Excursion au Blocksberg et dans les montagnes du Harts, de M. Heine


EXCURSION
AU BLOCKSBERG
ET
DANS LES MONTAGNES DU HARTZ.
Traduit de l’allemand de H. Heine.

Il vient de se former en Allemagne une école qu’on pourrait désigner sous le nom de la doctrine du désespoir de cause. Les lettres de Boerne qu’on vient de lire en France, en sont un échantillon. Heine, l’auteur de ce fragment, écrivait avant Boerne. Ses tableaux de l’Allemagne et de l’Italie ont eu un immense succès. C’est la première fois qu’un Allemand se permet une raillerie aussi franche et aussi incisive de ces choses dont on se raille depuis long-temps parmi nous, de ces sentimens vieillis dont le dix-huitième siècle a fait justice, qu’on nomme encore en Allemagne enthousiasme, amour, patriotisme, lien de famille, etc. ; mais que nous désignons, nous autres, sous le nom générique de préjugés. Il est curieux toutefois de voir les écrivains allemands chercher à se débarrasser de ce bagage comme trop lourd pour un philosophe, et ne pouvoir y parvenir ; c’est un plaisir que de voir leurs roueries candides, leurs fanfaronnades de matérialisme du milieu desquelles ils retombent sans cesse, bien malgré eux, dans la rêverie, dans l’enthousiasme, dans la poésie spiritualiste et dans toutes les folies de leurs pères. Il y a cependant une conséquence assez grave à tirer de la naissance de cette école littéraire : c’est que les Allemands commencent à sortir de cette période de philosophie patiente et céleste, qui les a livrés tour-à-tour, depuis trente ans, à la domination étrangère et au despotisme des potentats, grands et petits, de la confédération. Depuis quinze ans, il s’est élevé en Allemagne des écrivains qui ont plaidé chaudement et avec courage la cause de la liberté. Ceux-là flattaient le peuple, ils cherchaient à réveiller le courage antique qui ne se mettait pas au service du premier prince qui voulait bien lever une bannière ; ils tâchaient de faire en sorte que les Allemands crussent à leurs propres vertus : ils n’ont rien obtenu. Les Heine, etc., procèdent autrement. Ils versent à pleines mains le mépris sur leurs compatriotes ; ils les déclarent incapables de se faire nation ; ils rient de leurs efforts, de leurs prétentions patriotiques, de leur vieille histoire, de leurs vieilles mœurs ; ils démolissent à-la-fois l’édifice gothique et l’édifice nouveau : en un mot, ils se croient en droit de traiter l’Allemagne couchée aux pieds de M. de Metternich, comme les derniers poètes italiens, mourant dans les cachots de l’Autriche, traitent l’Italie après trois siècles de lâcheté !

J’ai choisi à dessein, pour donner une idée de la manière de Heine et de son école, le Voyage au Blocksberg. On sait que toutes les légendes de l’Allemagne ont illustré cette haute montagne du Hartz. Tout le monde a lu Faust. Dans un pays où l’on brûlait des sorcières, il n’y a pas plus de cinquante ans, la terreur ou du moins le sérieux qu’inspire un lieu où se célèbre, dit-on, le sabbat, est presqu’un reste de religion. Heine a tiré bon parti de cette croyance. Il a su trouver sur cette sombre montagne tous les ridicules de son pays, et il les a peints avec une vigueur peu commune. Le sentimentalisme des étudians allemands n’a pas été plus épargné que l’érudition des professeurs, que la prétendue réforme du théâtre, que toutes ces vertus inutiles, que cette aptitude oiseuse, dont les Allemands se servent pour apprécier des dactyles et des spondées, et pour juger du tabac et de la bierre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que l’école encyclopédique, avec son esprit de désespoir et de démolition, commence seulement aujourd’hui en Allemagne : passera-t-elle de la spéculation dans la réalité ?



La ville de Gœttingue, célèbre par ses saucissons et par ses universités, appartient au roi de Hanôvre et contient neuf cent quatre-vingt-dix-neuf feux, diverses églises, un hospice de la maternité, un observatoire, une prison, une bibliothèque et une cave de taverne où la bierre est très bonne. Le ruisseau qui passe près de la ville se nomme la Line, et sert de bain pendant l’été. L’eau en est très froide et si large en certains endroits, qu’il faut prendre tout son élan pour la franchir. La ville est belle et doit être fort ancienne ; car je me souviens que lorsque j’y fus admis au doctorat, elle avait le même et vieil aspect, et elle était tout aussi pourvue qu’elle l’est aujourd’hui, de dissertations, de thèses, de thés dansans, de compendiums, d’étudians, de blanchisseuses, de chevaliers de l’ordre des Guelfes, de carrosses de gala, de conseillers de justice, de conseillers auliques, de conseillers de légation, de professeurs et d’autres fesseurs de toute espèce. Quelques savans prétendent même que la ville fut bâtie à l’époque de la grande migration des peuples, et que chaque race germaine y déposa un exemplaire de ses membres ; de là tous les Vandales, les Goths et les Teutons qu’on voit encore rôder par hordes dans Gœttingue. Races distinctes par la couleur de leurs bonnets et la forme de leurs pipes, qui se répandent sur toutes les places publiques, se querellent dans toutes les rues, dont les mœurs et les coutumes sont encore les mêmes qu’au temps de la grande migration, qui se gouvernent par leurs duces qu’ils nomment chefs de bandes et dont les lois sont écrites dans de vieux livres de commentaires fort dignes de prendre place parmi les lois des barbares, in legibus barbarorum !

En général, la population de Gœttingue se divise en étudians, en professeurs, en philistins[1] et en bétail : quatre classes qui ne sont pas rigoureusement classées. Celle du bétail est la plus nombreuse. Il serait trop long de dire ici les noms de tous les étudians et de tous les professeurs ordinaires et extraordinaires ; d’ailleurs parmi ces derniers, il en est beaucoup qui n’ont pas de nom du tout. Le nombre des philistins de Gœttingue doit être aussi grand que celui du sable, ou pour mieux dire, de la vase des mers. En vérité, lorsqu’on les voit plantés le matin à la porte du tribunal académique, on s’étonne qu’il ait plu à Dieu de créer de semblable canaille.

Il était encore de très bonne heure lorsque je quittai Gœttingue, et le savant *** était certainement encore étendu dans son lit, où il rêvait qu’il se promenait dans un beau jardin dont les parterres étaient émaillés de petits papiers couverts de citations, qu’il cueillait péniblement pour en faire des volumes à sa manière, renouvelée de celle du savant de Gil-Blas.

Devant la porte de Veend nous rencontrâmes deux petits écoliers indigènes dont l’un disait à l’autre : « Je ne veux plus aller avec Théodore, c’est un petit polisson qui n’a pas même su dire hier quel est le génitif de Mensa. » Ces mots sont bien insignifians, mais on pourrait les écrire sur la porte de la ville ; ils en peignent toutes les mœurs, car les enfans sifflent selon que chantent les vieillards, et les mots que j’ai dits sont l’expression exacte de l’orgueil scientifique sec et étroit de la haute, savante et universitaire Georgia Augusta[2].

