Etudes sur l’art en Italie – Le Corrège

Etudes sur l’art en Italie – Le Corrège
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1198-1218).
ÉTUDES


SUR


L’ART EN ITALIE





LE CORRÈGE.






Vasari, qui publiait pour la première fois ses biographies vingt-huit ans après la mort d’Antonio Allegri, vulgairement appelé le Corrège, a recueilli sur ce peintre éminent plusieurs traditions populaires qui sont aujourd’hui démenties par des monumens authentiques. Tiraboschi, Pungileoni, Affo, ont interrogé avec une persévérance qu’on ne saurait trop louer les archives des couvens et des églises pour lesquels Antonio avait travaillé; ils ont compulsé avec une patience monastique tous les recueils d’actes publics ou privés où figure son nom, et l’on peut croire qu’ils ont épuisé toutes les sources d’information. S’ils n’ont pas fait une riche moisson, s’ils n’ont pas pleinement contenté la curiosité légitime qui s’attache aux hommes de génie, ils ont du moins redressé plus d’une erreur, et les anecdotes qu’ils ont glanées dans le champ du passé ne sont pas sans intérêt. Il n’est guère probable que les biographes futurs parviennent à faire de nouvelles découvertes sur ce terrain fouillé avec tant d’ardeur et de soin, et nous devons renoncer à l’espérance de connaître dans tous ses détails la vie d’Antonio Allegri. Les trois écrivains que j’ai nommés ont poursuivi leur tâche avec un dévouement patriotique. Considérant à bon droit la gloire d’Allegri comme une partie de la gloire nationale, ils n’ont regretté ni temps ni veilles pour recueillir tous les documens qui pouvaient jeter quelque jour sur le caractère et sur les travaux de ce grand homme. Malheureusement leur labeur est trop souvent demeuré stérile. Ne trouvant pas ce qu’ils espéraient trouver, ils ont rassemblé sans se décourager les actes mêmes qui pour nous, dans l’état présent de nos connaissances, n’ont pas de signification. Ils pensaient sans doute que ces documens inanimés s’animeraient un jour sous la volonté d’un investigateur plus heureux. Il ne faut donc pas les blâmer d’avoir enregistré des faits qui pour nous demeurent sans importance. Nous devons au contraire leur savoir gré de n’avoir rien négligé pour réunir tous les élémens de la vérité. S’ils ne sont pas arrivés à reconstruire la vie tout entière d’Allegri, ils ont préparé des matériaux précieux pour ceux qui voudront entreprendre cette tâche délicate.

Cette tâche en effet offre plus d’un écueil. Il ne s’agit pas seulement d’apprécier les travaux d’un génie de premier ordre, qui se place, dans l’histoire de l’art, après le Vinci, le Buonarroti, le Sanzio, le Vecelli, c’est-à-dire après les noms les plus glorieux de l’Italie ; il s’agit de marquer les origines de ce talent si pur, si gracieux et en même temps si puissant, car Allegri, qu’on ne s’y trompe pas, réunit dans ses œuvres la grâce et la puissance. Nous autres ultramontains, comme disent les Italiens, nous ne connaissons qu’une seule face de ce talent si varié. Les galeries de Dresde et de Paris, qui possèdent des ouvrages admirables de ce maître éminent, n’offrent pourtant que des renseignemens incomplets sur l’étendue et la portée de ses facultés ; c’est à Parme seulement qu’il est permis de les embrasser d’un regard. Quiconque n’a pas vu la coupole de San-Giovanni, la coupole de la cathédrale, le réfectoire du couvent de Sainte Paul, ne connaît tout au plus qu’une moitié du Corrège. Il admire la délicatesse de son pinceau, la mollesse des contours, la vérité des chairs, qui signalent ses moindres tableaux à l’estime des connaisseurs ; il ignore une autre face de son génie, il ne peut pas même l’entrevoir. L’Antiope et le Mariage mystique de sainte Catherine ne sauraient révéler à l’esprit le plus clairvoyant la puissance et l’audace du Corrège, et pourtant, par les pendentifs de San-Giovanni et de la cathédrale, il se place tout simplement à côté de Michel-Ange. Ses apôtres et ses pères de l’église rappellent les prophètes de la Sixtine. S’il y a diversité dans les styles, si le Buonarroti et l’Allegri interprètent la forme chacun selon la nature de son génie, par la grandeur de l’expression, par la hardiesse des attitudes, ils appartiennent à la même famille. Or les documens réunis avec tant de patience par Tiraboschi, Pungileoni et Affo sont loin de résoudre toutes les questions soulevées par les œuvres d’Antonio Allegri. La première qui se présente se rapporte aux études de sa jeunesse, aux maîtres qui lui ont ouvert la voie, et sur ce point capital ses laborieux biographes n’ont jeté qu’un jour incomplet. A proprement parler, ils n’ont guère formulé que des solutions négatives. Ils ont victorieusement réfuté les erreurs accréditées depuis trois siècles, sans établir avec évidence la vérité qui doit les remplacer. Nous savons à merveille maintenant ce qu’il nous est défendu de croire : nous sommes très loin de connaître aussi bien la croyance qui nous est permise, la seule que la raison puisse avouer. Par les documens mis sous nos yeux, nous sommes amenés à comprendre qu’Antonio Allegri n’a pu apprendre les premiers élémens de son art dans l’atelier d’Andréa Mantegna : le rapprochement des dates suffit pour le démontrer. Le chef de l’école de Parme est né en 1494, et Andréa Mantegna est mort en 1506. Les leçons qu’aurait pu recevoir un enfant de douze ans ne sauraient être considérées comme la véritable origine de son style. Veut-on que le Corrège ait étudié dans l’atelier de Francesco Mantegna, fils d’Andréa ? Les leçons d’un tel maître, si on en juge d’après ses œuvres, ne pouvaient avoir une grande autorité. Nous sommes donc obligés de renoncer aux deux Mantegna; mais quel fut le premier maître du Corrège ? Les investigations les plus récentes tendent à démontrer qu’Antonio eut pour premier guide dans le maniement du crayon et du pinceau son oncle paternel, Lorenzo Allegri, En admettant comme vraie cette dernière affirmation, nous sommes encore fort embarrassés : Lorenzo Allegri ne jette pas grande lumière sur le style du Corrège.

La tradition place la naissance du Corrège en 1494, mais sans désigner ni le jour ni le mois, et les investigations les plus patientes n’ont pu fournir aucun document positif à cet égard. Son père s’appelait Pellegrino Allegri, et sa mère Bernardina Piazzoli. Le nom qu’il porte dans l’histoire de la peinture est celui de sa ville natale, Correggio, dans le duché de Modène. Sa famille, sans posséder de grandes richesses, n’était cependant pas réduite à la condition précaire dont parle Vasari. Nous savons en effet par les nouveaux documens publiés à Parme en 1817 et 1818 que le jeune Antonio fut initié à la littérature par Giovanni Berni de Plaisance, par Marastoni de Modène, et à la philosophie par Lombardi de Correggio. Or ces trois hommes, bien qu’ils ne jouissent pas d’une renommée européenne, s’étaient acquis l’estime de leurs concitoyens par l’étendue de leur érudition, par la pureté de leur goût, par l’élévation de leur pensée. Pour confier l’éducation d’Antonio Allegri à de tels maîtres, il fallait que sa famille fût à l’abri de la pauvreté. Si Pellegrino Allegri eût été obligé de subvenir par un travail quotidien aux premiers besoins de la vie, il n’aurait pas songé à développer d’une manière générale l’intelligence d’Antonio avant de choisir pour lui une profession. Il vivait modestement d’un petit négoce, et avait sans doute amassé quelques économies pour l’éducation de ses enfans.

