Etudes d’Economie rurale - La Question du blé, le commerce des céréales en France et les crises de subsistances

Etudes d’Economie rurale - La Question du blé, le commerce des céréales en France et les crises de subsistances
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 77-106).

ÉTUDES


D’ÉCONOMIE RURALE



LA QUESTION DU BLÉ, LE COMMERCE DES CÉRÉALES ET LES CRISES DE SUBSISTANCES.


Parmi les préoccupations que nous réservaient les derniers mois de cette année, celle du pain a failli prendre une certaine gravité. Après avoir vu le blé monter à des prix élevés à la suite de la récolte très abondante de 1872, on se demandait avec inquiétude si la récolte si mauvaise de 1873 n’allait pas mettre le comble à nos malheurs en nous apportant la disette, peut-être la famine. Qu’allions-nous devenir avec la perspective de cette nouvelle calamité ? Le déficit allait-il donc reparaître avec son cortège de séditions et de haines populaires ? Le spectre de la faim viendrait-il errer dans nos rues, déjà couvertes de tant de ruines ? Telles étaient les craintes qui se faisaient jour, et, comme la peur est mauvaise conseillère, on invoquait le secours de tous les palliatifs en usage dans le passé lors des crises de subsistances : greniers d’abondance, réquisitions, maximum, rien n’y manquait. Palliatifs peu efficaces, si l’on en juge par les résultats ! Réglementation condamnée par l’expérience, puisqu’elle tend partout à disparaître ! Le mal fort heureusement n’a pas cette gravité, et nous en serons quittes pour la peur. Quand on observe les changemens survenus depuis un demi-siècle dans la production, dans le prix et dans le commerce du blé en France, on reconnaît bien vite que les famines sont aujourd’hui impossibles, et que la cherté elle-même ne saurait plus avoir que des effets restreints et une durée limitée. Il suffira sans doute de l’établir et d’éclairer ainsi le présent par la lumière du passé pour dissiper toutes les inquiétudes.

I.

Personne ne saurait nier les énormes progrès accomplis par notre agriculture depuis 1820. La marche de la production du blé ne les résume pas tous ; mais elle peut assurément en donner une juste idée. D’après les documens statistiques publiés par le ministère de l’agriculture et du commerce, la récolte ordinaire de blé, qui était de 45 à 46 millions d’hectolitres, semences déduites, en 1820, pouvait être estimée approximativement à 90 ou 92 millions d’hectolitres en 1870 ; elle avait donc doublé dans l’espace d’un demi-siècle. Cette augmentation n’a pas été régulière ; tout le monde sait combien les produits de l’agriculture subissent de fluctuations par suite des circonstances atmosphériques. Il y a parfois des différences de deux cinquièmes dans le produit de la récolte : un cinquième au-dessus de la moyenne dans les bonnes années, un cinquième au-dessous dans les mauvaises ; mais, si l’on fait abstraction de ces cas exceptionnels, on reconnaît que l’augmentation a été sensiblement uniforme et le progrès constant dans les diverses périodes de ce demi-siècle.

Pour doubler ainsi notre provision annuelle de blé, il n’a pas fallu moins que les efforts communs et le concours simultané des propriétaires et des cultivateurs. L’action des propriétaires s’est exercée principalement par des améliorations foncières de toute nature qui ont eu pour effet d’agrandir le domaine de la charrue et de porter à plus de 7 millions d’hectares la surface ensemencée, qui n’atteignait pas 5 millions d’hectares en 1820. Quant aux cultivateurs, ils ont amélioré partout leur mode de culture : ils nourrissent plus de bétail, obtiennent plus d’engrais et produisent de plus belles récoltes. Le rendement moyen du blé, qui n’était que de 10 hectolitres à l’hectare en 1820, est aujourd’hui de 13 à 14 hectolitres, et, dans les bonnes années, il peut même s’élever jusqu’à 15. L’ensemble de ces efforts a déterminé la marche si rapide de la production du blé en France, qui est peut-être sans exemple chez aucun autre peuple connu.

Si vite qu’ait monté chez nous la production du blé, notre consommation intérieure a suivi une marche encore plus rapide. Si nous produisions moyennement 92 millions d’hectolitres en 1870, nous en consommions pour le moins 95 ou 96 millions. C’est à la production étrangère qu’il nous fallait demander un supplément annuel de 3 à 4 millions d’hectolitres. Nous étions ainsi devenus un peuple importateur.

Au commencement du siècle, notre commerce extérieur de blé n’avait, pour ainsi dire, aucune importance. Même en 1817 et sous l’empire de véritables prix de famine, les efforts réunis du gouvernement et du commerce n’avaient pu qu’à grande peine et à grands frais fournir à notre consommation un appoint extérieur de 5 à 6 millions d’hectolitres. En temps normal, importations et exportations se réduisaient à peu de chose et se balançaient sensiblement. Il fallait une série de récoltes médiocres ou mauvaises pour que l’entrée devînt prépondérante et acquît une importance réelle ; le courant général du commerce était dans le sens de la sortie. Ce n’est guère qu’en 1830 que le commerce extérieur du blé en France commence à se développer. Depuis il a grandi lentement jusqu’à la suppression de l’échelle mobile, a pris alors un essor rapide, et finalement il était arrivé, dans les années qui ont précédé la guerre, à un mouvement annuel de 15 millions d’hectolitres, se réduisant à 10 millions dans les années d’abondance, s’élevant jusqu’à 20 millions dans les années de déficit. En même temps que le mouvement commercial du blé s’accroissait ainsi, l’importation tendait de plus en plus à prendre le dessus. Le mouvement annuel de 15 millions d’hectolitres se partageait approximativement en 10 millions à l’importation et 5 millions à l’exportation. Dans les années de déficit, l’importation s’élevait à 15 ou 16 millions d’hectolitres, et l’exportation se maintenait à 5 ou 6 millions. Dans les années d’abondance, l’importation se restreignait à 2 ou 3 millions pendant que l’exportation montait à 8 ou 10 millions d’hectolitres. Sous la restauration, les provinces méridionales de la Russie étaient presque seules appelées à fournir le complément nécessaire à notre alimentation dans les années de déficit. Le port d’Odessa, dans la Mer-Noire, était alors le grand marché des céréales à l’usage des peuples de l’Occident ; mais d’autres contrées se sont ouvertes à mesure que les besoins ont grandi et que les prix se sont élevés[1]. Les provinces danubiennes, la Turquie, l’Algérie française et surtout l’Union américaine ont envoyé sur les marchés de l’Occident des quantités croissantes de céréales. Le Chili, la Plata et les colonies australiennes de Van-Diémen et de la Nouvelle-Zélande commencent elles-mêmes à envoyer des cargaisons soit au Havre, soit à Londres. Quant à nos exportations, elles se dirigent habituellement en Suisse, en Belgique et en Angleterre.

L’insuffisance de notre production de blé pour les besoins de la consommation devient chaque jour plus évidente. De 1820 à 1844, les importations n’avaient dépassé les exportations que de 13 millions d’hectolitres, soit une importation moyenne de 540 000 hectolitres par an. De 1845 à 1869, l’excédant des entrées a été de 50 millions d’hectolitres, soit 2 millions d’hectolitres par année moyenne. Enfin, si l’on recherche l’excédant d’importations qui se rapporte aux dix dernières années de cette période, on voit qu’il dépasse 28 millions d’hectolitres, ce qui est bien près de 3 millions d’hectolitres par an.

On peut prévoir sûrement que, malgré tous les progrès de notre agriculture, nous continuerons à importer des masses croissantes de blé étranger, et que nous sommes destinés à devenir ainsi de plus en plus un peuple importateur. Comme toutes les industries, l’agriculture s’attache à produire les denrées les plus recherchées par la consommation et dont le prix s’élève le plus vite : elle n’a pas de meilleur moyen d’accroître ses bénéfices. Bien que le prix du blé ne soit pas resté tout à fait stationnaire, ainsi qu’on le croit communément, il est cependant facile de voir que, de toutes les denrées agricoles qui ont un grand écoulement sur le marché, le blé est celle dont le prix a monté avec le plus de lenteur. Nous avons tout autour de nous, dans des pays plus ou moins éloignés, mais avec des moyens de transport relativement peu coûteux, des systèmes de culture consacrés exclusivement à la production des céréales, et qui modèrent par leurs apports la hausse de nos prix. Les matières premières que l’agriculture fournit à l’industrie, les produits animaux qu’elle livre à la consommation, n’ont pas encore rencontré une concurrence aussi active ; la viande a notamment doublé de prix, et nos cultivateurs se dirigent de plus en plus de ce côté. Sans doute la nécessité où l’on est d’alterner les cultures et de varier les récoltes amène l’augmentation de la production du blé parallèlement aux autres progrès ; mais le blé n’est plus la récolte qui donne le plus d’argent au cultivateur, elle cède le pas sous ce rapport à bien d’autres plantes dont les produits assurent des profits plus élevés.

Loin d’être un mal, l’importation croissante du blé en France est tout à la fois le meilleur indice et l’effet le plus certain de notre prospérité. Les systèmes de culture qui exportent des céréales sont ceux qui s’adonnent à cette production d’une façon exclusive : ce sont les systèmes arriérés, tels qu’on les rencontre dans les pays pauvres et mal peuplés. La culture dispose là d’immenses espaces, mais elle est dépourvue de moyens d’action ; elle n’a ni main-d’œuvre, ni capitaux, ni outillage, et ses procédés d’exploitation sont tout ce qu’il y a de plus primitif. Elle n’a pas non plus de débouchés, c’est-à-dire de consommateurs à pourvoir : l’industrie et le commerce font défaut, comme le capital et la population. Ne pouvant se livrer à la production des denrées qui demandent des capitaux et de la main-d’œuvre en abondance, n’ayant pas à sa portée des consommateurs pour ses produits, elle est bien forcée de se livrer à la production la plus élémentaire, qui se contente à la rigueur des procédés les plus grossiers, celle des céréales, quitte à chercher au loin, sur les places de l’Occident, des consommateurs et des prix qui lui font défaut dans son voisinage. C’est une production peu coûteuse et néanmoins peu lucrative : les prix sont toujours faibles sur les marchés d’exportation. Tous les pays exportateurs de blé n’ont qu’une agriculture misérable. L’importation du blé, qui suppose des prix élevés, implique aussi une agriculture florissante, car l’agriculture ne délaisse au commerce extérieur le soin de pourvoir à une part des besoins de la consommation que pour se livrer à d’autres cultures plus productives. Importation, prix élevé, grande richesse agricole, toutes ces choses vont de front ; exportation, faiblesse des prix, culture en enfance, tout cela marche ensemble. L’Angleterre, la Hollande, la Belgique et la Suisse, qui constituent avec la France l’ensemble des pays importateurs de blé, sont les plus riches pays de culture qu’il y ait sur notre continent. La jachère, biennale ou triennale, n’y occupe plus qu’un territoire peu étendu, qui se restreint de jour en jour devant les progrès de la culture alterne. L’Espagne, l’Italie méridionale, la Hongrie, l’Algérie, la Russie, qui envoient des blés sur le marché de l’Occident, n’ont que des systèmes de culture avec jachère et même avec des repos beaucoup plus prolongés.

