entrons dans une enceinte d’îles étroites, de rocs escarpés, qui tantôt forment autour de nous un bassin pareil à celui d’un port, tantôt s’élèvent de chaque côté du navire comme deux colonnes de granit, se ferment comme une barrière, et s’étendent au loin comme une rue. Les uns portent encore à leur base quelques tiges de bouleaux et des touffes d’herbe ; mais la plupart n’offrent que de faibles traces de végétation. Ils sont gris comme la lave de l’Hécla et secs comme une écaille de tortue. Quelquefois on distingue la flèche en bois de la chapelle, qui s’élève comme un signe de consolation au milieu de la tristesse solennelle du paysage. Cette chapelle, quoique située au centre de la paroisse, est ordinairement très éloignée de toute habitation. Le prêtre, qui a plusieurs chapelles à desservir, ne vient là que deux ou trois fois par an, et quand il entreprend ce voyage évangélique, c’est souvent au péril de sa vie, car il faut qu’il traverse des golfes où une raffale violente succède parfois tout à coup à un calme plat. Quelques-uns de ses paroissiens ont encore plus de difficultés à vaincre et de dangers à surmonter quand ils veulent se rendre à l’office. L’hiver, l’église est presque déserte ; tandis que les hommes sont à la pêche, la mer et l’orage empêchent les femmes de sortir. On a vu alors des familles obligées de garder un mort pendant deux ou trois mois avant de pouvoir le porter au cimetière pour le faire enterrer.

Le matin, quand nous passions là, le ciel était d’un bleu limpide, le soleil projetait ses rayons sur les flots de la mer, et tous ces rocs si nus, si tristes, si déserts, formaient un singulier contraste avec ces vagues vertes comme l’émeraude, rouges comme la pourpre, et ce ciel pur comme un ciel du midi. Mais peu à peu des vapeurs grises s’amoncellent au sommet des montagnes ; elles s’étendent comme un nuage, elles enveloppent l’horizon, et l’on n’entrevoit plus au loin qu’un voile de brouillards noirs, où quelques rayons de lumière percent çà et là comme les teintes blanches que le peintre jette du bout de son pinceau sur une toile sombre. Le brouillard, étendu d’abord au large dans l’espace, nous resserrait de plus en plus. Alors tous les objets se dessinaient confusément à nos yeux, et l’œil exercé du pilote pouvait seul discerner les brisans dont nous étions menacés, et reconnaître la route que nous devions suivre à la forme à demi effacée des montagnes. Nous naviguâmes ainsi à l’aide de la merveilleuse expérience de notre pilote pendant quelques heures ; puis la brume devint si obscure, qu’il fallut jeter l’ancre, et nous restâmes là toute la nuit, bercés par le vent et dormant entre les écueils.

Le lendemain, c’étaient des îles plus sauvages encore et des rocs plus escarpés. La mer était parfois si resserrée, qu’on l’eût prise pour une rivière. Le bateau virait sans cesse et glissait comme un serpent entre les sinuosités des montagnes. Ici la végétation va toujours en décroissant ; les pins disparaissent ou deviennent plus petits et plus rares ; le bouleau des vallées, aux branches étendues, fait place au bouleau nain, que la neige et le froid oppressent. Les collines sont revêtues d’une quantité de mousses nourries par l’humidité ; mais l’œil cherche en vain ces belles couches de fleurs qui parsèment nos campagnes. On ne voit guère que la diapensia avec ses rameaux semblables à ceux d’un jeune sapin, ses légères clochettes d’un rouge violet, et l’azalea procumbens, pauvre petite plante, plus jolie encore et plus frêle, qui s’épanouit entre les touffes du lichen comme un bouquet de mariée, et semble, en se penchant vers la terre, lui demander un refuge contre la glace et le vent. M. Martins, qui doit traiter la partie botanique de notre voyage, n’avait trouvé ces plantes qu’au sommet des Alpes ; il les a trouvées ici presque au niveau de la mer. La végétation refroidie de nos hautes montagnes est celle des vallées du Norland.