Quoi qu’il en soit, il demeure établi qu’Antonio, avant de manier le pinceau, avait étudié les poètes, les historiens, les philosophes. Aujourd’hui, chez nous, les jeunes gens qui se destinent à la peinture sont loin de suivre la même voie. Toute leur attention se concentre sur l’étude spéciale du métier; c’est un fait malheureusement trop facile à constater. A l’École des Beaux-Arts de Paris, l’enseignement littéraire n’existe pas. La philosophie n’a jamais figuré sur le programme des leçons. Quant à l’histoire, bien qu’elle ne soit pas bannie de l’école, les élèves ne s’en occupent guère, car l’histoire n’entre pour rien ni dans les examens ni dans les concours. Il est donc tout naturel que les élèves ne lui attribuent qu’une importance très secondaire. La vie des grands hommes qui se sont illustrés dans les arts du dessin prouve surabondamment qu’avant de se consacrer tout entiers à leur profession, ils ont sondé la plupart des problèmes qui excitent la curiosité de notre intelligence. C’est une route bien longue, me dira-t-on; si avant d’aborder la peinture il faut parcourir le cercle entier des connaissances humaines, la vie sera trop courte pour l’accomplissement d’une pareille tâche. Les adversaires de l’enseignement littéraire à l’École des Beaux-Arts se font la partie trop belle en exagérant l’étendue et la durée de cet enseignement. Il ne s’agit pas en effet d’imposer aux jeunes peintres l’étude approfondie de la littérature, de l’histoire, de la philosophie, mais de leur donner sur ces trois sujets des notions élémentaires qu’ils puissent agrandir et développer par eux-mêmes. Les partisans exclusifs de l’enseignement technique nous rappellent sans cesse Giotto gardant les moutons, quittant son troupeau pour l’atelier de Cimabuë, et prenant place parmi les maîtres les plus éminens de son art. Ils oublient que Giotto, à peine familiarisé avec le maniement du pinceau, comprit la nécessité d’étudier la philosophie et la littérature de son temps. Toutes ses œuvres sont là pour attester l’étendue et la variété de ses connaissances. Depuis la charmante église de Padoue connue sous le nom de Sainte-Marie-All’-Arena jusqu’à l’Incoronata de Naples, il n’y a pas une de ses fresques où ne resplendissent les trésors d’une intelligence cultivée. Citer Léonard, Michel-Ange et Raphaël pour établir les avantages des études littéraires serait affirmer l’évidence. Chacun sait en effet que ces trois hommes, dont le nom est devenu le symbole du génie, interrogeaient avidement tous les écrivains qui pouvaient féconder leur pensée, et ne bornaient pas leur tâche à l’étude technique de leur profession.

Antonio Allegri, dont les œuvres se placent naturellement entre la Sixtine et les chambres du Vatican, est un exemple de plus qu’on peut citer en faveur de l’enseignement littéraire appliqué aux arts du dessin. Avant d’interroger les œuvres d’Andréa Mantegna, il s’est initié à l’expression de tous les sentimens par la lecture des poètes, des historiens et des philosophes. Berni, Marastoni et Lombardi n’ont pas été pour le développement de son génie des auxiliaires moins utiles que les tableaux et les statues qui plus tard déterminèrent le caractère de son style. Je ne crains pas d’insister sur ce point. La vérité sur laquelle je veux appeler l’attention des jeunes peintres, devenue depuis longtemps un lieu commun pour tous les hommes qui prennent la peine de réfléchir, a besoin d’être souvent rappelée pour entrer dans le domaine de la pratique. Il n’est pas hors de propos de signaler les avantages d’une éducation générale pour le maniement du pinceau ou de l’ébauchoir : la connaissance la plus complète du métier ne suppléera jamais à l’exercice préliminaire de l’intelligence sans aucun parti pris, sans aucun but déterminé. Avant de peindre ou de modeler, apprenez d’abord à penser, et sachez bien que c’est la méthode la plus sûre pour vous illustrer dans l’art que vous avez choisi. Les hommes de talent ne manquent pas, les hommes qui pensent et savent donner à leur talent une direction sérieuse sont, hélas! très peu nombreux. C’est pourquoi il ne faut négliger aucune occasion de remettre en lumière l’importance de l’éducation générale dans les arts mêmes qu’on est convenu d’appeler arts d’imitation. Pellegrino Allegri, obscur marchand de Correggio, l’avait compris par lui-même ou par ses amis, et son fils Antonio dut songer plus d’une fois avec reconnaissance aux études de ses premières années.

Les historiens de la peinture ne s’accordent pas sur le nom du premier maître d’Antonio Allegri. Le nom d’Andréa Mantegna étant éliminé par une date sans réplique, il faudrait choisir entre Lorenzo Allegri, Bartolotti et Bianchi. Les deux premiers vivaient modestement de leur métier dans la petite ville de Correggio, le troisième s’était acquis à Modène une sorte de célébrité. A vrai dire, aucun de ces trois noms n’expliquerait le style d’Antonio Allegri; il faut donc chercher ailleurs les auxiliaires de son génie. Or nous savons qu’il a travaillé pour le duc de Mantoue, qui possédait une collection de sculptures antiques. Francesco Mantegna et Begarelli avaient réuni dans leurs ateliers des plâtres moulés sur les marbres grecs et romains et des dessins exécutés d’après les originaux. C’est dans ces trois collections, selon toute vraisemblance, que le Corrège puisa les premiers élémens de sa manière. Begarelli s’était acquis une grande réputation dans l’art de modeler; quelques historiens pensent qu’Antonio Allegri a travaillé chez lui, et qu’il doit à ses conseils le rare talent qu’il a porté plus tard dans les draperies et dans les raccourcis. On a trouvé dans les combles de la cathédrale de Parme quelques maquettes en cire qui avaient été faites par le Corrège pour lui servir de renseignemens pendant l’exécution de ses peintures. Enfin, sans pouvoir le prouver, plusieurs écrivains affirment qu’Antonio a vu ce qu’ils appellent les choses de Léonard. La nature même de cette dénomination démontre qu’ils ne possèdent à cet égard aucun document précis. Sans doute les choses de Léonard ne pouvaient demeurer sans action sur l’intelligence d’Antonio; mais où et quand les aurait-il vues ? C’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. Antonio n’a jamais visité ni Florence ni Milan; or ces deux villes étaient les seules où il pût rencontrer les œuvres de Léonard, très peu nombreuses, comme chacun le sait. Il n’a renoncé au séjour de Correggio que pour le séjour de Parme. Son voyage à Mantoue est le seul dont on retrouve la trace. Quant au voyage de Rome, c’est une pure invention qui ne soutient pas l’examen. Les écrivains qui ont imaginé ce voyage se fondaient sur des analogies de style entre la coupole de la cathédrale de Parme et le Jugement dernier de la Sixtine; mais à l’époque désignée par eux, le Jugement dernier n’était pas même commencé. Il faut donc renoncer à chercher dans ce voyage le secret du talent d’Antonio.

