A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


Eug. LABICHE


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883





EUGÈNE LABICHE


Le théâtre du Panthéon n’existe plus. C’était, il y a quarante-cinq ans, un petit théâtre où l’on jouait des vaudevilles et des drames. Un beau jour de l’année 1837, un jeune homme de vingt-deux ans se présentait au directeur du petit théâtre, ancien chapelier nommé Tard, et lui apportait un drame en trois actes, l’Avocat Loubet, inspiré d’une nouvelle de Mme Charles Reybaud qui avait fait du bruit dans la Revue de Paris. Le directeur toisa le jeune homme, — un grand beau garçon solide, l’œil malicieux et le sourire fin, — et le convoqua pour lire ce drame devant le comité. Le théâtre du Panthéon avait un comité de lecture comme la Comédie-Française. Étrange comité, d’ailleurs. Le chapelier Tard avait composé son tribunal littéraire, j’allais dire son aréopage, de cinq chapeliers de la rive gauche. Le jeune auteur comparut devant les chapeliers et lut son drame.

Il était fort intrigué, pendant la lecture du premier acte, de voir son chapeau, qu’il avait posé sur la table, faire le tour du comité. Chacun regardait dans le fond de la coiffe. Le lecteur remarquait même qu’en se passant le chapeau l’un à l’autre, ses juges avaient aux lèvres un léger rictus dédaigneux, non dissimulé. On ne lui laissa pas même lire le second acte. La pièce fut refusée : ce débutant, qui lisait un drame à des chapeliers de la rive gauche, avait la maladresse de se coiffer chez un chapelier de la rive droite.

L’année suivante, un autre directeur, Théodore Nézel, prit le théâtre du Panthéon. Il n’était pas chapelier. Eugène Labiche (car c’était lui) relut sa pièce qui fut reçue et jouée avec un vif succès. Le maître du café du théâtre fit peindre, dans ses panneaux, les principales scènes de l’Avocat Loubet. Le futur auteur de Monsieur Perrichon se crut un moment né pour le drame. Dans cette pièce jouaient Dubourjal, Williams et Mmes Abit et Clarisse Miroy, des amuseurs disparus et des charmeuses oubliées.

Ce fut le 28 août 1838 que le théâtre du Panthéon représenta ce drame, aujourd’hui introuvable. Je l’ai lu pourtant. Il est émouvant et ses auteurs, Labiche, Auguste Lefranc et Marc Michel, auraient pu, dans cette voie, avoir de gros succès de larmes. L’action se passe à Aix, en Provence, au commencement du xviie siècle. Bien pénétrants seraient ceux-là qui devineraient dans les péripéties dramatiques de l’Avocat Loubet les futures inventions bouffonnes du Chapeau de paille d’Italie ! Maître Loubet est un brave homme d’avocat provençal, qui, du fond de son cabinet de consultations, s’est épris d’un amour profond pour la belle marquise de Pontarlier, fille du président d’Entragues et veuve du marquis de Pontarlier. Elle est charmante et elle est faible. Elle a pour amant le capitaine de Brissac, lequel est précisément amoureux de Catherine Loubet, cousine de l’avocat Loubet. Maître Loubet a deux cousines, Catherine et Louise.

Catherine a été tuée. Elle a été assassinée « dans un moment d’aveugle furie » par la marquise de Pontarlier, sa rivale. Catherine et la marquise ont l’une et l’autre pour amant le capitaine de Brissac. Or une méprise tragique fait accuser du meurtre de Catherine la sœur même de la victime. Toute la ville d’Aix est soulevée contre Louise que des preuves accablent. On vient l’arrêter. L’avocat Loubet, pris entre son amour et son devoir, forcé de livrer la marquise qu’il adore ou Louise qu’il sait innocente, n’hésite pas.

« Louise Loubet est innocente du crime dont on l’accuse, dit-il hautement, devant tous. Oui, innocente, car l’assassin de Catherine, je vous l’amène, et l’assassin de Catherine Loubet, c’est moi ! »

Sacrifice inutile, tout prouve que Loubet est innocent. Brissac viendrait bien déclarer la vérité, mais l’avocat a tué en duel le grand seigneur. La marquise se livrerait volontiers, donnerait sa vie ; mais elle hésite à donner son honneur. Loubet est éloquent, Loubet plaidera pour Louise. Si Louise est acquittée, Mme de Pontarlier peut garder le silence.

Louise Loubet est condamnée à mort.