Sur la chaussée soufflait une fraîche brise matinale, les oiseaux chantaient joyeusement, et moi aussi je me sentis renaître la joie dans l’âme. J’avais besoin de cette émotion et de ce soulagement. Depuis long-temps je n’étais pas sorti de cette écurie d’Augias dont les Pandectes sont la litière. Les syllogismes du droit romain enveloppaient ma cervelle comme un nuage épais. Mon cœur était comme écrasé entre les paragraphes de fer des égoïstes systèmes jurisconsulaires. Il me semblait que des portes de la ville sortissent des voix qui faisaient retentir à mes oreilles les noms de Tribonien, de Justinien, d’Hermogène et de Dummerjahn. La route commençait à s’animer. Des laitières, des nourrisseurs d’ânes, passaient en foule devant moi avec leurs élèves, étudians gris et fringans. Au-delà de Veend, je rencontrai Doris. Ce n’est pas précisément un de ces personnages d’idylles que Gessner a chanté, mais le Pedelle ou surveillant bien nourri de l’université, dont les fonctions consistent à parcourir les environs de Gœttingue et à y faire quarantaine, afin que les étudians ne s’y battent pas en duel, et que quelque idée nouvelle ne s’introduise pas en contrebande sur le territoire de la docte ville, par un professeur intrus qui ne serait pas patenté. Doris me salua très collégialement et en camarade ; car c’est aussi un écrivain qui fait paraître de très beaux rapports tous les six mois, et qui a eu souvent l’occasion de me citer dans ses ouvrages quand je ne suivais pas exactement mes cours ; il avait même la bonté, le cher homme, de venir écrire en personne sa citation avec de la craie sur la porte de ma chambre, afin que je n’en ignorasse, ni mes camarades non plus. Il me souviendra long-temps de ces bontés qui m’ont valu plus d’un jour d’arrêt et plus d’une mauvaise note. Tout en continuant ma route, je voyais filer de temps en temps une voiture attelée d’un cheval, surchargée d’étudians qui s’éloignaient pour le temps des vacances ou pour toujours. Dans ces villes d’université, c’est un départ et une arrivée continuels. Tous les trois ans, on y voit une nouvelle génération d’étudians ; ce sont de vraies marées scientifiques dont une vague semestrielle chasse l’autre. Il n’y a que les vieux professeurs qui restent immobiles dans ce mouvement général, fermes, inébranlables, semblables aux pyramides d’Égypte ; — seulement dans ces pyramides universitaires, il ne faut pas chercher les dépôts de la sagesse humaine.

La route était véritablement jonchée d’étudians. Dans l’auberge de Norten, j’en trouvai encore trois, aussi gourmands et aussi exigeans que des professeurs. À Nordheim, encore une auberge et des étudians. Là, du moins la population commence à se varier. Derrière Nordheim, on commence à entrer dans les montagnes et l’on aperçoit de pittoresques éminences ; on marche au milieu de marchands ambulans qui s’en vont gagnant la foire de Brunswick, et d’une nuée de femmes appartenant à la même espèce qui portent sur le dos un attirail de la hauteur d’une maison, couvert d’une immense toile blanche. Ce sont des cages pleines d’oiseaux qui sifflent, chantent et gazouillent, tandis que celles qui les portent chantent, gazouillent et sifflent non moins bruyamment ; véritables oiseaux sans cervelles, l’un l’autre se portant.

J’arrivai à Osterode par une nuit noire, je me plongeai aussitôt dans mon lit, et le lendemain j’eus un joyeux réveil. Les troupeaux se rendaient aux champs et j’entendais de ma chambre le bruit de leurs clochettes, les rayons du soleil traversaient mes rideaux et frappaient sur les tableaux qui ornaient les murs. C’étaient des scènes de la guerre de la délivrance où l’on avait fidèlement constaté comme quoi, nous autres Allemands, nous fûmes alors des héros ; puis des scènes d’exécution du temps de la révolution française, Louis xvi sur l’échafaud et autres couperies de têtes qu’on ne peut regarder sans remercier Dieu d’être tranquillement dans son lit, d’y boire en paix son café, et de se sentir le chef très confortablement placé sur ses épaules. Après avoir bu ce café, m’être habillé, avoir lu les inscriptions qui se trouvaient sur les carreaux de mes fenêtres et réglé mon compte d’auberge, je quittai Osterode.

Cette ville a tant et tant de maisons et différens habitans parmi lesquels on compte quelques âmes : vous trouverez le reste, s’il vous plaît, dans le Guide du voyageur. Avant de reprendre la grande route, je visitai les ruines de l’antique château d’Osterode ; elles consistent dans la moitié d’une immense et épaisse tour, mangée par le temps. Le chemin s’élève sur une montagne jusqu’à Clausthal d’où l’on aperçoit, en se retournant dans la vallée, la ville d’Osterode avec ses toits rouges qui s’élèvent au milieu de la verdure des bois de pins, comme ces roses écarlates qui poussent dans la mousse.

Après avoir fait un certain nombre de pas, je rencontrai un apprenti-compagnon en voyage qui venait de Brunswick, et qui me raconta les bruits de la ville. Le jeune duc, s’étant mis en route pour la terre promise, avait été pris par les Turcs, qui demandaient une forte rançon pour le rendre. Les voyages du duc occupent fort le petit peuple de Brunswick, qui, depuis la mort de son fameux duc Ernest, a toujours en réserve quelques histoires romantiques sur ses princes. Le conteur de cette nouvelle était un compagnon tailleur, un gentil petit jeune homme, si mince qu’à travers sa personne il eût été facile de distinguer les étoiles, comme à travers les personnages nuageux d’Ossian ; un véritable esprit populaire, mélange baroque de jovialité et de mélancolie. Ce double sentiment éclatait surtout dans ses chansons. Je l’admirais tout en marchant auprès de lui. Ce qu’il y a vraiment de beau parmi nous autres Allemands, c’est que nul de nous, si fou qu’il soit, ne manque de trouver un plus fou que lui qui le comprenne. Le tailleur chantait la fameuse chanson : « Un hanneton était sur la haie, et bourdonnait, bourdonnait, bourdonnait. » Il n’y a qu’un Allemand qui puisse s’émouvoir à cette chanson, en rire aux larmes, et en pleurer jusqu’au rire. Je remarquai combien l’esprit poétique de Goëthe a pénétré dans la vie du peuple. Mon mince compagnon de route se mit aussi à chanter une chanson dans laquelle Lolotte pleure sur le tombeau de Werther. Le tailleur pleurait vraiment comme s’il eût été sur une tombe. Mais bientôt il se montra mécontent de lui-même et de son peu de sensibilité, et il se mit à dire : « Nous avons, dans l’auberge, à Cassel, un Prussien qui fait lui-même des chansons comme celle-là. Il ne peut pas coudre deux points de suite, et quand il a un gros dans sa poche, il a deux gros de soif, et quand il est en train et qu’il prend le ciel pour une camisole bleue, il se met à chanter de la double poésie qui est bien belle. » Je voulus lui faire expliquer cette dernière expression, mais mon petit tailleur se contentait de sautiller et de dire : « De la double poésie est de la double poésie ! » Enfin, j’en tirai qu’il voulait parler de poésies en rimes redoublées, c’est-à-dire de stances. À force de mouvement et de lutter contre le vent contraire, mon tailleur se trouva fatigué. Il se plaignit d’avoir les pieds enflés, de ce que le monde était beaucoup trop vaste, et enfin il se laissa couler au pied d’un arbre d’où il refusa de bouger.

Les montagnes devenaient de plus en plus escarpées, les bois de pins s’agitaient au-dessous de moi comme une mer de verdure. La nature sauvage de la contrée était embellie par son unité et sa simplicité. La nature, comme les bons poètes, n’aime pas les transitions heurtées. Les nuages, sous quelques formes bizarres qu’il nous apparaissent quelquefois, ont un coloris blanc ou gris qui s’harmonise avec le bleu du ciel et la verdure de la terre. Tout comme un grand poète, la nature sait aussi produire les plus grands effets avec les plus chétifs moyens. Sans doute ce n’est partout qu’un soleil, que des arbres et des fleurs et de l’eau : l’âme anime tout.

Il est vrai que si l’âme manque dans le cœur du spectateur, le tout prend un bien maigre aspect. Le soleil n’est plus qu’une planète dont on peut calculer l’étendue et la circonférence ; les arbres, bons tout au plus pour le chauffage ou la construction ; les fleurs faites pour être classées dans un herbier par espèces ; et l’eau une fort mauvaise chose, humide et malsaine.

J’arrivai à l’auberge de la Couronne à Clausthal où l’on mange de ces bons harengs fumés, qu’on nomme Buckings, du nom de l’inventeur Willhelm Bucking, qui mourut en 1447, et que Charles-Quint honorait tellement à cause de cette découverte, qu’il se rendit, en 1556, de Middelbourg à Boewlid en Zélande, uniquement pour visiter la tombe de ce grand homme. Qu’un mets a de goût lorsqu’on a une notice historique à débiter en le mangeant !

