Étude d’histoire religieuse - Le développement de l’idée religieuse en Grèce

Revue des Deux Mondes tome 74, 1886
V. Duruy

Étude d’histoire religieuse – Le développement de l’idée religieuse en Grèce


ETUDE
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

LE DEVELOPPEMENT DE L'IDEE RELIGIEUSE EN GRECE

I. Maury, les Religions de la Grèce antique. — II. J. Girard, le Sentiment religieux en Grecs d’Homère à Eschyle. — III. Fustel de Coulanges, la Cité antique. — IV. Tournier, Némésis. — V. Hild, les Démons.

Il est deux sortes de religions, celles d’un livre révélé et celles de la nature. Les juifs, les chrétiens, les musulmans ont celles-là ; l’Orient et la Grèce eurent celles-ci. Les premières ont leurs racines en un Dieu solitaire et jaloux qui ne tolère rien en dehors de son sanctuaire. Les secondes plongent dans le sein de la nature, d’où sort le grand courant de la vie universelle, et leurs temples s’ouvrent à toute idée revêtue de formes divines. Pour les cultes venus du Sinaï, de Jérusalem et de La Mecque, le développement religieux se fait par le prophétisme, commentaire d’un texte sacré ; dans la Grèce, les révélateurs sont les poètes. Les rocs décharnés et nus qui ne montrent plus aujourd’hui que le squelette de l’Hellade étaient alors couverts d’une végétation luxuriante. A l’ombre des bois, erraient les fauves ; des monts, descendaient les ruisseaux et les fleuves avec des murmures qui semblaient des voix : la vie était partout et la nature conservait sa majesté. Les premiers Grecs ne pouvant encore faire sortir d’elle des lois, en faisaient sortir des dieux. Ils les multipliaient à l’infini, et ils modifiaient leur histoire en recouvrant de parures incessamment enrichies les conceptions nées du spectacle toujours changeant de la nature, ou des traditions apportées de lointains pays. La poésie, en effet, qu’un de nos vieux écrivains appelait « la grande imagière, » reflète toute impression en une image et, à un certain âge de civilisation, toute image devient une personne. Les dieux des Grecs sont des forces de la nature ou les manifestations de l’activité physique et morale ; mais ce sont aussi des hommes bons et mauvais, comme nous le sommes ; et c’est parce qu’ils représentent l’humanité qu’ils ont vécu si longtemps. Même dans le christianisme, les personnages les plus vivans sont le Fils qui s’est fait homme et la Vierge qui est femme et mère.

Hérodote regarde les poèmes d’Homère et d’Hésiode comme la source de toutes les croyances religieuses de la Grèce. L’aimable et crédule conteur nous rapporte qu’il fit aux prêtresses de Dodone ces impertinentes questions : « D’où chaque dieu est-il venu ? Ont-ils tous et toujours existé ? Quelle est leur forme ? » Et il ajoute : « De tout cela ou n’a rien su, à vraiment parler, jusqu’à une époque très récente ; car je crois qu’Homère et Hésiode ne sont guère que de quatre cents années plus anciens que moi. Or ce sont eux qui ont fait la théogonie des Grecs, qui ont donné aux dieux leurs noms, leurs honneurs et leur forme. »

Nous en savons un peu plus que l’écrivain d’Halicarnasse ; mais il est vrai que, de la religion grecque, nous ne connaissons bien que sa forme dernière, celle qu’elle prit quand le temps et la réflexion eurent mis l’ordre dans le chaos des anciennes créations, quand les conceptions spontanées des premiers âges eurent été recouvertes et remplacées par les combinaisons poétiques et l’arrangement artificiel des temps postérieurs ; quand l’Iliade enfin fut devenue la Bible hellénique. S’il est difficile de décomposer par l’analyse cette synthèse des siècles et de retrouver les élémens primitifs, d’en déterminer le caractère et l’origine, il ne l’est pas de s’apercevoir que les Olympiens sont des dieux de seconde formation, qu’Homère a perdu le sens du naturalisme antique et que ses personnages divins vivent au travers de fictions ingénieuses ou brillantes, parfois même irrévérencieuses, qui auraient blessé la foi courte et robuste des hommes de l’ancien temps.