Une vieille femme, dévouée à Louise et inspirée par l’avocat Loubet, n’hésite pas alors. Elle donne à Mme de Pontarlier un toxique, et au seuil de la mort, la marquise avoue publiquement son crime involontaire :

« Louise Loubet est innocente !… C’est moi, c’est moi !… Mon Dieu, pardon ! »

— Morte ! s’écrie son père, le président d’Entragues.

Et Loubet, tout bas, au président : « Morte pour tous ! Vivante encore pour vous ! Elle n’est qu’endormie d’un sommeil qui ressemble à la mort ! Elle se réveillera !

— Elle se réveillera, répond le président à demi-voix, dans un cloître, asile de la pénitence et du repentir ! »

M. Labiche se plaît parfois à redire aujourd’hui, avec son fin sourire, cette phrase à effet qui terminait son drame d’autrefois. Il n’y avait rien épargné des truismes obligés, et l’avocat Loubet rentrait en scène en s’écriant : Sauvée, merci, mon Dieu ! Mais, en vérité, je le répète, il y avait dans cette pièce, que nul ne connaît à présent, des scènes d’une puissance vraie et un instinct singulier du dramatique. N’est-il pas plaisant de voir débuter ainsi, par les grossissements de voix d’un drame judiciaire et les noirceurs d’une cause célèbre, un homme qui écrira plus tard la Grammaire, qui fera si gaiement de l’excellente comédie bourgeoise et qui sera l’éclat de rire de la scène contemporaine ? Je livre aux curieux de menus faits ignorés cette bizarrerie, qui prouve une fois de plus combien souvent les gens de talent cherchent leur véritable voie avant de s’y engager bravement et décidément.

Mais, à vrai dire, le début de M. Eugène Labiche au théâtre, ce n’était point l’Avocat Loubet et je pense que l’auteur de Monsieur Perrichon avait été poussé tout d’abord vers le « larmoiement » par Marc Michel, son ami, qui donnait alors à la Revue des Théâtres des nouvelles gaies et à la Revue de l’Époque des histoires sombres, bizarres, mystérieuses, dans le genre des Contes goguenards de Théophile Gautier ou du Champavert de Pétrus Borel, le lycanthrope. Labiche entrant au théâtre par la poterne du mélodrame, c’est Molière ou Regnard débutant par une tragédie. En 1838, Eugène Labiche avait fait représenter encore un drame-vaudeville en trois actes, la Peine du talion, au théâtre du Luxembourg, et la Forge des Châtaigniers, drame en trois actes, au théâtre Saint-Marcel, ou Kopp, tout jeune alors, avait un rôle. La rive gauche plaisait décidément à Labiche, malgré ses chapeliers. Ces deux drames n’ont jamais été imprimés. Mais, pour être tout à fait exact, il faut dire que l’admirable auteur comique avait déjà présenté au public sa véritable carte de visite et donné sa note dans une première pièce représentée la même année que l’Avocat Loubet. Et sur quelle scène ? Celle du Palais-Royal dont le répertoire de Labiche devait, si longtemps, assurer la fortune. C’était Monsieur de Coyllin, vaudeville en un acte.

Monsieur de Coyllin fut joué le 2 juillet 1838. Eugène-Marin Labiche, né à Paris le 6 mai 1815, avait alors tout juste vingt-trois ans. La pièce avait été simplement déposée chez le concierge du théâtre, et, quelques jours après, les auteurs, Labiche, Michel et Lefranc, compagnons de jeunesse que l’âge ne devait point désunir, entraient en répétition. Quelle joie pour les débutants ! Il est vrai qu’on était au mois de juillet et qu’il faisait très chaud cette année-là. La censure exigea des auteurs qu’ils changeassent le nom historique de Coislin en celui de Coyllin. Il existait un descendant, pair de France, qui portait le même nom. Cette pièce servit aux débuts de Grassot, qui n’assista pas aux premières répétitions parce qu’il finissait un engagement à Rouen.

Eugène Labiche avait demandé au père Dormeuil « un homme très distingué » pour jouer le grand seigneur de la cour de Louis XIV.

Dormeuil répondait à chaque répétition :

« Patientez, je viens d’engager à Rouen un nommé Grassot, qui est la distinction même ! »

Grassot arrive. Il marche, il essaye de parler : Labiche fut épouvanté ! Dormeuil lui assura que Grassot serait distingué le soir. Il ne le fut pas, mais il fut grotesque et charmant. La pièce réussit.