J’étais heureux en effet ; seulement le café me manqua, attendu qu’un jeune homme qui était assis près de moi discourut si bien, qu’il renversa ma tasse. C’était un jeune homme attaché à une maison de commerce ; il portait six gilets de couleurs variées avec autant de cachets, d’anneaux et d’épingles de toute espèce ; il savait par cœur une multitude de charades et d’anecdotes, qu’il amenait bon gré malgré. Il me demanda ce qu’il y avait de nouveau à Gœttingue : je lui dis qu’avant mon départ, le sénat académique avait rendu un décret par lequel il était défendu, sous peine d’amende, de couper les queues des chiens, attendu que dans la canicule les chiens enragés portant la queue entre les jambes, il est alors impossible de les distinguer de ceux qui ne le sont pas, ce qui n’arriverait pas s’ils n’avaient pas de queues. Mon discours lui parut le plus clair et le plus sensé du monde, ce qui acheva de me donner la plus haute opinion de son esprit. Après dîner, je me mis en route pour visiter les mines et la monnaie.

Dans les mines, il me manqua ce qui me manque souvent dans la vie, la vue de l’argent. À la monnaie, je fus plus heureux et je pus voir au moins comment l’argent se fait, mais voilà tout ; en aucun temps je n’allai plus loin. Je n’eus jamais que le droit de conspection, et je crois vraiment que si les écus tombaient du ciel, je n’en aurais, moi, que des trous à la tête, tandis que les enfans d’Israël recueilleraient joyeusement la manne argentée. Pénétré de ce sentiment, je ne pus m’empêcher de prendre dans mes mains un bel écu brillant, nouveau-né qui venait de sortir de dessous le balancier, et je m’écriai en le contemplant : « Jeune écu ! que de bien et de mal tu vas produire sur la terre ! Que de fois tu protégeras le vice et tu souilleras la vertu ; que tu seras aimé et que tu seras maudit ensuite ! que de fois tu aideras au mensonge, à l’accouplement, au meurtre ! Avec quelle rapidité tu passeras de main en main, mains propres, mains sales, jusqu’à ce qu’enfin, chargé de dettes et las de péchés, tu seras recueilli avec tous les tiens, dans le sein d’Abraham qui te rognera, qui t’amincira, puis te fondra pour te faire recommencer une vie nouvelle ! »

Je suivis avec beaucoup d’intérêt l’exploitation des deux principales mines, nommées la Dorothea et la Carolina. À une demi-heure de chemin de la ville, on arrive à deux grands édifices noirâtres ; c’est en cet endroit que vous reçoivent les mineurs. Ces gens-là portent habituellement une large jaquette couleur de gris de fer, qui leur couvre le ventre ; les culottes de même couleur ; un tablier noué par derrière, et un petit chapeau de castor vert sans bord. On revêt le visiteur d’un costume semblable, mais sans le tablier de cuir ; et un mineur, après avoir allumé sa lampe, vous conduit à une ouverture obscure qui ressemble assez à l’ouverture d’une cheminée ; il y descend jusqu’à la poitrine, vous indique une règle pour vous tenir fortement aux échelles et vous prie de le suivre sans inquiétude. La descente n’est pas dangereuse, mais on ne le croit pas d’abord, surtout lorsqu’on n’est jamais descendu dans les mines. On éprouve déjà un sentiment singulier en se déshabillant et en se couvrant de ce sombre costume, puis il faut en quelque sorte grimper en descendant sur les mains et sur les pieds, puis ce trou est si noir, et Dieu sait quelle longueur peut avoir cette interminable échelle.

Mais bientôt on s’aperçoit que ce n’est pas une seule échelle qui vous conduit dans la noire éternité, et qu’il y en a plusieurs de quinze à vingt échelons ; que chacune vous mène à une petite esplanade sur laquelle on peut s’arrêter et où se présente une nouvelle ouverture, dans laquelle vous conduit une nouvelle échelle. J’étais d’abord descendu dans la Caroline. De toutes les Carolines que j’ai connues, c’est assurément la plus repoussante et la plus sale. Les échelons sont humides de fange, et cependant il faut toujours descendre d’échelon en échelon, d’échelle en échelle, avec le mineur devant vous, qui glisse et qui disparaît sous vos pieds, toujours disant qu’il n’y a pas de danger du tout, seulement qu’il faut se tenir ferme avec ses mains, ne pas regarder ses jambes, ne pas avoir d’étourdissement, et surtout ne pas se tenir au bord de l’échelle, le long de laquelle remontent de lourds tonneaux qui, il y a huit jours, ont accroché un visiteur imprudent et lui ont fait rompre le cou au fond de la mine. Là bas dans ce fond, c’est un bruit confus, un infernal murmure ; on se heurte sans cesse à des cordages et à des poutres qui sont en mouvement, de temps en temps on arrive à des chemins ouverts par le marteau et qu’on nomme des crochets, où le laborieux mineur est assis solitairement tout le jour, occupé à extraire le minerai avec le ciseau et la pioche. Je ne suis pas descendu jusque dans les dernières profondeurs où, comme on le prétend, on peut déjà entendre les gens qui crient en Amérique : Hourrah Lafayette ! entre nous je me trouvais assez profondément enterré comme cela ; ce bruit étourdissant, ce mouvement des machines, ce ruissellement des sources souterraines, cette eau qui suintait de tous côtés, ces vapeurs de la terre qui s’élevaient en tourbillons, et la lueur lugubre de la lanterne des mineurs, qui pâlissait de plus en plus dans les ténèbres, tout cela m’avait étourdi ; je respirais à peine et je me retenais avec difficulté aux bâtons des échelles glissantes.

Je n’éprouvai pas précisément une inquiétude réelle ; mais là-bas, au fond de cette mine, il m’arriva de me souvenir que, l’année précédente, à-peu-près à la même époque, j’avais été accueilli par une tempête sur la Mer du Nord, et je pensai, sur mon échelle, que c’était vraiment une chose bien douce et bien agréable que ce balancement rapide du vaisseau, que ces morceaux de trompette exécutés par les vents, que ces clameurs et ces juremens de nos joyeux matelots, que tout ce désordre contemplé par l’œil de Dieu en plein air ! Oui, de l’air ! c’est là ce que j’enviais et ce qui me manquait. Impatient de respirer, je gravis rapidement une douzaine d’échelles, et mon guide me conduisit par un chemin long et étroit, percé dans la montagne, à la mine dite Dorothéa. Là tout est plus frais, plus aéré, et les échelles sont plus propres, mais plus raides et plus longues que dans la Caroline. Dans cette mine, je repris courage ; car j’y trouvai trace de créatures vivantes. Dans l’éloignement j’apercevais des ombres errantes. Des mineurs avec leurs lampes s’élevaient lentement dans l’espace, passaient devant nous aux cris de : Biens venus ! et disparaissaient, suivis par le même cri que nous leur répétions ; et je continuais ma route, occupé de cette paisible et mystérieuse apparition, songeant à ces figures de jeunes gens et de vieillards, un peu pâles, aux regards pensifs et sérieux, éclairés par la triste lampe des mineurs, qui tous avaient passé solitairement cette longue journée dans les recoins de ces profondeurs, et qui soupiraient en ce moment avec impatience pour la lumière du jour et la vue de leurs femmes et de leurs enfans.

Mon Cicerone lui-même était un pieux et honnête Allemand, de la nature d’un Allemand, ou, ce qui est la même chose, de la nature d’un caniche. Il me montra avec une satisfaction visible le carrefour où le duc de Cambridge, vice-roi du Hanôvre, avait dîné avec toute sa suite, lorsqu’il avait visité la mine, où se trouvent encore la longue table de bois et le fauteuil qui ont servi au duc. « Ils resteront comme un souvenir éternel », me dit l’honnête mineur. Il me conta aussi avec feu combien de fêtes avaient eu lieu, comment toute la galerie avait été ornée de lumières, de fleurs et de feuillage, comme quoi un mineur avait joué du cistre et chanté, comment le joyeux, cher et gros duc avait bu beaucoup de santés, et comment tous les mineurs et mon guide lui-même se feraient tuer volontiers pour le cher et gros duc et pour toute la maison de Hanôvre. C’est une belle chose vraiment que la fidélité allemande !

