Excursion dans l’Alabama et les Florides

EXCURSION
DANS
L’ALABAMA ET LES FLORIDES,


PAR L’ÉVÊQUE DE MOBILE (M. PORTIER).

L’Alabama et les Florides, situés au nord-ouest de la Nouvelle-Orléans, ont une superficie de 108,550 milles carrés. La Géorgie, qui s’avance jusqu’au fleuve Apalachicola, sépare les Florides en deux parties ; la Floride occidentale est réunie à l’Alabama, et l’orientale est une péninsule qui a cent trente lieues de long. La population de ces trois provinces est de 230,000 âmes, sur lesquelles on ne compte que 8,000 catholiques. M. Portier, nommé en 1826 évêque de Mobile, partit du Hâvre au mois de novembre. Arrivé à Pensacole, il voulut visiter son diocèse, qui comprend les Florides et l’Alabama. Il partit le 12 juin 1827 pour Saint-Augustin, éloigné de cent soixante lieues de Pensacole. Le pays situé entre ces deux villes est assez désert, et les sauvages Séminoles, qui sont encore anthropophages, y font des incursions et y commettent beaucoup de cruautés. Le voyageur arriva le second jour au fort Crawford, que les Américains firent élever en 1816, pour tenir en bride les peuplades sauvages de la Géorgie et des Florides qui avaient pris les armes. Ce fort est bâti sur une position avantageuse ; c’est une langue de terre baignée de trois côtés par le Murder-Creek (rivière du meurtre). Le 14 juin, il suivit la direction sud-est du golfe du Mexique pour gagner les collines qui se prolongent de Pensacole à Talahassee. Ces collines sont stériles, il n’y croît guère que des pins ; mais à leurs pieds se trouvent des plaines arrosées par de nombreux courans d’eau, et couvertes de la plus riche verdure. Les cèdres, les lauriers, les cyprès, les magnolias y procurent un ombrage frais ; les bois sont peuplés d’une grande quantité d’oiseaux du plus beau plumage ; mais celui qu’on y rencontre avec le plus de plaisir, c’est le dindon sauvage, dont la chair est succulente. On trouve le long des ruisseaux des tortues pinières ; leur chair a le goût de celle du gibier d’eau ; elle fait une bonne soupe. Ces amphibies habitent des tanières qu’ils creusent dans la terre avec leurs robustes pates ; ils en sortent la nuit pour paître l’herbe fraîche, et à la première lueur du soleil ils rentrent dans leur retraite. Le pasteur logea le soir chez le maître de poste, qui habite sur le bord de la rivière de Cunecuh, la branche la plus considérable du fleuve Escambia, lequel va se jeter au nord-ouest de la baie de Pensacole. Le 15, il passa, non sans peine, la rivière Jaune. En général, les rivières de l’Amérique sont très-encaissées et parfois profondes. Les gués et passages sont fort rares. Le soir, il logea dans une cabane solitaire, habitée par le juge de paix de cet arrondissement. Le 16, M. Portier, après sept heures de marche arriva chez un vieil Écossais presbytérien, où il déjeuna avec du vieux lard et du pain de maïs, après avoir soutenu une discussion théologique très-vive avec une vieille femme puritaine, qui vit en lui un défenseur de la grande prostituée de Rome, ainsi qu’elle appelait le saint siége. Au coucher du soleil, il descendit à Alaqua, chez un anabaptiste, dont la maison n’avait que seize pieds carrés ; il y coucha pêle-mêle avec toute la famille, et paya chèrement l’hospitalité qu’on lui avait donnée. Le 17, il suivit le vallon de l’Alaqua, qui est très-fertile. On y recueille beaucoup de maïs. Les coteaux sont couverts d’arbres de haute futaie ; au bas coule un ruisseau limpide, ombragé de magnolias, de lauriers, etc. Arrivé sur les bords de la Dead-Creek, il ne put traverser cette rivière ; il fallut passer la nuit dans un marais vis-à-vis d’un bayou large et profond, au milieu des insectes, des reptiles et des bêtes féroces qui infestent ces contrées. Le lendemain, il rencontra six nègres, qui le remirent dans le bon chemin, et au bout de six milles d’une marche pénible, il trouva la maison d’un honnête méthodiste, où il fut accueilli avec une franche hospitalité ; il y passa deux jours pour s’y reposer, et il repartit le 19. Ce canton est arrosé par le Chactawhatchi, dont les bords sont très-fertiles, mais ils sont sujets aux inondations de cette rivière. Les vallées de Holmes et d’Uchi deviennent plus riantes sans perdre de leur beauté sauvage et pittoresque.

