Examen du testament politique d’Albéroni/Édition Garnier


EXAMEN

DU

TESTAMENT POLITIQUE

DU CARDINAL ALBÉRONI

(1753[1])


Après tant de testaments cassés par le public, celui du cardinal Albéroni vient de paraître. Je souhaite à l’éditeur qu’en effet le cardinal Albéroni l’ait mis sur son testament. Cet éditeur, ou cet auteur, connaît sans doute assez les hommes, les affaires, et le train du monde, pour ne pas ignorer qu’un bon legs, qui procure une vie heureuse, vaut mieux que toutes les spéculations politiques. Un écrivain fait un beau livre plein de profonds raisonnements sur le commerce ruineux de l’Europe avec les Grandes Indes : un négociant d’un trait de plume y envoie, sans raisonner, des effets : il s’enrichit, et ne lit point le livre. Il en est de même dans la politique : l’homme d’esprit oisif fait des projets pour changer la face de l’Europe ; ceux qui gouvernent suivent leur routine, et ne s’informent pas seulement si on a fait des projets.

L’abbé de Bourzeis, dans la crainte de n’être point lu, prit sans façon le nom du cardinal de Richelieu. D’autres ont pris le nom de Mazarin, de Colbert, de Louvois, du duc le Lorraine. Tous ces testaments sont faits dans le goût de celui de Crispin, qui prend la robe de chambre et le nom de Géronte dans le Légataire universel. On voit bien que ce n’est pas Géronte qui a fait ce testament-là ; on y reconnaît bien vite Crispin.

Ce n’est pas un Crispin à la vérité qui a composé le testament du cardinal Albéroni : c’est un homme passablement instruit ; mais il faut qu’il se détrompe de la vanité de faire accroire que ce testament soit effectivement l’ouvrage du cardinal. Il a beau, dans sa préface, vouloir éluder la loi que j’ai fait valoir[2], que ce seul mot, Testament d’un ministre, impose le devoir indispensable de déposer dans des archives publiques l’original de l’ouvrage, ou d’en constater l’authenticité par des voies équivalentes ; cette loi ne peut être violée sans que le public soit en droit de crier à la supposition. Il est absolument nécessaire de montrer au public qu’on ne le trompe pas, quand il s’agit d’ouvrages de cette importance. Lorsque je fis imprimer à la Haye l’Anti-Machiavel, j’en déposai l’original à l’Hôtel de Ville, et il y est encore. Aussi l’auteur ne prétend pas que le Testament du cardinal Albéroni soit l’ouvrage de ce ministre ; il dit seulement que ce sont ses intentions ; que c’est un recueil de quelques pensées du cardinal, auxquelles l’éditeur a joint les siennes ; et par là c’est un ouvrage qui peut devenir doublement précieux. Qu’on l’appelle Testament ou non, il n’importe : les titres des livres sont comme ceux des hommes aux yeux du philosophe ; il ne juge de rien par les titres.

Que ce soit le cardinal Albéroni, ou son truchement, qui propose au roi d’Espagne d’encourager l’agriculture, il est clair que c’est un très-bon avis, et qu’il faut le suivre, soit qu’il vienne d’un ministre ou d’un fermier. L’auteur propose de cultiver les terres espagnoles par des nègres. Pourquoi non ? ces terres, qui manquent de laboureurs, accusent encore le malheureux roi qui les priva des mains des Maures, sous lesquelles elles étaient fertiles. Les déserts de la Prusse cultivés par des étrangers sont un reproche aux terres de la Castille.