Notre lumière nous guida enfin à travers le labyrinthe des galeries et des carrefours jusqu’à la lumière plus réjouissante du soleil. Je lui criai aussi la bien-venue !

La plupart des travailleurs aux mines demeurent à Clausthal et dans le petit bourg de Zellerfeld, qui y touche. Je visitai plusieurs de ces braves gens. J’examinai leur aménagement intérieur ; je les entendis chanter plusieurs de leurs chansons, qu’ils accompagnent fort bien avec le cistre, leur instrument favori ; je me fis raconter leurs légendes de montagnes, et j’écoutai, en les répétant avec eux, les prières qu’ils disent en commun avant que de descendre dans le gouffre où ils se plongent chaque jour. Quelque paisible que soit en apparence la vie de ces gens, c’est cependant une existence fort animée. La vieillesse seule jouit d’un calme sans mélange. La vieille grand’mère tremblante, que je trouvai assise vis-à-vis de la grande armoire, derrière le poêle de fer, était sans doute là depuis un quart de siècle, et ses pensées comme ses sensations s’étaient probablement identifiées à toutes les angulosités de ce poêle, à toutes les découpures bizarres de cette armoire. L’armoire et le poêle vivaient certainement, car une créature animée leur avait donné une partie de son âme !

C’est de cette contemplation solitaire de la vie qu’est née la poésie merveilleuse du nord, qui anime non pas seulement les animaux et les plantes, mais qui donne l’action à des objets entièrement inanimés. Cette révélation s’est faite, au fond des bois et sur les montagnes, à un peuple pensif et innocent. Ç’a été un doux mélange d’humeur fantastique et de pure et profonde philosophie. Des rêves d’enfant et des pensées d’homme, voilà nos légendes. Ici c’est l’épingle et l’aiguille qui s’échappent de l’auberge des tailleurs, et qui courent ensemble dans l’ombre ; là le brin de paille et la branche d’arbre qui chavirent en voulant témérairement traverser un ruisseau, ou la pelle et le balai qui se rencontrent sur l’escalier, qui se querellent et se culbutent ; ou bien le miroir, qu’on interroge et qui répond ; les gouttes de sang, qui se mettent à parler et qui prononcent de sombres et d’inquiètes paroles d’indignation et de pitié, poésie bizarre et puérile, qui annonce de fraîches et jeunes imaginations. — C’est ainsi que notre vie d’enfance est si infiniment significative. En un tel temps, tout nous importe également. Nous écoutons tout, nous voyons tout. Toutes nos impressions sont profondes, au lieu que plus tard nous devenons plus raisonneurs et moins extatiques, et alors nous échangeons l’or pur de la contemplation pour le papier-monnaie des définitions littéraires, et notre vie, en s’étendant, gagne en largeur tout ce qu’elle perd en profondeur. Alors aussi nous sommes des gens bien grands, des gens distingués ; nous habitons souvent des maisons nouvelles ; les servantes nettoient régulièrement et changent à leur gré la situation des meubles qui nous intéressent peu, car ils sont tout neufs, et ils appartiennent aujourd’hui à Jean, et demain à Pierre. Nos habits même nous sont étrangers. Nous savons à peine combien il y a de boutons à celui que nous portons sur le corps. Nous changeons ces habits aussi souvent que nous le pouvons : ils n’ont aucun rapport avec les évènemens de notre vie. À peine nous souvenons-nous du vêtement que nous avions, quand la main chérie d’une maîtresse s’appuya pour la première fois sur notre épaule !

La vieille femme, assise vis-à-vis de l’armoire, derrière le poêle, portait une robe à fleurs d’étoffe changeante, sans doute la robe de fiancée de sa feue mère. Son petit-fils, vêtu en mineur, enfant blond, aux yeux étincelans, était assis à ses pieds, et comptait les fleurs de cette robe, et sans doute la vielle femme lui avait déjà fait sur cette robe nombre d’histoires, de belles et de sérieuses histoires, que l’enfant n’oubliera pas certainement de si tôt, qui planeront long-temps sur sa tête, lorsque, bientôt homme fait, il travaillera solitairement dans les carrefours ténébreux de la Caroline ! Il les racontera peut-être à son tour, long-temps après que la bonne grand’mère sera morte, et que lui-même, vieillard aux cheveux d’argent, aux yeux éteints, il sera assis, entouré de ses petits-enfans vis-à-vis de la grande armoire et derrière le poêle.

Je passai toute la nuit à l’auberge de la Couronne, où venait d’arriver de Gœttingue le conseiller aulique B… J’eus le plaisir de présenter mes devoirs à un illustre vieillard. En m’inscrivant dans le livre des étrangers, je trouvai le nom bien cher à mon cœur d’Adalbert de Chamisso, le biographe de l’immortel Pierre Schlemiehl. L’hôte me raconta que ce monsieur était arrivé par un temps effroyable, et qu’il était reparti par un temps pareil.

Le lendemain matin il me fallut encore diminuer mon lest. Je jetai par-dessus le bord ma paire de bottes de rechange ; je levai gaîment les pieds, et je partis pour Gosslar.

Le nom de Gosslar résonne si agréablement, et il s’y rattache tant de vieux souvenirs impériaux, que je m’attendais à trouver une ville imposante et solennelle ; mais il en arrive toujours ainsi quand on vient regarder les célébrités sous le nez !

Je trouvai un misérable nid avec des rues tortueuses et étroites, traversé par quelques gouttes d’eau, qu’on décore du nom de rivière, et qu’on nomme, je crois, la Gose, puis un pavé aussi rude et aussi rocailleux que les hexamètres des poètes de Berlin. Il n’y a que les antiquités de l’encadrement, à savoir les restes de murs, de tours et de remparts, qui donnent à la ville un aspect piquant. Une de ces tours, nommée le Zwinger, a des murailles si épaisses, qu’on a percé dans leur épaisseur d’assez vastes chambres. La place qui est devant la ville, où se tenait la célèbre assemblée des communes, est une belle et grande plaine, entourée de hautes montagnes. Le marché est petit : au milieu est une fontaine, dont l’eau se répand dans une grande cuve de métal. Lorsqu’il éclate un incendie, on frappe plusieurs fois sur cette cuve, qui produit un son retentissant. Le peuple prétend que le diable apporta, par une belle nuit, cette cuve sur le marché. Dans ce temps-là, on attribuait beaucoup de choses au diable. Les gens étaient fort bêtes, le diable fort bête aussi, et ils se faisaient réciproquement des cadeaux.

La maison de ville de Gosslar n’est qu’un corps-de-garde badigeonné en blanc. L’édifice de la Banque, qui est auprès, a meilleure tournure. Depuis le sol jusqu’au toit, à distances égales, il est couvert de peintures, représentant les empereurs d’Allemagne, plus enfumés que dorés, le sceptre dans une main, et le globe terrestre dans l’autre.

Un de ces empereurs tient une épée au lieu d’un sceptre. Je ne pus deviner la cause de cette distinction. Les Allemands ont cependant la mauvaise habitude d’avoir une pensée en tête, lorsqu’ils font quelque chose.

J’avais lu dans le manuel de Gottschalk une longue description de l’antique dôme et du célèbre trône de Gosslar ; mais, lorsque je voulus voir ces deux choses, on me dit que le dôme était détruit et que le siége impérial avait été transporté à Berlin. Nous vivons à une époque rudement significative : on démolit les dômes centenaires, et on jette les trônes au fond du garde-meuble.

Quelques curiosités du défunt dôme sont maintenant placées dans l’église de Saint-Etienne : des peintures sur verre, qui sont admirables ; quelques mauvais tableaux, parmi lesquels on nomme un Lucas Cranach, un Christ en bois, et un autel païen d’un métal inconnu, soutenu par quatre caryatides, qui ont d’affreuses figures. Celle du Christ en bois est encore plus affreuse. Cette tête de Christ, couverte de cheveux et d’épines naturels, le visage barbouillé de sang, est sans doute l’image accomplie de l’agonie d’un homme, mais non pas de l’agonie d’un dieu. La souffrance matérielle y est parfaitement exprimée, mais nullement la poésie de la douleur. Une telle image convient mieux à un amphithéâtre anatomique qu’à une maison de prière.