Le vieux Dormeuil réserva souvent à Eugène Labiche de ces surprises qui n’étaient pas toutes aussi agréables. Dans un amusant vaudeville : Si jamais je te pince ! il y avait, par exemple, un bal qui devait être fort animé. « Il sera très animé, répondait Dormeuil. — J’ai besoin de beaucoup de figurants ! disait Labiche. — Il y aura beaucoup de figurants ! » On répète la pièce : le père Dormeuil avait fait peindre des invités sur la toile de fond, pour figurer les danseurs. Labiche parle encore avec effroi d’un monsieur qui, pendant toute la soirée, tendait une bavaroise à une dame qui ne la prenait pas. L’esprit de l’auteur empêcha, d’ailleurs, le public de s’occuper des bévues du décorateur. Et il y a toute une théorie dans ce petit fait : au théâtre, quand on écoute et qu’on s’amuse, on ne regarde point les accessoires. Le décor est déjà du théâtre de décadence. Peut-être le vieux Dormeuil tenait-il à démontrer la vérité de ce principe-là.

M. Labiche devait, un an après son succès de Monsieur de Coyllin, donner au Vaudeville, le 20 août 1839, un acte nouveau, l’Article 960. Mais il semblait alors moins attiré, chose singulière, par le théâtre que par le journal et par le livre. Labiche, journaliste ! Nouvelliste plutôt. Il a publié dans le Chérubin, gazette imprimée sur papier rose, de ravissants et très joyeux épisodes d’un voyage en Italie, impressions de voyage à la Dumas ou plutôt, déjà, à la Labiche. Il dîna dans le nez de la statue de saint Charles Borromée, à Arona, et le récit de ce repas est enlevé d’une verve charmante.

Le journal de son premier début s’appelait l’Essor. Il avait pour rédacteur en chef un nommé Tyrtée Tastet. Ce Tyrtée demandait à ses rédacteurs, Ferdinand Dugué, Albéric Second, Gonzalès, pour les imprimer, une cotisation de dix francs par mois : les plus intrigants y ajoutaient des cigares. La première nouvelle de Labiche, imprimée en 1835, était intitulée, à la cavalière : Les plus belles sont les plus fausses. On croirait lire le titre d’une comédie de Calderon.

M. Emmanuel Gonzalès nous signale encore de Labiche, un peu plus tard, une certaine Tirelire de Rotrou publiée dans la Revue des Théâtres et reproduite naguère par le Figaro ; puis, dans le journal le Juif-Errant fondé précisément par Gonzalès, une étonnante nouvelle, de forme absolument originale et insolite, d’un drame noir, Dans la Vallée de Lauterbrunnen, une histoire d’enfant enlevé par l’aigle des glaciers.

Mais Labiche ne s’en tenait pas aux nouvelles. Il rêvait déjà des romans en plusieurs volumes et il venait même d’en achever un. C’est en 1839 qu’il publia chez Gabriel Roux, éditeur, 2, rue des Beaux-Arts, un livre intitulé la Clef des champs, qui est devenu de toute rareté, et que poursuivent, à travers les ventes, les bibliophiles. On l’a catalogué déjà avec cette mention, qui a le privilège de faire monter les prix : Romantique, rare.

Labiche, romantique ! Ce voltairien, ce Gaulois, ce roi du rire, romantique ! Il semble qu’il y ait là quelque ironie.

La Clef des champs n’a d’ailleurs, en dépit des catalogues, rien de romantique, sauf peut-être un suicide au dénouement. Mais le récit tout entier est chose gaie et d’une observation très pénétrante et très vive. L’auteur l’appelait, sur la couverture même, étude de mœurs. Chose curieuse, dès 1839, bien avant M. Champfleury, Eugène Labiche peut être regardé comme un romancier réaliste. Les parties de loto des personnages de la Clef des champs font songer aux plaisanteries et aux tics des Bourgeois de Molinchart. Avec une singulière netteté d’observation, Labiche a saisi et décrit là les mœurs de la petite bourgeoisie du Marais, raconté les ennuis profonds, les lassitudes que peut éprouver un jeune homme enfermé dans ce milieu étroit et y étouffant comme en une prison. Il y a dans ce livre l’histoire d’un dinde mangé un vendredi chez la dévote Mme Bèche, malgré la dévotion d’une certaine Mme Saint-Clément et de l’abbé Plaisant, qui est une histoire tout à fait jolie et un petit tableau d’intérieur d’une vérité criante.

Le ton de ce premier et unique roman de M. Eugène Labiche est fin et souriant, d’une ironie très visible, mais déjà bonhomme, comme tout ce qui sortira de la plume de l’écrivain dramatique. Il y a, dans cette Clef des champs, des dialogues fort drôles, des discussions dans la cuisine, à propos d’une volaille, des détails pris sur le vif même et qui annoncent déjà la Poudre aux yeux et les Petites Mains. Pourquoi, après ce roman, délaissé pour la scène, et qui est fort joli, M. Labiche ne revint-il plus au livre ? Je l’ignore. Il annonçait pourtant alors comme sous presse trois autres romans à la fois :

Si Jeunesse savait, 2 vol.  in-8o ;
Le Curé de Pomponne, 2 vol.  in-8o ;
Et les Aventures d’Alcibiade, premier cabotin de France, 2 vol. in-8o.

