Études et souvenirs - La légende d’un théâtre et d’un chanteur

Études et souvenirs - La légende d’un théâtre et d’un chanteur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 440-452).

ÉTUDES ET SOUVENIRS

LA LÉGENDE D’UN THÉATRE ET D’UN CHANTEUR.

Notre temps abonde en Souvenirs politiques, littéraires et dramatiques ; chacun les lit à sa manière, autrement dit, chacun de nous y cueille ce qui l’intéresse, et, comme généralement il y a autant de goûts que de lecteurs, tout le monde y trouve son compte, d’où la faveur particulière dont jouit chez nous ce genre de littérature, un des plus commodes à remuer dans la conversation. Un lecteur de mémoires ressemble à un astronome qui regarde la lune, et, naturellement, n’en observe que le côté sur lequel il a braqué son télescope. Je viens ainsi de parcourir, à propos de la mort d’un aimable homme que j’ai connu beaucoup, divers ouvrages sur son temps, qui, à dix ans près, fut aussi le mien ; les Souvenirs de Mme d’Agoult, la Correspondance de Doudan, les Mémoires de d’Alton-Shée, non pour chercher des documens, à Dieu ne plaise ! mais pour me rafraîchir l’esprit à cette atmosphère d’un passé déjà si loin et pour faire revivre mon héros dans son milieu. Vers 1832, il arrivait à Paris, un peu en chevalier de fortune. Officier dans l’armée du roi de Sardaigne, il avait, à la suite d’une escapade de jeunesse, sauté par-dessus les Alpes pour se soustraire aux punitions disciplinaires qui le menaçaient. L’accueil ici fut, dès l’abord, très sympathique ; le prince Belgiojoso le présenta partout, et partout on le reçut-à bras ouverts. Bientôt, les femmes en raffolèrent, car, outre sa jeunesse et son galant renom, il avait une rare élégance, de la figure et de l’entrain ; du brillant virtuose futur pas un soupçon, mais un compagnon de plaisir infatigable, joueur, soupeur et batailleur à tout venant. La fête dut pourtant s’interrompre, faute d’argent, et ce fut par cette aventure que la société parisienne apprit qu’il y avait chez le comte de Candia la voix de Mario. L’époque était à la virtuosité musicale ; tout le monde aujourd’hui se mêle d’écrire : alors tout le monde chantait, qui les ténors, comme Belgiojoso, qui, les barytons, comme Berryer ; alors il arrivait aux pianos du café Anglais de résonner la nuit sous les doigts d’un Chopin ou d’un Liszt. Le diable assurément n’y perdait rien, mais la musique valait mieux, surtout quand c’était Bellini qui accompagnait la cavatine du Pirate à son compatriote Candia. « Une pareille voix est un trésor qu’il faut exploiter, » s’écriait-on de tous côtés, et deux de ses amis, très haut placés dans les conseils de l’Opéra, Alfred de Belmont et d’Alton, se mirent aussitôt en campagne. Duponchel, le directeur, chapitré par Meyerbeer, se laissa faire. On arrêta donc que le jeune catéchumène subirait un noviciat de trois années pendant lesquelles des professeurs de toute espèce le dresseraient au métier des Garcia et des Nourrit et qu’une somme de 1,500 francs par mois lui serait allouée en attendant ses débuts. Je n’affirmerais point que les choses se soient passées sans difficultés ; il y eut des intervalles de découragement et de paresse, des retours à la vie joyeuse qui désespéraient le pauvre Duponchel. Enfin, le grand jour arriva (30 novembre 1838). Meyerbeer, toujours habile et guettant le succès, avait écrit un air exprès pour la circonstance, une sorte de monologue placé au début du second acte de Robert, et qui, dans une partition déjà si remplie, devait nécessairement faire longueur. Qu’on se souvienne de l’air d’Arnold dans Guillaume Tell. C’était le même plan, morceau du reste très travaillé, mais plus riche d’harmonie que de mélodie et où le maître semble ne se préoccuper que des trois notes aiguës qu’il ramène partout. Il va sans dire que c’est dans ce morceau écrit pour lui, que Mario se montra le plus faible, le duo qui suit passa inaperçu, et le succès ne se déclara franchement que dans le trio et le duo du troisième acte, qu’il enleva d’une bravoure irrésistible, triomphant et des intonations si difficiles et des nombreux la semés sur son passage. La soirée répondit aux espérances préconçues. Ce n’était pourtant pas encore la perfection. Le comédien surtout manquait d’ensemble, sinon de flamme. Il avait le geste petit, saccadé, tantôt jouant le personnage et tantôt regardant dans la salle d’un air distrait et souriant à ses amis de la grande avant-scène de gauche qui lui faisaient fête ; mais, parmi cette inexpérience et ces désinvoltures, l’enchantement se produisit : ce timbre incomparable, cette voix capable de toutes les sonorités comme de toutes les inflexions et dont la simple émission était déjà pour l’oreille un délice, cet organe seul indiquait au chanteur la véritable scène de sa vocation. Attiré un moment par. les circonstances dans cette forêt touffue de l’Opéra, il n’y établit pas son champ de guerre. Bien des raisons, d’ailleurs, s’y opposaient : en premier lieu, ses rapports : sociaux avec les princes de la jeunesse, hier ses camarades de plaisir et qui, déjà, ne lui témoignaient plus la même intimité. Des froissemens de ce genre, Candia n’était pas fait pour les supporter, de quelque part qu’ils vinssent, et il le leur prouva, mais en comprenant que le Théâtre-Italien, plus. rapproché des salons, convenait infiniment mieux à sa nature. On peut donc dire que de son émigration à Ventadour date sa période d’influence.