On voit combien nous sommes loin des théories qui ont si généralement cours sur la vie à bon marché, comme conséquence nécessaire du développement de la richesse et des progrès de l’agriculture. L’expérience a beau enseigner que la cherté des subsistances, loin de diminuer par l’accumulation des richesses, augmente au contraire avec les progrès de la culture ; l’observation a beau démontrer que le bon marché des denrées alimentaires ne se rencontre que dans les pays arriérés et pauvres, beaucoup de personnes n’en persistent pas moins à dire que le progrès consiste à produire à bon compte et à vendre peu cher, pour amener enfin l’ère tant désirée de la vie à bon marché. C’est là une chimère qu’il faut renoncer à poursuivre. La richesse est le fruit de l’abondance et de la variété des produits ; mais, comme tous ces produits s’échangent les uns contre les autres, les denrées alimentaires ont d’autant plus de valeur qu’elles trouvent plus de facilités à s’échanger, c’est-à-dire plus de produits de toute nature contre lesquels on ait la possibilité d’en faire l’échange. Loin de marcher de front avec la richesse, qui implique une activité féconde, une demande impérieuse, une consommation exigeante, la vie à bon marché ne comporte que l’absence de moyens d’échange, c’est-à-dire la privation et la misère. C’est dans les campagnes reculées que la vie à bon marché se rencontre, mais non dans les villes populeuses ou dans les campagnes riches.

Ce n’est pas le bon marché de la vie qui mesure la marche progressive de l’humanité, c’est la puissance du travail servi par les capitaux, fécondé par l’intelligence. Dans un milieu riche où l’outillage de la production est plus complet, où les besoins de la consommation trouvent plus facilement à se satisfaire, le travail de l’homme est mieux rémunéré, parce qu’il est tout à la fois plus actif, plus habile et plus puissant, par conséquent plus fécond. La hausse des salaires et des rémunérations de toute sorte, conséquence inévitable de la richesse et du développement de l’activité qui en est la source, donne au simple travailleur, malgré la cherté de la vie, plus d’avantages que dans les pays arriérés où la vie est à bon compte, parce que le prix du travail y monte plus rapidement que celui des subsistances. Les améliorations dans le régime, dans le vêtement et dans l’habitation, c’est-à-dire le remplacement des grains inférieurs par le blé dans la nourriture, des vêtemens plus commodes, plus sains, plus variés, des habitations plus spacieuses et plus confortables, plus de services de toute nature à échanger contre celui du travail, plus d’air à respirer, plus de facilité à se mouvoir, — voilà le progrès ; mais ce progrès n’est pas incompatible avec la cherté croissante de la vie, car l’un ne va jamais sans l’autre.

En dépit de toutes nos discussions d’école ou de parti, il faut proclamer bien haut que les hommes sont solidaires et que le bien de l’un rejaillit sur tous. L’agriculture ne peut prospérer qu’à la condition d’un nombre croissant de consommateurs qui fassent monter le prix de ses produits ; mais elle ne peut satisfaire aux exigences de la consommation qu’en rémunérant mieux la main-d’œuvre et les capitaux qu’elle emploie. Par les produits qu’elle échange contre ses denrées, elle fait naître partout la fécondité en ouvrant de nouvelles sources de travail, en provoquant l’emploi utile de nouveaux capitaux. Elle achète plus de meubles, d’étoffes, de fer, etc., à l’industrie, parce qu’elle lui vend aussi plus de blé et de viande. Elle demande plus de services au commerce, parce qu’elle en a davantage à lui rendre. Le capital multiplie la puissance du travail et en élève la rémunération ; le travail, à son tour, fécondant le capital, en tire chaque jour un meilleur parti. Ainsi monte peu à peu, par le concours de tous ses membres, l’humanité tout entière. Admirable harmonie que ne sauraient rompre les plaintes de l’ignorance ou les clameurs de la mauvaise foi ! C’est l’humanité qui monte quand toutes les rémunérations s’élèvent, celle du cultivateur aussi bien que celles de l’industriel ou du banquier, quand les hommes les plus dénués trouvent dans l’abondance et la variété des produits, malgré la cherté des subsistances, plus de moyens d’échanger leur travail et leurs services, et plus de facilité pour la satisfaction légitime de leurs besoins. La richesse, fruit du travail, est morale, et, quand elle a pour effet d’élever le prix des subsistances par l’abondance même de la production, loin d’en méconnaître la salutaire influence, il faut la bénir au contraire, parce que la cherté de la vie, qui a cette origine, est l’indice le plus sûr et le compagnon le plus inséparable de tous les autres progrès.

II.

Le blé n’est pas, comme on le sait, notre seule céréale alimentaire. D’autres espèces, de qualité inférieure et de prix moins élevé, complètent notre approvisionnement. Parmi les denrées qui nous fournissent ce supplément de ressources, le seigle, soit seul, soit associé au blé, occupe la première place.

Associé au blé, le seigle constitue le méteil, dont la culture convient aux sols qui ne sont pas assez riches pour produire exclusivement du blé. C’est une récolte qui perd du terrain par l’effet même des progrès de l’agriculture, beaucoup de terres à méteil ayant monté dans la catégorie des terres à froment. Elle occupait près de 1 million d’hectares en 1820 ; elle se borne aujourd’hui à un peu plus de la moitié de cette surface. Cependant le rendement s’est accru, et la production, qui était de 10 à 11 millions d’hectolitres en 1820, ne descendait pas au-dessous de 7 à 8 millions d’hectolitres en 1870. C’est là une ressource alimentaire qui n’est pas à dédaigner. Le méteil est habituellement consommé sur place par les populations des pays qui s’adonnent à cette culture. Le centre et l’ouest, ainsi que la plupart de nos vallées à sol léger, font usage du pain de méteil, qui est excellent au goût et qui se dessèche moins vite que le pain de blé.

Le seigle a plus d’importance dans nos cultures et dans notre alimentation que le méteil. C’est la céréale des sols légers ou maigres, et l’aliment des populations qui les cultivent. En 1820, il y avait 2 millions 1/2 d’hectares annuellement consacrés à cette culture, et la production totale, après défalcation des semences, se montait à 20 millions d’hectolitres. Le seigle n’occupe plus aujourd’hui qu’un peu moins de 2 millions d’hectares ; mais, grâce à l’élévation du rendement, nous avons encore 20 millions d’hectolitres pour la consommation. Les départemens qui en consomment le plus sont l’Allier, la Creuse, le Puy-de-Dôme et les cinq départemens taillés dans l’ancienne province de Bretagne.

L’orge est une céréale alimentaire qui peut fournir à la consommation un contingent de 6 millions d’hectolitres. Le maïs et le sarrasin nous donnent aussi de précieuses ressources : l’un, de 4 à 5 millions d’hectolitres, presque entièrement consommés dans le midi, — l’autre, de 5 à 6 millions d’hectolitres, dont la population bretonne fait la base de son alimentation. L’avoine elle-même sert à faire le pain dans les hautes montagnes des Vosges et du Jura. Les légumes secs, les châtaignes, surtout les pommes de terre, complètent enfin notre approvisionnement.

Tel est l’ensemble de nos ressources. Nous avons bien peu de données précises pour juger de quelle manière elles se répartissaient, soit en 1820, soit en 1870 ; nous sommes réduits à de simples conjectures sur le nombre des consommateurs exclusifs de pain de blé à ces deux dates, et la ration moyenne de chacun de ces consommateurs ne saurait elle-même être établie avec une rigoureuse exactitude. Les calculs auxquels nous allons nous livrer pour apprécier les changemens opérés dans notre régime alimentaire ne sont donc que de simples approximations destinées à rendre compte de la marche générale de la consommation.

En 1820, la population, qui avait à se partager hô millions d’hectolitres de blé, était de 30 millions 1/2 d’habitans. Cela faisait par tête une part de 128 litres ou 96 kilogrammes de blé par an et une ration de 263 grammes de pain par jour. En 1870, la population n’était pas sensiblement au-dessus de 38 millions. Si l’on admet avec nous que la consommation fût alors portée à 95 millions d’hectolitres, on aura par tête une provision totale de 252 litres ou de 189 kilogrammes de blé, représentant une ration journalière de 517 grammes de pain. La consommation du blé par habitant a donc presque doublé dans l’espace d’un demi-siècle ; mais tous les consommateurs n’ont pas une part égale dans la masse de nos provisions. En 1820, les populations urbaines étaient presque les seules à consommer du pain de blé. Si l’on estime à 12 ou 13 millions le nombre de ces consommateurs et à 500 grammes de pain leur ration moyenne, on obtient 30 millions d’hectolitres à prélever sur la production du blé pour la seule consommation des citadins. La population agricole (18 millions) n’avait plus à se partager que 15 millions d’hectolitres, représentant une ration de 175 grammes par tête. Or c’est précisément la partie de la population qui absorbe le plus de pain, soit parce qu’elle dépense plus de forces, soit parce qu’elle a moins de viande à consommer. Pour assurer à nos 18 millions de cultivateurs et de paysans 3 hectolitres de blé par tête, soit une ration de 600 grammes de pain, il n’aurait pas fallu moins que l’énorme supplément de 40 millions d’hectolitres. C’est aux denrées de qualité secondaire ou inférieure qu’il fallait demander la valeur alimentaire de ce supplément. Le méteil, le seigle, l’orge, le maïs et le sarrasin disponibles entraient dans la consommation pour l’équivalent de 25 millions d’hectolitres de blé environ : le surplus du déficit n’était représenté que par de l’avoine, des châtaignes et surtout des pommes de terre.