La reine des cieux, Junon, « aux brodequins d’or, » est parfois bien maussade, et la punition que Jupiter lui inflige, en la suspendant au milieu de l’éther par une chaîne d’or avec deux enclumes aux pieds, est d’un sultan punissant une des femmes du harem. Elle aussi est bien dure pour Diane, qu’elle soufflette « et qui, fondant en larmes, s’enfuit comme la colombe à la vue de l’épervier. » Pour récompenser Autolycos des nombreux sacrifices qu’il lui offre, Mercure lui enseigne l’art de tromper. Vulcain a de fâcheux accidens ; Vénus, de trop aimables complaisances ; Mars des fureurs brutales, et tous les dieux du poète subissent d’étranges misères. On racontait qu’aux enfers Pythagore avait vu l’ombre d’Hésiode enchaînée à une colonne d’airain et celle d’Homère pendue à un arbre au milieu de serpens, en expiation de leurs outrages envers les dieux. Sur la terre, Platon et Héraclite humilièrent le chantre d’Achille : l’un le chassa de sa république, l’autre l’excluait des concours et aurait voulu qu’on le souffletât à cause de son impiété. Homère ne représente donc pas le temps de la foi naïve ; avec lui commence, sinon la révolte de l’esprit, du moins l’insoucieuse irrévérence qui mènera plus tard à la négation. Déjà ses héros ne craignent pas de combattre les immortels. Ajax s’écrie : « Avec les dieux, le lâche même peut vaincre ; moi, je me passerai d’eux ; » et il repousse l’assistance de Minerve. Un personnage d’Eschyle répond aux Argiennes qui le menacent de la colère de leurs protecteurs divins : « Je ne crains pas les dieux de ce pays et je ne leur dois rien. »

Bien que, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les puissances célestes se mêlent incessamment à la vie des héros, les deux poèmes sont, par-dessus tout, la glorification de la force, du courage et de la souplesse d’esprit des humains. S’ils montrent les dieux ayant sur la terre des amitiés et des haines, protégeant les uns, poursuivant les autres, c’est pour des actes qui, parmi les hommes, eussent fait naître la faveur ou la colère : aucun d’eux ne joue le rôle de Satan ou d’Ahriman. Eschyle a bien tracé un portrait hideux des Erinnyes : « chiennes enragées de l’enfer, dont les yeux distillent du sang, horribles à voir, même pour les bêtes sauvages, » mais entre elles, qui ne poursuivent que des coupables, et Satan, qui travaille à perdre l’humanité, la différence est grande. Il est, lui, le génie du mal, et elles sont la justice divine. Le ciel de la Grèce n’est donc pas assombri par les monstrueuses apparitions qui ont rempli d’autres cieux et jeté sur la terre tant de pieuses terreurs ; la dernière parole des mourans exprime le regret de « quitter la douce lumière du jour. » Homère est heureux au milieu des combats et le Grec au milieu de la vie.

Cette joie de vivre, que le Grec moderne a gardée, n’avait pas été le partage de ses premiers aïeux. Au temps de ceux-ci, la lutte pour l’existence était trop rude et leur religion ne pouvait être riante comme elle le fut plus tard sur les beaux rivages de l’Ionie. Celle des premiers Hellènes, résultat de l’influence des lieux où elle prit naissance et se développa, ne fut à l’origine qu’un naturalisme grossier ; quand les dieux, se détachant des élémens au milieu desquels ils étaient confondus, devinrent des êtres vivans et passionnés, la trace de leur premier caractère demeura reconnaissable jusqu’au milieu du riche développement de la mythologie hellénique. Parmi les rites et les légendes des héros et des dieux, on retrouve le culte plus ancien des forêts, l’adoration des montagnes, des vents et des fleuves. Agamemnon, dans l’Iliade, invoque encore ceux-ci comme de grandes divinités, et Achille consacrait au Si-moîs sa chevelure. Ce naturalisme dura plus que le paganisme : on découvrirait encore dans la Grèce moderne des gens qui croient à un esprit des eaux, comme au temps


… Où le ciel, sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux.


