Eusèbe Salverte (Arago)

Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences12 (p. 726-733).

EUSÈBE SALVERTE[1]

Je ne suis jamais venu dans ce champ de repos avec un plus profond sentiment de tristesse ; mais aussi jamais la patrie, la liberté, n’ont eu à déplorer une plus grande perte. Pourquoi faut-il Messieurs, que le défaut de temps doive me faire craindre de ne m’être pas élevé à la hauteur de la mission dont vous m’avez honoré ?

Salverte naquit à Paris en 1771. Son père, qui occupait une position élevée dans l’administration des finances, le destina à la magistrature. Déjà à 18 ans, après des études brillantes au collège de Juilly, il entrait au Châtelet de Paris comme avocat du roi. À cette même époque la France sortait d’un long et profond engourdissement. Elle réclamait de toutes parts, avec le calme qui est toujours le vrai caractère de la force, mais aussi avec l’énergie que ne peut manquer d’inspirer le bon droit, l’abolition du gouvernement absolu. La voix retentissante du peuple proclamait que les distinctions de caste blessent au même degré la dignité humaine et le sens commun ; que tous les hommes doivent peser du même poids dans la balance de la justice ; que le sentiment religieux ne saurait sans crime être l’objet des investigations de l’autorité politique.

Salverte avait trop de pénétration pour ne pas entrevoir la vaste étendue des réformes que ces grands principes amèneraient à leur suite, pour ne pas pressentir que la brillante carrière où il venait d’entrer, se fermerait peut-être à jamais devant lui. Voilà donc le jeune avocat du roi, dès son début dans la vie, obligé de mettre en balance les sentiments du citoyen et l’intérêt privé. Mille exemples pourraient faire croire qu’en pareille occurrence l’épreuve est toujours rude et le succès disputé ; hâtons-nous donc de déclarer que le patriotisme de Salverte l’emporta de haute lutte ; que notre collègue n’hésita pas un seul instant à se ranger parmi les partisans les plus vifs, les plus consciencieux de notre glorieuse régénération politique.

Lorsque, plus tard, des résistances coupables, lorsque l’insolente intervention de l’étranger, eurent jeté le pays dans de sanglants désordres, Salverte, avec tous les gens de bien, s’en affligea profondément. Il pressentit l’avantage qu’en tireraient, tôt ou tard, les ennemis de la liberté des peuples ; mais sa juste douleur ne le détacha pas de la cause du progrès. On le destitue des fonctions qu’il remplit au ministère des affaires étrangères ; il répond à cette brutalité imméritée par la demande d’examen pour un emploi d’officier du génie et une mission aux armées. Les préoccupations du temps font rejeter du service militaire le fils d’un fermier général. Salverte, sans se décourager, sollicite au moins la faveur d’être utile à son pays dans les carrières civiles : l’École des ponts et chaussées le compte alors parmi ses élèves ; et, bientôt après, parmi ses répétiteurs les plus zélés.

Notre ami subit, pendant ces temps de grandeurs immortelles et d’égarements déplorables, jusque l’épreuve d’une condamnation à mort prononcée sur le motif le plus futile, sans être ébranlé dans ses convictions généreuses, sans avoir un moment la pensée d’aller demander un refuge aux contrées d’où il aurait vu s’élancer ces hordes innombrables qui, croyaient marcher à la curée de la France.

Salverte était trop bon Français pour rester insensible aux gloires de l’empire ; il était, d’autre part, trop ami de la liberté pour ne pas apercevoir les fers pesants et fortement rivés que couvraient d’abondantes moissons de lauriers. Aussi, jamais un mot d’éloge sorti de sa bouche ou de sa plume n’alla s’ajouter aux torrents d’adulation qui égarèrent si tôt le héros de Castiglione et de Rivoli.

Notre collègue consacra toute l’époque de l’empire à la retraite et à l’étude. C’est alors que, par des travaux persévérants, il devint dans les langues, dans l’érudition, dans l’économie politique, un des plus savants hommes de notre temps.