On se fera aisément une idée de ce que pouvait être le régime alimentaire de nos campagnes quand nous aurons ajouté que ces alimens, d’origines si diverses et de valeur si inégale, étaient eux-mêmes répartis très inégalement sur les divers points de notre territoire. Les campagnes riches, où les cultivateurs aisés abondent, consommaient la plus grande partie du blé disponible. Celles qui venaient ensuite dans l’ordre de la richesse avaient le méteil et le seigle. Le fond de la nourriture était le seigle ou l’orge dans certains pays, — le maïs, le sarrasin, les châtaignes et même l’avoine dans certains autres. Un peu de blé pour la tête de la population, beaucoup de légumes et de pommes de terre pour la masse : voilà quelle était alors la ration des rudes producteurs de blé. On citerait des provinces entières qui ne consommaient pas de froment, sous quelque forme que ce fût, en dehors des villes. La viande faisait partout défaut, sauf celle de porc.

À une époque où le prix du blé ne dépassait pas 13 ou 14 francs l’hectolitre sur les marchés où il avait accès, Mathieu de Dombasle étonna quelque peu ses voisins et ses lecteurs en introduisant à Roville l’usage du pain de blé pour ses domestiques de ferme ; mais sitôt que la récolte fut moins abondante et le prix plus élevé, il cessa de s’approvisionner chez le boulanger du village et revint à la fabrication traditionnelle du pain avec du seigle, de l’orge et de la fécule de pomme de terre. Il raconte à ce propos qu’un très grand nombre de fermiers de la Lorraine, de l’Allemagne et de la Suisse ne prenaient même pas le soin d’extraire la fécule de pomme de terre pour la mêler à la farine de seigle et d’orge, et qu’ils se bornaient simplement à écraser le tubercule. Le pain qui en provenait était si désagréable au goût que l’usage n’en survivait pas à la cause qui l’avait fait naître, c’est-à-dire la cherté des subsistances. Avant l’introduction de la pomme de terre dans les cultures, le régime alimentaire des campagnes était bien autrement déplorable. Les paysans, réduits par la pauvreté à brouter l’herbe, mouraient comme des mouches, suivant l’expression du marquis d’Argenson. On sait aussi que le duc d’Orléans, voulant éclairer le souverain sur le sort de son peuple, porta au conseil un morceau de pain de fougère, et dit en le plaçant sous les yeux du roi : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent. » Ces faits et bien d’autres du même genre autorisent à penser que La Bruyère n’avait point forcé les couleurs en nous peignant sous des traits si lugubres le paysan français du xviie siècle.

Si les choses avaient déjà changé en 1820, le cours du progrès ne s’était pas arrêté jusqu’en 1870. Malgré l’agglomération de la population dans les villes, le régime alimentaire des campagnes s’est beaucoup amélioré durant cette période d’un demi-siècle. Si l’on estime à 20 millions d’habitans sur 38 millions la partie de la population qui, soit dans les villes, soit dans les campagnes, ne consommait que du pain de blé en 1870 et s’approvisionnait habituellement chez le boulanger, on trouve qu’il lui fallait une provision annuelle de 54 à 55 millions d’hectolitres. Il restait donc, ce prélèvement opéré, 40 millions d’hectolitres disponibles pour l’usage des 18 millions d’habitans qui fabriquent eux-mêmes leur pain et le font cuire à domicile. Le méteil, le seigle, le mais et le sarrasin n’intervenaient plus dans la consommation sous la forme tle pain que pour une valeur alimentaire de 15 millions d’hectolitres de blé environ. Le surplus disponible de ces céréales alimentait l’industrie pour la fabrication des alcools ou servait à l’engraissement du bétail. La pomme de terre était exclue de la fabrication du pain. D’autres améliorations du régime avaient eu lieu. La viande de boucherie avait pénétré peu à peu dans la consommation des campagnes riches. Jusque dans les communes rurales les plus écartées, l’industrie de la boucherie apparaissait sous des dehors qui, pour être primitifs, n’en révélaient pas moins des signes certains de prospérité.

L’enquête agricole de 1866 a mis hors de doute cette amélioration de régime. Toutes les dépositions qui en forment le volumineux dossier s’accordent à reconnaître que l’habitant des campagnes, même celui de la plus humble condition, est mieux nourri que dans le passé. Les populations qui vivaient autrefois de seigle pur consomment aujourd’hui du pain de blé ou de méteil ; celles dont la bouillie de maïs et la galette de sarrasin constituaient les alimens presque exclusifs ont pu y associer une plus forte proportion de pain de seigle, de méteil ou d’orge.

C’est l’accroissement général d’aisance qui a déterminé ces changemens dans la nature et dans la qualité des consommations. L’expérience et le cours naturel du progrès ont amené plus d’une modification heureuse dans les procédés de la culture. L’extension de notre marché par l’accroissement de la population, par le perfectionnement des voies de transport et l’abaissement des barrières commerciales, a entraîné à son tour des changemens de prix qui ont exercé sur le sort des populations rurales une influence aussi heureuse qu’imprévue. Les profits du cultivateur se sont accrus, les salaires de ses aides se sont élevés, les plus modestes industries des campagnes les plus reculées ont conquis un peu d’aisance. Toute la population qui se consacre aux travaux du sol a trouvé ainsi dans la révolution économique opérée dans l’espace d’un demi-siècle les élémens d’un plus grand bien-être : elle a pu dès lors améliorer son régime et y faire entrer en plus grande proportion le pain de blé. Or la consommation du pain blanc par l’habitant des campagnes est le signe le plus apparent et la marque la plus sûre de l’abondance générale et de la richesse publique.

Ce qui avait manqué jusqu’à ce jour aux populations rurales ou plutôt agricoles, c’est le débouché, c’est-à-dire les consommateurs ; 18 ou 19 millions de cultivateurs pour nourrir 11 ou 12 millions de citadins et d’industriels, c’était trop d’un côté, pas assez de l’autre : la demande des produits agricoles étant peu active, le prix en était nécessairement peu élevé. Le cultivateur vendait son blé et consommait lui-même du seigle et des pommes de terre, parce qu’il était trop pauvre pour s’offrir le luxe d’un meilleur régime. Le développement industriel et commercial qui s’est accéléré depuis lors a commencé de faire la prospérité de l’agriculture et la fortune des populations qui s’y rattachent. Les industriels, les commerçans, les hommes voués aux professions libérales, tous ceux en un mot qui achètent à l’agriculture les élémens de leur subsistance ne sont plus seulement de 11 à 12 millions comme en 1820, ils forment de 18 à 19 millions, et ces consommateurs agissent sur le prix des denrées agricoles tout à la fois par leur nombre et par l’intensité de leurs besoins. En devenant ainsi chaque jour plus active et plus exigeante, la consommation a fait monter tous les prix. Les cultivateurs, trompés par des effets dont ils ne connaissaient pas les causes, n’ont pas toujours apprécié avec justice la valeur de cette transformation, car elle a eu pour conséquence directe, tout en les enrichissant, d’élever aussi les salaires qu’ils paient à leurs aides. Pour répondre aux besoins croissans de la consommation, il fallait modifier des systèmes de culture consacrés par le temps, changer les assolemens, labourer plus profondément le sol, le fumer avec plus d’abondance. D’un autre côté, les progrès de l’industrie et le développement des travaux dans les villes tendaient à opérer un déplacement partiel de la population et à raréfier ainsi les bras dans les campagnes au moment même où un surcroit de main-d’œuvre semblait le plus nécessaire. De là cette coïncidence de la hausse des salaires et de la crise momentanée qui en a été la suite avec l’élévation croissante du prix de toutes les denrées agricoles. C’est l’effet ordinaire des transformations qui sont un peu brusques. Cette crise touche aujourd’hui à sa fin, et l’agriculture n’est pas loin d’avoir retrouvé son équilibre, soit par le développement de son outillage, qui supplée aux forces humaines, soit par l’extension donnée à la production animale, qui modère les besoins de travail.

La hausse des salaires n’avait d’ailleurs que des inconvéniens restreints, si l’on tient compte des avantages si considérables qu’assure à l’agriculture le développement de l’industrie et des travaux des villes. Stimulée par les besoins croissans de la consommation, la production agricole marchait encore plus vite que les frais. Ce qui le prouve avec évidence, c’est que toutes les rémunérations suivaient une marche parallèle à celle des salaires : la rente du propriétaire continuait à s’accroître ; le profit du cultivateur ne cessait de monter. Jamais les cultivateurs n’avaient fait autant d’épargnes et n’avaient eu autant d’aisance que depuis qu’ils se plaignaient d’avoir à payer des salaires si élevés. Rendons-leur cette justice, qu’ils semblent mieux comprendre aujourd’hui leurs intérêts. L’expérience leur a sans doute appris que la source véritable de leurs bénéfices, c’est le développement de la consommation, c’est-à-dire l’accroissement de la population vouée à d’autres occupations que celles de l’agriculture, et ils sont bien près d’accepter la hausse des salaires, qui en est la conséquence nécessaire, comme un mal sans gravité à côté d’un bien considérable.

Les lois économiques ne sont pas spéciales à un pays, ni à une époque ; elles sont de tous les peuples et de tous les temps. Elles s’imposent à la raison, parce que les faits n’en sont partout et toujours que la manifestation nécessaire. De même qu’il n’y a pas de production active sans débouchés, de même il ne saurait y avoir de débouchés étendus sans salaires élevés. Les peuples qui ont la moindre proportion de population agricole sont aussi ceux qui ont l’agriculture la plus riche, bien que le salaire y soit plus haut qu’ailleurs. Les pays où presque toute la population est vouée aux travaux du sol ont des salaires très faibles, mais une agriculture misérable. Pourquoi une agriculture productive quand il n’y a pas de bouches à nourrir ? Avec quoi payer des salaires quand les acheteurs de denrées agricoles font défaut ?

III.

Il semble généralement admis que le prix moyen du blé en France est à peu près stationnaire depuis des siècles, et qu’il oscille, si on le calcule par périodes de dix ans, autour de 20 francs l’hectolitre. Un homme qui a rendu de grands services à l’agriculture, M. de Gasparin, voulait même s’appuyer sur cette prétendue stabilité des prix pour faire du blé la mesure commune des valeurs. C’est là une opinion inexacte dont je dois démontrer le peu de fondement, parce que j’aurai à en déduire des conséquences importantes.