Toutes ces collines devant lesquelles notre bateau passe sont sans abri ; cette terre est sans culture, et cependant on distingue parfois sur la grève solitaire une cabane en bois. L’homme est plus hardi que l’oiseau de mer ; il bâtit sa demeure sur tous les rivages et repose au milieu de toutes les tempêtes.

Après avoir traversé cette longue ligne de côtes arides et de rescifs, on aperçoit au bord de la mer une colline couverte de verdure et couronnée par une forêt de pins : c’est Hildringen, la demeure du maître de poste des deux provinces. Le bateau s’arrêtait là quelques heures pour prendre des lettres, et quand nous descendîmes à terre, il y avait je ne sais quelle espèce de soulagement de cœur à voir cette maison riante bâtie au haut d’une terrasse où le propriétaire essaie de faire croître quelques plantes potagères, et la ceinture de bois qui l’abrite, et le ruisseau, qui coule sur un lit de mousse, mêler ses eaux fraîches aux vagues amères de l’Océan. Toute cette terre, qui sourit de loin aux yeux du voyageur, ne donne pourtant pas de moisson. À peine celui qui l’ensemence parvient-il à récolter, tous les quatre ou cinq ans, un peu d’orge et de pommes de terre. L’été ne commence là qu’au mois de juin, et finit au mois de septembre ; mais la colline est couverte d’une bruyère touffue, la chèvre grimpe au flanc du rocher, la génisse dort près du bouleau, et la mer étend avec un doux murmure une nappe d’écume sur un lit de sable. Toute cette habitation est pleine de vie et de fraîcheur : c’est un paysage suisse après un tableau de Salvator Rosa.

De cette scène champêtre nous passions à un aspect grandiose. La mer s’ouvrait devant nous large et puissante. Le bateau bondissait sur les vagues enflées par le vent, puis se penchait sur sa quille et faisait fuir derrière lui deux longues raies pareilles aux sillons creusés par un soc pesant. Devant nous, nous apercevions le Torghat avec sa cime arrondie et ses deux ailes inclinées de chaque côté, comme celles d’un chapeau alsacien ; plus loin une ligne bleuâtre et dentelée, les montagnes qu’on appelle les Sept-Sœurs, qui s’élèvent comme sept têtes de jeunes filles curieuses à la surface des flots. Le Torghat est coupé de haut en bas par une ouverture qui a, dit-on, trois cents pieds de haut, et qui le traverse dans toute son épaisseur. On raconte qu’un géant, dont on voit encore, à douze milles de là, le buste pétrifié, lança un jour une flèche contre un Trolle qui lui enlevait sa bien-aimée. Le Trolle échappa au trait meurtrier, la jeune fille fut changée en pierre dans l’île de Lek, et la flèche fit dans le Torghat cette ouverture immense.

Le soir, la brume couvrait encore l’horizon, mais les rayons du soleil luttaient contre elle, et alors on apercevait de singuliers effets de lumière : les montagnes, toutes bleues à leur base, entourées sur leurs flancs d’une ceinture de vapeurs grises, et revêtues au sommet d’une teinte de pourpre, et la mer traversée çà et là par de grandes ombres, et roulant un peu plus loin des étincelles d’or dans des flots de cristal.

Le 4 juillet au matin, nous franchissions le cercle polaire. C’était une fête pour nous tous qui n’avions jamais été si loin au nord, une fête que nous célébrâmes avec joie, en traversant déjà dans notre pensée les nouveaux pays que nous allions voir. À mesure que nous avançons, toute la nature prend un aspect plus sauvage et plus imposant ; des montagnes nues s’élancent par des jets hardis du niveau de la mer, leurs flancs sont droits et escarpés, leur cime taillée carrément, effilée comme une aiguille, ou dentelée comme une scie ; la neige s’abaisse de plus en plus vers la mer, et les brouillards noirs jettent comme un voile de deuil sur cette surface blanche. De temps à autre une troupe de goélands s’élève du sein des flots en battant de l’aile, et s’enfuit sur la grève ; une hirondelle égarée dans sa route voltige autour de notre bateau comme pour y chercher un abri ; puis toute trace de vie disparaît, et l’on n’aperçoit que les montagnes projetant dans les airs leurs pics audacieux, le ciel voilé par une brume continue, la grève déserte, la mer sombre. Que de fois, en regardant ces magnifiques scènes que je me sentais incapable de décrire, en me laissant aller à l’émotion produite par l’aspect de ces îles solitaires, de ces rocs sauvages que l’on dirait enfantés dans un bouleversement de la nature, que de fois n’ai-je pas désiré que Byron fut venu ici ! Quel sujet de chant sublime pour Child-Harold ! quelle page terrible pour Manfred !