Le Théâtre-Italien était à ce moment un des élémens de la vie parisienne ; ceux qui tentent de le reconstituer aujourd’hui remontent les courans du siècle ; ils s’imaginent être le public et ne sont qu’une coterie. Était-ce pour « se retrouver » et faire bande à part que cette société du gouvernement de juillet accourait, ne cédait-elle pas plutôt à un ensemble d’impulsions dont on ne se rendait pas même compte ? La musique d’abord, aimée de tous, applaudie, acclamée, en plein crédit, en plein rapport et que nulle esthétique encombrante n’était encore venue atteindre ; puis les musiciens : Rossini, Bellini, Donizetti ; puis les chanteurs, Rubini, Lablache, la Malibran, la Sontag, la Grisi ; puis enfin des sympathies de race que les événemens ont dispersées, toutes choses qui ne se rencontreront plus. Une période a son organisme dont les ressorts ne se détaillent pas à volonté, Ventadour fut un des ressorts de ce temps-là et certes pas des moins intéressans. Eussiez-vous les chanteurs, eussiez-vous les maîtres que ce serait l’auditoire qui vous manquerait ; ralliez donc aujourd’hui ce personnel de duchesses sorties non pas des romans de Balzac, comme on l’a prétendu, mais des salons de Madame la dauphine ; car l’esprit, le ton, le goût de la restauration survivaient dans cette salle, et jusque à ces causeries traditionnelles des entr’actes où se mêlaient des échos de la tribune parlementaire, tout respirait un air d’élégance et de distinction. Je n’en veux ni au sport, ni aux clubs d’avoir tué les salons, force m’est bien pourtant de reconnaître de quel côté souffle le vent. Quand j’assiste au succès toujours croissant des concerts populaires, quand je vois s’affirmer par des symptômes indiscutables l’avènement d’un art nouveau, je ne puis m’empêcher de m’étonner, que ce soit juste cette occasion que l’on choisisse pour s’efforcer de rétablir parmi nous ce qui n’a plus sa raison d’être. Revenons au passé. Les Souvenirs de Mme d’Agoult contiennent des pages excellentes sur les dix premières années du règne de Louis-Philippe, qui furent l’âge d’or du Théâtre-Italien. La virtuosité, reine du moment, y lâche ses principaux masques, et dans le nombre il en est deux, la Malibran et la Sontag, deux gentils masques féminins vers qui s’élancent tout de suite nos sympathies en perçant la foule des pianistes et des violonistes. Rien de plus charmant que le style dont l’auteur vous raconte comment, le concert fini et les autres artistes ayant pris congé, c’était chez la maîtresse de la maison une habitude de retenir la grande cantatrice, qui se mêlait alors à la conversation en femme d’esprit et du meilleur monde. « Elle restait volontiers et s’animait à causer. Sa conversation était originale comme son talent. Elle ne laissait paraître aucune prétention, et je crois qu’elle n’en avait pas. Tout autre était Mlle Sontag, gâtée par les adulations de l’Allemagne. Entêtée d’aristocratie et de belles manières, avide de louanges, plus avide d’argent et de fort peu d’esprit, elle essayait de jouer la grande dame et s’y prenait mal. Engagée pour un concert, elle arrivait à la fin, s’excusait à peine, chantait capricieusement et n’avait pour ses admirateurs, s’ils n’étaient princes, ambassadeurs, banquiers juifs ou directeurs des beaux-arts, qu’impertinence ou silence. » Voilà certes un bien vilain portrait du gracieux original peint par Delaroche, je n’en veux rayer que ces deux mots : « avide d’argent » qui font sourire quand on pense que Mlle Sontag, comme du reste la Malibran, se contentait d’un cachet de 300 francs. Où trouveriez-vous aujourd’hui une étoile d’opérette ou de café-concert qui se dérangerait à de pareilles conditions ? Bien plus, il ne m’est pas même démontré que la Malibran et la Sontag fussent payées si cher. Les soirées musicales s’organisaient alors à l’entreprise. Voulait-on, par exemple, donner un beau concert, on s’adressait à Rossini, qui, moyennant une somme de 1,500 francs, se chargeait du programme et de son exécution, ôtant ainsi aux maîtres de la maison tout embarras du choix, tout ennui des répétitions, etc. « Le grand maestro tenait le piano toute la soirée, il accompagnait les chanteurs. D’ordinaire, il leur adjoignait un instrumentiste, Herz ou Moschelès, Lafon ou Bériot, Nadermann, le premier harpiste, Tulou, la première flûte du roi, ou la merveille du monde musical, le petit Liszt. Tous ensemble ils arrivaient à l’heure dite par une porte décote ; tous ensemble ils s’asseyaient auprès du piano, tous ensemble ils repartaient. » Mme d’Agoult ne nous dit pas si c’était par l’escalier de service, mais elle ajoute que, le lendemain, on envoyait à Rossini « son salaire. » Heureusement que de telles mœurs ne sont plus les nôtres. Compositeurs et virtuoses ont pris là-dessus leur revanche. Ce sont eux maintenant qui mènent le monde et le monde y gagne en dignité, car mieux vaut en somme voir payer 3,000 fr. une Malibran de pacotille que d’entendre une femme comme il faut vous parler du salaire d’un Rossini. L’enthousiasme était universel, et pourtant les compositeurs et les chanteurs gardaient encore une place à part. Ils ne paraissaient dans les salons, en dépit de l’empressement qu’on mettait à les y avoir, que d’une manière subalterne. « Jamais, je crois, on ne rencontrera un concours plus extraordinaire de talens du premier ordre, une alliance de la beauté, de la puissance vocale et dramatique telle qu’on la voyait dans la Pasta jouant Tancrède[1] ; une union du génie, de la grâce, du pathétique comparable à ce qu’était la Malibran dans Desdemona ; un éclat de virtuosité, de jeunesse, de force et de fraîcheur qui puisse égaler Mlle Sontag dans Rosine du Barbier. » Tout ce que les Souvenirs de Mme d’Agoult lui dictent sur cette période inconnue de nous se peut dire de celle non moins illustre qui suivit et vint tout clore.