La France était encore, il y a un demi-siècle, une réunion de petits marchés, souvent indépendaus les uns des autres, qui obéissaient avec une grande mobilité aux fluctuations locales de l’offre et de la demande. Quand la récolte avait été mauvaise dans une région, le prix y montait rapidement et très haut sans que les régions voisines mieux pourvues pussent lui venir en aide, les transports étant trop difficiles et trop onéreux par le défaut ou l’insuffisance des voies de communication. Il y avait ainsi d’un point à l’autre de notre territoire des écarts de prix parfois énormes. En 1822, année d’abondance, le prix du blé était, durant les mois de mai et juin, à 9 et 10 francs en Lorraine, à 10 et 11 francs dans le Berry, à 14 francs dans le Nord et à Paris, à 17 francs en Normandie et à 22 francs en Provence.

Il y a une limite à la baisse dans les années d’abondance, car le cultivateur qui ne trouve pas à vendre son blé a la ressource de le garder en magasin jusqu’à la prochaine disette, ou même d’en tirer immédiatement un certain parti en le faisant consommer par son bétail. Au contraire, dans les années de déficit, il n’y a pas de limite à la hausse : la panique s’en mêle aussitôt que le marché se dégarnit, et les prix exécutent des bonds violens qui n’ont aucun rapport régulier avec le manque de subsistances. Le fait est bien connu, et il se produit si généralement sur les marchés à rayon peu étendu qu’il a servi de base à la théorie de Tooke sur les rapports du prix du blé avec les besoins de la consommation. Aussi est-ce dans les années de disette qu’on pouvait observer, en parcourant nos divers marchés, les variations de prix les plus étendues. En juin 1817, l’hectolitre de blé valait 80 francs en Alsace, 75 francs dans les Vosges, 65 francs dans la Lorraine, 50 francs dans la Normandie, 40 francs en Provence, 35 francs dans le Berry, et 30 francs en Bretagne et dans plusieurs autres départemens de l’ouest. Des marchés voisins, comme Metz et Nancy, présentaient même parfois des écarts considérables : pendant qu’à Metz le blé valait 65 francs l’hectolitre, il en valait 72 à Nancy.

Les variations dans le temps n’étaient pas moindres que les variations dans l’espace. L’Alsace, qui avait eu des prix de 80 francs en 1817, n’avait plus que des prix de 12 à 13 francs en 1822. En Lorraine, où l’hectolitre de blé avait monté à 65 francs en juin 1817, le prix était descendu à 20 francs en juin 1818, et moins de quatre ans après, en 1822, nous le trouvons au-dessous de 9 francs. Les soubresauts n’avaient pas souvent une pareille violence, mais ils se produisaient fréquemment : rien n’est plus commun que de voir dans les mercuriales de deux mois consécutifs des écarts de 3 à 4 francs qui seraient inexplicables, si l’on ne connaissait les fluctuations de prix de ces petits marchés.

Il est évident que des calculs de moyennes qui mettent en œuvre des élémens aussi disparates ne peuvent rendre compte exactement ni de l’état de notre marché intérieur à un moment donné, ni de la marche des prix dans le temps et dans l’espace. Les prix moyens mensuels, annuels et décennaux qui résultent du rapprochement de ces chiffres sont des expressions numériques qui ne peuvent servir de base à aucune comparaison vraiment sérieuse. Ces prix moyens, formés de chiffres extrêmes, sont toujours au-dessus des prix réels. Les écarts dans le sens de la hausse se produisent surtout lorsque le marché n’est plus alimenté par la production locale. Ce sont les grains du commerce et surtout ceux qui proviennent de l’extérieur qui bénéficient des hauts prix : ils n’entrent que pour une très faible part dans la consommation, et ils pèsent d’un grand poids dans le calcul de la moyenne.

Il ne serait pas difficile de démontrer que les variations de prix sont d’autant plus rapides et étendues que le marché est plus restreint et plus isolé, — que les formidables écarts qui se produisent dans le sens de la hausse pendant les périodes de disette impliquent aussi l’avilissement des prix dans les années d’abondance, — qu’enfin, dans un milieu sujet à ces brusques changemens, les prix réels sont nécessairement faibles, au grand détriment de l’agriculture et sans profit réel pour la consommation. En Lorraine, le blé descendait toujours au-dessous de 12 francs l’hectolitre dans les époques d’abondance, et il restait quelquefois plusieurs années consécutives à ce taux, comme en 1824, 1825 et 1826. Il en était à peu près de même dans les Vosges et dans l’Alsace, à 1 franc près ; mais, quand venait la disette, le prix était plus élevé en Lorraine, en Alsace et dans les Vosges que sur aucun autre point de notre territoire. Après 1817, l’année 1847 le prouve encore, les prix de 45 à 50 francs ne s’observent que dans ce coin de la France. Chose étonnante, la partie de ces provinces qui avait les plus faibles prix de l’abondance avait aussi les prix les plus élevés de la famine ; Metz, entre autres, passait alternativement par d’effroyables crises.

Tous les points de notre territoire n’étaient pas exposés aux mêmes calamités. Quelques-uns de nos marchés présentaient même, grâce à leur étendue, grâce à la facilité des communications qui les mettaient en rapport avec d’autres marchés plus ou moins lointains, une remarquable fixité des prix ; mieux approvisionnés dans la disette, moins encombrés dans la pléthore, on y voyait le prix monter beaucoup moins haut dans un cas, descendre beaucoup moins bas dans l’autre. Le marché de la Provence, qui communique avec les échelles du Levant par le port de Marseille, avait surtout ce caractère. En 1822, quand le blé valait de 8 à 12 francs l’hectolitre sur un grand nombre de nos marchés de l’intérieur, il valait de 21 à 22 francs à Toulon, Marseille, Nîmes et Avignon. En 1835, le prix descendit encore au-dessous de 10 francs dans la Meuse, tandis qu’il se maintint entre 19 et 20 francs en Provence. Dans les années de cherté de 1847, de 1855, de 1861 et de 1868, les prix de la Provence furent aussi les moins élevés de notre territoire. En 1847, les prix n’y montèrent qu’à 30 ou 32 francs, tandis qu’ils s’élevèrent presque partout au-dessus de 40 francs, pour atteindre jusqu’à 50 francs en Alsace. Les marchés du littoral de la Manche et de l’Océan, qui sont en communication facile avec les marchés extérieurs, présentaient le même caractère d’uniformité et de stabilité des prix. La Normandie et la Bretagne, si bien placées pour écouler leurs excédans de récoltes en Angleterre, avaient aussi les prix les moins variables. La Gascogne était dans le même cas, grâce au port de Bordeaux. Tous les autres marchés de l’intérieur subissaient les fluctuations de la production locale. Ceux qui, sillonnés de routes, s’alimentaient dans un rayon étendu, comme le marché de Paris, avaient moins à redouter ces excès. Ceux qui étaient isolés étaient aussi les plus dégarnis en temps de disette, et les plus encombrés quand l’abondance était venue.

Le progrès des communications d’abord, la suppression de l’échelle mobile ensuite, ont eu pour résultat de fondre tous ces marchés distincts en un seul marché général, que le développement du commerce maritime a rattaché étroitement aux principaux marchés des deux mondes. À mesure que les routes de terre, les canaux et les voies ferrées reliaient l’un à l’autre chacun de nos petits marchés, on voyait les prix se niveler peu à peu en devenant plus uniformes dans l’espace et plus stables dans le temps. Sur le marché où les prix étaient plus faibles, la hausse se produisait ; sur les marchés où les prix étaient élevés, la baisse était produite ou la hausse enrayée. Quand venait l’abondance sur un point, le marché n’était plus écrasé, parce que la denrée se portait facilement sur les marchés voisins ; le déficit qui entraînait la hausse provoquait l’appel de la denrée, assurait l’approvisionnement et abrégeait la crise. Rien n’est plus curieux que de suivre la marche des prix extrêmes de disette et d’abondance sur chacun de ces marchés. En Lorraine par exemple, les prix extrêmes des années d’abondance n’ont cessé de s’élever : ceux des années de disette n’ont cessé de décroître. En 1865, année de pléthore, le prix de l’hectolitre de blé n’y est pas descendu au-dessous de 45 à 46 francs. En 1861, année de disette, le prix le plus élevé n’y a pas dépassé 28 francs.

L’expérience des dernières années démontre qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’un écart maximum de 3 à 4 francs par hectolitre entre les divers points de notre territoire. Dans les années d’abondance, la Provence, la Bretagne, la Normandie, Paris et le nord ont encore les plus hauts prix ; mais ce n’est plus la Lorraine qui a les plus faibles, ce sont les départemens du centre (Vienne, Haute-Vienne, Nièvre, Allier, Indre, Cher), moins bien dotés de voies de communication, plus isolés par conséquent que ne l’est aujourd’hui la Lorraine. Les prix de Marseille n’ont pas subi de modification sensible. À Paris, les maximum de disette sont descendus de 50 fr. 44 cent. en 1817, de 42 francs en 1847, à 39 fr. 62 cent. en 1855, à 33 fr. en 1861 et à 32 fr. en 1868. Les minimum des années d’abondance y ont monté de 13 fr. 37 cent. en 1822 à 16 fr. 34 cent. en 1865. En même temps que s’atténuaient les variations de prix dans l’espace par la fusion de nos petits marchés en un seul, les variations dans le temps s’affaiblissaient aussi par la fusion de notre marché général avec celui des principaux marchés du monde et surtout de l’Occident.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur les avantages qui résultent, pour la consommation, de l’uniformité et de la stabilité des prix. Avec des prix incertains et sujets à de grandes oscillations, la prévoyance humaine est constamment en défaut. Le chef de famille qui n’a que des ressources limitées, l’ouvrier qui vit de son travail de chaque jour, sont exposés à être débordés quand la cherté du pain est venue. Il faut un grand fonds de sagesse pour se résoudre à épargner dans la saison d’abondance, afin de parer aux effets de la disette. L’expérience démontre que tous les hommes n’en sont point capables. Dans tous les cas, les brusques variations de prix, en dérangeant tous les calculs d’économie, ont pour effet de rendre l’exercice de cette vertu plus difficile. L’agriculture n’a pas moins à souffrir de ces variations. Même avec beaucoup de blé à vendre, le cultivateur fait peu d’argent quand les prix sont très faibles. Il en fait encore moins quand les prix sont très élevés, parce qu’il a alors peu de blé disponible. Il n’attend pas d’ailleurs que la crise soit arrivée à l’état aigu pour porter sa récolte au marché. C’est ainsi qu’avilissement et cherté sont des maux qui frappent l’humanité sans aucun profit pour l’agriculture. Les crises de subsistances sont aussi de véritables crises agricoles, dont l’intensité se mesure par l’amplitude et la rapidité des oscillations de prix.