On a beau fouiller le passé, on ne réussit pas à trouver un maître illustre, et la discussion des témoignages nous amène à penser qu’Allegri doit à lui-même, à ses études solitaires, à ses facultés primitives, le style qui lui assigne un rang si élevé dans l’histoire de son art. Puisqu’il a fait de si grandes choses sans le secours de Rome, que n’eût-il pas fait avec un tel secours! La question du voyage à Rome est maintenant abandonnée en Italie; personne ne croit plus que le Corrège ait vu les œuvres de Michel-Ange et de Raphaël. S’il est entré dans cette glorieuse famille de grands hommes dont l’Italie est si justement fière, c’est à la puissance créatrice de son génie et non aux œuvres de ces maîtres qu’il doit l’honneur de figurer près d’eux. Mais s’il n’a pas vu Rome, s’il n’a pu contempler de ses yeux les marbres et les peintures réunis dans cette ville privilégiée, il a connu, il a étudié les œuvres de l’art antique. Quoique le moulage le plus parfait ne remplace jamais les originaux, le moulage, pour un esprit clairvoyant, est un enseignement fécond. Certes les marbres du Parthénon placés dans le Musée britannique ont un charme que le plâtre le plus fidèle ne possédera jamais; cependant, sans quitter Paris, on peut se faire de Phidias une idée à peu près complète. Antonio trouvait dans l’atelier de Francesco Mantegna ou de Begarelli les leçons que trouvent au Louvre les jeunes peintres qui veulent connaître les Panathénées sans passer la Manche, et pour tout homme qui prend la peine d’étudier l’ensemble des œuvres du Corrège, il est évident qu’il doit beaucoup aux monumens de l’art antique. Je n’entends pas contester l’originalité de son génie, mais je pense qu’il a trouvé dans le passé un puissant auxiliaire.

Ni Lorenzo Allegri, ni Bartolotti, ni Bianchi, ne pouvaient lui enseigner la grâce et la majesté que nous admirons dans ses œuvres. Ces maîtres obscurs ne lui ont appris tout au plus que la partie matérielle de son art. C’est aux débris mutilés de la Grèce qu’il a demandé le secret de la beauté suprême. Pour comprendre tout ce qu’il doit à la statuaire antique, il suffit de regarder le réfectoire du couvent de Saint-Paul. Si la coupole de San-Giovanni se rattache par plus d’un point aux traditions de l’école attique, le souvenir de l’antiquité ne se révèle nulle part avec plus d’éclat que dans le réfectoire de Saint-Paul. Si le Corrège eût fait le voyage de Rome, il aurait trouvé des enseignemens plus nombreux et plus attrayans; la tâche qu’il a si glorieusement accomplie lui serait devenue plus facile; mais il n’est pas douteux que les plâtres de Francesco Mantegna et de Begarelli lui ont appris la meilleure partie des secrets que Rome lui eût révélés. L’insistance que je mets à établir les services rendus au Corrège par l’art antique étonnera peut-être plus d’un lecteur. Les gens du monde sont trop souvent disposés à confondre le style antique avec le style académique. Or une telle confusion est la négation même de la vérité. Le style académique n’est qu’une interprétation erronée de la tradition. Au nom de la tradition même, envisagée directement, la raison et le goût réprouvent le style académique, avec lequel Antonio Allegri n’a rien de commun. S’il consulte les monumens de l’art antique, il ne consulte pas moins souvent la nature. Quand il a vu comment les statuaires d’Athènes exprimaient la vie, il interroge la vie elle-même, et c’est à ce double conseil qu’il doit l’alliance de la grandeur et de la souplesse.

On a beaucoup parlé de la pauvreté d’Antonio Allegri. Une anecdote racontée par Vasari sur la foi d’une tradition populaire, et souvent répétée après lui par les historiens de la peinture, nous le montre expirant dans un accès de fièvre, exténué de fatigue, pour avoir rapporté sur ses épaules, de Correggio à Parme, une somme de soixante écus qui lui avait été payée en quattrini, c’est-à-dire en cuivre. Un poète danois, Œhlenschlæger, s’est emparé de cette anecdote et en a fait le sujet d’un drame émouvant. Aujourd’hui, grâce aux recherches de Tiraboschi et de Pungileoni, nous savons ce que vaut cette historiette. Aucun document ne vient à l’appui du récit de Vasari. Le voyage à pied de Parme à Correggio est une fable imaginée à plaisir, acceptée sans examen par la crédulité publique, et transmise d’âge en âge, mais qui ne résiste pas à l’analyse. Les pièces que nous possédons sur la condition matérielle du Corrège, quoique peu nombreuses, ne permettent pas d’ajouter foi à son dénûment. Je n’irai pas jusqu’à dire avec Lanzi qu’il reçut en dot de sa femme une somme importante, car cette dot, dont nous connaissons le chiffre, s’élève à 251 ducats, soit 2,510 francs, et tout en admettant qu’une honnête médiocrité se prête merveilleusement au développement du génie, je ne saurais voir dans une dot de cent louis une somme importante. Cependant, pour rester dans la vérité, pour estimer équitablement la condition du Corrège à l’époque de son mariage, il faut se rappeler que, dans les premières années du XVIe siècle, cent louis représentaient un bien-être très supérieur à celui qu’on pourrait se procurer aujourd’hui en échange de la même somme. D’après les calculs les plus modérés des économistes, il faut au moins tripler la dot d’Antonio Allegri pour se faire une juste idée des avantages que cette dot lui apportait. Soyons généreux et quadruplons; nous arrivons à dix mille francs. Quelque modeste qu’on le suppose dans ses goûts, dans ses habitudes, de bonne foi ce n’est pas là une fortune. Qu’on lui prête toutes les vertus imaginables, qu’on ajoute même à la dot de sa femme toutes les richesses morales dont Frosine entretient Harpagon pour le décider au mariage, on ne parviendra pas à lui donner l’opulence; mais il faut avouer pourtant qu’il se trouve à l’abri de la pauvreté, si la maladie ne vient pas arrêter ses travaux.

Lorsque Antonio Allegri se maria, il avait vingt-six ans, et la jeune fille qu’il épousait, Girolama Merlini, n’en avait que seize. La dot de Girolama était en terres, circonstance dont il faut tenir compte, si l’on veut estimer à sa juste valeur l’opinion de Lanzi, car chacun sait que le revenu de la terre est inférieur à l’intérêt des capitaux engagés dans l’industrie. Avec une fortune ainsi constituée, ce qu’on gagne en sécurité, on le paie par l’abandon approximatif de 50 pour 100. Plus d’un lecteur sans doute ne pourra s’empêcher de sourire en lisant ces évaluations minutieuses. Il est impossible pourtant de ne pas les aborder dès qu’il s’agit de la condition matérielle d’Antonio Allegri. Or en 1530, c’est-à-dire dix ans après son mariage, il achetait une terre de Lucrezia Pusterla, de Mantoue, veuve de Giovanni Cattania. Veut-on savoir quel était le prix de cette acquisition ? 195 écus. Admettons qu’il s’agisse d’écus d’or, de ducats : nous n’obtiendrons encore qu’une somme bien modeste, 1,950 francs. N’oublions pas qu’à cette époque, parvenu à l’âge de trente-six ans, le Corrège avait exécuté la plupart de ses grands travaux. Nous sommes donc forcé de croire, malgré l’optimisme de Lanzi, que ces travaux, dont nous dirons tout à l’heure le prix, ne l’avaient pas enrichi. Il avait pourvu aux besoins de sa famille, ce qui n’était pas une tâche facile, car il avait quatre enfans, mais il n’était pas en mesure de leur laisser un brillant héritage.

Quant au dessin conservé aujourd’hui dans la bibliothèque Ambrosienne et annoté par Resta comme représentant la famille du Corrège, il ne saurait être invoqué comme un argument en faveur de l’anecdote rapportée par Vasari, car ce dessin représente un homme d’un âge avancé, une femme encore jeune, une jeune fille et trois garçons pieds nus. Or nous savons par Pungileoni que le Corrège n’a jamais eu qu’un fils, et que ses trois autres enfans étaient des filles. On ne peut donc citer ce portrait de famille comme un document sérieux.