Peu d’hommes connaissent mieux l’Espagne que l’auteur ; on croirait presque que c’est le ministre de Philippe V, ou celui qui a été le compagnon de sa retraite et son malheureux ami, si l’on peut être l’ami d’un roi. Il compte toutes les causes de la dépopulation de l’Espagne ; mais il me semble qu’il a tort de ne pas mettre parmi ces causes l’expulsion des juifs et des Maures, et les transplantations en Amérique. L’émigration des protestants est insensible en France. Oui, parce que la France possède environ vingt-deux millions d’habitants industrieux ; mais il n’y a guère plus de six millions d’âmes en Espagne ; et la fière oisiveté y étouffe l’industrie. Ôtez beaucoup à celui qui a peu ; que lui reste-t-il ? et comment réparer ces pertes dans un pays où les pères transmettent aux enfants la maladie qui attaque le genre humain dans sa source, et où la superstition ensevelit la nature dans les cloîtres ? Je me sers ici du mot de superstition, que le cardinal emploie — je me ferais un scrupule de changer ses paroles. D’ailleurs l’auteur fait bien voir que l’Espagne est le pays de la grandeur et des abus. Il fait plus ; il montre les ressources. L’ouvrage n’a pas été revu par les inquisiteurs : il y a tel pays qui exige qu’on soit à six cents milles de lui pour lui dire des vérités utiles.

Dans le chapitre vii, on voit une partie de ce plan immense conçu autrefois par le cardinal Albéroni. Cet homme, en 1707, n’avait été connu dans Anet[3] (dont il refusa la cure) que sur le pied d’un uomo faceto e piacevole, qui faisait des soupes à l’ognon excellentes. Campistron[4] le protégeait alors ; et, en 1718, il allait bouleverser la terre. J’en parlai[5] dans l’Histoire de Charles XII. Je lui rendis justice, et il me remercia[6] avec d’autant plus de sensibilité qu’il était alors malheureux. Ce projet, prêt à éclore, était d’armer l’empire ottoman contre l’Autriche, Charles XII et le czar contre l’Angleterre ; d’établir le prétendant à Londres par les mains du vainqueur de Narva ; d’arracher la régence de la France au duc d’Orléans ; de rendre pour jamais l’Italie indépendante de l’Allemagne, après sept cents ans de sujétion, ou d’esclavage, ou de soumission. Suivant ce dessein, un corps italique s’établissait, à l’exemple à peu près du corps germanique. Don Carlos devait posséder Naples et Sicile ; son frère don Philippe avait la Toscane. La Lombardie faisait le partage des ducs de Savoie. Mantoue était ajoutée aux États de Venise. Le domaine du duc de Modène s’accroissait de plus de moitié par celui de Parme.

Les vues du commerce le plus étendu venaient à l’appui de ces arrangements ou de ces dérangements politiques. Le coup de fauconneau qui tua Charles XII renversa tout le projet ; mais cette machine brisée fut encore assez forte, quelque temps après, pour porter don Carlos sur le trône des Deux-Siciles par de nouveaux efforts.

L’auteur voudrait que le prétendant se fût fait roi en Corse, au lieu de tenter inutilement d’être roi d’Angleterre ; ensuite il lui propose la vice-royauté de Majorque : est-ce bien le cardinal Albéroni qui fait ces propositions ?

Est-ce bien lui qui s’acharne contre la mémoire du cardinal de Fleury, et qui dit qu’on n’a entendu que les plaintes et les gémissements des peuples pendant son ministère ? Si c’est le cardinal Albéroni qui parle ainsi, ou il est bien prévenu, ou il ne connaissait pas la France comme il connaissait l’Espagne. Il s’attache à décrier en tout le cardinal de Fleury. Il l’abaisse au-dessous du médiocre. Mais quand on voyage de Saint-Dizier à Moyenvic, on dit : « C’est le cardinal de Fleury qui a donné toutes ces terres à la France[7] : qu’aurait fait de mieux alors un grand homme ? » Le cardinal Albéroni est devenu un censeur bien impitoyable depuis sa mort : son testament est une satire.

Il blâme le cardinal de Fleury d’avoir voulu la guerre de 1741, et on sait qu’il ne la voulait pas, et qu’il s’y opposa autant qu’il put.