Salverte ne s’abusa point sur les mesures réactionnaires dans lesquelles la seconde Restauration serait inévitablement conduite à se précipiter. Il crut que, malgré le texte formel de la capitulation de Paris, la foudre des passions politiques tomberait sur plusieurs de nos sommités militaires ; il devina que ces actes sanguinaires seraient excités ou du moins encouragés par les généraux alliés ; il prévit que le midi verrait renaître ces odieuses dragonnades que l’histoire a rangées parmi les plus déplorables taches du règne de Louis XIV. Salverte sentit son cœur se serrer en présence d’un avenir si lugubre. Il résolut, surtout, de se soustraire au spectacle humiliant de l’occupation militaire de la France, et partit pour Genève.

Madame Salverte, cette femme si éminemment distinguée, si capable de comprendre notre ami, de s’associer à ses nobles sentiments, et dont la destinée avait été de s’unir à deux hommes qui, dans deux genres différents, ont également honoré la France, accompagna son mari dans cet exil volontaire qui dura cinq ans.

La vie publique, politique, militante de Salverte ne commença, à proprement parler, qu’en 1828. C’est en 1828 qu’un arrondissement électoral, composé des 3e et 5e arrondissements municipaux de Paris, confia à notre ami l’honneur de le représenter à la Chambre des députés. Cet honneur, sauf quelques semaines d’interruption, lui a depuis été toujours continué par un arrondissement, le 5e, où le patriotisme constant, inébranlable des électeurs a su comprendre et mettre en action l’adage bien ancien, mais si plein de vérité : « L’union fait la force. » Pendant ses onze années de carrière législative, Salverte a été un modèle de fermeté, d’indépendance, de zèle et d’assiduité. Si quelquefois les procès-verbaux de nos séances ont été lus en présence d’un seul député, ce député était M. Salverte. Je ne sache pas que jamais il lui soit non plus arrivé de quitter la séance avant d’avoir entendu sortir de la bouche du président les paroles sacramentelles : « La séance est levée. » Notre siècle est devenu éminemment paperassier. Bien des personnes ont mis en doute la nécessité des innombrables distributions officielles de discours, de rapports, de tableaux, de statistiques de toute nature qui journellement envahissent nos demeures. On a été jusqu’à soutenir que pas un député n’a eu jusqu’ici le temps et le courage de lire la totalité de ces imprimés : je me trompe, Messieurs, on a fait une exception, une seule, et c’est M. Salverte que le public a cité.

Il n’est personne qui, mettant de côté tout esprit de parti, ne se soit empressé de rendre hommage à la loyauté du député du 5e arrondissement de Paris. Peut-être n’a-t-on pas été aussi juste à d’autres égards. Ne vous étonnez donc pas que je regarde comme un devoir de repousser ici, en présence de cette tombe, les reproches d’ambition, d’étroitesse de vues en matières de finances, de froideur, qui ont été bien légèrement adressés à notre excellent ami.

L’ambitieux Salverte, puisque je suis condamné à rapprocher deux mots si peu faits pour se trouver ensemble ; l’ambitieux Salverte n’a même jamais accepté aucun de ces colifichets, qui, sous le nom de décorations, de croix, de cordons, sont si étrangement recherchés de toutes les classes de la société. L’ambitieux Salverte après les trois immortelles journées, refusa la place importante de directeur-général des postes. Plus tard, l’ambitieux Salverte répondit à l’offre d’un ministère par des conditions si nettes, si précises, si libérales qu’elles étaient dans sa pensée, et qu’elles furent, en effet, considérées comme l’équivalent d’un rejet formel.