Par cette rapide discussion, nous sommes amené à conclure qu’Antonio Allegri n’a connu ni la misère ni la richesse. Il n’est pas mort exténué de fatigue pour avoir porté un fardeau dont il aurait dû charger une bête de somme, il a vécu de son travail, et grâce à son énergie il a pu soutenir sa famille; mais il n’a jamais connu les douceurs du loisir, la joie du repos après la tâche accomplie. Toute sa vie n’a été qu’un labeur sans relâche, tous les documens relevés par Tiraboschi et Pungileoni nous autorisent à l’affirmer. Si l’on compare le nombre et l’importance des œuvres qu’il a exécutées à la durée de sa vie, on arrive à comprendre qu’il n’a jamais dû mériter le reproche d’oisiveté. Une fois engagé dans la carrière qu’il avait librement choisie, il ne s’est pas arrêté un seul jour. Son unique délassement était la variété même de ses travaux. Il renouvelait ses forces en appliquant son imagination et son pinceau à des sujets tantôt graves, tantôt gracieux, tantôt chrétiens, tantôt païens. Il n’a jamais eu l’occasion de se laisser énerver par le bien-être, par la perspective d’une longue suite de jours assurés à sa famille sans qu’il fût obligé de se remettre à la besogne. Son génie ne s’est jamais endormi dans l’inaction. Quant à sa vie domestique, nous n’en savons rien. Nous aimons à croire que Girolama Merlini n’a rien fait pour troubler la vie de son mari.

Nous connaissons le chiffre des sommes reçues par Antonio Allegri pour ses travaux les plus importans. Ces documens sont de nature à prouver aux plus incrédules que l’anecdote racontée par Vasari ne repose sur aucun fait réel. Ceux qui ne savent pas les variations survenues dans la valeur de l’argent trouveront sans doute que les travaux de ce peintre éminent ont été rémunérés d’une manière misérable; mais cette opinion s’évanouit devant un examen attentif : il est désormais démontré que le Corrège n’a jamais ressenti les angoisses de la détresse. La coupole de San-Giovanni lui fut payée 472 sequins, somme très modique assurément, si on la compare au prix actuel des travaux de peinture; mais cette somme si modique valait, dans les premières années du XVIe siècle, trois fois au moins ce qu’elle vaut aujourd’hui, c’est-à-dire trois fois 4,720 francs, ou 14,160 francs. Pour la peinture de la frise dans la même église, le Corrège reçut 60 sequins. On s’étonne à bon droit des modestes conditions acceptées par ce maître illustre, quand les peintures de l’abside dans l’église de la Madeleine à Paris ont été payées 80,000 fr., car, même en triplant le salaire d’Antonio, nous n’arrivons pas à trouver le quart de cette somme. À l’époque où vivait le Corrège, les peintres ne rêvaient pas l’oisiveté des grands seigneurs ; pour eux, le travail n’était pas seulement un moyen de subvenir aux besoins les plus impérieux de la vie, c’était aussi un bonheur. Ils se contentaient volontiers d’un salaire modique dans l’espérance d’obtenir bientôt des travaux plus importans. Ce fut là sans doute la raison qui décida le Corrège à peindre la coupole de San-Giovanni pour 472 sequins, et son espérance ne fut pas trompée, car on lui offrit 1,100 sequins pour peindre la coupole du dôme, c’est-à-dire de la cathédrale de Parme, somme qui représenterait aujourd’hui 33,000 fr. Pour estimer l’importance réelle de ces peintures murales, il convient de savoir que, dans l’église de San-Giovanni, le Corrège peignit, outre la coupole proprement dite, les pendentifs et les piliers de cette coupole, ainsi que la tribune, ce qui pour les Italiens signifie l’abside ; Il devait pareillement dans la cathédrale peindre la coupole et la tribune ; mais, justement blessé dans son orgueil par les railleries impertinentes d’un marguillier, il abandonna la seconde partie de sa tâche. Le facétieux marguillier ne voyait dans la coupole de la cathédrale qu’un plat de grenouilles. Ce bon mot charmant, qui égaya les fabriciens, nous a privés d’un chef-d’œuvre. Aujourd’hui parmi nous il se trouve encore des marguilliers facétieux, mais les peintres ne se laissent pas décourager par une plaisanterie, si triviale qu’elle soit : ils comptent sur les gens d’esprit pour les venger des sots, et c’est à coup sûr le parti le plus sage ; cependant la colère et le décourage, ment du Corrège ne doivent pas nous étonner.

Parmi les tableaux dont le prix nous est connu, il nous suffira d’en citer trois qui jouissent à bon droit d’une renommée européenne : la Vierge au bas-relief, le Saint Jérôme et la Naissance du Christ. Le premier de ces tableaux, que les Italiens appellent la Vierge au saint Antoine, fut exécuté pour l’église de San-Francesco à Correggio et payé 100 sequins. Il représente la Vierge assise sur un trône entre des colonnes d’ordre ionique. Au pied du trône sont placés saint François, sainte Catherine d’Alexandrie, saint Jean-Baptiste et saint Antoine de Padoue. C’est aujourd’hui un des plus beaux ornemens de la galerie de Dresde. Le Saint Jérôme, qui se voit encore dans le musée de Parme et qui porte le nom de ce grand docteur, quoiqu’il représente une sainte famille, fut payé 80 sequins. Cette dénomination s’explique par la présence de saint Jérôme, qui offre ses écrits au Christ placé dans les bras de la Vierge. À ce tableau se rattache une anecdote assez singulière, dont je n’entends pas garantir la parfaite authenticité, mais racontée par des écrivains sérieux et dignes de foi. Donna Briseide Colla, veuve d’Orazio Bergonzi, qui avait commandé le Saint Jérôme, fut tellement satisfaite de cet ouvrage, qu’elle voulut faire un cadeau à l’auteur pour lui témoigner sa reconnaissance. Après avoir acquitté le prix convenu, elle lui envoya deux chariots de bois, quelques mesures de froment et un porc. C’est là sans doute une étrange manière d’encourager le génie, mais il ne paraît pas que le peintre se soit trouvé offensé de ce singulier cadeau. Comme le Saint Jérôme était destiné à l’église de Saint-Antoine, peut-être les beaux esprits du temps voyaient-ils dans le porc donné au Corrège par donna Briseide une allusion délicate.

La Naissance du Christ, qui se voit à Dresde, et connue dans toute l’Europe sous le nom de la Nuit, fut payée 47 sequins 1/2. Elle avait été commandée par Alberto Pratonero pour une chapelle de famille dans l’église de San-Prospero, de Reggio. Les historiens ne font mention d’aucun cadeau supplémentaire. Alberto Pratonero, après avoir compté 47 ducats 1/2, se crut quitte envers l’auteur.

Ainsi la Vierge au bas-relief, le Saint Jérôme et la Nuit ont valu au maître 227 sequins, 2,370 francs. Ces trois tableaux, sans posséder un mérite égal, représentent aujourd’hui une somme immense. S’ils étaient mis en vente, il est impossible de prévoir jusqu’où monteraient les enchères. Il ne faut pourtant pas croire qu’Antonio Allegri eût à se plaindre de donna Briseide et d’Alberto Pratonero. Lors même qu’il n’eût pas reçu de donna Briseide deux chariots de bois, quelques mesures de froment et un porc, il ne l’eût pas accusée de lésinerie. Remarquons en passant que les franciscains ont été plus généreux que les premiers acquéreurs du Saint Jérôme et de la Nuit; ils ont déboursé 100 sequins. Il faut croire qu’ils appréciaient plus justement le génie du Corrège. Leur clairvoyance n’étonnera pas ceux qui connaissent l’histoire de la peinture.