Ces Mémoires ont du naturel ; vous regrettez, en les lisant, que Mme d’Agoult ait tant écrit sur Dante et sur Goethe et si peu sur ses contemporains. Encore une que l’influence de Mme Sand aura déroutée et qui perdit à vouloir jouer les Titanides des qualités d’intelligence et d’éducation qui, discrètement cultivées, eussent bien autrement profité à sa gloire. À ces Souvenirs il faudrait joindre ceux de d’Alton-Shée ; on aurait ainsi tout le high life de l’époque sous son double aspect de bonne compagnie et de tourbillon. Celui-ci, que nous vîmes finir en démagogue du plus beau rouge, avait commencé par être page de Charles X, et c’est un des curieux signes de cette physionomie vouée de naissance à l’excentricité d’avoir pu affronter les contacts et les contagions les plus ignobles sans que sa distinction originelle en ait souffert. Sa frénésie était de l’humanitarisme, son athéisme lui venait de sa pitié profonde pour les déshérités, et, à travers tous les désordres et les déraillemens de sa vie physique et morale, la réserve et la courtoisie du gentilhomme, une politesse d’ancien régime, un lettré, un délicat sachant par cœur Molière et Racine et vous citant Shakspeare entre deux vins. Ses Mémoires, beaucoup plus que ceux de Mme d’Agoult, ont le vrai style de la chose, on y sent un écrivain, et l’auteur ne s’y montre pas. Une façon d’observer très individuelle, rarement des discussions, des anecdotes et des silhouettes à foison, quelquefois même, — comme pour Berryer et Musset, — de vrais portraits, bref le panorama d’une période intéressante entre toutes, car ces vingt années-là compteront parmi les plus belles du siècle. Nos idées régnaient en Europe, les peuples ne nous témoignaient que des sympathies, et les rois, quand ils se dispensaient de nous aimer, s’en tenaient à des sentimens qui ne dépassaient point la mauvaise humeur. Nos arts d’alors, notre poésie, notre théâtre si flamboyant et large d’ailes, qui nous les rendra ? Qui nous rendra cette jeunesse enthousiaste et cette société française issue des traditions d’un autre âge et que nous avons vue à Ventadour fêter son été de la Saint-Martin ? Tempi passati ! J’entendais naguère un brave homme de littérateur obscur, quoique diplômé, s’écrier en parlant des coryphées de cette époque : « Au fond, tous ces gens-là, c’étaient des viveurs ! » Jadis, il les eût traités de romantiques ; mais, le terme n’étant plus aujourd’hui à la hauteur de son dédain, il les appelait des viveurs. Soit, le compliment n’a rien dont on ne puisse s’accommoder : viveur comme Berryer, comme Carrel, comme Alfred de Musset, comme Heine, ne l’est pas qui veut. Encore faut-il avoir les qualités professionnelles, un bon estomac, par exemple, et quelque désinvolture intellectuelle. Tous ces hommes d’esprit, de talent et de distinction se rencontraient au café de Paris, où Candia continuait à les fréquenter.