Mais je ne me propose pas de raconter ici l’histoire de la radieuse troupe des Olympiens, ni de suivre les transformations successives de cette première religion de l’Hellade, avant qu’elle ait été modifiée par les écoles philosophiques. Je voudrais seulement regarder dans quelques recoins obscurs de la conscience religieuse des anciens Grecs, où se trouvaient des croyances qui ont en une grande influence sur leur vie sociale et politique.


I

Au-dessus de tous les dieux de l’Olympe hellénique règne le Destin, dieu sans vie, sans légende, même sans figure, qui, sur la terre, n’a point d’autel et qui, du fond de l’empyrée où il est inaccessible à la prière, maintient l’équilibre du monde moral et le soustrait aux caprices des autres déités. Ce dieu, qui distribue à chacun son lot de bien et de mal, avait été créé, ou plutôt était né de la conscience troublée des hommes pour expliquer l’inexplicable et faire comprendre l’incompréhensible, c’est-à-dire les causes lointaines et cachées des événemens et les motifs d’ordre supérieur qui les faisaient accomplir. Hérodote, racontant une iniquité qu’il ne comprend pas, y voit un acte divin et s’incline.

Toutes les divinités, Zeus lui-même, étaient soumises à la loi du Destin. Quand la lutte suprême entre Achille et Hector va commencer, le maître des dieux prend la balance d’or où sont comptés les jours des deux héros ; le plateau d’Hector penche vers la demeure d’Hadès, et Apollon, le protecteur du fils de Priam, aussitôt l’abandonne. Zeus aussi n’avait pu sauver son fils Sarpédon des coups de Patrocle, mais en signe de douleur « il avait répandu du haut de l’éther une rosée sanglante. » Tous deux acceptaient donc en silence l’arrêt souverain.

Ces divinités impuissantes devant le Destin, qui emporte ceux qu’elles aiment, c’est l’impassible nature assistant à nos funérailles, sans couvrir d’une ombre de deuil les fêtes qu’elle se donne à elle-même par l’épanouissement continu de la vie qui, cependant, pour elle aussi, ne se fait qu’à la condition de la mort.

La fatalité est donc au fond des croyances de la Grèce, telles que nous les offrent les poèmes d’Homère et les drames d’Eschyle, où elle est partout. Lorsque Clytemnestre vient d’abattre d’un coup de hache Agamemnon et la captive troyenne, Cassandre, « qui ; comme le cygne, a chanté le chant plaintif de sa mort, » elle dit au chœur des vieillards d’Argos : « Ce n’est pas moi qui les ai tués, et ne m’appelle pas la femme d’Agamemnon. Accuse le Génie trois fois terrible de cette race. C’est lui qui a pris ma forme, lui l’antique et cruel vengeur du festin d’Atrée… Allez, vieillards, rentrez dans vos demeures ; le Destin commandait ; il fallait que ce qui a été fait fut accompli. »

« Lorsque Crésus, dit Hérodote, fit déposer sur le seuil du temple de Delphes ses chaînes de captif, pour reprocher sa défaite au dieu qui lui avait promis la victoire, l’oracle répondit : « Il est impossible, même à un dieu, d’écarter le sort marqué par le Destin ; Crésus est puni pour le crime de son cinquième ancêtre, Gygès, qui tua le roi Candaule. Le dieu aurait voulu que le châtiment tombât sur le fils de Crésus ; le Destin ne l’a pas permis. Du moins Apollon a-t-il retardé de trois ans la captivité du roi. » Quand les Lydiens eurent rapporté ces paroles à Crésus, il reconnut que lui seul était coupable et non le dieu. » Sophocle expliquera de même par une ancienne faute les malheurs d’Œdipe, ce qui donnera au Destin un caractère moral, tout au moins d’une moralité qui s’accordait avec les idées religieuses des Grecs.