Mais voilà que les matelots déroulent la chaîne de l’ancre. Nous entrons dans une baie bordée de tout côté par des cimes de neige. Deux bricks marchands sont dans le port, un pavillon flotte sur la côte. Nous sommes à Bodœ, la seule ville de Norland, si l’on peut appeler ville un groupe d’une trentaine de maisons en bois et quelques magasins à moitié vides qui se penchent sur l’eau comme pour attendre la cargaison de blé et de poisson qui n’arrive pas. Les marchands de Drontheim avaient fondé de grandes espérances sur cette ville. Ils prétendaient en faire un entrepôt de commerce, rival de Bergen. En 1803, une société, formée par quelques-uns d’entre eux, employa un capital de 600,000 francs à cette spéculation. Mais Bergen l’emporta, et les pertes de la société devinrent en quelques années si considérables, qu’ils se décidèrent à abandonner leur entreprise et à vendre leurs constructions. Maintenant on ne trouve plus à Bodœ que deux marchands et quelques ouvriers. L’église est à une demi-lieue de là, une jolie petite église bâtie dans une situation pittoresque, entre deux golfes, au pied d’une colline couverte de quelques arbustes. Il y avait là jadis une chapelle très ancienne, car cette province de Norland a été habitée dès les temps les plus reculés. Elle portait, au moyen-âge, le nom de Halogaland. Il en est souvent parlé dans les sagas islandaises. Mais ces vestiges d’antiquité ont disparu peu à peu, et il ne reste qu’un petit nombre de tumulus dispersés çà et là et quelques pierres sépulcrales sans inscription. Le seul monument un peu curieux que nous ayons trouvé dans les environs de la ville, est une pierre tumulaire du XVIIe siècle, placée dans la muraille de l’église et représentant un vieux prêtre de la paroisse avec sa calotte sur la tête, sa longue barbe, ses moustaches, une main sur la poitrine, une autre sur un livre. On me raconta que la femme de ce prêtre avait manqué à ses devoirs de fidélité conjugale. Quand il fut mort, il apprit dans l’autre monde ce qu’il avait toujours eu le bonheur d’ignorer dans celui-ci. Il revint chaque nuit reprocher à sa femme la faute qu’elle avait commise, et la malheureuse veuve, tourmentée par le remords, employa ses colliers, ses parures, à faire ériger cette tombe à son mari ; après quoi on assure qu’elle dormit tranquille. À la main droite sculptée sur la pierre, on remarque un doigt mutilé. Une légende populaire rapporte qu’un paysan le brisa un jour pour montrer sa force, mais au même instant il fut attaqué d’une maladie étrange que personne ne connaissait et dont nul médecin ne put le guérir.

Quand nous eûmes visité l’église, nous entrâmes dans la maison du prêtre. Elle est construite carrément comme un ancien castel : au milieu, une grande cour pavée, et de chaque côté une habitation. Ce fut un prêtre riche et ambitieux qui la bâtit. Il avait acheté, selon la taxe en usage au XVIIIe siècle, le titre d’évêque, et quand il eut reçu ses lettres-patentes, il voulut avoir une demeure qui convînt à sa dignité. Il fit venir chez lui un peintre renommé de Drontheim, et décora son salon et son cabinet de travail de quatre grandes toiles représentant des bergers et des bergères, de belles dames à paniers, tenant du bout des doigts une rose épanouie, et à leurs pieds de jolis jouvenceaux cueillant des fleurs. Le dessin de ces pastorales est tout ce qu’on peut voir de moins artiste ; mais le fait est curieux. En étudiant l’histoire de l’idylle dans ses diverses transformations, je n’avais pas encore appris qu’elle fût venue se nicher dans la demeure d’un prêtre de Norland, au 66e degré de latitude.