Mon auberge était près du marché, et j’aurais pris goût à mon dîner, si mon hôte n’était venu m’apporter sa longue figure superflue et ses ennuyeuses questions. Heureusement je fus bientôt délivré par l’arrivée d’un autre voyageur qui eut à subir les mêmes questions, et dans le même ordre. Cet étranger était un vieil homme usé, las, fourbu, qui avait parcouru l’univers entier, ainsi qu’il résultait de ses discours, qui avait long-temps vécu à Batavia, gagné beaucoup d’argent, tout perdu, et qui revenait maintenant, après une absence de trente années, à Quedlimbourg, sa patrie ; car, ajoutait-il, notre famille a là sa tombe héréditaire. L’hôte, en homme éclairé, remarqua qu’il importe peu pour l’âme en quel lieu le corps est enterré. — « En êtes-vous sûr ? dit l’étranger d’un air soucieux. « Mais reprit-il, je ne veux pas dire du mal des tombeaux étrangers. Les Turcs enterrent leurs morts encore plus joliment que nous ; leurs tombeaux sont de beaux jardins et ils viennent se reposer sur leurs tombes blanches, ornées de turbans, à l’ombre d’un cyprès sous lequel ils fument tranquillement leur tabac turc, dans leurs longues pipes turques ! — Et chez les Chinois ! c’est vraiment un plaisir que de les voir comme ils dansent dans leurs cimetières, comme ils y boivent du thé, comme ils y jouent du violon, et comme ils savent orner gentiment les tombeaux avec toute sorte d’ornemens dorés, de magots de porcelaine, d’étoffes de soie bariolés, de fleurs artificielles et de lanternes de couleur. — Tout cela est fort beau. — Combien y a-t-il encore d’ici à Quedlimbourg ? »

À mon départ de Goslar, le soleil était en son plein ; je continuai à monter et à descendre des montagnes, ayant toujours devant moi le soleil qui éclairait sans cesse de nouvelles beautés. L’esprit de la montagne me favorisait évidemment ; il savait sans doute qu’un voyageur poète peut, au besoin, raconter de belles choses, et il me fit voir son Harz dans cette matinée comme certainement personne ne l’a vu. Mais le Harz me vit aussi comme il a vu peu de gens, les yeux brillans d’enthousiasme, les joues animées par la pensée de me trouver dans ces gorges si célèbres ! Je m’avançais à travers les pins agités par le vent, et il me semblait entendre des voix mystérieuses s’échapper de leurs cimes, et j’écoutais avec ravissement la clochette des troupeaux qui a, dans l’air pur du Harz, un retentissement vif et mélodieux.

D’après la position du soleil, il pouvait être midi lorsque je rencontrai un de ces troupeaux. Le berger, jeune homme amical, à la chevelure blonde, me dit que cette haute montagne au pied de laquelle je me trouvais, était le vieux Brocken, célèbre par tout le monde. Il ne se trouve pas d’habitations à plusieurs heures de distance, et je fus heureux que le jeune berger voulût bien m’inviter à manger avec lui. Nous nous assîmes pour prendre un déjeuner dinatoire, qui consistait en pain et en fromage ; puis, après avoir pris amicalement congé de lui, je me remis à grimper joyeusement la montagne. Bientôt j’arrivai à une forêt de pins aussi haute que le ciel, et qui m’inspira un respect véritable. Ces arbres ont dû avoir beaucoup de peine à pousser, et leur jeunesse a sans doute été fort difficile car la montagne est parsemée d’immenses blocs de granit, et presque tous les arbres sont forcés d’étendre leurs racines sous ces pierres et de chercher avec effort un sol qui les nourrisse. Çà et là les blocs sont amoncelés les uns sur les autres, et forment une espèce de porte sur laquelle poussent de grands arbres dont les racines nues s’étendent, comme des membres décharnés, sur ces monumens bruts. Les arbres semblent pousser au milieu des airs et cependant à cette hauteur prodigieuse, enclavés au milieu des pierres et comme poussés avec elles, ils ont plus de solidité que ceux qui grandissent dans le sol mou du plat pays. Sur les branches de ces pins aériens, on voit se balancer une multitude de petits écureuils, et sous leur ombre errent sans crainte des cerfs et des daims fauves. Les rayons du soleil se jouent curieusement à travers la couleur vert foncé du feuillage. Les épaisses racines des arbres forment un escalier naturel le long de la montagne ; des deux côtés des chemins, s’élèvent des grands bancs de mousse, car les pierres sont couvertes des plus belles de ces variétés qui semblent des coussins de velours d’un vert tendre. On ressent une agréable fraîcheur, on entend le murmure des sources qui porte tant à la rêverie ; souvent l’eau s’échappe en filets d’argent de dessous les pierres, et descend en petites cascades le long des racines des arbres. En se baissant et en écoutant involontairement, il semble qu’on va contempler l’histoire secrète de la formation des plantes et que l’on entende le sourd battement des artères de la montagne. En quelques endroits, l’eau part avec bruit, traverse la route avec violence, et disparaît tout-à-coup dans les profondeurs où elle retombe en une pluie blanche.

Plus on monte sur la montagne, plus la hauteur des pins diminue ; peu-à-peu la végétation devient rabougrie jusqu’à n’offrir plus que des mûres, des groseilles, et enfin quelques herbes. Le froid augmente aussi à proportion. Les blocs de granit forment des groupes merveilleux qui sont souvent d’une grandeur prodigieuse. Ce pourraient bien être là les balles que se jettent, dans leurs jeux de la nuit de Walpurgis, les esprits infernaux, quand les sorcières arrivent en ce lieu à cheval sur des fourches et des balais, et que commence le sabbat, maudit, désordonné et joyeux, tel que nous le racontent nos crédules nourrices, et comme il est représenté dans les belles illustrations de Faust, par notre excellent peintre Retzsch.

Vraiment, lorsqu’on arrive à la partie supérieure du Brocken, on ne peut se défendre de songer à ces divines histoires du Blocksberg, et surtout à la grande et mystique tragédie nationale du docteur Faust ! Il me semblait à chaque instant que j’entendais le fameux pied de bouc grimper près de moi, et que j’entendais ricaner lorsque je reprenais haleine. Je crois que Méphistophélès est obligé de reprendre haleine aussi, lorsqu’il gravit sa montagne favorite ; c’est une route affreusement fatigante, et ce fut avec une vive satisfaction que j’aperçus enfin la maison du Brocken que j’attendais depuis long-temps.

Cette maison, qui est connue par un grand nombre de descriptions et de dessins, consiste en un seul rez-de-chaussée situé à la cime de la montagne, et fut bâtie en 1800, par le comte de Stollberg-Wernigerode, pour le compte duquel elle est tenue en auberge. Les murailles sont excessivement épaisses à cause du vent et de la rigueur du froid en hiver ; le toit est très bas, il est surmonté par un petit pavillon en forme de tour, et deux petits bâtimens contigus à la maison servent à loger les voyageurs lorsqu’ils sont en trop grand nombre.

L’entrée de la maison du Brocken me causa une impression singulière. Après une longue marche solitaire et d’immenses circuits à travers les pins et les rochers, on est tout-à-coup transporté dans une maison au milieu des nuages ; les villes, les montagnes et les bois restent au-dessous de vous ; on se croit arrivé aux solitudes du ciel, et tout-à-coup l’on se voit au milieu d’une société nombreuse qui vous reçoit comme un hôte à-peu-près attendu, et qui vous examine avec une curiosité mêlée d’indifférence. Je trouvai l’auberge pleine de voyageurs, et en homme prudent, je m’occupai de la nuit. L’aubergiste me procura une petite chambre dans laquelle s’était déjà établi un jeune négociant.

Dans la salle commune, il y avait beaucoup de vie et de mouvement ; il s’y trouvait un grand nombre d’étudians de l’université : les uns, arrivés récemment, étaient occupés à se restaurer ; les autres se préparaient au départ, laçaient leurs guêtres, écrivaient leurs noms sur le livre blanc, et recevaient des bouquets cueillis sur le Brocken de la main des filles d’auberge. Alors on pince les joues, on chante, on saute, on embrasse, on interroge, on répond : du beau temps ! une belle route ! de bons profits ! adieu ! — et tout est fini. Quelques-uns des partans sont un peu gris ; et ceux-là ont le plus de jouissances, car les ivrognes voient tout double.