Pour montrer combien les variations de la production et des prix exercent une influence fâcheuse sur la prospérité de la population agricole, il suffira de comparer la condition du simple cultivateur dans le nord et dans le midi de la France ou de l’Europe. Dans le nord, toute l’agriculture pivote autour du bétail. Les produits animalisés entrant là en plus forte proportion dans l’alimentation de l’homme, le lait, le beurre, le fromage, la viande et les graisses y ont un cours plus élevé, un débit plus facile. Or c’est le propre des systèmes de culture qui font à la production animale une large place d’offrir la plus grande régularité dans la production et dans les prix. Un peu plus ou un peu moins d’humidité influe certainement sur l’abondance et la qualité des fourrages ; mais il n’y a jamais là que des variations de production sans importance et des oscillations de prix sans grands écarts. Les cultures de céréales qui sont l’accompagnement ordinaire du bétail sont elles-mêmes moins sujettes aux intempéries des saisons, parce que le sol y est plus riche et mieux engraissé. Dans un pareil milieu, la classe des cultivateurs a singulièrement grandi et prospéré. Grâce à la fixité de la production, ils ont amassé des capitaux à l’aide desquels ils ont élevé leur système de culture et se sont eux-mêmes élevés : même quand ils n’ont pas encore acquis tout le sol qu’ils cultivent, leur situation de cultivateurs ne laisse pas que d’être enviable sous bien des rapports. Ils sont souvent les égaux de leurs propriétaires, et pour peu qu’aux vertus habituelles du cultivateur, l’activité, l’ordre et la frugalité, ils joignent une certaine étendue d’esprit et de l’habileté en affaires, ils ne tardent pas d’acquérir une influence considérable. Il y a en Angleterre, en Hollande et dans le nord de la France de simples fermiers qui, par l’influence qu’ils exercent et par la considération qui les entoure, sont de véritables personnages.

Rien de pareil ne s’observe dans le midi. Là, c’est exclusivement le propriétaire qui est riche, influent, instruit, habile ; le cultivateur n’est pas encore arrivé à l’indépendance. Le propriétaire dirige habituellement l’exploitation de son domaine, et il est astreint à la résidence ; mais toutes les fois que la culture est dans d’autres mains que la propriété, ce n’est plus le fermage qui s’observe, c’est le colonage partiaire ; au lieu d’un chef d’industrie à la fois instruit et riche, on ne trouve qu’un métayer, que son défaut de fortune et d’instruction relègue à une énorme distance du propriétaire. Au pied des Pyrénées ou sur les bords de la Méditerranée, en Espagne, en Toscane et en Lombardie, c’est là un fait général.

Ce n’est pas à des différences dans la fertilité du sol ou dans la richesse des cultures qu’il faut attribuer une pareille différence de situation. Le sol est parfois d’une fertilité prodigieuse dans le midi, et certaines cultures, telles que la vigne, y sont pour le moins aussi productives que les plus riches cultures dans le nord. On se tromperait encore, comme l’a fait Sismondi, si l’on invoquait la tradition romaine, restée plus vivace dans le midi que dans le nord de la France. Les traditions historiques ne jouent qu’un bien petit rôle dans le développement des sociétés ; les hommes obéissent toujours à la loi de leurs intérêts. C’est le caractère aléatoire de la production agricole dans le midi qui nous donne la véritable explication du fait. La vigne, le mûrier, l’olivier, sont des cultures très riches quand on prend la moyenne des produits annuels ; mais ces moyennes résultent de chiffres extrêmes qui présentent les plus grands écarts. Produits et prix, tout varie dans des proportions énormes. La gelée et la maladie peuvent emporter les plantations, et la production s’arrête alors pendant des années entières. Pendant quinze ans la maladie du ver à soie a presque anéanti le revenu du mûrier. On cite des années où tous les oliviers de la Provence ont gelé. La vigne gèle aussi quelquefois ; elle a même des ennemis bien autrement redoutables que la gelée dans l’oïdium et le phylloxéra. Avec de pareils risques, il ne faut point songer à devenir fermier, c’est-à-dire entrepreneur de culture. Pour garantir au propriétaire le paiement régulier de la rente pendant toute la durée d’un bail, il faudrait plus de capitaux que pour acheter le sol. Quand un cultivateur, surmontant les difficultés inhérentes à ce milieu, a réuni quelques épargnes, il achète un peu de terre et ne songe point à les risquer dans une entreprise de culture ; s’il court les chances de mauvaises récoltes, il recueillera du moins le bénéfice des bonnes. Voilà la raison de la distance énorme qui s’observe entre le propriétaire et le cultivateur dans le midi. Les Romains n’y sont pour rien, car ils n’ont fait que subir, comme nous, l’action du milieu. Ce qui le prouve avec évidence, c’est que même dans le midi, où le colonage partiaire est la règle générale, le fermage s’y rencontre néanmoins, toutes les fois qu’une production animale un peu étendue donne de la sécurité au cultivateur et au propriétaire. C’est ainsi qu’on trouve de riches fermiers en Languedoc et dans les plaines arrosées de la Provence ou de la Basse-Lombardie.

IV.

C’est le commerce qui, en achetant le blé dans les lieux où il abonde pour le transporter et le revendre dans les lieux où il fait défaut, abrège la durée des crises de subsistances, en atténue les effets, contient les prix et proportionne partout avec une précision rigoureuse les approvisionnemens aux besoins de la consommation. Acheter au meilleur marché et revendre le plus cher possible, c’est tout le secret du commerce. Or il se trouve que c’est là une mission sociale de grande importance et qu’on pourrait qualifier justement d’ordre providentiel, puisque les opérations du commerce, dont l’intérêt personnel des commerçans est le puissant mobile, tournent en dernière analyse au bien général, et ne servent pas moins les intérêts de la consommation que ceux de l’agriculture.

En achetant dans le pays où la denrée abonde, le commerçant y fait monter les prix. En revendant ensuite sur un marché où la denrée est rare, et où les prix sont nécessairement élevés, il fait la baisse. Chacune de ces deux opérations est utile : l’achat en désencombrant un marché trop plein et en relevant des prix trop faibles, — la revente, en approvisionnant un marché trop dégarni et en abaissant des prix trop forts. Les prix extrêmes de l’abondance et de la disette se sont ainsi rapprochés, et la provision disponible de subsistances s’est mieux répartie. Entre deux marchés voisins qui sont en communication facile, l’équilibre d’approvisionnement et de prix s’établira de plus en plus, parce que la moindre différence d’approvisionnement déterminera une différence de prix, et que la moindre différence de prix aura pour conséquence nécessaire de corriger l’inégalité d’approvisionnement, le commerce allant toujours acheter dans les pays les mieux pourvus, parce que les prix y sont plus faibles, pour revendre dans les pays moins bien approvisionnés, parce que les prix y sont plus élevés. Quand des obstacles naturels s’interposent entre deux marchés, quand les transports de l’un à l’autre y sont difficiles et onéreux, il y aura nécessairement une différence dans l’approvisionnement et dans les prix des deux marchés respectifs, car la condition nécessaire pour que le commerce agisse, c’est que l’écart soit assez grand pour offrir la perspective d’un profit ; mais cette différence se réduira aux dernières limites par l’action de la concurrence, si le commerce n’est pas entravé dans ses opérations.

Pour produire tous ses effets ou plutôt tous ses bienfaits, il n’est pas nécessaire que le commerce ait pris livraison du blé acheté, et qu’il l’ait transporté et revendu sur le lieu de consommation : il suffit qu’achat et vente aient été effectués ou soient même simplement possibles avant toute opération de livraison et de transport. Quand un commerçant spécule sur les grains ou sur les farines à terme, il produit identiquement les mêmes effets que s’il opérait au comptant ou sur livraison : en prenant livraison des grains, il équilibre les approvisionnemens et les prix dans l’espace ; en opérant à terme, il corrige les inégalités d’approvisionnement et de prix dans le temps. Sous ce rapport, le spéculateur remplit un rôle analogue, on peut le dire, à celui que joue le volant en mécanique : il régularise les approvisionnemens et les prix sur un marché en empêchant l’encombrement dans une saison et le vide dans une autre. Les marchands qui emmagasinent le blé dans les périodes d’abondance et de bas prix pour l’offrir à la consommation dans les époques de disette et de cherté sont dans le même cas et produisent le même effet : ils reportent le trop-plein d’une époque à une autre, pour en combler le déficit. Les marchands de blé, les spéculateurs sur le blé, ceux qu’on appelait autrefois accapareurs, sont des hommes utiles, peut-être faudrait-il dire les plus utiles des commerçans. C’est à leur intervention que nous devons d’être aujourd’hui débarrassés de toute inquiétude légitime sur nos approvisionnemens, et même de toute appréhension raisonnable sur l’intensité et la durée des crises de subsistances.

Le commerce ne se borne pas à opérer sur notre marché intérieur, il agit aussi sur tous les marchés de l’extérieur, achetant ici, vendant là, suivant les approvisionnemens et les prix. J’ai déjà signalé le double courant qui s’est établi du dehors à l’intérieur par Marseille, et du dedans à l’extérieur par les ports de la Manche et de l’Océan. Sur nos frontières de terre, des courans analogues se manifestent tantôt à l’entrée, tantôt à la sortie, avec une intensité subordonnée aux conditions de notre marché intérieur. Quand nos prix sont faibles par l’effet de l’abondance, c’est l’exportation qui prédomine. Quand nos prix s’élèvent par l’effet de la disette, c’est l’entrée qui l’emporte jusqu’à ce que les approvisionnemens se soient équilibrés sur tous les points du marché occidental. Il en doit être naturellement ainsi, puisque par le fait même des opérations commerciales la denrée disponible tend toujours vers les lieux où les prix sont le plus élevés jusqu’à rétablissement du niveau.