La nécessité est une abstraction ; les Grecs du premier âge ne pouvaient se contenter de ce dieu sans forme et sans nom ; ils lui donnèrent des ministres : les Parques qui tissent la trame de l’existence, avec les événemens irrésistibles dont cette existence sera remplie, puis coupent le fil au moment marqué par le Destin, et les Erinnyes « à la mémoire fidèle » qui, « filles lugubres de la nuit » punissaient toutes les fautes que n’atteignent pas les lois civiles : elles étaient le remords qui déchirait le cœur du coupable. « À leur approche, la gloire des hommes, celle même qui s’élevait resplendissante jusqu’aux deux, tombe à terre et s’anéantit. » Pourtant ces déités redoutables qui jettent la terreur dans les âmes sont respectées. Gardiennes de l’ordre naturel des choses, elles ne frappent que ceux qui transgressent la loi, la justice ; « Les Parques, dit Jason, ont en horreur ceux qui brisent par l’inimitié les liens de la famille ; » et l’on ne s’étonnera pas de voir dans Eschyle les Erinnyes changées en Euménides, les Furies devenues les déesses vénérables et bienfaisantes. Les Hellènes du vieux temps ne connaissaient pas une divinité qui sera très honorée à Rome, la Fortune debout sur sa roue mobile et changeante : son nom ne se trouve pas dans Homère. Le Destin même n’avait point de caprices. Représentant les lois générales du Cosmos et l’harmonie du monde, il oblige les dieux à y obéir, sans leur interdire d’en être attristés ou d’en retarder parfois l’exécution. « Ils ne sont pas inflexibles, dit le conseiller d’Achille. Le suppliant, même coupable, les apaise par les sacrifices, les libations et la fumée des victimes. » Até, déesse du malheur, née de Zeus, qui pourtant la précipita de l’Olympe, « marche sur la tête des hommes ; » mais les Prières sont filles aussi du grand Jupiter ; elles la suivent d’un pas boiteux et guérissent les tourmens qu’elle inflige.

Par cette poétique croyance se trouvent justifiées toutes les dévotions pieuses, les prières et les vœux que les hommes adressent à la divinité, les offrandes qu’ils lui font, l’espérance qu’ils mettent dans sa protection ; et cette confiance qui rendait à la liberté morale une partie de ses droits, empêchait les Grecs de s’abandonner paresseusement aux volontés du sort. Malgré leur croyance au Destin, ils ont agi comme s’ils étaient les maîtres d’eux-mêmes. Dans l’esprit de ces grands logiciens, qui ont été si lents à mettre la logique d’accord avec la raison, et qui ont aimé la liberté jusque dans ses abus, la fatalité se mélange, dans des proportions mal déterminées et par cela même plus efficaces, avec la loi morale qui impose à l’homme le travail et l’effort, en lui promettant des récompenses ou en exigeant des expiations. Lorsque Xanthos annonce à Achille sa fin prochaine : « Je le sais bien, » répond le héros ; et il se rejette au plus épais de la bataille, opposant au Destin son énergie indomptable. Eschyle montre partout les dieux et les hommes dominés par la divinité fatale ; cependant au Prométhée enchaîné il dit : « Zeus est libre ; » et Solon qui écrit : « Nos biens et nos maux viennent du Destin, » réforme les lois de son pays, parce que, tout en croyant au dieu aveugle et sourd, il croit aussi à la sagesse humaine.

Liberté, fatalité, idées tenaces dont l’humanité ne se sépare point, parce qu’elles sont à la fois sa force et sa faiblesse. Aristote, le plus grand esprit de la Grèce, tiendra pour l’une, les stoïciens pour l’autre, tout en rachetant leur énervante croyance à la fatalité par de grandes vertus et des morts héroïques. Du monde antique, ces idées passeront sous d’autres formes dans le monde chrétien, avec les deux doctrines opposées de la grâce et des œuvres : l’une qui correspond au destin, puisque c’est Dieu qui la refuse ou la donne ; l’autre qui vient de la liberté morale, puisque c’est l’homme qui, volontairement, accomplit les œuvres méritoires, condition de son salut.