Après m’être un peu récréé à tout ce spectacle, je montai à la petite tour, et j’y trouvai un petit monsieur avec deux dames, une jeune, l’autre vieille. La jeune dame était très jolie ; une tournure élégante ; sur ses cheveux blonds elle portait un chapeau de satin noir, dont les plumes blanches étaient agitées par le vent ; ses épaules étaient couvertes d’un manteau de soie noire qui dessinait ses formes, et son grand œil calme contemplait paisiblement l’immensité qui se déroulait devant nous.

Je liai conversation avec la jolie dame. Elle parlait peu, mais elle écoutait attentivement. Je développai, à mon étonnement, de grandes connaissances en géographie. Je nommai à la belle personne curieuse de s’instruire, toutes les villes qui étaient à nos pieds, et je les lui montrai sur ma carte que j’avais déroulée doctoralement sur la table de pierre qui se trouvait au milieu du pavillon. Il y eut mainte ville que j’eus de la peine à trouver, car je la cherchais plus avec mes doigts qu’avec mes yeux qui étaient fixés sur la jolie figure. Je ne sais dans quel rapport se trouvait le petit monsieur avec les dames qu’il accompagnait. C’était une mince, remarquable figure. Une petite tête parcimonieusement couverte de petits cheveux gris dont quelques-uns traversaient un front étroit, et tombaient sur des yeux brillans et malicieux qui ressemblaient à des libelles. Le nez se projetait avec aisance, et la bouche et le menton se retiraient péniblement ; en général tout ce petit visage semblait composé avec cette pâte molle et jaunâtre dont les sculpteurs se servent pour pétrir leur premier modèle, le petit homme ne disait pas un mot ; il se contentait de sourire quand la vieille dame lui adressait une parole agréable.

Celle-ci était la mère de la plus jeune et avait aussi des manières distinguées. Son œil trahissait une disposition rêveuse et maladive, sa bouche sévère exprimait la rigueur et la piété ; mais il me sembla que cette bouche avait dû jadis être fort jolie, que ses lèvres avaient beaucoup souri autrefois, qu’elles avaient reçu beaucoup de baisers, et qu’elles en avaient aussi beaucoup rendu. Les deux dames avaient été cette année en Italie, avec leur compagnon, et elles contaient beaucoup de choses de Rome, de Florence et de Venise. La mère parlait beaucoup des tableaux de Raphaël, de l’église Saint-Pierre ; la fille parlait davantage des opéras du théâtre Fenice.

Tandis que nous parlions, le crépuscule commençait à s’étendre ; l’air devenait plus froid, le soleil descendait au bas de la montagne, et la rotonde de la tour se couvrit d’étudians, d’apprentis compagnons, de quelques honnêtes bourgeois en compagnie de leurs femmes et de leurs filles, qui tous venaient voir le coucher du jour. Comme je le contemplais moi-même avec émotion, j’entendis quelqu’un s’écrier près de moi : « Que la nature est donc belle ! » Ces paroles sortaient de la bouche de mon compagnon de chambre, et me rappelant à la vie commune, me permirent de causer avec les dames, comme on cause. La mère se crut obligée de citer un passage de Goëthe. Je crois que nous parlâmes aussi de chats angoras, de vases étrusques, de châles turcs, de macaroni et de lord Byron, dont la vieille dame se crut encore obligée de citer un passage. La jeune dame ne savait pas l’anglais. Je lui recommandai la traduction de ma belle et spirituelle compatriote la baronne Elise de Loehnhausen. Je ne manquai pas cette occasion de me récrier sur la dépravation, l’abomination, et l’esprit de damnation de Byron : c’est une chose à quoi il ne faut jamais manquer quand on parle à des jeunes dames.

Après cette affaire, j’allai encore me promener sur le Brocken ; car à la cime de la montagne, il ne fait jamais nuit noire. Les nuages n’étaient pas épais, et je contemplai les contours des deux collines qu’on nomme l’Autel des sorcières et la Chancellerie du diable. Je déchargeai mes pistolets, mais il n’y eut aucun écho. À mon retour à l’auberge, je trouvai le souper préparé dans la grande salle. Une longue table avec deux rangées d’étudians affamés. Au commencement, ce fut la conversation ordinaire des universités : des duels, des duels et encore des duels. La société consistait principalement en étudians de Halle, et il ne fut question que de Halle. Je ne m’amuserai pas à rapporter toutes les gentillesses que débitent d’ordinaire ces passé-maîtres buveurs de bierre. On en vint aussi à parler des deux Chinois qui se faisaient voir à Berlin il y a deux ans, et qui maintenant sont professeurs particuliers d’esthétique chinoise à Halle. On se mit alors à faire de l’esprit ; on posa le cas où un Allemand se ferait voir en Chine pour de l’argent, et où l’affiche attesterait que c’est un Allemand véritable, et énumérerait ses talens qui consisteraient principalement à parler philosophie, à fumer du tabac et à savoir prendre patience. Le pauvre Allemand aurait peu de succès, je crois.

Un jeune étudiant, qui venait de Berlin où il était allé se faire purifier de ses mauvaises notes de menées démagogiques, parla beaucoup de cette ville qu’il était loin d’avoir vu sous tous ses aspects. Il avait visité le théâtre ; mais il le jugeait fort mal. Le pauvre jeune homme attribuait de grands résultats pour l’art, aux intendans royaux, aux grands comédiens et aux directeurs ; il ne savait pas, le pauvre jeune homme, que l’art n’entre pour rien dans toutes les idées de ces gens-là, et que l’intendance n’a guère à s’occuper que de la couleur de la barbe avec laquelle tel rôle doit être joué, et de la fidélité des costumes qui sont dessinés par des historiens assermentés, et cousus par des tailleurs scientifiques. Rien n’est plus nécessaire en effet ! Si Marie Stuart portait un tablier qui appartînt au temps de la reine Anne, les banquiers se plaindraient certainement avec raison qu’on leur enlève toute leur illusion ; et si, par malheur, lord Burleigh passait les culottes de Henri iv, cet anachronisme occuperait à coup sûr pendant toute la soirée les conseillères de finances et de justice et toute leur société. Mais l’intendance royale ne doit pas seulement s’en tenir à l’exactitude des tabliers et des culottes ; l’art bien entendu, la couleur locale, veulent qu’elle nous rende la réalité des personnages. Aussi Othello sera bientôt joué par un Maure véritable, et le professeur Lichtenstein a certainement déjà écrit en Afrique à cet effet. Dans Misanthropie et repentir, le rôle d’Eulalie sera donné à une véritable femme perdue, celui de Pierre sera joué par un véritable idiot et celui de l’inconnu par un cocu réel ; toutes choses qu’on n’aura pas besoin de faire venir d’Afrique. Si le jeune homme dont je parle avait mal apprécié la comédie de Berlin, il avait encore plus mal compris l’opéra ; car il n’avait pas remarqué que la musique de janissaires de Spontini avec ses timbales, ses trompettes, ses tamtams, ses éléphans, est un moyen héroïque pour ranimer notre ardeur guerrière endormie, moyen que Platon et Cicéron ont déjà recommandé avec une merveilleuse finesse. Comment autrement expliquer le vacarme que Spontini nous fait chaque soir ?

Tandis que de tels discours volaient çà et là, on ne perdait pas des yeux l’affaire plus importante, et les grands plats chargés de viande et remplis fort loyalement étaient attaqués avec assiduité. Cependant la chère était mauvaise. J’en dis un mot à mon voisin qui me répondit assez impoliment, avec un accent auquel je reconnus un Suisse, que nous autres Allemands, nous ne connaissons pas plus la véritable liberté que la vraie modération. Je haussai les épaules et je lui fis remarquer que partout les mercenaires et les confiseurs sont des Suisses, et que ses compatriotes sont de grands obstacles aux deux vertus qu’il nous recommandait.