Le réfectoire du couvent de Saint-Paul est le premier travail qui doive nous occuper, non qu’il soit le début du Corrège dans la peinture à fresque, mais parce qu’il présente un ensemble de compositions où le génie du maître s’est librement déployé. Il avait fait ses premiers essais en ce genre dans sa ville natale. Avant le mémoire publié par le père Affo, on avait peine à s’expliquer le caractère païen de ce réfectoire; aujourd’hui l’énigme est résolue. Nous savons que l’abbesse de ce couvent n’était pas astreinte à la clôture, et, pour nous servir de l’expression consacrée, vivait dans le siècle. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’elle ait demandé au Corrège pour la décoration de son réfectoire la Chasse de Diane, des faunes des satyres et des nymphes, Hâtons-nous d’ajouter qu’il n’y a rien dans ces compositions dont puissent s’alarmer les esprits les plus scrupuleux : c’est la mythologie païenne prise du côté gracieux, mais non du côté lascif. Le goût le plus pur n’a pas un reproche à exprimer La Chasse de Diane, qui forme le sujet principal, est une scène ingénieuse et animée, où respire le sentiment le plus vrai de l’antiquité. En contemplant la chaste déesse sur les murs du couvent de Saint-Paul, on croit avoir devant ses yeux un des tableaux dont Pline l’Ancien nous a transmis la description dans le trente-cinquième livre de son Histoire. Il y a dans ce poème païen tant d’abondance et de spontanéité, que les noms de Parrhasius et de Timanthe se présentent au souvenir du spectateur. Il semble que l’invention de cette fresque vivante n’ait rien coûté à l’imagination de l’auteur. Il faut la regarder à plusieurs reprises pour comprendre tout ce qu’il y a de savant et de médité dans le choix des attitudes et des vêtemens, dans l’expression des physionomies. Antonio n’avait que vingt-quatre ans lorsqu’il peignit la Chasse de Diane dans le réfectoire de Saint-Paul, et pourtant il y a dans cette composition une élégance, une sévérité qui révèlent un savoir consommé. Pour concevoir, pour exécuter une telle scène, il faut évidemment quelque chose de plus que la pratique matérielle du métier; il faut avoir cultivé son esprit d’une manière générale, et s’être préparé à l’accomplissement de cette tâche délicate par des études littéraires. Lanzi croit que le Corrège, pour décorer le réfectoire de Saint-Paul, eut recours aux conseils d’Orselini, dont la fille demeurait au couvent. Il me paraît plus naturel de penser qu’Antonio trouva dans sa propre mémoire tous les renseignemens dont il avait besoin. L’éducation qu’il avait reçue le dispensait d’appeler à son secours l’érudition d’Orselini. Quant au reste de la décoration, je ne crains pas de la recommander à tous les peintres comme le type du goût le plus pur, de la sobriété la plus exquise. Les têtes d’enfans et de jeunes filles imaginées par Antonio étonnent et ravissent tous les yeux par l’éclat de la couleur et la vivacité du regard. Il est impossible de rêver des physionomies plus riantes, des lèvres plus fraîches, des joues plus vermeilles : c’est la vie même prise sur le fait et reproduite avec un rare bonheur.

Au-dessus de ces figures charmantes, dont le souvenir ne s’efface pas, et qui sont vues à mi-corps, le Corrège a placé des scènes païennes qui rappellent à tous les esprits éclairés le style des pierres gravées que la Grèce et l’Italie antiques ont léguées à notre admiration. Quoiqu’il n’eût pas visité Rome, il est évident qu’il s’était nourri avec empressement des plus belles œuvres du génie païen. Les faunes, les satyres et les nymphes de Saint-Paul attestent chez l’auteur un commerce familier, un commerce assidu avec les monumens les plus sévères, avec les débris les plus précieux qui ornent aujourd’hui les musées d’Europe. Ce qui caractérise particulièrement les fresques de Saint-Paul, ce qui leur assigne une place à part dans l’histoire de la peinture, c’est leur extrême simplicité, et c’est par là surtout qu’elles se rattachent au génie d’Athènes. Le Corrège a prouvé mainte fois la puissance et la variété de son imagination. Je ne crois pas qu’il ait jamais concilié d’une manière plus heureuse l’élégance et l’érudition, car il ne faut pas hésiter à le ranger parmi les peintres érudits. Quand on prend la peine d’analyser ces compositions, on s’étonne à bon droit du petit nombre d’élémens qui s’y trouvent réunis : elles sont faites à peu de frais, avec si peu de chose, qu’on les dirait improvisées; mais cette première pensée s’évanouit bientôt. Pour agir ainsi sur l’imagination du spectateur, il est hors de doute que le Corrège a réfléchi longtemps et n’a rien livré au hasard. J’ai dit que ces scènes rappellent le style des pierres gravées; il est impossible en effet de se dérober à ce souvenir, mais dans ces gracieuses idylles tracées par le pinceau d’un maître ingénieux, l’imitation de l’antiquité n’a jamais rien de servile. On reconnaît partout l’interprétation libre et hardie des plus admirables modèles. On voit que le Corrège, malgré la nécessité qui le confinait dans sa terre natale, s’était nourri de l’antiquité, et lui demandait des inspirations sans jamais la copier. C’est de fait la seule manière de mettre à profit la tradition. Il ne transcrit pas ses souvenirs, il les interroge, et les transforme après les avoir interrogés. L’étude attentive du réfectoire de Saint-Paul suffirait à démontrer les immenses avantages de l’éducation littéraire pour la pratique de la peinture. Un artiste obligé de recourir à l’érudition d’un lettré n’eût jamais imaginé la Chasse de Diane. Son pinceau eût vainement cherché les faunes et les nymphes qui nous ravissent et nous étonnent. Pour inventer avec une telle liberté, il est indispensable de travailler sur son propre fonds. Jamais les conseils les plus éclairés, les renseignemens les plus précis recueillis dans la conversation des érudits les plus consommés ne pourront remplacer l’étude directe et personnelle de l’antiquité. Le réfectoire de Saint-Paul offre l’union constante de la vérité la plus savante avec la beauté la plus exquise, et cette union ne se rencontre que dans les œuvres spontanées, c’est-à-dire conçues par un esprit armé de toutes pièces.