II

Il est une croyance singulière qu’Homère laisse entrevoir, qu’Hésiode développe et qui a régné longtemps en Grèce : l’envie des dieux.

Assis comme Jupiter au sommet de l’Ida, Homère voit les dieux et les hommes combattre dans la plaine, et il entend la terre qui tremble sous leurs pas ; il descend à « la prairie d’asphodèles » pour écouter les lamentables récits des âmes ; ou bien il contemple Nausicaa, aussi belle que Diane, trempant dans l’eau limpide du fleuve des Phéaciens les riches vêtemens de son père, le roi Alcinoos. C’est un poète qui donne aux dieux, aux hommes, à la nature entière la grâce et la grandeur, sans s’inquiéter de coordonner en un système toutes les idées qu’il exprime au cours de ses récits. Hésiode, au contraire, est un moraliste et un théologien qui prétend tout savoir, la genèse des dieux et celle des hommes, les différens âges de l’humanité et les maux déchaînés sur elle par l’Eve hellénique et la jalousie des dieux. Sa théorie des âges est une croyance orientale, qui a fait fortune en bien des pays ; parce que cette conception de l’âge d’or pour la jeunesse du monde et de l’âge de fer pour les siècles vieillissans, répond à une disposition de notre esprit qui, si souvent, met le bonheur dans le passé pour échapper au sentiment de maux présens ou imaginaires. À cette croyance et à celle de l’envie des dieux contre les hommes se rattachent les mythes fameux de Pandore et de Prométhée.

Les hommes et les dieux, dit Hésiode, naquirent ensemble ; les premiers étaient mortels, mais ils vivaient comme des dieux, libres de souci, de travail, de souffrance et amis de la vertu. Tous les biens étaient autour d’eux et, affranchis de la cruelle vieillesse, ils mouraient en s’endormant d’un doux sommeil. Ce fut l’âge d’or. Quand la terre eut enfermé cette première génération dans son sein, ces hommes devinrent les gardiens tutélaires des mortels ; enveloppés d’un nuage, ils parcouraient la terre en y semant l’abondance.

Les habitans de l’Olympe produisirent une nouvelle race, bien inférieure à la première, celle des hommes de l’âge d’argent, qui vivaient de longues années. Jupiter, cependant, les anéantit, parce qu’ils refusaient d’adresser aux immortels de pieux hommages ; ils formèrent la seconde classe des Génies terrestres.

Après eux parurent les hommes de l’âge d’airain, dont le cœur eut la dureté de l’acier. Leur force était immense, et ils se plaisaient aux jeux sanglans de Mars ; la mort pourtant les saisit et ils quittèrent la brillante lumière du soleil.

La quatrième race fut celle des héros que la guerre moissonna devant Thèbes aux sept portes, ou qui, armés pour Hélène à la belle chevelure, furent aux pieds des murs de Troie enveloppés par les ombres de la mort. Le puissant fils de Saturne les plaça aux confins de la terre. Exempts de toute inquiétude, ils habitent les îles Fortunées, par-delà les gouffres profonds de l’océan, et, trois fois par an, la terre féconde leur prodigue des fruits délicieux.

Ainsi, les premiers hommes avaient gagné la vie bienheureuse par la justice, et les héros par le courage. Mais le ciel et la terre s’assombrissent. « Plût aux dieux, ajoute le poète, que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération ! C’est l’âge de fer. Les hommes travaillent et souffrent durant le jour ; la nuit, ils se corrompent, et les dieux leur envoient de terribles calamités. L’Envie à la face blême, monstre odieux qui répand la calomnie et se réjouit du mal, poursuivra sans relâche les humains. La Pudeur et Némésis, enveloppant leurs corps gracieux de tissus éclatans de blancheur, s’envoleront vers la tribu des Immortels, et il ne restera aux humains que les chagrins dévorans. »