Au-delà de Bodœ, on entre dans le Vestfiord, si vaste en certains endroits, qu’on le prendrait pour la pleine mer. Mais après avoir navigué au large pendant quelques heures, on voit de nouveau reparaître des groupes de montagnes, des amas de rochers. Ce sont les îles Lofodden, l’un des points les plus remarquables de toute la Scandinavie. C’est là que chaque année les pêcheurs du Nord se rassemblent pour la pêche d’hiver. Il en vient de Finmark, de Drontheim et de Bergen. Il en vient par centaines, par milliers. On compte, dans les diverses îles dispersées à travers le Fiord, environ trois mille bateaux, et chaque bateau est occupé par six hommes. Les uns pêchent à la ligne, d’autres au filet. Ils laissent chaque soir leurs filets à la mer et vont les retirer le lendemain. Ils arrivent au mois de janvier ou février, et ne s’en retournent guère qu’au mois d’avril. Chaque île est occupée par un marchand qui fournit aux pêcheurs de quoi subvenir à leurs besoins imprévus, car ils apportent avec eux leurs provisions de beurre, de farine, de lait et d’eau-de-vie. Le même marchand leur loue, pour une taxe moyenne de vingt-quatre poissons par homme, les séchoirs et les malheureuses cabanes où ils se réunissent quelquefois au nombre de dix-huit ou vingt-quatre. En arrivant à la station qu’ils se sont choisie, ils élisent parmi eux un patron. C’est d’ordinaire un vieux pêcheur expérimenté qui a pour mission d’apaiser leurs différends, d’observer l’état de la température, de voir si elle ne présage pas quelque tempête, et de guider vers les bancs de poisson sa petite flottille. D’après le règlement de 1830, ce patron doit être réélu chaque année, et les hommes placés sous sa surveillance lui paient chacun un tribut de deux poissons.

Autour des côtes de Lofodden, les poissons descendent en si grande quantité, qu’ils s’entassent les uns sur les autres et forment souvent des couches compactes de plusieurs toises de hauteur. Le patron jette la sonde dans la mer, et, là où il la sent rebondir sur le dos des poissons comme sur un roc, il s’arrête et commence la pêche. Chaque matin il consulte l’état de l’atmosphère, la direction du vent, et, lorsqu’il arbore son pavillon, c’est le signal du départ. Au mois de février, sur ces côtes septentrionales, les nuits sont si longues, l’obscurité si épaisse, que les pêcheurs n’osent pas sortir avant neuf heures du matin ni rester à la mer passé quatre heures du soir ; ils reviennent alors dans leurs cabanes ou préparent le poisson dans les bateaux. Il y a une partie de leur pêche qu’ils vendent au moment même aux marchands de Drontheim, une autre qu’ils suspendent à des perches pour la faire sécher, et qu’ils viennent reprendre au mois de juin. Ils ont encore une saison de pêche en été, sur les côtes de Finmark ; mais à cette époque elle est moins abondante et moins active. On peut évaluer le produit des deux saisons, terme moyen, à 300 fr., et, pour gagner cette somme, ces pêcheurs passent une misérable vie. Rien qu’à voir ces cabanes en bois qui les abritent à peine contre le froid, ce sol nu où ils reposent avec leurs habits humides, on éprouve un profond sentiment de pitié. Et c’est là qu’ils restent trois mois au milieu de l’hiver, loin de leur famille, pauvrement vêtus et pauvrement nourris, couchés la nuit dans la boue, et s’en allant le jour tirer des filets hors d’une eau glacée. La malpropreté, l’humidité des vêtemens, la mauvaise nourriture, engendrent parmi eux des maladies graves dont ils ne guérissent presque jamais ; c’est la gale, la lèpre, l’éléphantiasis, et surtout le scorbut.