Tout cela est resté dans les limbes et rentre, comme la Quiquengrogne de Victor Hugo, le Maréchal ferrant de Dumas et le « roman d’amour » de Gustave Planche, dans la catégorie des livres qui ne seront jamais écrits.

Qu’importe ! Eugène Labiche a fait son œuvre et une des œuvres les plus personnelles et les plus remarquables de ce temps. L’auteur comique a tué le romancier, mais nul rival ne tuera l’auteur comique. Quant à ce premier livre, délicieux péché de jeunesse, M. Labiche nous disait lui-même : « Mon roman, la Clef des champs, écrit en 1836, ne fut imprimé qu’en 1839, et tiré à 300 exemplaires. Peu de temps après, l’éditeur fit faillite. J’y suis peut-être pour quelque chose. Je rachetai ce qui restait de l’édition, c’est-à-dire presque tout ; c’est pourquoi l’ouvrage est très rare. »

À partir de 1840 Eugène Labiche n’a plus d’autre occupation, je veux dire d’autre plaisir, que le théâtre. Il donne tour à tour le Fin mot, Bocquet père et fils, l’Homme de paille, le Major Cravachon, Deux Papas très bien, Embrassons-nous Folleville, Un Garçon de chez Véry, les Suites d’un premier lit, des chefs-d’œuvre, en vérité, de vrais chefs-d’œuvre d’une gaieté charmante, franche et bien française, où l’esprit jaillit sans être cherché. Chacune de ces pièces multiples, applaudies, où une fine idée comique, née de l’observation, se glisse toujours dans la fantaisie la plus joviale, toutes ces pièces qui, pour la plupart, furent jouées au Palais-Royal, quelques-unes au Gymnase et au Vaudeville, auraient, au besoin, leur histoire. Et que de souvenirs charmants elles évoqueraient ! Par exemple, lorsqu’on joua Deux Papas très bien (16 novembre 1844), Labiche avait emmené avec lui, dans sa loge, un provincial de ses amis. La pièce, plus tard applaudie, fut orageusement ballottée, le premier soir. Et l’auteur s’en excusait auprès de son hôte : « Je vous demande pardon, je vous fais passer là une bien mauvaise soirée. — Mais non, mais non, répondit l’ami. Au contraire, je suis enchanté : je n’avais jamais vu une pièce tomber. »

À l’heure de ces comédies-vaudevilles, au moment où ce nom glorieusement aimé d’Eugène Labiche apparaissait, pour les premières fois, sur des affiches de théâtre, M. Labiche, le bibliothécaire de l’Arsenal, écrivait au futur auteur du Misanthrope et l’Auvergnat et des Petites Mains : « Je vous saurais gré, monsieur, de choisir un autre pseudonyme que celui-là ! »

Et Eugène Labiche répondait : « Je vous prie de croire, monsieur, que si mon nom n’était pas mon nom, je ne l’eusse point choisi ! »

Et pourquoi pas ? Corneille. Racine, Boileau, La Fontaine, ne sont pas des noms si retentissants par eux-mêmes. Il suffit de publier des œuvres remarquables sous un nom tout simple pour le rendre étincelant.

Le premier grand succès de Labiche, hors des pièces en un acte, ce fut ce légendaire et admirable Chapeau de paille d’Italie dont les mots, les péripéties, les caractères mêmes — car il y a là des silhouettes qui sont des caractères — sont devenus classiques. On ne comptait guère au théâtre sur cette étonnante bouffonnerie. Dormeuil disait : « Bah ! c’est une risquade ; on peut la jouer au mois d’août ! » Chaque fois qu’il arrivait à Labiche de faire une observation à l’acteur Ravel, le comédien lui répondait d’un air quasi-goguenard : « Oui, je ferai ce que vous me demandez,… si la pièce va jusque-là. » Le seul suffrage de Grassot soutenait Eugène Labiche. L’acteur Fechter avait fait précisément des réponses analogues à M. Dumas fils pendant les répétitions de la Dame aux camélias. On ne doit point toujours se fier au flair si vanté des comédiens.