Quand on se rappelle l’excessive facilité des votes législatifs en matière d’impôt, la réserve, la rigueur de Salverte, loin d’être un texte de reproche, me semble un des traits les plus honorables de sa carrière parlementaire. D’ailleurs, Messieurs, dans les questions où l’honneur, la dignité, les libertés de la France étaient en problème, toutes les fois qu’il fallut stipuler des secours en faveur des victimes de l’absolutisme, j’allais ajouter des victimes de notre faiblesse, de notre pusillanimité, le vote approbatif de notre collègue fut-il jamais incertain ?

Quant à ceux qui, se laissant abuser par certaines apparences, se sont trompés au point de prendre l’austérité de Salverte pour de la froideur, pour de la sécheresse d’âme, je leur demanderai s’ils ne l’ont pas vu bondir sur son siége pendant la discussion des lois de septembre ; s’ils ont oublié la vigueur, la vive persistance de ses attaques contre la loterie, cet impôt immoral, injustifiable, que t’administration prélevait naguère sur l’ignorance et la sottise.

N’est-ce pas, en très-grande partie, à l’indignation profonde, aux répugnances passionnées que toute institution contraire aux strictes règles de la morale excitait dans te cœur noble et élevé de notre ami, que ta ville de Paris est redevable de la suppression de ces maisons privilégiées, peuplées d’agents de l’administration publique, et qui n’en étaient pas moins de hideux tripots où la fortune et l’honneur des familles allaient chaque jour s’engloutir.

Salverte, dites-vous, était un homme froid, compassé ? Vous avez donc oublié, grand Dieu ! les colères juvéniles auxquelles il s’abandonnait, quand le journal du matin lui apportait la nouvelle d’un de ces revirements subits d’opinion, d’une de ces capitulations de conscience qui, si fréquemment, hélas ! depuis 1830, sont venus affliger les âmes honnêtes ? Voué ne Voyez donc plus de quels flots de mépris il accablait ces êtres, rebut de l’espèce humaine, parasites de tous les partis, de toutes tes opinions, et dont le métier est de chercher à arriver aux dignités par l’avilissement ?

Oui, Messieurs, celui-là avait le cœur chaud, qui brisé par une année de cruelles souffrances, qui vivant parmi les morts et mort parmi les vivants, suivant la belle expression d’un savant illustre, rassemblait, il y a cinq jours encore, les derniers restes de ses forces, pour s’associer à l’œuvre de progrès que ses amis politiques viennent d’entreprendre ; qui nous prêtait l’appui de son nom vénéré ; qui nous permettait d’invoquer au besoin l’autorité, toujours si respectable, des vœux et des paroles d’un mourant.

Adieu, mon cher Salverte, Repose en paix dans cette tombe que tu avais toi-même choisie, à côté de la compagne dont la mort prématurée a si tristement contribué à abréger tes jours. Ta mémoire n’a rien à redouter des atteintes empestées de la calomnie. Elle est sous une quadruple égide : les larmes d’une famille adorée, les bénédictions d’une population rurale parmi laquelle tu répandais tes bienfaits avec tant de discernement, la profonde vénération de tous tes collègues, la confiance illimitée d’un des arrondissements de la capitale les plus populeux et les plus éclairés. Vois ces électeurs à qui tu avais voué une si profonde affection ; ils se pressent en foule autour de tes restes inanimés ; ils viennent rendre hommage au député fidèle, incorruptible, persévérant, à l’homme qui ne croyait pas combiner de vaines paroles, lorsqu’en 1848, dans une épitre à la liberté, il écrivait cet alexandrin, devenu depuis son invariable devise :

Le mensonge et la peur sont des vices d’esclaves.

Ton souvenir, mon cher Salverte, est gravé dans le cœur de ces excellents citoyens en traits profonds ; il sera durable comme le bronze de la médaille qu’ils t’offrirent en 1834, pour te dédommager du court moment d’oubli d’un très-petit nombre d’entre eux.

Adieu, Salverte ! adieu !



fin du tome douzième des œuvres
  1. Discours prononcé le 30 octobre 1839 aux funérailles de M. Salverte, au nom de la Chambre des députés.