D’où viennent ces misères ? De l’envie des dieux. Le ciel reflète la terre : la jalousie des hommes contre tout ce qui s’élève a fait croire à la jalousie des dieux contre tout ce qui grandit. « Les Immortels, dit Hésiode, cachèrent aux hommes le secret d’une vie frugale qui, en un jour de travail, aurait trouvé de quoi subvenir aux besoins d’une année entière. Irrité contre Prométhée qui avait dérobé le feu du ciel pour l’apporter aux mortels, Jupiter lui dit : « Fils de Japet, tu le réjouis d’avoir trompé ma sagesse, mais ton vol sera fatal à toi-même et aux hommes, car je leur enverrai un funeste présent. » Aussitôt il commande à Vulcain de faire, avec de l’argile et de l’eau, une vierge d’une beauté ravissante ; à Minerve, de lui apprendre à façonner de merveilleux tissus ; à Vénus, de répandre sur elle la grâce enchanteresse ; à Mercure, de lui souffler un esprit perfide. Les dieux obéissent. Du limon de la terre, Vulcain forme un corps accompli ; la déesse aux yeux bleus lui donne une riche ceinture ; les Grâces et la Persuasion, des colliers d’or ; les Heures, une couronne de fleurs printanières ; Pallas, de magnifiques parures, et le messager des dieux, l’art du mensonge, les paroles séduisantes et perfides. Il l’appela Pandore, parce que chacun des dieux lui avait fait un don pour la rendre funeste aux hommes industrieux. Par ordre de Zeus, Mercure la conduisit à Épiméthée, qui, malgré les conseils de Prométhée son frère, accepta le dangereux présent. Pandore tenait un vase ; elle l’ouvrit ; mille maux s’en échappèrent pour se répandre sur le monde, et les dieux s’en réjouirent. »

On dirait un écho lointain de la légende biblique : la femme perdant l’humanité, qu’elle charme, au contraire, de sa grâce et de son dévoûment maternel, et Dieu condamnant l’homme au travail, qui a été sa force et son salut.

Cependant, au milieu de cette désespérance du vieux poète, se glisse un rayon de soleil : sur le bord du vase de Pandore, l’Espérance s’est arrêtée et elle ne s’envole pas. Mais Hésiode la montre plutôt qu’il ne la donne aux hommes, et ceux-ci restent consumés, le jour et la nuit, par la fatigue et le chagrin, tandis que « les Muses charment les Immortels en chantant de leurs voix mélodieuses l’éternelle félicité des dieux et les souffrances des humains. »

C’est ainsi, sans théologie ni métaphysique, mais par de gracieuses images, que les Grecs expliquaient l’origine du mal. Pour eux, il venait du ciel et, en effet, il en est souvent descendu, puisque Ahriman et Satan ont été aussi des dieux ou des anges révoltés. Mais on connaît ces génies malfaisans pour ce qu’ils sont, et les dieux grecs n’ont jamais en ce caractère. Ils ne font pas le mal par plaisir. Nés de la terre comme les hommes et en même temps qu’eux, ils n’ont acquis leur puissance qu’après de grands combats et ils sont jaloux de la garder. Une fortune trop haute leur semble une diminution de leur dignité, peut-être une menace. Prométhée n’a-t-il pas fait trembler Jupiter ? et les Titans, ces autres fils de la Terre, n’ont-ils pas mis en danger les maîtres de l’Olympe ? Le génie même leur est suspect ; ils n’aiment pas que les voiles qui cachent les secrets de la terre ou du ciel soient levés. La Pythie défend aux Cnidiens de couper leur isthme, ce serait prétendre refaire l’œuvre divine. Cependant, au fond, ils ont exercé une action morale, en réprimant chez les hommes les excès de présomption et d’orgueil par la crainte qu’inspirait l’envie divine, cette Némésis qui s’attachait à ceux dont le bonheur n’était pas mérité. On demandait à Ésope : « A quoi donc s’occupe Jupiter ? — A humilier ce qui est élevé, à relever ce qui est abaissé. » Et il y a du vrai dans cette pensée, à la condition de remplacer les dieux par l’homme. Celui qui monte trop haut, sans être, au besoin, retenu par un ferme esprit, est pris de vertige et se perd.