Il blâme l’empereur Charles VI d’avoir fait sa pragmatique sanction. Sa fille ne sera pas de cet avis. Il veut changer la constitution de l’Allemagne : c’est un homme qui a perdu son bien au jeu, et qui, se plaisant encore à regarder jouer, dit tout haut les fautes qu’il croit apercevoir.

Est-ce donc le cardinal Albéroni qui juge ainsi les vivants et les morts ? On connaît dans l’Europe un maréchal de France qui s’est fait un nom célèbre par ses grandes vues, par son esprit d’ordre et de détail, par son génie et par son activité[8]. Le prétendu testateur le traite bien durement. Je ne crois pas qu’il soit permis à l’histoire de parler des vivants : elle doit imiter les jugements de l’Égypte, qui ne décidaient du mérite des citoyens que lorsqu’ils n’étaient plus. Les portraits des hommes publics sont toujours dans un faux jour pendant leur vie. Mais si quelqu’un voulait répondre aux reproches amers que fait le cardinal Albéroni à cet illustre Français, ne pourrait-il pas lui dire : « Cessez de reprocher à ce maréchal l’épuisement des trésors de la France dans la magnifique ambassade de Francfort, où Charles VII fut élu empereur. Cessez de représenter l’Allemagne en défiance de cette profusion prétendue. L’ambassadeur d’Espagne y faisait une aussi grande figure que celui de France. Le duc de Riperda avait paru avec plus d’éclat encore à Vienne ; et jamais on n’a vu les nations prendre l’alarme sur le nombre des domestiques et sur la vaisselle d’un plénipotentiaire. Vous étiez malade apparemment quand vous dictâtes cet article de votre testament ; et vous donnez en mourant votre malédiction pour bien peu de chose. Votre Éminence était de mauvaise humeur quand elle a dicté l’article par lequel elle réprouve en politique le projet de ce général. Ce n’est pas à elle à juger par l’événement. Des hommes qui auront plus de réputation que vous dans la postérité, parce que avec un génie égal au vôtre ils ont eu plus de bonheur, ont dit que ce plan, qui vous paraît chimérique, était le comble de la vraisemblance. En effet, quel était ce plan ? C’était d’unir la France, l’Espagne, la Prusse, la Saxe, la Bavière, pour juger, les armes à la main, le procès de la succession de l’Autriche. Un jeune roi victorieux avait d’un côté cent mille hommes en armes et les mieux disciplinés de l’Europe ; la Saxe en avait près de cinquante mille ; deux armées françaises, d’environ quarante mille hommes chacune, étaient toutes deux au milieu de l’Allemagne. On était aux portes de Vienne. L’Espagne allait fondre dans l’Italie, et à peine paraissait-il alors qu’il y eût un ennemi à combattre. On avait proposé encore de faire agir d’autres ressorts que l’histoire découvrira un jour. On demande, après cela, si jamais entreprise eut de plus belles apparences ? On demande si ce projet n’était pas cent fois plus plausible que les vôtres ? On a vu quelquefois de petites armées renverser de grands empires. Ici deux cent cinquante mille hommes attaquent une femme sans défense ; et elle se soutient. Avouez-le, monsieur le cardinal, il y a quelque chose là-haut qui confond les desseins des hommes.

Vous êtes bien mal instruit pour un grand ministre, quand vous dites que ce général que vous condamnez demanda cent mille hommes au cardinal de Fleury. Je peux assurer Votre Éminence qu’il n’en demanda que cinquante mille pour aller à Vienne, et dans cette armée il voulait vingt mille hommes de cavalerie. On ne lui donna que trente-deux mille hommes complets, parmi lesquels il n’y avait que huit mille cavaliers ; mais cela composait, avec les troupes des alliés, une force à laquelle il paraissait que rien ne devait résister, puisque ceux qu’on attaquait n’avaient pas encore une armée rassemblée. Je pourrais sur ce point d’histoire apprendre à feu Votre Éminence bien des choses qu’elle ignore, et qui lui feraient connaître que celui qu’elle feint de mépriser est très-digne de son estime[9].