De toutes les peintures murales d’Antonio Allegri, la coupole de San-Giovanni est peut-être celle qui permet de juger le mieux l’étendue et la souplesse de son talent. Le sujet principal, L’Ascension du Christ, remplit tout le champ de la coupole. Sur les pendentifs sont représentés les quatre évangélistes et les quatre saints protecteurs de l’église. Dans la tribune se trouvait figuré le Couronnement de la Vierge; mais cette partie de l’église ayant été abattue pour l’agrandissement du chœur, la Vierge et le Christ furent heureusement sauvés, et sont aujourd’hui placés dans la bibliothèque de Parme. La décoration de la tribune nouvelle fut confiée au pinceau d’Aretusi. Je ne m’arrêterai pas à louer l’expression fervente des apôtres suivant d’un regard ébloui le Christ qui remonte au ciel. Je n’appellerai pas l’attention sur les myriades d’anges qui encadrent cette dernière scène. Ce qui me frappe, ce qui me paraît un éternel sujet d’admiration et d’étude, c’est le style des évangélistes et des saints protecteurs; c’est là que le génie d’Antonio se révèle dans toute sa puissance, dans toute sa maturité. Ces huit figures sont à mes yeux la partie capitale de la composition. Si le temps nous les eût enviées, nous n’aurions des facultés d’Antonio qu’une notion très incomplète. Si l’Ascension était ruinée, cette perte, si regrettable qu’elle fût, ne laisserait pas dans l’histoire de la peinture une lacune aussi affligeante. L’attitude des apôtres exprime admirablement le caractère du prodige dont ils sont témoins. Les chérubins et les séraphins sont à bon droit réputés comme l’expression la plus vraie de l’allégresse; mais le Christ, c’est-à-dire le personnage principal, n’a peut-être pas toute la grandeur, toute la sérénité dont l’imagination et la foi se plaisent à le revêtir. Il semble qu’en peignant cette figure, Antonio n’ait eu d’autre préoccupation que la perspective verticale. Tous les hommes du métier reconnaissent d’une voix unanime qu’il a résolu victorieusement ce problème difficile. C’est là sans doute un glorieux éloge. Cependant la difficulté vaincue ne saurait être acceptée comme le but suprême de la peinture. Aussi l’Ascension du Christ de San-Giovanni me parait-elle plus digne d’étonnement que d’admiration.

A ne considérer que la question de géométrie descriptive, c’est une merveille; si l’on oublie la science pour ne songer qu’à la beauté, la surprise fait place au désappointement. On regrette de ne pas trouver dans le fils de Marie le caractère surnaturel qui lui appartient : ce n’est plus qu’un homme ordinaire vu de bas en haut. Les apôtres et les saints protecteurs défient l’examen le plus attentif. Plus on les étudie, plus on est forcé de les admirer. Toutes les parties de ces étonnantes figures sont traitées avec le même soin, rendues avec la même vérité. Les têtes se recommandent par une physionomie originale, les pieds et les mains sont modelés avec une fermeté magistrale; quant aux draperies, elles sont bien conçues et n’ont rien de capricieux; elles plaisent aux yeux par le choix et la vérité des plis, et contentent l’intelligence en expliquant la forme du corps, c’est-à-dire qu’elles réalisent la perfection idéale dans cette partie de l’art. Quiconque n’a pas vu, n’a pas contemplé à loisir les évangélistes de San-Giovanni, ne peut se flatter de connaître le génie d’Antonio Allegri. Il y a dans ces figures une énergie, une simplicité qu’on chercherait en vain dans ses autres compositions. S’il fallait trouver dans l’histoire de la peinture un terme de comparaison, nous serions forcé de nommer les prophètes de la Sixtine. Les prophètes en effet sont les seules créations du pinceau moderne qui réunissent au même degré que les évangélistes de San-Giovanni la puissance et la simplicité; c’est d’ailleurs la seule parenté qui les rapproche, car lors même que nous ne saurions pas qu’Antonio n’a jamais vu la Sixtine, nous serions obligé de confesser que le style des évangélistes n’a rien de commun avec le style des prophètes. S’il arrive au Corrège d’éveiller en nous le souvenir de Michel-Ange, il ne lui arrive jamais de se confondre avec lui et de perdre son originalité.

La coupole, les pendentifs et la tribune de San-Giovanni furent peints de 1520 à 1526. Ainsi Antonio avait vingt-six ans lorsqu’il commençait cet immense travail, et il le terminait à l’âge de trente-deux ans. Un fait singulier, qui n’est pas à négliger puisqu’il sert à caractériser l’esprit du temps, c’est qu’Antonio dut au réfectoire de Saint-Paul la protection des moines du Mont-Cassin, et obtint par leur entremise la décoration de San-Giovanni. Le génie de la renaissance avait envahi jusqu’aux moines du Mont-Cassin; la Chasse de Diane flattait leurs goûts érudits, et la coupole d’une église chrétienne récompensait le talent païen d’Antonio.

Quant à l’exécution matérielle des travaux dont je viens de parler, il convient de l’étudier non pas dans la coupole même, à moins qu’on ne prenne la peine de monter dans les combles de l’église, mais dans la bibliothèque de Parme. Le Christ et la Vierge de la tribune de San-Giovanni suffisent amplement pour nous édifier sur les procédés techniques de l’auteur. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus simple et de plus sûr. Il y a dans le maniement du pinceau une régularité que les ignorans pourraient appeler froideur. Pour tous ceux qui ont regardé attentivement le Couronnement de la Vierge détaché de la tribune de San-Giovanni, il demeure évident qu’Antonio transcrivait ses cartons comme un praticien met au point le modèle, et n’avait plus d’autre souci en face de la muraille que le mélange et la fusion des couleurs. Il n’y a pas un coup de pinceau qui révèle la moindre hésitation. On comprend toute la justesse du mot attribué à Michel-Ange : « La fresque est la seule peinture qui offre à l’homme une tâche digne de ses forces. »

La coupole de la cathédrale de Parme, décorée par Antonio Allegri de 1526 à 1530, n’offre pas un intérêt moins puissant que la coupole de San-Giovanni, mais peut-être ne réunit-elle pas au même degré l’élégance, le savoir, l’élévation et la pureté. C’est parmi les historiens de la peinture une opinion accréditée, que ce dernier travail est supérieur au premier. Cependant je crois qu’il est permis de ne pas se rallier à cette opinion, et qu’on peut, sans tomber dans le paradoxe, maintenir les droits de San-Giovanni. Ce n’est pas que le prétende signaler un affaiblissement dans le talent de l’auteur entre les années 1526 et 1530, une telle prétention ne saurait se justifier; mais je ne trouve pas dans la coupole de la cathédrale une seule figure qui me semble comparable aux évangélistes et aux docteurs de San-Giovanni : c’est à ces termes que se réduit ma pensée. J’admire, comme tous les hommes de bonne foi, l’abondance et la variété qui éclatent dans la coupole de la cathédrale, je reconnais avec tous les esprits éclairés qu’un génie de premier ordre a pu seul enfanter une telle composition; mais quelle que soit la vivacité de mon admiration, je suis bien obligé de confesser qu’Antonio n’a pas conçu l’Assomption de la Vierge aussi simplement que l’Ascension du Christ. Le regard le plus attentif ne suit pas sans effort l’ordonnance de ce poème. A parler franchement, il semble même que l’auteur n’ait pas songé à l’ordonnance. Pour ma part, je ne crois pas qu’il l’ait négligée; toutefois il faut reconnaître qu’il n’a pas mis dans l’expression de sa pensée la clarté qui ajoute tant de prix aux plus beaux ouvrages. Les anges, les docteurs et les martyrs qui reçoivent la Vierge dans le ciel offrent aux peintres d’innombrables sujets d’étude. Envisagée au point de vue technique, la coupole de la cathédrale ne saurait être louée trop vivement. L’auteur a multiplié les problèmes les plus ardus pour se donner le plaisir de les résoudre; il ne recule devant aucune difficulté. Je reconnais, avec tous les hommes du métier, que son audace lui Porte bonheur; il se joue des obstacles et paraît à peine en avoir conscience, tant il demeure puissant et varié; mais ces figures si facilement inventées n’offrent pas toujours des lignes heureuses. Il y a d’ailleurs dans les raccourcis une ostentation qui frappe tous les yeux. Je laisse aux érudits en cette matière le soin de décider si le Corrège a surpassé Melozio dans la perspective verticale; je me contente de déclarer que la science et l’art ne sont pas pour moi une seule et même chose. En peinture comme en statuaire, la science est un moyen de toucher le but, et non le but même. Or, dans la coupole de la cathédrale, le Corrège me paraît avoir confondu plus d’une fois le but et le moyen. Cependant, malgré ces réserves, je comprends sans peine l’admiration et la sympathie qui s’attachent à l’Assomption de Parme; car si l’on consent à ne pas se préoccuper de l’ordonnance, on se laisse facilement séduire par la beauté des visages, par la grâce des attitudes, par le choix et l’harmonie des tons. Si je préfère les pendentifs de l’Ascension à la coupole de la cathédrale, je comprends très bien qu’on préfère l’Assomption à l’Ascension. L’invention que l’auteur a prodiguée dans le premier de ces deux poèmes explique cette prédilection.