Rubini vivait encore lorsque le jeune transfuge de l’Opéra fit son apparition au Théâtre-Italien. Une succession comme celle de Rubini ne se recueille jamais qu’à distance ; on n’hérite pas tout en bloc de l’empire d’Alexandre, mais quand on est un Éphestion heureux et sachant plaire, il vous advient tôt ou tard et presque naturellement d’entrer en possession. Mario ne procéda point de haute lutte ; il prit le vent, s’insinua, et, le jour que le maître quitta la maison, l’enfant adoptif se trouva chez lui. Du reste, aucune ressemblance entre les deux ; c’est plutôt des contrastes qu’il faudrait parler : Rubini, la synthèse d’un art compliqué à l’infini, la virtuosité, le savoir, l’expérience, le style, le génie, l’alpha et l’oméga, l’homme dont Rossini nous disait un jour : « Mettez-vous bien ceci dans la tête que nous avons entendu là ce qui ne s’était jamais entendu et ce qui ne s’entendra plus, surtout si je m’en fie à la musique de l’avenir et à ses promesses ; » Mario, la jeunesse et la vocation pure, la grâce et l’élégance dans la force.

Vous souvient-il de l’Hercule de Gustave Moreau, rayonnant comme un Apollon, lui qu’on nous représente toujours sous les traits d’un gros homme que ses douze travaux ont alourdi ? C’est, vers cette période de 1842 à 1854, le Mario de Ventadour. Svelte, élancé, idéal, Hercule terrassant l’hydre d’un bras léger, dont la nervure trahit seule le dieu de la force. Rubini chantait dans un diapason restreint, il plaçait les mélodies dans le cœur de la voix, les roulades, points d’orgue et cadences finales lui fournissant d’ailleurs assez d’occasions d’en parcourir tout le ravalement. C’était à cela qu’il devait ses grands effets de spianato et ces oppositions d’ombre et de lumière, caractère distinctif de son art. Ce clair-obscur à la Rembrandt, transporté dans la voix humaine, avait quelque chose de saturnien, on n’y résistait pas, bien que sur la fin il en abusât. J’ai vu Berlioz pleurer à chaudes larmes au troisième acte de la Lucia et pendant l’adagio de la cavatine du Pirate. Nous lui reprochions, comme entachées d’hérésie dramatique, ces divines jouissances qu’il nous prodiguait, et le surlendemain nous revenions tout palpitans nous soumettre au même magnétisme, toujours avec les mêmes alternatives de réaction. Delacroix était, je dois le dire, le seul dont l’enthousiasme n’admît pas de réplique, il admirait, il adorait en vrai croyant : quia absurdum. Hélas ! combien il avait raison, et souvent que ne donnerait-on pas aujourd’hui pour pouvoir faire table rase et goûter à nouveau, comme aux jeunes ans, tant de fruits délicieux où la grognonne esthétique nous défend de mordre à belles dents ! Mario, je le répète, abordait la situation en vert galant ; satisfait de réussir, sans afficher les grandes prétentions, personne plus que lui n’était modeste. Venu tard à la vie de théâtre et manquant d’études, il rechercha jusqu’à la fin les occasions de s’instruire, prenant de toutes mains et souvent des plus charmantes la science qui s’offrait, ainsi qu’il en échut lorsque la Grisi se chargea de son éducation.