Un poète de Norwége, Peter Dass, pasteur d’Alstahong, a décrit en termes pathétiques les privations auxquelles ces malheureux sont condamnés, les dangers continuels qui les menacent ; et les pêcheurs, touchés de voir un homme s’intéresser ainsi à leur sort, ont béni le nom de Peter Dass dans leurs traditions et perpétué sa mémoire dans leurs regrets. Au haut de la grande voile blanche des Jagt norlandais, on aperçoit deux petites bandes noires en vadmel, et l’on dit que c’est le signe de deuil adopté par les pêcheurs depuis la mort de Peter Dass. L’histoire littéraire cite quelques éclatans témoignages d’admiration rendus à la mémoire des hommes illustres ; pour moi, je ne connais rien de plus beau que ce nom du pauvre prêtre passant de père en fils au sein de la colonie des pêcheurs, et ce deuil du poète porté sur toutes les barques à travers tous les golfes[1].

Cependant ni la misère, ni les infirmités, ni les périls d’une mer orageuse, n’arrêtent les hommes du Nord ; ils aiment leur vie de pêcheur, et rien au monde ne pourrait les en détacher. Le Norlandais de nos jours est comme celui des temps anciens ; il va à la mer par instinct, par entraînement ; il y retourne par habitude. C’est son domaine, c’est sa richesse, c’est son orgueil ; c’est là que l’enfant exerce ses forces naissantes ; c’est là que l’homme marié va chercher les moyens de soutenir sa famille ; c’est là que le vieillard veut retourner encore si les infirmités ne l’en empêchent pas. Le jour où le fils du pêcheur va passer un hiver à Lofodden, de ce jour-là date son entrée dans la vie ; il revêt la camisole de cuir, il porte les grandes bottes, il manie la rame, il est fier, il est homme. Jusque-là il n’était bon qu’à rester auprès du poêle avec les femmes et les enfans. Si ingrate que soit la terre de Norland, elle porterait cependant quelque récolte, si le pêcheur voulait la labourer ; mais il ne la cultive qu’à regret et négligemment, car toutes ses pensées sont tournées du côté de la mer, et, du moment où il quitte la mer, il tombe dans une profonde paresse. Qu’on dise à un Norlandais de faire un quart de lieue à pied, il trouvera le chemin prodigieusement long ; mais qu’on lui dise de s’en aller par eau et de ramer pendant plusieurs heures, il sourit, il accepte, il est prêt. Les paysans de la paroisse de Tromsœ, qui s’étend fort au loin, ne craignent pas de faire quinze ou vingt lieues avec leur bateau, pour venir le dimanche à l’église ; mais, une fois arrivés dans le port, il leur en coûte de traverser une place et quelques rues, et les marchands, qui connaissent cette indolence, ont bâti leurs magasins aussi près que possible de la grève, afin d’avoir plus de chalands.