Comme je suis encore en vie, il ne m’est pas permis d’être aussi libre que vous, qui êtes mort, et qui pouvez tout dire impunément ; mais je pourrais vous donner au moins des lumières sur le siége de Prague, qui vous feraient changer de pensée. Vous ne pourriez nier que les sorties n’aient été de véritables batailles, et que la retraite n’ait été glorieuse.

Je ne sais pas ce que le cardinal de Fleury et le général dont vous parlez vous ont fait ; mais il me semble, monseigneur, qu’un bon chrétien comme vous, qu’un cardinal devait en mourant se réconcilier avec ses ennemis. Il semble que votre testament ait été fait ab irato : cela seul suffirait pour l’invalider.

Ce testament sera plus utile aux politiques qu’aux historiens. Le testateur est loin de tomber dans la faute absurde du faussaire qui prit le nom du cardinal de Richelieu. Ce faussaire malhabile, en faisant parler le plus grand ministre de l’Europe dans la crise de la guerre avec l’empereur et le roi d’Espagne, ne dit pas un mot de la manière dont la France devait se conduire avec ses alliés et avec ses ennemis. C’était un étrange contraste de voir le cardinal de Richelieu passer sous silence les négociations, les intérêts de tous les princes, pour parler de l’Université et de la gabelle. C’est ici tout le contraire. L’auteur entre dans les intérêts de tous les potentats : il fait à chacun leur part ; il arrange le monde à son gré, et se met à la place de la Providence. Il parle de tout ce qu’on aurait pu faire, de tout ce qui pourrait arriver : c’est le recueil des futurs contingents.

On ne voit dans cet écrit aucune notion simple et commune. Il y est dit que lorsque l’empereur Charles VII était sans États et sans armée, il aurait dû mettre la reine de Hongrie au ban de l’empire. Il paraît cependant que, quand on rend un pareil arrêt, il faut avoir cent mille huissiers aguerris pour le signifier.

Au reste, jamais testament ne contint des legs plus considérables. Le cardinal donne et lègue la Bohême à l’électeur de Saxe ; le duché de Zell, au duc de Cumberland ; le Tyrol et la Carinthie, à l’électeur de Bavière ; le Brisgau, avec les villes forestières, au duc des Deux-Ponts ; et le duché des Deux-Ponts, à l’électeur palatin. Cela ressemble au testament que Cérisantes le Gascon fit à Naples, du temps du duc de Guise. Il légua à ce prince ses pierreries et sa vaisselle d’or, cent mille écus aux jésuites, autant à un hôpital ; il fonda un collège et une bibliothèque publique. Il n’avait pas de quoi se faire enterrer.

FIN DE L’EXAMEN.
  1. Le Testament politique du cardinal Jules Albéroni, 1753, in-12, fut composé par Durey de Morsan, revu et publié par Maubert de Gouvest. L’Examen parut dans la Nouvelle Bigarrure, tome V, juillet 1753, pages 72-80. On peut donc croire qu’il a été écrit, pour le plus tard, en juin de la même année. Une réponse à l’Examen se trouve dans la préface de l’Histoire politique du siècle (par Maubert de Gouvest), 1754, deux volumes in-12, et, de l’aveu de Fréron, n’est qu’une invective burlesque. (B.)
  2. Voyez l’opuscule Des Mensonges imprimés, tome XXIII, pages 429 et 444.
  3. Château du duc de Vendôme, qui avait emmené Albéroni en France.
  4. Ce poëte dramatique était secrétaire des commandements du duc.
  5. Voyez tome XVI, page 343 ; l’éloge que Voltaire y fait d’Albéroni existe dans l’édition de 1731 de l’Histoire de Charles XII.
  6. La lettre du cardinal est de 1735. Voltaire y répondit ; voyez la Correspondance, juillet 1735.
  7. La Lorraine.
  8. Le maréchal de Belle-Isle. ((Note de Voltaire.)
  9. Voltaire avait été un des agents du cabinet de Versailles pendant cette guerre.