L’enfant des Alpes n’avait certainement pas eu une mauvaise intention. « C’était un gros homme, partant un bon homme, » dit Cervantes. Mais mon autre voisin fut très piqué de l’assertion du Suisse ; il s’écria que l’énergie allemande et la simplicité de nos mœurs n’étaient pas encore éteintes, et en démonstration de ceci, il se frappa la poitrine avec force et avala un immense pot de bierre. Le Suisse cherchait à le calmer en disant : « Allons, allons ! » Mais plus il voulait le tranquilliser, plus l’autre se démenait et mettait d’ardeur à vider la vaisselle. C’était un homme de ces temps où la vermine devait vivre dans l’abondance, et les coiffeurs ainsi que les baigneurs mourir de faim et de misère. Vraie face de patriote de 1816[3]. Il portait de grands cheveux épars, une barrette à la chevalière, une jaquette noire, selon l’ancienne forme nationale, une chemise sale que ne cachait pas un gilet, et à son cou pendait un médaillon dans lequel figuraient quelques crins de la queue du cheval de Blücher. J’aime assez à me donner du mouvement à table, et je ne répugnai pas à entrer dans une discussion patriotique avec lui. Il était d’opinion qu’il fallait diviser l’Allemagne en trente-trois cercles. Moi je prétendis qu’il fallait la diviser en quarante-huit, attendu qu’on pourrait alors écrire un manuel systématique sur l’Allemagne, et qu’il est nécessaire de lier la politique à la science. Mon homme était aussi un barde allemand, et il me confia qu’il travaillait à une épopée nationale en l’honneur d’Hermann et de la bataille d’Hermann. Je lui donnai plus d’un bon conseil pour la confection de son œuvre, et je lui fis remarquer que ce serait une manière très onomatopaeique de rendre les détours et les difficultés de la forêt de Teutobourg, que d’y employer des vers difficiles et rocailleux. J’espère que les beaux-arts gagneront encore beaucoup à cette bonne imitation de la nature.

À notre table, les épanchemens et le tumulte augmentaient de moment en moment ; le vin chassait la bierre, la flamme du punch pétillait ; il fut bu, hurlé et mangé radicalement. Les belles chansons de Müller, de Ruckert, de Kœrner, de Uhland, retentissaient à briser les vitres. Les mélodies de Methfessel ne nous manquèrent pas : mais on entendait par-dessus tout le refrain allemand de Arndt : « Le dieu qui fit pousser le fer n’a pas voulu d’esclaves ! » Et au-dehors, on entendait mugir comme si le vieux Blocksberg eût répété le chœur, et quelques convives avinés prétendirent que la montagne secouait joyeusement sa tête chenue, et qu’ils la sentaient s’ébranler sous leurs jambes. Les bouteilles devenaient de plus en plus vides et les têtes de plus en plus pleines : l’un hurlait, l’autre gesticulait, un troisième déclamait une tirade de la Faute[4], un quatrième parlait latin, un cinquième prêchait sur la modération, et un sixième, monté sur une chaise, enseignait en ces termes : « Messieurs ! la terre est une boule ronde. Les hommes sont de petits instrumens épars à sa surface jetés fort inconsidérément en apparence ; mais la boule tourne, les instrumens se choquent et retentissent, les uns vivement, les autres doucement ; cela produit une musique merveilleuse et compliquée, et on la nomme histoire du monde. Nous parlerons donc de la musique, puis du monde et enfin de l’histoire ; cette dernière, nous la diviserons en positive et en mouches cantarides ». — Et ainsi de suite continuèrent les raisonnemens et les folies.

Un honnête Mecklenbourgeois, qui tenait son nez dans son verre, se trouvait aussi bien, disait-il, sur cette montagne si redoutée, qu’au buffet du théâtre de Schwerin. Un autre tenait une bouteille en perspective devant ses yeux, et la contemplait attentivement, tandis que le vin rouge lui coulait sur le visage. Le patriote se jeta tout-à-coup sur moi et s’écria en m’embrassant : « Oh ! si tu me comprenais. Je suis un amant, et un amant heureux. On m’aime, et, Dieu me damne, c’est une fille bien élevée, car elle a beaucoup de gorge, elle joue du piano et elle porte une robe blanche ! » — Pour le Suisse, il pleurait et me baisait tendrement les mains, en s’écriant : Oh ! Baebely, oh ! Baebely !

Dans ce tumulte confus où les verres et les assiettes volaient dans l’espace, je me trouvais assis vis-à-vis de deux jeunes gens beaux et pâles comme des statues de marbre. On apercevait à peine la légère teinte rosée que le vin avait laissée sur leurs joues. Ils étaient assis l’un près de l’autre, se regardaient d’un air de tendre amitié, se parlaient doucement, d’une voix tremblante, et semblaient se faire de tristes récits ; car de temps en temps un accent douloureux s’échappait de leurs lèvres. — « La pauvre Laure est morte aussi maintenant ! » dit l’un d’eux en soupirant ; et après un moment de silence, il raconta l’histoire d’une jeune fille de Halle qui s’était prise d’amour pour un étudiant, et qui, lorsque celui-ci quitta la ville, ne parla plus à personne, ne mangea plus, pleura toutes les nuits et passa tous les jours à regarder l’oiseau que son bien-aimé lui avait donné. — « L’oiseau mourut et bientôt après la pauvre Laure mourut aussi ! » Ainsi se termina l’histoire, et les deux jeunes gens se turent de nouveau, et soupirèrent comme si leur cœur allait se briser. Enfin l’un dit : « Je suis triste, sortons. Je veux respirer au milieu des nuages ! » Ils se levèrent en se tenant sous le bras et ils quittèrent cette salle bruyante. Je les suivis de près, et je les vis entrer dans une chambre assez obscure où l’un d’eux, croyant ouvrir la fenêtre, ouvrit une grande armoire pleine d’habits. Je les vis étendre les bras avec enthousiasme, s’embrasser et s’écrier en regardant le fond de l’armoire : « Vents frais de la nuit que vous faites du bien à l’âme ! — Que ces brises agitent doucement ma chevelure ! — Me voici sur la cime nuageuse de la montagne ; à mes pieds sont les populations endormies de plus de vingt cités et là bas étincèlent les eaux bleues des lacs ! — Écoute ! entends-tu le bruit que font les pins dans la vallée ! Là bas sur cette colline, ces images nébuleuses, ne sont-ce pas les esprits de nos pères ? Oh ! si je pouvais traverser avec eux la nuit orageuse sur un cheval de nuages, bondir sur la mer irritée, m’élever à travers les airs jusqu’aux astres ! mais hélas ! je succombe sous le poids d’un corps terrestre et mon âme est enchaînée ! » — L’autre jeune homme avait également étendu les bras vers l’armoire, de grosses larmes coulaient de ses yeux, et s’adressant à une culotte de peau jaune qu’il prenait pour la lune, il lui dit d’une voix pénétrée : « Que tu es belle, fille du ciel ! que ton visage est doux et calme ! Les étoiles suivent à l’ouest tes traces bleues. À ta vue les nuages se réjouissent, et leurs sombres flancs s’éclairent ! Qui t’égale au ciel ! Les étoiles sont honteuses en ta présence, et détournent leurs yeux étincelans. Où fuis-tu, quand ton front pâlit le matin ? As-tu, comme moi, une retraite où tu caches tes douleurs ? Es-tu seule ? Tes sœurs sont-elles tombées du ciel ? Celles qui marchaient joyeusement autour de toi ne sont-elles plus ? Oui ! elles sont tombées, anges déchus ; et toi, lumière divine, tu te caches souvent pour les pleurer ! Déchirez les nuages, ô vents, afin que l’élue de la nuit apparaisse dans son éclat, et que les montagnes ombragées ne soient plus cachées à nos regards ! »

Un honnête convive, qui avait mangé ce soir-là suffisamment pour rassasier six lieutenans des gardes et un enfant innocent, passa en trébuchant, renversa d’une manière fort rude les deux amis élégiaques dans l’armoire, gagna la porte de la maison, et y fit un tapage effroyable. Les deux jeunes gens gémissaient et se lamentaient au fond de leur armoire : ils se croyaient tombés au pied de la montagne, brisés en mille pièces, et rendaient avec prodigalité le généreux vin rouge qu’ils avaient bu, s’inondant mutuellement et se disant l’un à l’autre : « Adieu ! je m’aperçois que je perds tout mon sang ! — Pourquoi me réveilles-tu, vent matinal, et m’arroses-tu d’une douce rosée ? — Demain le voyageur passera : son œil me cherchera dans la plaine, et il ne me trouvera plus ! » Bientôt ces accents plaintifs furent étouffés par les cris, les hurlemens et les chants qui se faisaient entendre dans la salle.