En attendant, le public des Italiens l’adoptait pour le charme naturel de sa voix. On aurait peine à se figurer un Almaviva mieux doué. A l’Opéra, et dans la vaste enceinte du cloître de Robert, la nonchalance aristocratique du maintien ne laissait pas d’étonner un peu, mais ici, en petit comité, sur ce théâtre Ventadour et dans sa perspective de salon, ce défaut devenait une séduction de plus. Mario jouait en gentilhomme ; il avait horreur des servitudes du métier, affectait d’ignorer et le maquillage et l’art de « se faire une tête ; » il excluait de parti-pris tout ce qui touche au cabotinage, et faute de jamais vouloir condescendre, il amoindrit en lui l’autorité de l’acteur, surtout dans la tragédie. Il négligeait son geste et marchait en traînant le pas, ayant l’air d’oublier qu’il foulait le plancher d’un théâtre. Quelqu’un qui, par exemple, aurait voulu se donner le plaisir d’étudier la plante-virtuose sous son double aspect de culture, n’aurait eu qu’à se rappeler en présence de Mario ce qu’était Nourrit dans son domaine, un comédien de race celui-là. Une fois au moment d’entrer en scène, son démon ne le quittait plus ; il avait beau s’intéresser à la conversation, c’était toujours Raoul, toujours don Juan, toujours Robert. Comme la philosophie le passionnait, il vous arrêtait dans la coulisse pour vous parler de Spinoza, mais pendant qu’il panthéisait à pleine fougue, son personnage ne le lâchait pas d’une minute. Il avait l’œil à la rampe, l’oreille à la réplique ; vous le sentiez peu à peu, envahi, ressaisi par la marée montante de l’orchestre ; puis, tout à coup vous échappant, il replongeait au gouffre. En quelques secondes et sans vous laisser apercevoir qu’il ne vous écoutait plus, le masque avait changé d’aspect, la taille avait grandi et le geste s’était élargi aux proportions de la vaste salle.

Avec Mario, tout le contraire ; il devisait en amateur et, le moment venu de reparaître, il vous serrait la main et s’en allait retrouver en scène Elvire, Amina, Rosine ou dona Anna, de l’air charmant dont il accostait les belles marquises que ses beaux yeux faisaient mourir d’amour. La vie le comblait de ses caresses et, comme la plupart des favoris de la fortune, il acceptait toutes les avances ; toutes, serait trop dire, car il y en eut dans le nombre que son orgueil de Lovelace repoussa : cette illustre princesse, pour n’en citer qu’une, qui déjà fort sur le retour, l’assiégeait, au vu de tout Paris, de provocations sentimentales. Œillades assassines décochées de son avant-scène, bouquets à domicile et chez le concierge du théâtre, rien n’y faisait. Un malin, Mario voit arriver le secrétaire de la dame qui lui annonce que la princesse aura le soir même quelques personnes de son intimité et qu’elle invite le jeune ténor à venir chanter aux conditions qu’il lui plaira de fixer. Celui-ci consent, et vers dix heures et demie, il se rend à l’hôtel. La grande porte s’ouvre, il entre, la cour est à peine éclairée et, dans le vestibule, au lieu de la valetaille ordinaire, une simple soubrette chargée d’introduire : « Si M. le comte de Candia veut bien me suivre, on est dans la serre, » À ces mots de nature à souffler la défiance et même l’effroi dans l’âme du ténor, la fringante camériste, comme cette nonne du ballet de Robert, l’attire vers le labyrinthe ; puis, tout à coup, elle disparaît, et voilà le chevalier mesurant le piège qu’on lui a tendu. Cette musique improvisée, les invités du cercle intime, pure fantasmagorie ! Mais que va-t-il donc maintenant se passer ? Il se le demandait, très intrigué, lorsque ses yeux s’habituant au crépuscule de l’endroit, aperçurent à quelques pas comme une forme humaine étendue, mais sans voiles, sur un canapé de satin noir. Des palmiers et des mimosas l’entouraient et dans l’enchevêtrement des feuillages veillaient des globes blafards dont la lueur prêtait ses teintes jaunissantes à ce corps de momie impudique, Isabelle endormie à son prie-Dieu avait inconsciemment tenté Robert, mais elle était jeune et jolie, cette princesse, tandis que l’autre était vieille et flétrie, et puis, attrait irrésistible ! Isabelle ne voulait pas, tandis que l’autre voulait, et voulait trop, ce qui désarçonna le chevalier.

Mario habitait en ce temps-là un ravissant petit hôtel de la rue d’Astorg, très à la mode parmi les jeunes lords de l’ambassade d’Angleterre et que le high life parisien fréquentait aussi beaucoup. On y causait tous les matins politique et beaux-arts à table ouverte ; le bric-à-brac tenait également sa place dans le discours, le maître de la maison étant grand amateur ; les vieux meubles amenaient sur le tapis les vieux portraits, d’où maintes allusions au conte de fée renouvelé de la Belle au bois dormant et dont Alfred de Musset parlait déjà de faire un poème dans le rythme de la Ballade à la lune, car les rimes se fourraient partout en cette bienheureuse époque où rien ne se faisait sans quelque ornement, où la conversation, n’importe en quel lieu, à quelle heure se renforçait de lectures de Dante et de Shakspeare. On était poète avant tout et le reste venait par surcroît ; poète, puis comédien, diplomate, ministre et même cardinal. J’en ai vu, dans ces matinées chez Candia, débuter ainsi plus d’un qui, de bonne foi, se croyait enfant de la muse et que plus tard la sainte église a consacré : ce grand flandrin de vicomte, par exemple, un des plus aimables hôtes du logis, mais d’un aplomb à déconcerter Ovide quand il nous décochait d’un air de byronisme triomphant tel vers fameux d’une de ses pièces :


Je suis né pour l’amour, les femmes me le prouvent.