Ce qui fait que l’importation et l’exportation se produisent toujours simultanément en France, c’est notre position intermédiaire entre les divers marchés qui exportent habituellement des céréales et ceux qui en importent. L’Angleterre a un déficit régulier qu’on n’estime pas, année moyenne, au-dessous de 25 millions d’hectolitres. La Belgique et la Suisse, pays importateurs, touchent directement à notre territoire. Les pays exportateurs de céréales sont ou les contrées échelonnées le long de la Méditerranée et de la Mer-Noire, et dont les produits passent devant Marseille avant d’arriver aux marchés d’importation, ou les États-Unis d’Amérique dont les cargaisons peuvent arriver à Bordeaux, à Nantes et même au Havre aussi facilement qu’à Liverpool. Il en résulte que notre territoire est admirablement placé pour servir d’entrepôt aux grains qui alimentent le commerce extérieur de tous les peuples. Cette situation d’entrepôt général serait la meilleure pour assurer notre approvisionnement régulier et pour niveler nos prix en les rendant de plus en plus uniformes dans l’espace, de plus en plus stables dans le temps. Pour que le blé continue d’entrer à Marseille, il est nécessaire que les prix y restent, ce qu’ils ont toujours été, les plus élevés de France. S’il n’en était ainsi, le blé de la Hongrie ou des provinces danubiennes passerait devant le port de Marseille au lieu de s’y arrêter, et poursuivrait sa route jusqu’au marché anglais. La baisse excessive n’est donc pas à craindre à Marseille par le fait d’importations exagérées : les prix faibles repoussent l’importation. D’un autre côté, les prix du littoral de la Manche et de l’Océan s’équilibrent avec ceux de l’Angleterre, et se rapprochent ainsi constamment des cours de Marseille sans pouvoir en aucun temps les dépasser de beaucoup, car l’exportation sur nos côtes cesse aussitôt que les prix sont élevés. La hausse exagérée par le fait de l’exportation n’est donc pas non plus à redouter du côté de l’ouest. Bordeaux, Nantes, Marseille et Le Havre verraient ainsi se niveler leurs prix, et de proche en proche, si rien ne venait contrarier les opérations du commerce, si l’entrée restait aussi facile et aussi libre que la sortie sur tous ces points, nos marchés intérieurs du centre, qui souffrent encore des variations de prix qu’entraînent les alternatives de l’abondance et de la disette, verraient leur position devenir meilleure en se fondant de plus en plus dans le marché national ou plutôt dans le grand marché du monde. Notre approvisionnement serait ainsi assuré malgré toutes les disettes, et nous éviterions du même coup la pléthore qui ruine l’agriculture sans profit pour la consommation, et la cherté qui pèse si durement sur la consommation sans enrichir l’agriculture. Le moindre progrès qui s’opère dans ce sens est une garantie nouvelle contre le retour des crises.

Pour que le commerce ait pu produire ces merveilles, niveler ainsi nos prix, assurer avec régularité notre approvisionnement dans les années de disette et supprimer peu à peu jusqu’aux crises de pléthore, il a fallu que les obstacles naturels de la distance et de la différence d’altitude fussent graduellement affaiblis par des voies perfectionnées de communication. En venant compléter notre réseau de rivières navigables, de canaux et de routes de terre, les chemins de fer nous ont rendu d’immenses services. Il a fallu aussi débarrasser le commerce d’entraves en remplaçant l’ancien système de l’échelle mobile par un régime plus libéral.

Tout a été dit depuis longtemps sur l’échelle mobile, notamment par MM. Léonce de Lavergne et Michel Chevalier, dont le talent et l’autorité ont préparé ici la suppression de ce système[2]. C’est un sujet que je ne veux pas reprendre en détail ; je me bornerai à un seul point qui donnera l’explication de quelques faits contemporains. Quand ce système a été établi, il n’avait pas, à beaucoup près, les inconvéniens qui se sont révélés plus tard. C’était une conception fausse, mais assez inoffensive pour le temps où elle a pris naissance. Notre commerce extérieur de céréales n’avait alors qu’une importance minime, et il y avait entre Marseille, où l’importation avait lieu, et les ports du littoral de la Manche, où se faisait l’exportation, une différence de prix assez considérable pour que le mécanisme compliqué de la loi n’empêchât pas absolument, tout en ayant l’air de fonctionner d’une façon utile, de faire entrer un peu de blé d’un côté, d’en faire sortir un peu de l’autre. On avait longtemps combiné, on avait remanié à plus d’une reprise l’échelle des tarifs, le nombre et la circonscription des zones, le choix des marchés régulateurs, et l’on s’était complu dans l’idée que la prospérité de l’agriculture était désormais liée au sort de cette œuvre ingénieuse, qui devait être son palladium. En réalité, si elle ne faisait aucun bien à l’agriculture, elle ne lui faisait pas non plus grand mal. Notre territoire était trop fractionné en petits marchés, isolés et indépendans, pour qu’une faible importation ou exportation sur l’un de ces marchés pût avoir le moindre effet sur les prix des autres. Quand notre commerce extérieur dut s’étendre pour combler les déficits croissans de nos récoltes, on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était mal préparé pour ce rôle, qu’il était gêné dans ses allures par les minutieuses combinaisons de l’échelle mobile. N’ayant jamais qu’une idée assez imparfaite de nos besoins et ne pouvant d’ailleurs établir aucun calcul un peu précis sur les bases fragiles du tarif, il n’opérait que tardivement et mal. Certains de nos marchés étaient déjà épuisés quand le blé étranger commençait à y apparaître. Tout cela, joint aux difficultés, aux lenteurs et aux frais des transports à l’intérieur, n’apportait qu’un remède insignifiant à un mal très grave, et laissait la moindre disette se changer en famine dans les lieux les plus mal pourvus. À la suite de la désastreuse récolte de 1816, la famine avait véritablement régné près d’une année entière : jusqu’en juin 1817, les prix n’avaient cessé de monter.

Quand le déficit de la récolte de 1816 fut connu, le gouvernement suspendit l’échelle mobile afin de faciliter l’action du commerce et d’assurer notre approvisionnement ; mais cette suspension fut trop tardive et trop limitée dans sa durée : l’approvisionnement se fit encore dans de mauvaises conditions. Cependant la période aiguë de la crise, au lieu de se prolonger jusqu’au mois de juin, comme en 1817, s’arrêta en avril et mai de l’année 1847. Les arrivages étrangers commencèrent à faire baisser les prix à partir de cette date. En septembre 1853, à la suite d’une mauvaise récolte, qui fut suivie de plusieurs autres, l’échelle mobile fut suspendue de nouveau sans interruption jusqu’en 1859. Le commerce eut alors à faire face à des besoins nombreux : il étendit ses opérations, assura sa marche et obtint de bien meilleurs résultats. À la suite de la récolte qui avait provoqué la suspension de l’échelle mobile, une crise des subsistances s’était déclarée, mais elle était enrayée dès le mois de janvier 1854, sans que le prix moyen mensuel, qui avait été de 45 francs en 1817 et de 38 francs en 1847, dans la période aiguë de ces deux crises, atteignît tout à fait 32 francs. La récolte de 1854 fit baisser les prix jusqu’à 56 francs dès le mois de septembre, et ils se maintinrent à ce niveau jusqu’à la récolte de 1855, qui laissa un nouveau déficit et détermina une nouvelle crise. Cette crise n’augmenta d’intensité que jusqu’au mois de novembre, où le prix moyen fut de 33 francs l’hectolitre. Les arrivages du commerce firent la baisse à partir de la fin de décembre. Le rétablissement de l’échelle mobile ne fut que momentané. La loi du 15 juin 1861 la supprima définitivement. L’année même de cette suppression, la récolte fut très mauvaise : une importation de 18 millions d’hectolitres dut combler le déficit ; mais le commerce était désormais à la hauteur de sa tâche : il avait grandi, et la loi venait de lui rendre la complète liberté de ses allures. À peine constatée, la nouvelle crise fut conjurée : le prix moyen mensuel le plus élevé se rapporte au mois de septembre et ne dépasse pas 27 francs ; les prix moyens des mois suivans s’abaissent successivement jusqu’à 23 francs. C’est bien évidemment le commerce qui, par la précision et la rapidité de ses opérations, avait étouffé la crise en 1861, car, sur les 18 millions d’hectolitres nécessaires pour assurer notre approvisionnement, 14 millions étaient entrés avant le ler janvier 1862. Aux époques antérieures de disette, les importations, quoique beaucoup moindres, avaient été beaucoup plus tardives ; parfois même elles s’étaient prolongées bien au-delà des crises, encombrant ainsi le marché quand il n’était plus nécessaire, après l’avoir laissé dégarni en temps de disette. Dans les années d’abondance, les services rendus par le commerce étaient moins apparens, mais non moins réels. L’exportation empêchait alors les prix de s’avilir. Après la récolte de 1821, le prix moyen mensuel le plus faible est de 14 fr. 69 cent., et c’est en mars 1822 qu’on l’observe. À la suite de la récolte de 1858, le prix moyen le plus faible ne descend pas au-dessous de 15 fr. 60 cent. ; c’est le prix moyen de janvier 1859. Enfin en 1865 la période la plus aiguë de la crise de pléthore qui a gardé le nom de crise agricole est le mois d’octobre, et le prix moyen de ce mois est de 16 fr. 26 cent.

Devant de pareils résultats, il ne semblait plus possible de maintenir un régime qui, loin de favoriser les opérations du commerce, n’était pour lui qu’un obstacle et pouvait même devenir un danger. L’expérience avait prononcé en démontrant que la meilleure manière d’assurer en temps utile notre approvisionnement dans les années de disette et de combattre l’avilissement des prix dans les années d’abondance était de laisser au commerce l’entière liberté d’acheter et de vendre, d’importer et d’exporter. Avec plus de réflexion, on aurait vu qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre dans une organisation artificielle la recherche d’un prix stable, que c’est là toujours et partout le but du commerce, et qu’il l’atteint sûrement, puisqu’il ne saurait jamais avoir d’autres effets.