La croyance à l’envie des dieux s’enracina dans le polythéisme gréco-romain, pour rendre compte des malheurs immérités et des chutes fameuses. Crésus se proclame le plus heureux des hommes ; en punition de cet orgueil, dit Hérodote, la vengeance des dieux éclata sur lui d’une manière terrible. Polycrate, de Samos, moins confiant, jette à la mer ce qu’il a de plus précieux, afin de conjurer la colère des divinités jalouses ; il n’en est pas moins précipité. Pour Eschyle, c’est la trop grande fortune de la Perse et l’insolent orgueil de ses rois « qui ont été punis, aux champs de Platée, par la lance dorienne. » Pindare, dans ses Odes, rappelle aux vainqueurs, tout en portant leur gloire jusqu’aux nues, que c’est de là que part la foudre qui frappe surtout les grands chênes, et Ménandre, avec la grâce du génie grec, répète la mélancolique parole que Solon avait déjà fait entendre au roi de Lydie : « Le mortel aimé des dieux meurt jeune. »

Cette idée passera de la religion dans la politique : l’ostracisme, établi à Athènes, Argos et Syracuse, ne sera autre chose que la jalousie craintive du peuple contre des citoyens trop grands.

Les Romains ne connurent pas ce moyen d’échapper à l’ambition des hommes supérieurs, mais, comme leurs anciens frères, les Hellènes, ils craignaient Némésis. Camille, vainqueur des Véiens, redoute les maux réservés à trop de prospérité, et le consul romain mettait, sous son char de triomphe, l’objet, fascinum, qui devait détourner de lui les traits de l’envie divine. Même César, tout incrédule qu’il fût, accomplit pour se concilier Némésis, ou plutôt pour satisfaire la foule superstitieuse, un acte d’humilité qui ne le sauva pas des ides de Mars : rentrant à Rome après ses grandes victoires, il monta à genoux les marches du Capitole.

Le christianisme a supprimé l’envie des dieux, mais les hommes l’ont gardée ; quelques-uns mêmes en sont restés à l’âge de fer d’Hésiode et « aux soucis dévorans, » qui hâtent la décadence progressive de l’humanité ; tels ces vieillards décrépits en pleine jeunesse qui ne croient plus à l’amour, à l’art, à la poésie, à l’action, et qui, sans l’excuse du moine bouddhique ou chrétien qui met le but de la vie dans un autre monde, appellent la mort comme une délivrance. Qu’ils écoutent ce que la Grèce répondait aux désespérés, il y a vingt-quatre siècles, par la bouche du plus tragique de ses poètes.

Le religieux Eschyle sait que le fils d’Alcmène a été condamné par Junon à de terribles épreuves ; que la fille d’Inachos, poursuivie par un taon funeste à travers l’Europe et l’Asie, jusqu’aux rives du Nil, fut aussi son innocente victime, et que les Niobides ont péri par la jalousie de Latone. Dans le plus simple, mais aussi le plus grandiose de ses drames, il montre Vulcain clouant à un rocher du Caucase Prométhée le fils de la Justice divine. « Le chien ailé, le terrible convive que nul n’invite, lui ronge le foie et, tout le jour, se repaît de son noir et sanglant festin. » Quel est le crime du Titan ? Il a trop aimé les hommes : il leur a donné le feu, les arts, la science des nombres, qui les feront maîtres de la nature. La grande victime qui, pour l’humanité, souffre les plus cruelles tortures, reste obstinée dans un fier silence. Aux offres de pardon et de délivrance que Zeus lui fait porter, il répond par de mystérieuses menaces. L’usurpateur du ciel s’en irrite. L’ouragan se déchaîne, tous les vents bondissent, le ciel et la mer se confondent ; de sa rauque voix, le tonnerre mugit et l’éclair brille en serpens de feu. « Ah ! Zeus me livre l’assaut suprême ! O ma mère ! O ciel, commune lumière où roule l’immensité, voyez ce que je souffre pour la justice. » La terre déracinée tremble sur sa base ; le roc où Prométhée est enchaîné, s’écroule, mais avant d’être précipité au Tartare, le Titan a jeté aux hommes une dernière parole : « La divinité haineuse tombera du ciel et le règne de la justice arrivera. »

L’espérance qu’Hésiode laissait dans le vase de Pandore, Eschyle l’a mise au cœur de l’humanité, et nous la gardons.