Qui fût alors venu nous dire que ce gaillard-là réunirait un jour tout ce qu’il faut pour être évêque, on ne l’aurait pas cru, et cependant le fait s’est accompli ; peut-être n’y avait-il qu’un écart d’appréciation. Il était né pour l’amour, la chose n’admettait aucun doute : restait à savoir pour quel amour ? C’est en goûtant des deux qu’on se décide, tantôt sur les conseils de la vertu et tantôt sur l’avertissement de l’âge, ainsi qu’il en fut pour Pétrarque, lequel, après avoir été dans son printemps la fleur des libertins, devint sur le tard un parfait chanoine.

On se plaint de ce que, tout le monde aujourd’hui se ressemble ; cela tient à notre atmosphère de persiflage, qui tue en germe toute originalité cherchant à poindre. Des excentriques et des charlatans, nous en avons plus qu’il n’en faut, les personnalités intéressantes sont ce qui nous manque, Il y en avait nombre à cette heure et jusqu’à des gens qui savaient écouter en ayant eux-mêmes quelque chose à dire. Si chaude que fût la dispute, aucun mauvais ton ne s’y mêlait ; c’était comme un mariage de l’esprit remuant et révolutionnaire avec la politesse de cour, héritage encore récent de la restauration et ; qui bientôt devait s’évanouir sans laisser de trace. On se chamaillait, on se jetait à la tête Bonald et Diderot, Lamennais et Béranger, et tout finissait par un sonnet que nous débitait Ferrière. Nous l’avons revu plus tard, diplomate et ministre à Hanovre ; à ce moment, il se contentait d’être un bon jeune homme égaré du XVIIIe siècle dans le romantisme. Il avait du style de Voltaire et de Sterne la petite phrase concise et nette, et prenait au romantisme un certain goût de la couleur et des curiosités orientales que les traductions récentes de Garcin de Tassy l’aidaient à satisfaire. Humoriste à la manière de Callot, de Jean-Paul, d’Hoffmann, à toutes les manières, préludant à sa carrière diplomatique par un cosmopolitisme littéraire et par un dilettantisme universels qui n’étaient point sans grâce, encore gardait-il cet avantage de savoir les langues à une époque où l’on pouvait, comme Emile Deschamps, traduire Shakspeare et Schiller sans connaître un mot d’anglais et d’allemand. Malheureusement, ses moyens de fortune s’opposaient au genre de vie aristocratique où sa naissance et ses relations l’eussent appelé. Jouer les Byron, tâche malaisée ! ce rôle exigeant un ensemble de qualités et de vices qui ne se rencontrent que très rarement. Tel serait assez grand seigneur à qui les écus manquent ; tel autre a les écus sans le prestige ; un troisième, enfin, va se trouver millionnaire et de haute race, et cette fois c’est le talent et la tournure qui brillent par leur absence. Emploi décidément ingrat que celui-là, Musset lui-même y fut déplacé. Théophile de Ferrière l’ambitionnait-il, le regrettait-il, le rêvait-il ? Je ne jurerais pas du contraire ; dans tous les cas, on peut dire qu’il ne persista point, mais la nostalgie vint alors, et les honneurs relatifs que lui valut la carrière, comme nous disions alors et comme on dit encore aujourd’hui, n’effacèrent jamais le sentiment de la défaite infligée à sa nature d’artiste. On ne sait pas assez ce que peut cet amour des lettres : quand il vous tient, c’est pour la vie ; les valeureux n’y renoncent jamais, ceux qui s’en consolent avec des places sont les médiocres. Ferrière ne voulut pas être consolé, et, je suppose, Alexis de Saint-Priest non plus, une autre vocation blessée et traînant de l’aile à travers la diplomatie, la pairie et l’Académie. À ces courtisans mélancoliques de la gloire littéraire la musique, et les Italiens servaient de refuges, le dilettantisme leur était une diversion. Que de choses, en effet, et pour l’intelligence et pour les délices de la vie présente, dans ce vieux mot de Plaute : Musice vivere ! Les Italiens réunissaient tout cela, chacune de leurs représentations mettait le feu aux imaginations, et, le rideau tombé, le lustre éteint, il fallait encore se répandre en belles discussions renouvelées du Neveu de Hameau.