Dans la vie des peuples, il vient un moment où l’extension des relations commerciales est une nécessité qui s’impose ; ils abaissent alors peu à peu tous les obstacles opposés par la nature ou par la politique aux libres communications des hommes. Quand les chemins de fer sont jugés utiles et même nécessaires, les restrictions commerciales doivent s’effacer, parce que les inconvéniens en deviennent chaque jour plus intolérables. Comme l’oiseau qui sort de l’œuf en brisant sa coquille, les sociétés brisent aussi les entraves qui s’opposent à leur développement.

L’union de notre marché national avec le marché général de l’Occident a produit des effets encore bien plus salutaires dans la douloureuse période que nous avons traversée depuis 1870. Jamais l’intervention du commerce n’avait été plus nécessaire, jamais ses bienfaits n’ont été plus apparens. De nos quatre dernières récoltes, l’une (1870) a été médiocre, la seconde très mauvaise, la troisième exceptionnellement abondante, et enfin la dernière nous laissera certainement, selon toutes les prévisions, un déficit considérable. Ces soubresauts dans la production de notre principale denrée alimentaire ont coïncidé avec des désastres dont l’histoire d’aucun autre peuple n’offre l’exemple : guerre déplorable avec la Prusse, occupation de notre territoire par l’ennemi, guerre civile, incendies de la commune, rançon de 5 milliards, difficultés politiques inextricables. Il faut bien reconnaître que l’épreuve aura été décisive, et que, si le commerce n’a pas failli à sa tâche d’assurer notre approvisionnement au milieu de ces calamités, c’est que nous sommes désormais à l’abri de toute crise aiguë en matière de subsistances. Il suffit de rappeler de quelle manière les faits se sont passés.

Quand la funeste déclaration de guerre à la Prusse vint nous surprendre en juillet 1870, le prix du blé était à 23 francs l’hectolitre. La médiocrité de la récolte sur pied pesait évidemment sur les cours, puisque le prix n’avait été que de 20 francs au mois de mai précédent. On prévoyait un déficit, et le commerce, en faisant ses achats d’avance, faisait monter le prix, ce qui accélérait l’importation à Marseille et modérait l’exportation sur le littoral. Malgré le désarroi général, le commerce pourvut à tout, non-seulement au déficit de la récolte, mais encore aux gaspillages de la défense nationale et aux réquisitions de l’ennemi. Les prix suivirent une marche régulière, sans saccades, et n’atteignirent 28 francs qu’en mai 1871, en pleine insurrection de la commune, et alors qu’il était déjà évident que la récolte sur pied, détruite en partie par les gelées sans neige de l’hiver précédent, serait fort mauvaise. Les prévisions sur ce point furent justifiées, et la récolte de 1871 nous laissa un déficit énorme. Fort heureusement les marchés d’exportation qui alimentent l’Occident étaient pourvus, notamment la Hongrie et l’Amérique, et l’Angleterre, ce grand importateur dont les prix règlent les nôtres, n’avait qu’à faire face à son déficit normal. La denrée n’était donc pas absolument rare sur le marché général, et les prix n’avaient rien d’excessif. On vit alors, sous l’influence des opérations du commerce, se renouveler le phénomène si curieux de l’abaissement régulier du prix en temps de disette, qui s’était déjà accusé avec tant de précision en 1861. Le déficit de 1871, qui nous eût donné des prix de famine quinze ou vingt années auparavant, fut comblé, et les prix, au lieu de monter, descendirent. De mai à août 1871, le prix avait passé de 28 à 25 francs. En septembre, il y eut une légère reprise, et le prix de 26 francs l’hectolitre fut atteint de nouveau. À partir du mois de novembre, une baisse régulière se déclare ; nous trouvons le prix moyen de 25 francs en janvier 1872, celui de 24 francs en juin, de 23 francs en juillet. En août, et sous l’influence d’une récolte exceptionnellement riche, le prix moyen du blé tombe à 20 francs l’hectolitre.

La récolte de 1872 est en effet la plus abondante que nous ayons jamais eue en France malgré le démembrement de notre territoire. On ne l’estime pas à moins de 120 millions d’hectolitres, ce qui, après prélèvement de 14 millions d’hectolitres pour les semences, laissait 106 millions d’hectolitres disponibles pour notre consommation intérieure et notre commerce d’exportation. Le marché général était alors peu encombré, et l’Angleterre avait besoin d’un supplément à ses importations habituelles : les prix du marché général étaient donc élevés. Pour en bénéficier, le commerce, au lieu d’importer des grains, en exporta ; mais ces exportations ne pouvaient que relever les cours sur notre marché intérieur, et l’élévation de nos prix devait, à son tour, modérer l’exportation. Au total, il n’est guère sorti que de 6 à 7 millions d’hectolitres de la récolte exceptionnelle de 1872. On avait vu le blé baisser dans la disette ; on allait le voir monter peu à peu dans l’abondance. De 20 francs l’hectolitre en août 1872, le blé était arrivé successivement et régulièrement à 27 francs en août 1873. Le prix de 22 francs avait été atteint en février, celui de 24 francs en juin.

Bien des esprits ont été déroutés par cette baisse de prix coïncidant avec un déficit énorme, qui a été suivie d’une hausse régulière au sein de l’abondance. On en a vainement cherché l’explication dans de fausses estimations des deux récoltes ; c’est dans l’effet d’opérations commerciales étendues qu’il faut la chercher uniquement. Dès que le déficit est soupçonné, le commerce se met en quête d’approvisionner le marché, et ses arrivages ramènent les prix au niveau du marché général. Quand l’abondance est venue, le commerce agit inversement, et ses exportations relèvent les prix jusqu’à équilibre avec ceux de l’extérieur. Baisse en déficit, hausse en abondance, s’opèrent régulièrement, sans secousse brusque et sans perturbation excessive dans les habitudes de la consommation ou dans les intérêts de l’agriculture. Ainsi se limitent de plus en plus, en se rapprochant du prix général du marché, qui, toujours élevé, va s’élevant encore d’une façon insensible, les hausses et les baisses de notre marché intérieur. Ces prix moyens réguliers et élevés que l’on cherchait vainement à obtenir par une législation minutieuse et routinière, c’est le perfectionnement des voies de communication et l’extension des opérations de commerce qui nous en ont enfin dotés : les voies de communication en unifiant notre marché intérieur, et les opérations de commerce en le reliant de plus en plus au marché général des subsistances. C’est ainsi que nous aurons conjuré deux des plus grands maux qui puissent nous atteindre : des prix avilis dans l’abondance, la cherté excessive dans le déficit.

Tous les faits qui sont survenus depuis quelques mois ne font qu’ajouter encore à cette démonstration. Ce qui avait empêché l’exportation de prendre une allure plus rapide à la suite de la récolte de 1872 en faisant monter le prix, seul moyen de modérer l’exportation, c’est la mauvaise apparence de la récolte suivante. Les pluies de l’hiver et du printemps avaient noyé le sol ; le blé était atteint par la rouille dès le mois d’avril dernier. On prévoyait que la récolte serait sûrement mauvaise. Cette prévision s’est réalisée, malgré toutes les assertions contraires ; mais il n’y a pas lieu d’en concevoir la moindre inquiétude. Les besoins de la consommation sont prévus, le commerce a pris ses mesures à temps. En se relevant successivement avant la récolte, les prix avaient modéré l’exportation et ranimé le courant de l’importation. En septembre, une hausse de 1 franc environ par hectolitre a eu lieu sur le prix moyen du mois précédent. Le blé a légèrement dépassé 28 francs l’hectolitre ; il est redescendu à 27 francs à la fin d’octobre pour se rapprocher de nouveau de 28 fr. au commencement de décembre ; mais tout porte à croire que la baisse est proche et qu’elle fera des progrès rapides, lorsque les apparences de la récolte prochaine, dans les divers pays d’importation et d’exportation, auront permis d’établir avec certitude les conditions de l’approvisionnement général.

On pourra trouver ces prévisions trop optimistes : elles sont cependant justifiées par les faits constatés antérieurement. Depuis la suppression de l’échelle mobile, on peut observer que nos prix les plus élevés des années de déficit ont lieu au mois de septembre. Il en a été ainsi en 1861 et en 1871. La baisse actuelle est un indice qu’il en sera de même à la suite de la récolle de 1873. L’approvisionnement est sinon fait, du moins assuré. L’état de nos ensemencemens au printemps prochain pourra seul, nous le croyons, arrêter la baisse des prix. Si la récolte future présentait alors de mauvaises apparences, les prix, au lieu de continuer à descendre, se relèveraient, et le terrain gagné pourrait être perdu de nouveau : mais cette hausse ne cesserait pas un instant d’être régulière, et nous ne pensons pas, dans tous les cas possibles, qu’elle pût jamais nous ramener des prix au-dessus de 30 francs l’hectolitre, comme nous l’avons vu si fréquemment dans le passé et jusqu’en 1868. À ce taux d’énormes quantités de céréales peuvent être versées sur le continent. Les États-Unis ont des réserves immenses. La grande difficulté, c’est le transport de l’intérieur à New-York. Quand le prix du blé est au-dessous de 25 francs sur les places de l’Occident, l’exportation de l’Amérique ne cesse pas entièrement, mais elle ne se fait qu’en proportion restreinte. À chaque franc de hausse au-dessus de ce chiffre correspond une nouvelle couche de blé, qui, pouvant supporter les frais de transport à grande distance, vient combler les vides du marché occidental. À 30 francs, le monde entier, pour ainsi dire, nous enverrait ses réserves et comblerait tous nos déficits, si grands qu’ils fussent[3].

Il ne faut pas perdre de vue qu’avec un commerce de farine et de blé tel que celui qui se fait en France, les réserves du commerce et de l’agriculture sont considérables. La meilleure preuve qu’on puisse invoquer à cet égard, c’est la faiblesse de nos exportations à la suite de la récolte si abondante de 1872. En admettant que, par la réduction de notre population à 36 millions d’habitans, notre consommation intérieure a été ramenée à 90 millions d’hectolitres, la récolte précédente nous aurait laissé un excédant de 10 millions d’hectolitres, c’est-à-dire de quoi nous alimenter pendant près de six semaines. Fallût-il en importer deux fois autant pour nous tirer d’embarras, le commerce serait assurément en mesure de le faire.