Il faut entendre racontera Eugène Labiche la première représentation de ce Chapeau de paille d’Italie. Ce fut un si grand succès de fou rire, qu’un spectateur, riant un peu trop, le sang lui montant au cou, qu’il avait très court, fut emporté au milieu de la pièce, frappé d’une attaque d’apoplexie. On continua la comédie et on n’en rit que davantage.

Le lendemain Marc Michel, le collaborateur de Labiche, lui dit : « Eh bien, puisque c’est si amusant que ça, notre Chapeau de paille, je veux l’écouter, moi aussi ! »

Et, guilleret, il alla s’asseoir aux fauteuils d’orchestre. Il se trouvait à côté d’un spectateur moustachu, à tournure militaire, un officier qui arrivait du Mans et entrait au Palais-Royal, comme Marc Michel lui-même, pour s’amuser. On joue le premier acte, le militaire ne bronche pas ; le second acte, l’officier fronce le sourcil ; le troisième…

Au troisième acte, le voisin de Marc Michel se lève avec colère et tout haut, plantant son chapeau de côté : « Eh bien, sacrebleu ! quand on m’y repincera ! »

Et il sortit furieux, laissant l’auteur stupéfait et désappointé. Marc Michel n’avait pas eu de chance. Il faut bien choisir ses voisins.

Ce n’est rien, cette anecdote-là, et elle devient charmante (une vraie scène de comédie) lorsque M. Labiche la raconte. Les gens de théâtre se retrouvent partout.

Le Chapeau de paille d’Italie fut donc un étourdissant succès. L’odyssée de cette noce promenée en fiacre à travers Paris a quelque chose d’homériquement bouffon — de l’Homère de la Batrachomyomachie ! Le myrte fameux de Grassot, la surdité du vieil Amant, les effarements de Ravel, le bain de pieds de Lhéritier sont aujourd’hui encore dans toutes les mémoires. Quelle verve ! quelle santé dans l’esprit ! Comme on voit que Labiche pourrait dire avec Dumas père : « Ce que je fais est amusant ; cela tient à ce que je me porte bien ! »

Et quel observateur au regard profond se dissimule sous cet amuseur ! Les Vivacités du capitaine Tic, les Petits Oiseaux, la Cagnotte, Célimare le Bien-Aimé, l’Affaire de la rue de Lourcine, la Poudre aux yeux sont des comédies de la valeur la plus haute en même temps que du plus franc comique. On n’a jamais raillé plus gaiement le plus noir des vices, l’ingratitude, que dans le Voyage de M. Perrichon qui fut pour Labiche une sorte de pont jeté entre le vaudeville d’autrefois et la comédie de toujours. Il avait, le philosophe, depuis longtemps, enfoui dans ses notes cette simple phrase : Les hommes ne s’attachent pas à nous en raison des services que nous leur rendons, mais bien en raison de ceux qu’ils nous rendent. Il y voyait un ironique sujet de comédie. Oui, mais l’ingratitude lui paraissait difficile à rendre gaie au théâtre, et Labiche est un satirique sans amertume qui veut bien se moquer des ridicules et les châtier, mais en se divertissant. L’ingratitude lui paraissait un sujet sombre, à la Théodore Barrière, et il laissait dormir l’idée ; ce fut Edouard Martin, son collaborateur, qui la réveilla un beau jour.

Martin, quand Eugène Labiche lui en parla, épousa cette idée avec tant de chaleur et de conviction que l’auteur du Misanthrope et l’Auvergnat — autre chef-d’œuvre — se laissa convaincre. « Il est probable que sans Martin la pièce n’eût jamais vu le jour », me disait Eugène Labiche.

Le personnage devait s’appeler originairement Pérignon. Mais Montigny, qui montait la pièce au Gymnase, avait pour ami le peintre de ce nom, un excellent homme ; il pria Labiche de débaptiser son carrossier et on lui donna le nom de Perrichon, qui est plus gai et qui ne faisait de peine à personne.

Ce fut un triomphe. Geoffroy, le Mercadet de Balzac, était admirable dans ce rôle de bourgeois naïvement égoïste. Geoffroy est d’ailleurs l’acteur né des comédies de Labiche, comme Mélingue fut celui des drames de Dumas père, Dupuis le comédien de Dumas fils et Got celui d’Émile Augier.