Cependant Mario commençait à s’ennuyer du Barbier et des succès de tout genre qu’il y remportait ; il tendait maintenant plus haut. Un rôle lui restait à prendre du répertoire de Rubini, celui des Puritains, le dernier que le grand virtuose eût créé ; il s’en saisit et triompha par la seule magie d’une voix désormais arrivée à sa perfection. C’était un ténor riche avec des résonances de contraltino, partant du pour s’élever, en sons de poitrine, jusqu’au si naturel, qu’il attaquait et tenait de manière à remplir la salle ; un timbre dont l’enchantement ne se décrit pas, la grâce et l’agilité dans la puissance, une justesse rare, les notes aiguës sortant de source et d’une limpidité de cristal. Le medium, qui, lors de ses débuts à l’Opéra, laissait à désirer, s’était amendé par le travail et l’habitude. On n’avait plus Rubini, mais on avait encore les Puritains. L’immortel quatuor avait réparé sa brèche : Lablache et Tamburini à leur poste ; la Grisi, en toute-puissance de beauté, de talent, d’émotion vraie, Ariane guidant Thésée à travers les labyrinthes d’un art qu’elle connaissait mieux que lui, c’était divin ! Ventadour en reçut un nouvel éclat ; nous vîmes refleurir toutes les branches du répertoire : la Sonnambula, la Lucia, la Traviata, Don Juan, période inouïe de succès et de faveurs qui se continuait ensuite à Londres sous les auspices du prince de Galles. Le théâtre, les soirées, les concerts, une pérennité de fêtes sous la pluie d’or. A Saint-Pétersbourg, mêmes ovations et même fortune. Curieux détail, l’Italie est le seul pays où Mario ne se soit pas fait entendre.

Le mot de Plaute me revient toujours :


Musice, Hercle, agitis ætatem !


Vie d’artiste et de musicien dont l’imprévoyance dépassa bientôt ce qui s’est produit de plus extraordinaire. Cet or qui lui coûtait si peu à gagner s’en allait au vent de ses caprices. Il avait la rage des collections : armes, tableaux, estampes et tapisseries qu’il payait des prix fous, pour les empiler en des résidences princières, partout semées à Paris, à Londres, à Florence. Rendons-lui, du moins, cette justice, c’était un véritable grand seigneur que ce ténor aventureux, un Albizzi, un Ruccellai des meilleurs temps. Celui-là, vous pouvez m’en croire, ne spéculait pas sur les terrains, celui-là n’était pas somptueux à frais réduits, il ne se disait pas : « Pourquoi Ruccellai dépenser de grosses sommes lorsqu’il y a moyen de se donner des airs de prince à bon marché ? pourquoi des originaux, pourquoi la réalité du chef-d’œuvre, qui coûte si cher, alors qu’il devient si commode de s’en payer l’illusion ? Pourquoi des tableaux et des estampes de maîtres quand on a sous la main la photographie et l’héliographie ? Pourquoi de l’argenterie quand le christofle et le ruolz s’offrent à vous par brassées ? Il faut être le duc d’Aumale pour commander des statues à Paul Dubois et des saint Hubert à Raudry ! » Eh bien ! non. Ce virtuose ne comprenait point cette façon bourgeoise de raisonner. S’il achetait un Michel-Ange, ce n’était point chez Barbedienne sous forme de réduction galvanoplastique et, comme le Philippe Strozzi qui commandait à Caparra les lanternes pour son palais, il voulait que chaque objet qu’on lui livrait fût un objet d’art, marqué du signe individuel, et non une moulure fabriquée sur un poncif. Il s’ingéniait, ce chanteur de cavatines, à faire concourir, coûte que coûte, à la décoration de son logis l’industrie des Michelozzi, des Ghiberti et des Verocchio. Qu’est-ce aujourd’hui que le style et le non-style, se demandait-il, et pourquoi tel fabricant qui n’entend rien aux arts, livrerait-il des objets en harmonie avec l’architecture de son temps et l’individualisme, la manière d’être d’une clientèle aussi peu douée que lui de ce côté ? Et son horreur de la dissonance et de l’anachronisme ne se contenait pas quand il voyait dans l’arrangement d’un boudoir Louis XV une galvanoplastie du Moïse fièrement campée sur la console au milieu des pâtes tendres de Sèvres et des céladons de Saxe.