Ces deux coupoles, qui ont soulevé tant de questions dans le domaine purement poétique, ont suscité aussi de très vives discussions dans l’ordre technique. Le parti adopté par Antonio à l’égard de l’architecture, en agrandissant le champ de la peinture, réduit l’architecture à néant. Antonio, au lieu de respecter la surface solide offerte à son pinceau, prend plaisir à la trouer. Il dispose dès lors d’un espace illimité, et c’est à la faveur de cet agrandissement qu’il multiplie les raccourcis. Son exemple a trouvé de nombreux imitateurs, qui ont pris soin d’en démontrer tous les dangers. Pour tous ceux qui ont pris la peine de méditer sur ce problème délicat, il est aujourd’hui hors de doute qu’il vaut mieux en pareille occasion respecter les divisions de l’architecture et ne pas trouer la surface offerte au pinceau. Toutefois il ne serait pas juste d’imputer au génie d’Antonio toutes les extravagances commises en son nom. Les périls de son exemple ne sauraient lui être comptés comme une faute personnelle.

Ce qui demeure établi, c’est qu’il a fait de la perspective verticale un emploi plus hardi que ses devanciers, et que dans son ardeur pour cette nouveauté savante, il n’a pas su s’arrêter à temps. Il a trop souvent procédé comme un homme égaré par le désir de montrer son habileté. Pour le juger en toute équité, il faut oublier les fruits de son enseignement et considérer son œuvre en elle-même. Or les deux coupoles de Parme occupent dans l’histoire de l’art une place considérable, et méritent une attention aussi assidue, aussi profonde que les grands travaux de Rome et de Florence. Si elles ne satisfont pas à toutes les conditions exigées par le goût et indiquées par l’étude de l’antiquité, elles excitent vivement l’imagination et révèlent une singulière puissance. Pour se tromper comme s’est trompé Antonio, il faut posséder des facultés de premier ordre, et les erreurs d’un tel génie ne doivent être signalées qu’avec respect. D’ailleurs, quelques reproches qu’on puisse lui adresser, les évangélistes et les docteurs de San-Giovanni rachètent amplement toutes ses fautes. C’est ce que ne doivent jamais oublier les esprits les plus sévères.

Après avoir parlé des peintures murales du Corrège, il nous reste à examiner les tableaux de galerie qui jouissent en Europe d’une légitime et universelle renommée. J’essaierai d’abord de caractériser les tableaux qui se trouvent à Parme. Les plus célèbres sont le Saint Jérôme et la Vierge à l’écuelle. Le premier de ces tableaux a séjourné pendant quelques années en France. Il est d’ailleurs connu par la gravure de Strange, qui, sans être d’une fidélité irréprochable, en reproduit cependant les principaux mérites. Or ces deux tableaux se recommandent surtout par la naïveté. La sainte famille connue sous le nom de Saint Jérôme est une composition dont la grâce n’a jamais été dépassée. On ne saurait imaginer une scène plus simplement conçue et rendue avec moins d’artifice. Et quand je parle ainsi, il est bien clair que j’entends parler de l’artifice apparent, car pour atteindre à cette simplicité, il ne s’agit pas de posséder la naïveté des temps primitifs : il s’agit de concilier les progrès de la science avec la simplicité de l’expression. Le Saint Jérôme et la Vierge à l’écuelle réalisent admirablement le programme que je viens d’indiquer. Dans ces deux compositions, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la science déployée par l’auteur dans la forme des corps, ou de la vérité des physionomies. L’ange qui présente au Christ les écrits de saint Jérôme est dessiné avec un rare bonheur. Le visage du Christ, tout à la fois souriant et sérieux, justifie dans une certaine mesure tout ce qu’il y a d’étrange dans cette présentation. Il est assez difficile en effet de concevoir saint Jérôme offrant ses écrits au Christ; mais il serait puéril de chicaner l’auteur sur cet anachronisme, car il pourrait invoquer l’exemple de ses plus célèbres contemporains.

Ce qu’il faut surtout admirer dans le Saint Jérôme, ce qui assigne à ce tableau un rang à part dans les œuvres du Corrège et dans l’histoire de la peinture, c’est la beauté du personnage principal, je veux dire de celui qui donne son nom au tableau. L’illustre docteur de l’église à qui nous devons la traduction latine des saintes Écritures nous offre dans le tableau du Corrège, je ne dirai pas seulement l’alliance de la vieillesse et de la majesté, ce que d’autres maîtres ont plus d’une fois réalisé, mais l’alliance de la vieillesse et de l’élégance. Cette sainte famille doit compter parmi les œuvres les plus savantes, les plus vraies et les plus naïves de la peinture, et une composition de cet ordre suffit pour classer l’homme qui l’a signée de son nom. Aussi tous les compatriotes du Corrège s’empressent-ils de la montrer aux étrangers comme un titre de gloire nationale. La poitrine et les membres de saint Jérôme sont rendus avec une vérité au-dessus de tout éloge. L’affaissement des chairs est exprimé franchement, mais sans pauvreté. C’est la nature acceptée sans hésitation, librement interprétée. Ce que je dis de ce tableau, je ne pourrais que le répéter à propos de la Verge à l’écuelle. Ici peut-être la naïveté est-elle poussée plus loin; l’expression du Christ est peut-être plus enfantine, le regard de la Vierge a peut-être plus de tendresse. Cependant je ne place pas la Vierge à l’écuelle au-dessus du Saint Jérôme, et je pense que les hommes du métier partagent mon avis. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Saint Jérôme et la Vierge à l’écuelle suffisent pour ranger l’auteur parmi les maîtres les plus éminens de son art.

J’arrive à la Nuit, c’est-à-dire à la Nativité, que tous les voyageurs s’empressent d’aller voir dans la galerie de Dresde, et qui mérite en effet l’admiration dont elle est entourée. Il est juste pourtant, il est nécessaire de contrôler cette admiration, et d’affirmer que, légitime dans sa source, elle se produit sous une forme exagérée. Sans doute la Nuit est un admirable ouvrage, sans doute il y a dans cette composition une prodigieuse dépense de savoir et d’habileté; mais il ne faut pas se méprendre sur la valeur et la portée des moyens employés par l’auteur. Ce qui éblouit la foule n’est pas toujours ce qui contente les esprits éclairés. Or l’artifice employé par Antonio Allegri ne se rattache pas directement aux lois suprêmes de l’art. En quoi consiste en effet la magie de ce tableau, vanté par les touristes comme le dernier mot de la peinture ? Dans la lumière qui émane de la tête du Christ au lieu de l’éclairer. Lanzi, qui accepte sans la discuter la célébrité européenne de ce tableau, propose de l’appeler le commencement du jour. Le nom n’y fait rien : il s’agit de savoir si l’artifice employé par Antonio satisfait ou non aux plus hautes conditions de la peinture, si c’est là une manière sérieuse d’envisager le sujet, ou tout simplement une ruse destinée à séduire les ignorans. Or, pour peu qu’on prenne la peine de réfléchir, on ne tarde pas à se convaincre de la puérilité de cet artifice. On voit à la chartreuse de San-Martino, à deux lieues de Naples, un tableau de Guido Reni qui représente le même sujet, et qui reproduit le même artifice. Je ne veux établir aucune comparaison entre Guido Reni et Antonio Allegri; je me contente de remarquer qu’un maître secondaire a pu, à l’aide de cet artifice, obtenir une admiration que le goût ne ratifie pas.