Geoffroy incarne excellemment la verve bonhomme et narquoise de Labiche. Il avait créé, pour la première fois, un rôle de son auteur dans une pièce intitulée l’Enfant de la maison, représentée au Gymnase le 21 novembre 1845. Il allait, au Palais-Royal, — et avec quel succès ! — créer la Cagnotte, mais il y joua d’abord les Trente-sept sous de M. Montandoin (30 décembre 1862), puis ce fut Célimare le Bien-Aimé, puis après, la Commode de Victorine, et enfin cette étonnante et étourdissante Cagnotte (23 février 1864), une merveille de drôlerie. Geoffroy a joué vingt-deux pièces de Labiche formant un total de cinquante actes. « J’ai été bienheureux de rencontrer sur mon chemin un artiste d’un talent aussi parfait», dit souvent l’auteur de Monsieur Perrichon, qui n’est pas ingrat.

Je ne parle pas ici des collaborateurs de M. Labiche. Il en a eu beaucoup ; mais pourquoi tout ce qui est sorti de ces diverses rencontres est-il du Labiche tout pur ? Toujours et partout les autres s’effacent et Labiche apparaît, bien visible, très reconnaissable, avec sa personnalité charmante et son esprit narquois et pourtant bon enfant.

Je rencontrais parfois M. Edmond Gondinet pendant qu’il travaillait avec M. Labiche à cette comédie très profonde et très malicieuse qui a pour titre Le Plus heureux des trois. L’auteur de Gavand, Minard et Ce était quasi stupéfait du soin presque minutieux, de l’attention, du zèle incessant qu’apporte M. Labiche, ce maître devenu son collaborateur, à la confection de ses pièces. Il fallait travailler et retravailler, faire et refaire le plan, démolir un acte après l’avoir construit, puis le reconstruire encore. Quelle patience ! Quel courage ! Quel labeur ! Ainsi, ce comique si franc, si vrai, qui jaillit largement d’une situation et part comme une fusée claire, cette verve et cette gaieté sont, comme toutes les choses du monde, le fruit de la culture et de l’étude ? Labiche analyse encore lorsqu’on supposerait qu’il s’abandonne aux expansions de sa nature. Il étudie, il cherche, il combine, et pourtant, devant ces comédies qui semblent composées d’un seul trait, on croirait, en vérité, — tant elles paraissent coulées d’un jet — qu’il laisse simplement courir sur le papier sa plume, la bride sur le cou, et bravement fait du théâtre tout simplement, en s’amusant.

Il y avait des années que M. Eugène Labiche était salué comme un maître, un de ceux qu’on n’imite point, car ils ont le don, — leur belle humeur et leur comique sans prétention se rapprochant beaucoup plus de la grande comédie que tant d’œuvres d’apparences plus ambitieuses — il y avait longtemps que l’auteur de la Grammaire, de Moi (représenté à la Comédie-Française) et de Un Pied dans le crime, était mis à son rang, au plus haut rang parmi les connaisseurs, lorsque M. Émile Augier, en écrivant une Préface au Théâtre d’Eugène Labiche donna le ton à l’admiration définitive et prononça le mot décisif en comparant Labiche à Téniers, en louant cet esprit joyeux, profond dans sa gaieté, franc comme la santé.

Je n’avais jamais lu, dit M. Augier, ces pièces qui m’avaient tant réjoui à la scène ; je me figurais, comme bien d’autres, qu’elles avaient besoin du jeu abracadabrant de leurs interprètes, et l’auteur lui-même m’entretenait dans cette opinion par la façon plus que modeste dont il parlait de son œuvre. Eh bien ! je me trompais, comme l’auteur, comme tous ceux qui partagent cette idée. Le Théâtre de Labiche gagne cent pour cent à la lecture : le côté burlesque rentre dans l’ombre et le côté comique sort en pleine lumière ; ce n’est plus le rire nerveux et grimaçant d’une bouche chatouillée par une barbe de plume, c’est le rire large et épanoui où la raison fait la basse.

Qui écoute Eugène Labiche retrouve, d’ailleurs, dans sa causerie, l’esprit même de son théâtre. Cet homme solide, beau comme son père dont le portrait orne son cabinet de travail et comme son fils, dont il est très fier, est un causeur exquis, poli, mordant et doux à la fois. Il y a comme de l’Érasme dans le visage de ce satirique aux traits pleins de malice et aussi d’indulgence. Labiche affecte, dans ses saillies (c’est une remarque d’Hetzel), une bonhomie prudhommesque qui donne un caractère tout particulier à l’esprit dépensé par lui argent comptant. C’est avec une sorte de sang-froid railleur qu’il parlera, par exemple, de la Tragédie à M. Henri de Bornier, tout enfiévré de son Attila et de son Mahomet futurs.

« Jamais vous ne me ferez écouter une tragédie, mon cher ami.

— Et un opéra ?