En s’avançant vers la Chapola, les collines sont d’une fertilité étonnante et couvertes d’arbres touffus et majestueux, tandis que dans les vallons voisins on ne voit que des pins avortons dans un sable aussi blanc que celui des côtes de la Floride. On observe que, comme dans les états du Missouri et de l’Illinois, le sol est fréquemment affaissé sous la forme d’un entonnoir renversé, mais parfait. Ces réservoirs apparens n’ont jamais une goutte d’eau. On est frappé, en traversant cette péninsule, de la multitude des puits naturels, des fontaines remarquables par l’abondance et la limpidité de leurs eaux, des gouffres souterrains qui absorbent tout à coup un grand fleuve, ainsi que du bouleversement et du mélange des terres avec des bancs de coquillages. Les lacs sont nombreux et poissonneux, le gibier y abonde. On soupçonne qu’il y a des communications de ces lacs avec ceux du comté d’Alachua, parce que leurs eaux baissent toujours dans la même proportion, et au même instant. Il paraît que les Florides ont été bouleversées par des secousses violentes de tremblemens de terre ; les pierres volcaniques, encore recouvertes de lave, n’y sont pas rares. Quelque volcan terrible, qui, d’après l’opinion de plusieurs savans, a donné naissance au golfe du Mexique, et qui a détaché de la terre ferme les îles qui forment aujourd’hui une couronne depuis le cap de Sable jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque, aura sans doute bouleversé les Florides.

Cette allée est fertile : on y rencontre de loin en loin des fermes isolées qui, par leur construction bizarre, offrent un contraste singulier avec les bosquets de la plus fraîche verdure qui les protégent contre les ardeurs du soleil. En sortant de la vallée, notre voyageur suivit la crète d’une colline qui le conduisit vers la prodigieuse montagne de Hickervhill. Il est étonnant de rencontrer à une hauteur considérable pour les Florides, et après plusieurs heures de marche dans un pays stérile, ce sommet majestueux, ombragé par les plus beaux arbres de la création : le chêne vert, le laurier et le magnolia bordaient le chemin, qui partage la montagne, au sommet de laquelle est une charmante habitation, construite dans le goût de quelques cabanes du Jardin des Plantes à Paris. Elle était formée de troncs de pin de même grosseur, placés les uns sur les autres. On y avait percé des portes et des fenêtres, fermées par des planches façonnées à la hache. Là, M. Portier, accueilli avec hospitalité, trouva un jeune homme qui se rendait comme lui à Saint-Augustin, et ils firent route ensemble. Ils se dirigèrent vers la vallée arrosée par la Chapola, et traversèrent cette rivière à cinq milles au-dessus de l’endroit où elle s’engouffre toute entière dans un abîme souterrain, pour reparaître ensuite en deux branches. Chacune d’elles se perd encore dans la terre par diverses ouvertures, et leurs eaux reparaissent ensemble et se réunissent à une demi-lieue du gouffre dont elles ont rejailli.

On ne parle qu’avec admiration dans les Florides de l’excellence des terres de la vallée de la Chapola, et des grottes curieuses creusées dans les roches calcaires qui forment la base de ce sol fertile. Les fontaines qui rafraîchissent le vallon sont d’une beauté difficile à décrire. À la vue de cette nouvelle Tempé, on est porté à croire aux peintures riantes que les poètes nous ont laissées de la Grèce antique, et aux narrations pompeuses que les voyageurs nous font de certaines contrées de l’Asie. Les arbres sont toujours verts, et, quoique pressés les uns contre les autres, ils s’élèvent à une hauteur gigantesque, en ramassant leurs feuilles vers la cime, comme pour servir d’ombrage contre les rayons d’un soleil brûlant. Quelles sensations délicieuses goûte l’âme du voyageur, lorsqu’en sortant des longues pinières où l’air, raréfié par la chaleur et imprégné d’une forte odeur de térébenthine, fait éprouver des nausées continuelles, il entre dans les forêts majestueuses où les parfums du magnolia et du tulipier embaument un air frais ! Quelques rochers s’élèvent à la hauteur des arbres ; il en jaillit des fontaines qui, réunissant leurs eaux, deviennent des ruisseaux profonds et bien encaissés ; de jolies fleurs en ornent les rivages ; des puits naturels, des caves souterraines, des arbres déchirés par la foudre, ou que l’ouragan a jetés en travers des ruisseaux comme des ponts naturels, tout contribue à faire éprouver mille sensations délicieuses.


GROTTE DES ARCHES ET FONTAINE DE BIG-SPRING.