Il y a dans la galerie de Dresde plusieurs tableaux qui ne jouissent pas de la même renommée que la Nuit, et qui cependant méritent une attention plus sérieuse. Je ne veux pas parler de la Madeleine pénitente, qui réunit au plus haut point l’élégance et la tristesse : cette admirable figure, si justement populaire, soulèverait plus d’une objection, car elle est plus voluptueuse que pénitente; elle appelle le désir plutôt qu’elle n’exprime le repentir. Comment trouver pourtant le courage de la blâmer ? Son adorable beauté désarme les esprits les plus sévères. Il y a dans ses paupières abaissées tant d’humilité, dans son corps tant de souplesse, dans ses membres tant d’élégance, dans le vêtement qui l’enveloppe tant de grâce et d’harmonie, qu’il est bien difficile de la condamner. Les deux compositions dont je veux parler sont la Vierge au saint Antoine et la Vierge au saint George. La première de ces deux compositions remonte à l’année 1512. Antonio Allegri n’avait donc que dix-huit ans lorsqu’il la conçut et l’exécuta. Or, de l’avis unanime de tous les hommes compétens, ce tableau est le plus pur, le plus élégant, le plus sévère qu’il ait jamais signé de son nom, et pourtant il ne jouit pas de la même célébrité que la Nuit. Il y a dans la Vierge au saint Antoine une précision de contours, une majesté d’attitude que l’auteur n’a jamais surpassées, je pourrais dire qu’il n’a jamais retrouvées. Je reconnais volontiers toute l’excellence de ce morceau ; cependant je ne voudrais pas placer toutes les œuvres postérieures d’Antonio au-dessous de cet admirable poème. S’il n’a pas retrouvé, je n’hésite pas à le déclarer, la pureté qui nous ravit dans la Vierge au saint Antoine, il a montré des qualités que ce tableau ne révélait pas, une tendresse que Raphaël n’avait pas connue, que Léonard avait indiquée sans la manifester pleinement. C’en est assez pour ne pas voir dans les œuvres postérieures à 1512 un signe de décadence. C’est en pareille occasion surtout qu’il faut se défier de l’opinion des puristes. Trop souvent en effet les hommes d’un goût éclairé se laissent entraîner à proscrire des œuvres d’une incontestable valeur au nom d’un type absolu dont ils ne veulent pas s’écarter. C’est ce qui est arrivé pour la Vierge au saint Antoine, dont le mérite défie d’ailleurs toute discussion.

On a dit, et je transcris exactement une opinion accréditée, que le Corrège eût été plus grand, qu’il occuperait dans l’histoire de son art un rang plus élevé, s’il fût demeuré fidèle au style de ce tableau. Pour ma part, je n’en crois rien. Tout en reconnaissant, tout en proclamant l’élégance et la pureté de cette composition, je suis forcé d’avouer qu’elle tient à la fois de Mantegna et de Léonard, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas en propre à Antonio. Or, pour signifier quelque chose dans l’histoire, il. faut avant tout être soi-même, vivre d’une vie individuelle, se manifester sous une forme nouvelle, et ces conditions ne se trouvent pas réalisées dans la Vierge au saint Antoine. Quant à la Vierge au saint George, il faut en parler en d’autres termes. C’est une œuvre savante, une œuvre pure, une œuvre originale. Si le souvenir de Mantegna et de Léonard s’y fait encore sentir, il y règne cependant une indépendance de manière qui frappe tous les yeux. À ce tableau se rattache une touchante légende dont je n’entends pas garantir l’authenticité, mais que j’ai plaisir à rappeler, parce qu’elle s’accorde merveilleusement avec le caractère de la composition. On assure qu’une jeune femme, se promenant un jour dans un jardin avec Antonio, lui offrit une rose en lui disant : « Vous avez beau faire; malgré tout votre talent, vous ne concevrez jamais une composition aussi fraîche que cette fleur. » Antonio se piqua au jeu, et composa la Vierge au saint George. Si l’on veut tenir compte de la légende en examinant ce tableau, on y trouve la tige, le calice et la corolle. La Vierge, placée dans la partie supérieure du tableau, a tant de grâce et de fraîcheur, tant de tendresse et de sérénité, qu’Antonio nous paraît avoir gagné la gageure.

A Paris, nous possédons plusieurs compositions du Corrège, parmi lesquelles il me suffira de citer le Mariage de sainte Catherine et l’Antiope. Le Mariage de sainte Catherine, excellent sous le rapport de l’expression, laisse quelque chose à désirer dans le modelé; les contours n’ont pas toute la précision qu’on pourrait souhaiter. C’est pourtant un tableau de premier ordre, qui ferait l’ornement du plus riche musée.

L’Antiope est et sera toujours pour les hommes studieux un sujet d’émulation et de surprise. Il est impossible en effet d’imaginer une peinture plus franche, plus hardie. Tous ceux qui connaissent les difficultés que présente une figure modelée en pleine lumière s’extasient à l’envi devant cette nymphe, dont les contours splendides et voluptueux sont accusés sans le secours des ombres portées. C’est une merveille que la parole doit renoncer à célébrer. Dans la solution de ce problème difficile, la peinture n’est jamais allée plus loin. Les membres et le torse de l’Antiope sont rendus avec une vérité qui n’a jamais été dépassée, et l’étonnement redouble quand on prend la peine d’examiner les procédés employés par l’auteur. Il nous a montré la forme d’Antiope sans recourir à aucun des artifices familiers à ses devanciers; il a modelé comme aurait pu le faire un statuaire sans rappeler aucune des lignes de la sculpture antique.

Quel rang faut-il donc assigner à cet homme prodigieux ? Quelle est sa place dans l’histoire de l’art ? Je ne m’arrêterai pas à la pensée émise par quelques historiens italiens; je ne dirai pas, après eux, qu’il a clarifié la manière de Léonard, quoique l’Antiope puisse leur donner raison, puisque Léonard condensait l’ombre pour augmenter le relief. Je vais tâcher de trouver pour ma pensée une forme plus simple et plus facile à saisir. Léonard, Michel-Ange et Raphaël avaient exprimé la forme, la grâce et l’harmonie; il semblait qu’il ne restât plus rien à faire, et qu’ils eussent épuisé le champ de la peinture. Antonio cependant trouva quelques épis à glaner dans le champ visité par ces puissans moissonneurs. Pour la forme, il ne peut lutter ni avec Léonard, ni avec Michel-Ange; pour la grâce, il peut soutenir la comparaison même avec Raphaël. S’il ne possède pas au même degré que lui l’harmonie linéaire, il se place près de lui par la suavité des contours, par la tendresse de l’expression; quelquefois même il lui arrive de le dépasser dans le domaine de la grâce : il me suffira de citer la Madeleine pénitente. Cette gloire suffit à son nom. Antonio Allegri compte parmi les sept princes de la peinture.


GUSTAVE PLANCHE.