— Encore moins, c’est une tragédie qui fait du bruit. »

Voilà la note de cette raillerie qui cache une bonté solide ; seulement, Labiche, dans la vie comme au théâtre, aime à ramener aux réalités strictes les fièvres du sentiment et de l’enthousiasme.

« Vous ne saurez jamais, lui disait naguère Gounod, combien je travaille pour achever mon opéra nouveau. J’ai déjà entassé une pile énorme de manuscrits. Une partition, c’est tout un monde à remuer, et quel monde !

— Aussi, interrompit froidement Labiche, pourquoi avoir choisi un métier comme ça ? »

C’est à Gounod qu’il assurait encore — en gouaillant — n’avoir jamais entendu un opéra, et qu’il demandait, en plaisantant :

« La Juive, est-ce de vous, la Juive ?

— Je voudrais bien qu’elle fût de moi », répondit Gounod.

Au total, Eugène Labiche possède à un degré supérieur deux qualités rares que n’ont point les plus prétentieux : il a de l’esprit et du bon sens. C’est un disciple de Molière qui a fait de la comédie durable, sans avoir la prétention de passer à la postérité, — un des meilleurs moyens pour y arriver, — et un charmeur qui a diverti son temps pour se divertir lui-même.

M. Eugène Labiche a succédé, à l’Académie française, à M. de Sacy, et il a, dans un discours achevé, applaudi, fait revivre avec beaucoup d’émotion et de goût la physionomie de ce fin lettré, amoureux de Mme de Sévigné.

C’est M. Legouvé et M. Émile Augier qui avaient mis en avant la candidature de M. Eugène Labiche.

« Y pensez-vous ? disait l’auteur du Voyage de M. Perrichon en souriant. Académicien, moi ! Est-ce que je suis un styliste ? »

Et puis il y avait les visites, les fameuses visites ! Pour un homme qui aime surtout à vivre en Sologne et à « faire des moutons », comme il dit, se présenter, solliciter, était chose dure. Il s’y décida cependant. Les visites durent, au surplus, lui paraître faciles, car M. Perrichon les avait faites pour lui. Ce diable de théâtre exerce une telle fascination sur tout le monde que les visités les plus collet-montés éprouvaient la curiosité de voir de près l’homme qui les avait tant fait rire, et, après l’avoir vu, tous étaient enchantés de l’entendre causer.

« Mais il est charmant ! » disaient les doctrinaires.

Il y a, dans le salon de M. de Noailles, une sorte de ligne fictive jusqu’à laquelle l’aimable et vrai gentilhomme reconduit, avec toutes sortes de politesses, ses visiteurs. Puis, arrivé à cette démarcation invisible, M. de Noailles s’arrête et salue. Eh bien, en reconduisant Eugène Labiche qui venait de lui faire sa visite, le duc de Noailles dépassa la ligne en question, et ce fut peut-être le plus grand et le plus complet succès de M. Labiche, que celui qui consista à faire franchir à son hôte un tel méridien.

Mais le plus piquant, en toute cette histoire du fauteuil de M. de Sacy, c’est que le premier qui parla décidément de faire de Labiche un académicien, ce fut, après un dîner chez M. Legouvé, M. de Sacy lui-même. Il s’était trouvé, rue Saint-Marc, placé à côté de l’auteur du Misanthrope et l’Auvergnat, et ce voltairien de Labiche lui avait parlé de l’auteur de Candide, comme il parle, d’une façon irrésistible. « Mais il est des plus séduisants ! dit M. de Sacy à M. Legouvé. Mais il faut lui réserver le premier fauteuil ! » M. de Sacy fit mieux : il lui céda le sien. Je gage qu’il s’était dit que personne mieux que Labiche ne le pouvait embaumer avec plus d’esprit et plus de cœur.

Encore une fois, d’ailleurs, il eut là pour parrain Augier, avec qui il a écrit une comédie ironique et supérieure, le Prix Martin, comme avec cet amusant Philippe Gille il a écrit une bouffonnerie entraînante, les Trente Millions de Gladiator. Le soir de la première représentation du Prix Martin, ce bon grand géant de Gustave Flaubert criait bravo et disait : « C’est du Molière !… »

« Vous me demandez, me disait Labiche naguère, ce qui a décidé notre collaboration avec Augier ? Je n’en sais rien. Augier non plus. Ou plutôt nous le savons tous les deux, c’est l’amitié. »

Labiche, comme Émile Augier et comme Alexandre Dumas hier, comme Victorien Sardou demain, a publié ses Œuvres complètes ou plutôt ses œuvres choisies. Dix volumes de bon sang et de bon sens : un puits de gaieté. Peut-être y ajoutera-t-il quelques volumes nouveaux encore, car je ne sais point de répertoire plus riche que le sien. Puis il se reposera, étant bien décidé, dit-il, à ne plus rien donner au théâtre. Je souhaiterais que ce fût là serment de buveur, car on revient toujours à cette boisson tout à fait enivrante qui se distille dans les coulisses, entre une vieille affiche et une toile d’araignée.