À ce jeu là, tout le monde se ruinerait ; point n’est donc besoin de tant scruter le fond des choses, surtout lorsque à ces prodigalités de millionnaire vient se joindre la munificence du cœur. Au nombre de ces plaisirs fastueux qui « l’ont mis sur la paille, il en est un plus digne d’être excusé : sa charité inépuisable. Il semait l’aumône sans regarder. Quand il vous arrivait de le quêter pour quelque infortune, si vous lui parliez d’une centaine de francs, il vous en donnait mille en regrettant de ne pas faire mieux. Sa gloire dura dix ans ; quand il voulut, en 1860, rentrer à l’Opéra, c’en était fini de sa voix. A rouler ainsi par le monde, à braver les fatigues et les intempéries, le diamant s’était obscurci, effrité. Soirée lamentable que cette représentation qui n’atteignit même pas son terme ! On jouait les Huguenots, il fallut baisser le rideau dès le milieu du quatrième acte, les sons ne sortaient plus que par saccades gutturales et l’intelligence, se sentant trahie par l’organe, renonçait à son tour. Il se trompait à chaque instant, perdait la tête ; pareil désarroi s’était vu, peu de temps auparavant, à l’occasion d’une autre rentrée, hélas ! trop mémorable. Mais, du moins, Cornélie Falcon eut cet avantage de n’y pas survivre : la cantatrice, ce soir-là, disparut tout entière, ne laissant au public que des souvenirs de jeunesse, de beauté, de talent brisé dans sa fleur, tandis que Mario prit sa disgrâce en philosophe et, tout diminué qu’il fût, continua.

En matière de vie théâtrale, la fortune est un escalier symbolique comme celui dont parle Dante. Il faut le gravir, si dur qu’il soit, et, quand on est en haut, s’y tenir. Gare à quiconque aspire à descendre ou s’y résigne ! il ira de degré en degré jusqu’aux bas-fonds où le spectre du cabotinage guette sa proie. Le théâtre ne veut pas des revenans de Cythére et de Golconde ; demandez-lui de vous enrichir, mais ne lui demandez pas de vous faire gagner de quoi vivre, car il n’aura que l’humiliation à vous offrir en compensation des trésors évanouis dans le mirage d’autrefois. Comment Mario se fit à ces rigueurs du destin plus ou moins méritées, je n’ai pas à le dire ici ; mais ce que l’on peut soupçonner, c’est que, s’il les prit un moment au sérieux, il ne les prit jamais au tragique. Ces gens du Midi ont au cœur une allégresse intense, les vicissitudes ne sauraient les abattre et leur mélancolie a le sourire sur les lèvres. Il avait tout vendu, son hôtel, ses fermes et ses écuries, tout, jusqu’à sa villa des environs de Florence, lieu charmant et comme prédestiné. Jean-Paul raconte qu’il y a des sites qui semblent créés sur la terre pour qu’on n’y entende que des résonances mélodieuses et qu’on n’y serre que des mains amies ; autant vous en auriez pu dire de cette résidence des bords du Mugnano, placée à l’endroit où se réunissait jadis la société du Décaméron, et bien faite pour continuer la tradition de Boccace. Du reste, tous ces paysages de la Toscane, festonnés d’histoire et de pittoresque, ont de quoi servir à l’encadrement d’une vie d’artiste. Si les choses de ce monde s’arrangeaient dans leur logique, Mario aurait dû finir là ; sa bonne fée l’y avait amené, la mauvaise l’en exila, et le prince Charmant, métamorphosé en vieillard à barbe blanche, eut à décrocher la besace. La vie est un conte de fées, mais moins consolant, car ceux qu’elle a favorisés d’abord et disgraciés plus tard, elle n’a point pour ordinaire de les réintégrer dans leur premier état. La Belle changée en Bête y garde sa peau d’âne, et le brillant ténor, transformé en pauvre ermite, n’a plus qu’à s’accommoder de son scapulaire. « J’y suis, j’y reste. » C’est la moralité de la comédie humaine.

Celle des contes bleus est plus folâtre. Avec elle, ce triste avatar de Mario n’eût fait qu’un temps, et qui sait, un beau jour, peut-être, la sœur Anne du Théâtre-Italien de la place du Châtelet, l’apercevrait du haut de sa tour arrivant à la rescousse, par la forêt qui verdoie et le chemin qui poudroie : illusion et fantaisie, un chanteur inscrit son nom sur le sable, et, si fameux que soit ce nom, les vents du lendemain l’ont effacé. C’est un lieu-commun assurément que l’instabilité de la gloire du comédien : la gloire des maîtres a-t-elle donc plus de chances de durée ? Rubini, Lablache, Duprez, ni Mario ne sont plus là pour se défendre, mais les opéras qu’ils ont interprétés se défendent-ils davantage ? Un chanteur dure dix ans, un répertoire en dure quinze ou vingt. Quinze ou vingt ans de différence à l’avantage du créateur sur le virtuose, qu’est cela ? J’entendais naguère un jeune homme, parlant d’une aimable personne, point trop âgée cependant, la désigner ainsi : « C’est la dame qui a connu Rubini. » Attendez encore un quart de siècle, et prononcer les noms de Bellini et de Meyerbeer sera le geste d’un Iroquois. Soyons donc sans rancune contre ces ovations tapageuses, et n’envions rien de ces richesses insolentes et de ces grandeurs ; c’est si vite oublié !


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. « Quel malheur que cette femme-là s’obstine à chanter ! » s’écriait Talma, admirateur enthousiaste du talent de la Pasta.