La pudeur m’empêcha de compter le nombre des bouteilles. Je regagnai ma chambre, et je ne me réveillai qu’au lever du soleil, à la voix de mon hôte, qui venait m’engager à aller voir le point du jour. Sur la tour se trouvaient déjà quelques voyageurs se frottant leurs mains gelées ; d’autres arrivaient, le sommeil encore dans les yeux. Bientôt notre société de la veille se trouva rassemblée, et l’on se rendit dans la salle, pour y prendre le café. Après le déjeuner, on me présenta le livre du Brocken, où tous les voyageurs qui gravissent la montagne inscrivent leur nom, auquel la plupart d’entre eux ajoutent quelques pensées, ou, à défaut, quelques phrases. Le palais du prince de Paphlagonie contient moins de choses de mauvais goût que ce livre, où brillent particulièrement les receveurs des contributions avec leurs hautes pensées philosophiques ; les commis avec leurs épanchemens pathétiques ; les patriotes, dillettanti révolutionnaires, avec leurs lieux communs ; et les professeurs de Berlin avec leur admiration malencontreuse. Ici on décrit la majesté du soleil levant ; là on se plaint du mauvais temps, du brouillard, des nuages qui cachent la vue :

Monté au milieu des nuages, descendu au milieu des nuages ! c’est là un trait saillant pris entre cent autres.

Tout le livre sent le fromage, la bierre et le tabac : on croit lire un roman de Clauren.

Les étudians firent leurs préparatifs de départ. Les guêtres furent lacées ; les mémoires, qui se trouvaient fort bon marché contre toute attente, furent payés ; les filles d’auberge, qui portaient sur leurs traits les traces de l’amour heureux, apportèrent des bouquets, comme il est d’usage. Elles aidèrent à les attacher aux bonnets, reçurent quelques baisers et quelques gros en récompense, et nous nous mîmes tous à descendre la montagne. Le Suisse et le patriote prirent la route qui conduit à Schirke, et les autres, au nombre de vingt personnes, parmi lesquels je me trouvais, conduits par un guide, gagnèrent Ilsenbourg par le chemin qu’on nomme les trous de neige.

La marche alla grand train. Les étudians de Halle marchaient plus vite que de la landwehr autrichienne. Avant que je me fusse retourné, toute la partie aride de la montagne avec les groupes de pierres qui la parsèment, était derrière nous. Nous traversâmes un bois de pins semblable à ceux que j’avais vus la veille. Le soleil répandait déjà sur nous ses rayons les plus vifs, et éclairait d’une façon pittoresque ces étudians, vêtus d’habits bariolés, qui pénétraient joyeusement à travers les broussailles, disparaissaient pour reparaître bientôt, passaient des marécages en courant le long des troncs d’arbres renversés, évitaient les précipices en se tenant aux racines qui sortaient de terre, et poussaient jusqu’aux cieux des cris d’allégresse, auxquels répondaient les oiseaux dans les bois, le murmure des pins, le bruit des sources, et que répétait l’écho de montagne en montagne.

Plus nous descendions, plus la végétation devenait belle, plus les eaux souterraines ruisselaient agréablement ; on les voyait à peine sous les pierres et les branchages, mais on les entendait sourdre devant soi ; enfin nous trouvâmes quelques petites vagues qui s’échappaient avec rapidité ; à quelques pas, une multitude de petites sources se réunissaient en un filet d’eau, et formaient déjà un peu plus bas un ruisseau considérable. C’est l’Ilse, la douce et belle Ilse, elle s’étend à travers la vallée de l’Ilse dont les deux côtés forment de hautes montagnes au pied desquelles on trouve, au lieu de pins et d’une végétation amaigrie, des faînes épais et de grands chênes. C’est le côté occidental du Brocken qu’on nomme le Bas-Harz en opposition au côté oriental qu’on nomme le Haut-Harz. Il est impossible de décrire la grâce avec laquelle l’Ilse se répand à travers les rochers parmi lesquels elle prend sa course comme une jeune fille. À la voir, on est tenté d’ajouter foi à la légende qui veut que l’Ilse ait été jadis une princesse qui s’amusait à descendre en riant et en courant cette haute montagne. Enfin nous parvînmes à l’Ilsenstein, c’est un prodigieux bloc de granit qui s’élève hardiment du fond d’un précipice ; de trois côtés, les hautes montagnes couvertes de bois l’environnent ; mais du quatrième côté, celui du nord, il est découvert, et l’on aperçoit tout le bas pays avec l’Ilse qui serpente au loin dans la plaine. Sur la pointe la plus élevée du rocher qui a la forme d’une tour, on a planté une énorme croix de fer, près de laquelle il y a place au besoin pour quatre pieds d’hommes.

La nature ayant doué l’Ilsenstein, par sa forme et par sa position, de tous les charmes fantastiques, la tradition a voulu aussi l’embellir : Gottschalk rapporte qu’en ce lieu existait jadis un château maudit, dans lequel demeurait la riche et belle princesse Ilse qui se baigne encore chaque matin dans la rivière. D’autres content une belle histoire des amours d’Ilse et du chevalier de Westemberg ; d’autres parlent encore du vieil empereur saxon Henri, qui venait passer de véritables heures impériales avec la belle Ilse, la fée des eaux. Un écrivain moderne, M. Nieman, qui a fait un guide du voyageur dans le Harz où il décrit, avec un zèle fort louable et une grande exactitude, les hauteurs des montagnes, les déviations de l’aiguille magnétique et le chiffre de la population des villes, avance ceci : « Ce qu’on a raconté de la belle princesse Ilse appartient au domaine de la fable. » Ainsi parlent tous ces gens à qui une telle princesse n’est jamais apparue ! Mais nous autres, nous savons mieux que cela, l’empereur Henri en savait plus aussi. Ce n’est pas pour rien que les vieux empereurs saxons tenaient tant à leurs montagnes du Harz ; on n’a qu’à feuilleter la belle chronique de Lunebourg où les bons vieux seigneurs sont merveilleusement représentés par des gravures en bois, harnachés de fer, sur leurs chevaux de bataille à leur blason, la sainte couronne impériale dans leurs mains vigoureuses ; on pourra voir facilement sur leur visage barbu combien ils devaient soupirer du fond de leur cœur pour leurs princesses du Harz et le doux murmure des bois du Brocken ; combien souvent ils devaient y songer dans les contrées étrangères, même dans le pays des oranges et des poisons, dans la belle Italie où les attira si souvent l’envie de se faire nommer empereurs romains, véritable manie de titres allemande qui perdit plus d’une fois et l’empereur et l’empire !

Je conseille toutefois à ceux qui se trouvent sur la pointe de l’Ilsenstein, de ne penser ni à l’empereur, ni à l’empire, ni à la belle Ilse, mais bien à leurs pieds. Car, comme j’étais là, perdu dans mes pensées, je vis tout-à-coup les montagnes se renverser sur leurs bases ; les toits de briques rouges d’Ilsenbourg se mirent à danser, les arbres verts se confondirent avec le bleu du ciel, et je serais certainement tombé dans le précipice, saisi comme je l’étais par un vertige, si dans mon anxiété, je ne m’étais retenu à la grande croix de fer, qui me sauva.

Il n’est pas toujours bon, ni pour lui, ni pour ses lecteurs, qu’un voyageur soit poète.


a. loève-veimars.
  1. Les philistins sont une classe d’étudians qui se distingue par leurs prétentions et la rudesse de leurs manières.
  2. . Nom latin de Gœttingue.
  3. Époque où Jahn et ses amis prêchaient une nouvelle croisade contre la France et où le patriotisme consistait dans la haine des Français.

    (Le traducteur.)
  4. Tragédie de Mulner.