C’est dans ce canton que l’on rencontre deux merveilles de la nature que nous allons décrire. On entre dans la grotte des Arches par une ouverture taillée à la naissance d’un vaste rocher ; ce passage conduit, par une pente facile et une galerie beaucoup plus large qu’élevée, à la première des salles, dont l’œil admire tout à coup la hauteur prodigieuse et la largeur régulière. Un canal profond, dont l’eau est froide et limpide, coule jusqu’à une assez grande distance dans la partie du sud ; il se change ensuite en plusieurs puits, et finit par disparaître. La grotte prend alors la direction du nord-ouest, se rétrécit sensiblement et ressemble à une arche gothique ; elle conserve cette forme dans une longueur d’environ trente toises ; et tout à coup elle est coupée par une rivière considérable où fourmillent des écrevisses. Après avoir traversé cette rivière, et en tournant au nord-est, on rencontre une seconde salle de cent pieds de long, très-droite, mais dont le sol est inégal à cause des débris qui se sont détachés du rocher. Un cercle, ou plutôt un amas de colonnes en supporte le centre ; et tout autour, des milliers de stalactites s’élancent de la voûte, en alongeant leurs longs tubes, et s’avancent vers d’autres stalactites blanchâtres qui partent de la base, et dont le temps les a probablement séparées. On aperçoit dans les murs un grand nombre de cavités, qui sont toutes remplies de chauve-souris. À l’approche de la lumière, ces animaux se réfugient dans les endroits ténébreux, et produisent par leur vol un bruit semblable à un vent violent. Le passage devient ensuite tortueux et difficile jusqu’à un autre appartement d’une grandeur majestueuse : de là partent plusieurs avenues qui n’ont pas encore été explorées, de même que deux ruisseaux abondans. On a pénétré dans cette grotte jusqu’à la distance de 200 toises. Les congélations que l’on remarque sur les parois ont l’apparence d’une glace cendrée ; elles prennent des formes bizarres ; tantôt elles se détachent comme une chevelure ondoyante, tantôt elles imitent les plus riches draperies, et toutes ces figures sont parsemées de cristaux. Les stalactites régulières sont creuses, couvertes à l’extérieur d’une espèce de craie tendre, et dans l’intérieur d’un spalt jaune et resplendissant.

La fontaine appelée en anglais Big-Spring (grande source) s’est frayé une issue à travers les rochers, d’où elle se précipite avec une étonnante rapidité : c’est un petit torrent qui, impatient d’avoir été long-temps resserré dans sa course, se déborde avec fureur dans un bassin creusé dans le roc. Ce bassin est ovale, et peut avoir cent pieds dans son grand diamètre. Ces eaux, malgré leur rapidité, sont si claires, qu’on peut distinguer les plus petits objets à une profondeur de plus de 30 pieds. Tout autour, à partir du rocher qui s’avance sur l’ouverture, le magnolia, le laurier, le cyprès et le cèdre confondent leur feuillage. La vigne sauvage, après avoir étendu ses flexibles rameaux jusqu’au sommet des arbres, retombe en festons sur la fontaine. Des milliers de poissons jouissent en paix de cet asile retiré ; mais au moindre bruit, à l’arrivée du voyageur curieux, tous cherchent une retraite dans le gouffre impénétrable. Ces belles eaux, d’un azur clair, impriment cette même teinte aux objets qu’elles réfléchissent ; et, lorsque le soleil est perpendiculaire, elles agissent comme un prisme, et répandent sur les images qu’elles reproduisent les nuances de l’arc-en-ciel : en sortant du bassin, elles se réunissent aux eaux d’une autre source qui a certainement la même origine, et forment de suite une rivière navigable.

Nos voyageurs partirent le lendemain d’Hickeryhill, et après avoir traversé une sombre forêt, ils atteignirent la rivière de l’Apalachicola. Rien ne surpasse la fertilité des terres d’alluvion qu’elle arrose, et qu’elle inonde souvent vers la fin de l’hiver. Mais arrivés sur le rivage, ils ne trouvèrent ni bateau ni batelier. Le compagnon de l’évêque se jeta à la nage, et ayant traversé la rivière, qui a plus de 300 toises de largeur, il revint avec une barque, et tous deux passèrent heureusement à l’autre bord.