Nous venions de passer la limite du Vesterfiord. La mer était orageuse, le ciel noir, le vent froid ; on ne pouvait plus se promener sur le pont sans un triple vêtement de laine, et l’on ne pouvait descendre dans le salon sans respirer la funeste odeur du mal de mer. Les passagers les plus robustes essayaient de résister à la rigueur de l’air en marchant à pas forcés sur la dunette, et les moins résolus tournaient un regard timide vers le capitaine, comme pour lui demander si l’on n’arriverait pas bientôt à la station de relâche. Mais le thermomètre baissait de plus en plus, le vent enflait encore les vagues, et nous n’apercevions que l’eau et les montagnes nues. Tout à coup, au détour d’une baie, sur un promontoire vert, nous vîmes apparaître une grande et belle maison entourée de quelques magasins ; c’était le lieu où nous devions passer la nuit, c’était l’île de Sandtorv. L’île est grande et bien peuplée ; la pointe de terre qui s’élève en face de nous est habitée par un riche marchand qui fait, deux fois par année, le voyage de Bergen avec son propre jagt, pour vendre le poisson qu’il a acheté et ramener les denrées qu’il débite dans le pays. Chaque pêcheur est un de ses vassaux, chaque voisin lui doit quelque redevance ; ses champs d’orge et ses pâturages s’étendent au loin sur la côte. Sa maison est l’hôtel des voyageurs, le foyer des nouvelles, la bourse où se discutent les affaires d’état et les affaires de commerce. Il n’y a que lui qui soit en relations directes avec les deux grandes villes du Nord, Bergen et Drontheim ; il n’y a que lui qui reçoive le journal de Christiania. Derrière sa demeure, qui, pour les pauvres gens de ce pays, doit être un vrai palais, on aperçoit cinq ou six cabanes en bois ; une de ces cabanes est habitée par un tonnelier, une autre par un cordonnier, tous deux également pauvres, obligés de chercher dans la pêche une ressource qu’ils ne trouvent pas dans leur métier. Un peu plus loin j’aperçus la maison du pilote ; il était sur le chemin au moment où je passais, et me pria d’entrer. Sa fille m’apporta une chaise, sa femme m’offrit du lait ; car la pauvreté ici n’exclut pas l’hospitalité, et la porte du pêcheur, comme celle du marchand, est ouverte à l’étranger. Pendant que la famille du pilote était ainsi occupée à me recevoir, je regardais cette demeure ; elle était bien triste : une seule chambre au rez-de-chaussée, étroite et puante, servant de chambre à coucher, de cuisine et de salle de réunion à toute la famille ; en haut, une autre chambre, où les femmes se retirent pour filer la laine et tisser, l’hiver, quand les hommes sont à la pêche ; au dehors, un séchoir pour le poisson, un hangar inachevé ; voilà tout. Ces pauvres gens couchent sur une planche recouverte d’une peau ; ils portent des vêtemens de vadmel, ils boivent du lait mêlé avec de l’eau, après l’avoir laissé fermenter pendant plusieurs mois, et ils se nourrissent toute l’année de fromage et de poissons. Comme ils manquent souvent de foin pour les bestiaux, ils font bouillir les têtes de poissons dans l’eau et les donnent à leurs vaches, qui les mangent, dit-on, avec avidité. Autour d’eux, la terre ne produit qu’un peu d’orge ; souvent la récolte manque, et, quand elle donne cinq à six fois la semence, on peut dire que c’est une excellente année. L’hiver et l’été, le mari va à la pêche ; la femme travaille avec ses enfans, et cette famille vit ainsi au jour le jour. Elle a l’air paisible et content, et, quand le mari vint me reconduire, quand il me montra le vallon, fermé d’un côté par la mer, de l’autre par une masse de montagnes dont les sommités, couvertes de neige, s’effacent dans le lointain, à l’accent de joie et de vérité avec lequel il me disait : « Oh ! c’est un joli pays que notre vallon de Sandtorv ! » je voyais qu’il n’aurait voulu changer son sort contre nulle autre destinée au monde.

En revenant vers la maison du marchand, j’entendis des chants norwégiens, des éclats de voix. La plupart de mes compagnons de voyage étaient rassemblés chez lui. La table était dressée, la carafe de punch d’un côté, le flacon de vin de Porto de l’autre, la théière au milieu. Le maître de la maison s’en allait tour à tour auprès de chacun de ses hôtes, l’invitant à répondre à son toast et à boire. Quand il me vit entrer, il accourut aussitôt à ma rencontre et me souhaita la bienvenue en me serrant la main avec la cordialité norwégienne ; puis il m’apporta un verre, et d’abord il fallut boire à ma santé, à la sienne, à celle de sa famille et à celle de toutes les personnes qui se trouvaient là. Cette première tournée de toasts était à peine finie qu’on en recommença une autre, et à chaque nouvelle série de complimens bachiques c’étaient de nouvelles chansons et de nouveaux cris de joie. Pendant ce temps, les femmes, assises à l’écart, regardaient silencieusement cette scène bruyante, ne se levant que pour venir elles-mêmes verser du punch dans nos verres et se rasseyant aussitôt. Mais il y avait parmi elles une jeune fille au visage pâle, au regard languissant, qui soulevait parfois timidement vers nous sa blonde tête, et dont l’ame souffrante semblait, comme Mignon, appeler, au milieu de cette froide contrée, la terre où les citrons fleurissent.


X. Marmier.


Hammerfest, 20 août 1838.
  1. Le poème de Peter Dass, l’un des livres les plus populaires qui existent en Norwége, a pour titre : Norlands Trompet. Il y en a encore un autre du même genre sur le Finmark, mais qui est moins répandu. L’auteur naquit en 1647 et mourut en 1708.