Enfin il faut tenir compte d’une certaine élasticité qui s’observe dans la consommation du blé. Toutes les classes de la population font des économies forcées de pain quand le prix s’en élève, mais surtout cette admirable population rurale, qui a toutes les vertus et souvent, hélas ! toutes les misères de ce monde, qui est à la fois si laborieuse et si frugale. Pour prospérer et se mettre en état de pourvoir aux besoins croissans de la consommation, il faut que l’agriculture fasse des épargnes et qu’elle produise plus qu’elle ne consomme. Quand le blé enchérit, le cultivateur, sa famille et ses aides en consomment moins pour en porter davantage au marché. Le seigle et l’orge entrent alors en plus grande proportion dans l’alimentation de la population agricole : l’habitant du midi, qui consacrait beaucoup de maïs à l’engraissement de son bétail, le réserve plus exclusivement à sa nourriture ; le Breton vit plus spécialement de galettes de sarrasin, et le Limousin de châtaignes. La pomme de terre, ce pain du pauvre, joue aussi, en temps de cherté, un plus grand rôle dans l’alimentation du campagnard. Ce changement de régime n’est pas sans inconvénient. Avec une nourriture moins substantielle, l’ouvrier de l’agriculture ne peut produire la même somme de forces qu’en altérant plus ou moins sa santé ; mais la nécessité le condamne à réserver ce pain blanc qu’il produit aux consommateurs plus fortunés qui habitent la ville, et il s’y résout.

Un prix moyen de 28 francs l’hectolitre, avec des écarts de 2 fr. au-dessus dans le nord-est et de 2 francs au-dessous en Provence, il n’y avait là rien qui dût nous alarmer à la fin du mois d’août dernier. Pour ne rappeler ici que des faits de date récente, ces prix avaient été notablement dépassés en 1853, en 1855, en 1856 et en 1858. Cependant l’on s’est ému et l’on a fait appel à l’intervention du gouvernement pour combattre la cherté non-seulement par les moyens dont il dispose, mais encore en lui suggérant les projets les plus chimériques, les mesures les plus insensées. C’est là malheureusement chez nous une tradition déjà ancienne. On nous a reproché, à juste titre, d’ignorer la géographie ; on aurait pu, avec bien plus de raison, nous faire le reproche d’ignorer les plus simples élémens de l’économie politique. L’intervention du gouvernement, toutes les fois qu’elle n’a pas eu pour unique but d’assurer la liberté et la sécurité du commerce, a toujours été détestable ; loin de remédier aux crises, elle n’a fait que les précipiter et les rendre plus funestes. Notre histoire est pleine de ces exemples. Sur la simple annonce faite par Necker que le gouvernement avait opéré des achats à l’étranger pour combler un déficit qui n’existait pas en réalité, une famine véritable se déclara. Aux portes mêmes de Paris, dans un pays riche en céréales, à Coulommiers et à Nangis, le prix du blé monta de 5 à 6 francs par hectolitre dans l’intervalle de deux marchés. Les décrets de la convention sur le maximum, sur la création des greniers de réserve, etc., ne produisaient pas de meilleurs résultats. Le blé se cachait dans les campagnes, et la population parisienne avait beau pendre les boulangers aux lanternes après avoir défoncé et pillé leurs boutiques, cela ne faisait ni affluer le blé à Paris, ni baisser le prix du pain. Plus tard, en 1811, les recensemens et les réquisitions ordonnés par un comité de subsistances affamèrent la France entière. En 1817, les importations opérées pour le compte de l’état ne firent qu’exagérer la crise en semant la panique dans la population et en décourageant le commerce.

Les gouvernemens modernes ne font plus de réquisitions, d’importations et de greniers de réserve ; mais, s’ils vont moins loin que leurs prédécesseurs, et si leurs mesures sont ainsi moins désastreuses, leur conduite en matière de subsistances n’est pas sensiblement plus correcte et plus logique : ils n’obéissent d’ordinaire qu’aux circonstances du moment, modifiant çà et là les pièces de notre régime commercial, sans se désintéresser absolument en cette matière. Quand la cherté arrive, à la suite du déficit, ils s’empressent de jeter à l’eau tout ce qui reste de l’ancienne réglementation du commerce des céréales, dirigée surtout contre les importations : l’approvisionnement du marché est alors l’intérêt qui domine ; il faut l’assurer, coûte que coûte. Sitôt que la crise est passée, on se retourne : ces importations, qui étaient naguère un bienfait, deviennent une menace, on craint qu’elles n’écrasent le marché. Après avoir pourvu aux nécessités de la consommation, il faut bien donner satisfaction aux intérêts de l’agriculture. En conséquence on relève contre l’importation, au moment même où la faiblesse de nos prix suffit à l’éloigner, des barrières qu’il faudra détruire plus tard, quand l’importation sera devenue à la fois possible par la hausse des prix et nécessaire par le déficit. En agissant ainsi, les gouvernemens contrarient évidemment tous les intérêts qu’ils veulent servir, car empêcher l’entrée, c’est empêcher aussi la sortie, c’est rendre notre stock moins considérable, notre approvisionnement moins régulier, nos prix moins uniformes et moins stables, et finalement notre agriculture moins prospère ; mais ces inconvéniens sont peu apparens, on s’y risque par la crainte d’un mal chimérique.

C’est là notre histoire dans ces dernières années. La loi du 30 janvier 1872 sur la marine marchande contenait deux dispositions s’appliquant aux céréales : l’une établissant sur les marchandises étrangères transportées par navires étrangers une surtaxe de pavillon de 75 centimes par 100 kilogrammes pour les provenances d’Europe et du bassin de la Méditerranée, de 1 fr. 50 cent, pour les provenances des pays hors d’Europe, en-deçà du cap Horn et du cap de Bonne-Espérance, et enfin de 2 francs pour les importations tirées des pays au-delà des caps, — l’autre frappant toutes les denrées d’origine extra-européenne d’une surtaxe d’entrepôt de 3 francs par 100 kilogrammes à leur importation des entrepôts d’Europe. Le moindre inconvénient des mesures de ce genre, c’est de ne durer qu’un jour. On les établit en temps d’abondance parce qu’alors les inconvéniens en sont moins sensibles ; mais la première cherté les emporte : l’expérience l’a dix fois démontré. Un décret du 29 août dernier a exempté les grains et les farines de ces surtaxes. Comme conséquence de cette exemption, un autre décret, en date du 18 octobre, a étendu à tous les bureaux de douane ouverts à l’importation des céréales la faculté de délivrer des acquits-à-caution d’admission temporaire, sous la condition expresse que la réexportation des farines ne pourra s’effectuer que par les bureaux de la douane faisant partie de la direction par laquelle l’importation aura été faite.

Ce sont là d’excellentes mesures, et si l’on y joint le décret de septembre dernier, qui approuve les modifications de tarif consenties par les compagnies de chemins de fer pour le transport des céréales à l’intérieur, on aura tout ce que le gouvernement pouvait raisonnablement faire pour atténuer les effets de la cherté. Il faut seulement désirer que ces suppressions de surtaxes et ces facilités de transport survivent aux circonstances qui les ont fait naître.

On a cependant invoqué bien d’autres mesures contre la cherté actuelle. À l’époque de la révolution française, il était de mode parmi les députés de la nation de faire chaque jour une nouvelle motion sur les subsistances. À ce propos, le célèbre voyageur anglais A. Young conseillait à l’assemblée nationale de proclamer d’abord la liberté du commerce et de décréter ensuite « qu’on étouffe avec un encrier le premier représentant qui prononcera le mot de vivres. » Nos députés sont aujourd’hui moins ardens à conquérir une popularité de mauvais aloi en provoquant, sous le prétexte d’amener la baisse, des mesures qui ont infailliblement pour effet de faire la hausse ; mais à leur défaut plusieurs de nos publicistes ne craignent pas de mettre en péril la liberté de la boulangerie, en demandant, au premier signe de cherté, le rétablissement de la taxe. Nous ne conseillerons pas de leur appliquer la peine dont il est question dans la boutade de l’écrivain anglais ; mais nous croyons qu’il serait opportun de profiter de la première baisse de prix qui surviendra pour abolir définitivement la loi de 1791, et pour enlever enfin aux maires la faculté, dont quelques-uns usent encore, de taxer le pain. En achetant bon marché pour revendre plus cher, les boulangers sont à la fois dans leur droit et dans leur rôle : sans la perspective de profits légitimes, ils ne prendraient pas assurément la charge d’alimenter la consommation. C’est l’espérance du gain qui soutient et développe le commerce ; c’est elle aussi qui assure l’approvisionnement, nivelle et modère les prix, en un mot fait les affaires de tout le monde au meilleur marché possible. Au lieu de raviver les préjugés du public et d’attiser de vieilles haines qui tiennent à l’ignorance autant qu’à la passion, il nous semble plus juste de rappeler que la carrière de la boulangerie est ouverte à toutes les ambitions, et que le seul moyen à la fois légitime et efficace de faire baisser les bénéfices de ces industriels, aussi honorables et aussi utiles que les marchands de blé, c’est de leur faire concurrence. L’idée des approvisionnemens par des greniers publics, par des magasins de l’état, est encore plus fausse que la taxe. Il y a des institutions de ce genre chez les peuples en enfance ; mais on ne les observe que là. Dans les sociétés avancées, le commerce pourvoit aux besoins de la consommation d’une façon beaucoup plus sûre et moins coûteuse ; il suffit de ne pas contrarier ses mouvemens. La liberté en matière économique n’est point seulement le plus commode des régimes, c’est aussi le meilleur : elle seule respecte tous les droits et sert tous les intérêts.

P.-C. Dubost.
  1. Du 1er juillet 1872 au 30 juin 1873, il est entré à Marseille 4 617 000 hectolitres de blé des provenances suivantes : 1° Russie méridionale, 47 pour 100 ; 2° provinces danubiennes, 6 pour 100 ; 3° Turquie d’Asie et d’Europe, 22 pour 100 ; 4° Hongrie, Italie et Espagne, 6 pour 100 ; 5° Afrique française, 18 pour 100.
  2. Voyez l’article de M. de Lavergne sur la Liberté commerciale, dans la Revue du 1er mai 1856, et dans la Revue du 1er mai 1859 l’étude de M. Michel Chevalier sur l’Échelle mobile et le commerce des céréales.
  3. Le prix de l’hectolitre de blé est depuis trois mois, sans variation, de 21 à 22 fr. à New-York. C’est le meilleur indice que les exportations des États-Unis suffisent à combler les déficits prévus chez les peuples importateurs de la région occidentale.