Après deux jours de marche ils arrivèrent à Talahassee, ville intermédiaire entre Pensacole et Saint-Augustin qui fut désignée en 1823 comme l’endroit le plus propre à devenir la capitale du territoire. Les terres de ce canton sont d’une fertilité prodigieuse dans un rayon de 8 à 10 lieues ; des lacs d’une assez grande étendue embellissent le pays, et fournissent d’excellent poisson et du gibier en abondance. Les communications avec la mer, qui est à peu de distance, sont faciles par la rivière de l’Apalache et des affluens tributaires ; La ville de Talahassee est sur un plateau étroit, et les pluies qui tombent par torrens dans ces contrées, forment dans les rues, qui ne sont point pavées, des ravins profonds. Les villes s’élèvent en Amérique comme par enchantement. La cupidité a une voix plus puissante que la lyre d’Amphion. Talahassee n’a que quatre ans d’existence, et elle compte déjà une centaine de maisons très-propres, et bâties sur un plan régulier.

Après Talahassee, ils firent route à travers des bois magnifiques et des vallons pittoresques, parsemés de petits lacs d’une eau limpide, sur lesquels naviguaient des troupes innombrables de canards, d’outardes, de grues, de sarcelles, et autres oiseaux aquatiques, qui évitaient avec légèreté les attaques un peu brusques de l’énorme crocodile. On servit à dîner à nos voyageurs des grillades d’ours fort délicates, et un melon d’eau pour dessert. Ils poursuivirent leur route, et passèrent près d’une ferme où les sauvages Séminoles avaient commis deux mois auparavant un horrible attentat. Exaspérés par les vexations d’un fermier limitrophe, ils profitèrent un jour de son absence, et brûlèrent sa femme et ses enfans. Les coupables furent reconnus et punis.

Le 27 juin, M. Portier avec son compagnon de voyage arriva sur les bords de la rivière de Suvannee.

Les environs de cette rivière furent en 1818 le théâtre de la guerre : deux mille sauvages et nègres, dont la plupart étaient marrons, se réunirent sur ce fleuve pour en disputer le passage au général Jackson. À l’approche des troupes américaines, et après quelques escarmouches, les Séminoles se replièrent sur Saint-Augustin. Ils furent vivement poursuivis. Un camp nègre, gardé par 250 combattans, fut attaqué : la lutte fut sanglante, ceux-ci laissèrent 80 morts sur le champ de bataille, et la majeure partie des autres fut mise hors de combat ; deux Anglais nommés Arbuthnot et Ambristn y furent pris et pendus comme espions, et comme ayant vendu des armes aux sauvages.

Le 28 juin fut la journée la plus pénible ; la route, tracée sur le plateau d’une colline sablonneuse, n’est arrosée par aucun ruisseau ; il faut se détourner pour trouver de l’eau dans deux fontaines, qui sont la source de deux jolies rivières. De l’autre côté de la colline, vers le sud, est une magnifique cascade formée par une rivière considérable, qui se précipite dans un abîme qui a plus de cent pieds de profondeur, et qui se perd dans les entrailles de la terre. Le soir, ils trouvèrent le tombeau d’un Indien, mort depuis deux mois ; Ses compagnons l’avaient déposé sous une palissade en forme de triangle solide, dont la base enfermait le cadavre que les bêtes fauves avaient néanmoins dévoré.

M. Portier et son compagnon voyagèrent jusqu’au 3 juillet à travers un pays pauvre, stérile et désert, et arrivèrent ce dernier jour sur les bords de la rivière Noire, formée par l’écoulement de plusieurs lacs qui ont entre eux des communications souterraines. Le 4 ils étaient à Jacksonville, sur les bords du fleuve Saint-Jean qui est très-large et rapide et qui coule en ligne droite du sud au nord : sa source est encore inconnue ; on soupçonne qu’il prend naissance dans des savannes marécageuses. Le sol qui borde ce fleuve est très-propre à la culture du coton ; la canne à sucre y réussit. Les arbres fruitiers, tels que les orangers, citronniers et oliviers, y atteignent une grosseur prodigieuse. Les légumes, et surtout la patate douce, y ont un goût exquis. Il y a des bois entiers d’orangers à l’état sauvage, dont les fruits sont aigres-doux : les Indiens les mangent rôtis.

Le 5 juillet, l’évêque arriva à Saint-Augustin, terme de son voyage. C’est la ville des États-Unis qui a le plus de ressemblance avec nos vieilles villes d’Europe. Les rues sont étroites, les fenêtres petites, et le pavé des maisons au rez-de-chaussée est composé d’un ciment très-dur. Cette ville date de 1568. M. Portier retourna à Pensacole, après avoir été attaqué à Saint-Augustin d’une fièvre bilieuse maligne qui le mit aux portes du tombeau : c’est le douzième évêque catholique des États-Unis d’Amérique.

(Communiqué par M. Ozanam.)