« Non, non, dit volontiers Labiche, je me rappelle fort bien qu’un jour, étant dans le cabinet d’Offenbach, aux Bouffes, un garçon de bureau apporta une carte au directeur du petit théâtre… Offenbach la prit, la regarda et, avec un mouvement d’humeur et d’ennui : « Répondez, fit-il, que je n’y suis pas ! » Or cette carte était celle de M. Scribe, vieilli. Scribe venait là proposer la reprise de sa Chatte métamorphosée en femme transformée en opérette. Et lui, dont les directeurs les plus fameux avaient jadis assiégé la porte, lui, l’universel et omnipotent M. Scribe, il faisait antichambre au théâtre des Bouffes, et on lui répondait : « — Je n’y suis pas !… » Comme je ne veux pas que semblable aventure m’arrive, ajoute Labiche avec son sourire malicieux de bourgeois du bon vieux temps, je prends les devants. Je me retire des affaires. »

L’auteur du Voyage de M. Perrichon et de la Poudre aux yeux n’est et n’en sera jamais à redouter une telle réponse, mais il a eu raison de réunir ses œuvres éparses. On a vu là quelle est la valeur éclatante de ce répertoire comique. Il y a tels vaudevilles de Labiche, comme la Grammaire, ou les Trente-sept sous de M. Montandoin, qui sont, comme eût dit Flaubert, moliéresques. J’aime, entre tous ces petits actes légers et profonds à la fois, cette admirable Grammaire. Les pédants illustres comme M. Desfonandrès ne sont pas plus amusants que l’ignorant ventru jadis incarné là par Geoffroy. Ancien marchand de bois, il s’est retiré à la campagne, et rêvant les honneurs, il compte bien devenir un jour maire de sa commune, conseiller général, député, qui sait ? ministre. Pour le moment, il se contente de briguer le titre de conseiller municipal. Il lui faut donc rédiger des proclamations, faire acte de candidat. Ce n’est pas une mince affaire ; le malheureux ne sait pas, mais pas du tout, l’orthographe. On le voit le nez dans un livre, on le croit un savant fieffé ; ah bien oui : il étudie la grammaire. C’est sa fille, un ange brun, qui lui échenille son style. Et voilà qu’on la demande en mariage et qu’on parle de l’emmener à Étampes, et de plus, pendant qu’elle est absente, un électeur influent vient réclamer un certificat au malheureux qui écrit certificat avec un s ! Ah ! quelles anxiétés chez le pauvre diable, quelle « tempête sous un crâne obtus », et comme il dissimule chaque mot douteux sous un pâté d’encre !…

La fausse science, la pose, les ambitions niaises, tout le ridicule de notre race bourgeoise n’ont jamais été mieux fustigés, plus joliment, sans aigreur, bonnement, gaiement, que dans ces comédies de mœurs moyennes où Labiche excelle.

Encore une fois, c’est là un maître inimitable, parce qu’il n’a pas de manière à lui, parce qu’il est le naturel même, parce qu’il n’imite personne, ne s’inquiète que de divertir d’abord, de bien voir, de bien peindre et de faire juste. Chaste avec cela, honnête au point qu’on pourrait mettre son Théâtre entre les mains d’une jeune fille. Un franc Gaulois qui est un fin Français.

N’est-ce pas lui qui nous écrivait un jour, avec sa modestie sincère d’homme vraiment remarquable (les maîtres seuls et les forts sont modestes) :

« On me dit que j’ai fait des œuvres. Eh bien, je ne m’en doutais pas. Je ne songeais qu’à m’amuser en écrivant ! »

Sans doute. Mais je l’ai dit et le répète, c’est ainsi qu’on amuse les autres et qu’on donne au public de ces œuvres saines, vigoureuses, conçues dans la joie, et qui dureront tant qu’il y aura en France des ridicules à railler et du goût pour applaudir les railleurs.

C’est dire, je pense, que le Théâtre d’Eugène Labiche a des chances de durer longtemps. Et ce qui nous console de l’éternité de la bêtise, fort heureusement, c’est l’éternité de l’esprit.

S’il fallait le définir vivement et pour me résumer, ce magistral et gai Théâtre de Labiche, savez-vous comment je l’appellerais : Le Théâtre d’un Honnête Homme en belle humeur.