III

Pas plus que les Romains, les Grecs n’ont eu des livres sacrés contenant le dogme, ni une caste sacerdotale chargée de l’enseigner. La croyance ne fut donc jamais fixée par un texte incommutable ; elle resta livrée aux caprices de l’imagination populaire et aux fantaisies des poètes et des artistes, les seuls théologiens de l’hellénisme. Le poète, qui aime les images, le peuple, qui, comme l’enfant, en voit partout, ne pouvaient concevoir un Olympe qui se perdit dans l’infini des cieux ; ils le mirent près de la terre et ils diminuèrent encore la distance qui séparait les dieux des hommes en peuplant les avenues de l’Olympe de demi-dieux et de héros : ainsi ont fait presque tous les peuples de race aryenne.

Les Grecs donnèrent le nom de héros à des hommes qu’ils crurent, sur la foi de leurs poètes, nés de dieux et de créatures humaines, ou devenus célèbres par leurs exploits et leurs services. À ces « fils de Zeus » ils rendaient un culte qui fut d’abord sans libations ni sacrifices, mais avec des prières et des honneurs funèbres ; ils les vénéraient comme des génies tutélaires qui veillaient sur leurs adorateurs, les secouraient dans l’infortune et leur envoyaient des songes prophétiques. Tels étaient non-seulement Hercule, Thésée, Jason, Persée, etc., mais des chefs de migrations, des fondateurs de villes, des patrons de familles ou de corporations, même des hommes qui n’avaient été remarquables que par leurs qualités physiques. Hérodote nous a conservé un fait qui est bien grec : Philippe de Crotone fut, après sa mort, vénéré comme un héros, à cause de sa beauté, « qui surpassait celle de tous les hommes de son temps. » L’historien pense lui-même comme les Crotoniates : il ne se demande pas si Xerxès avait des qualités vraiment royales : « Dans son immense armée, dit-il, nul, par sa beauté, n’était plus digne que lui du souverain pouvoir. » Pour ce peuple artiste et poète, la beauté était, elle aussi, un don des dieux, et ce souvenir explique les honneurs rendus à Antinoüs par le plus grec des empereurs romains.

On comprend qu’à ce compte chaque cité, chaque bourgade ait en ses patrons divers. Les dix tribus d’Athènes honoraient les héros dont elles portaient le nom. Même au fond de la Phocide, Pausanias trouva des légendes merveilleuses auxquelles il n’a manqué, pour venir jusqu’à nous, que d’être nées en des cités moins obscures. L’oracle de Delphes était habituellement chargé de prononcer la canonisation, en ordonnant de sacrifier au nouveau dieu. Onésilos, ayant soulevé Chypre contre les Perses, fut vaincu et tué par les Amathontins, qui suspendirent sa tête au-dessus d’une des portes de leur ville. Quand elle fut desséchée, des abeilles s’y logèrent et y dressèrent leurs rayons. La Pythie, consultée sur ce prodige, commanda aux gens d’Amathonte d’ensevelir cette tête et d’offrir annuellement à Onésilos les sacrifices accomplis en l’honneur des héros. Ils obéirent et l’historien ajoute : « Cela se fait encore de mon temps. » C’était le culte des saints qui a existé presque partout parce que cette conception religieuse répond à un besoin de la nature humaine ; l’islam même a des saints dans son ciel désert.

Comme nos saints encore, les héros intercédaient pour les humains auprès des grandes divinités. Hélène, fille de Jupiter, fait rendre la vue au poète Stésichore ; Éaque obtient de Zeus, son père, la cessation d’une famine dont Égine souffrait. A Marathon, à Salamine, des héros combattent pour leur peuple, car on les supposait toujours tenus de défendre la cité où ils avaient trouvé leur dernière demeure. Athènes croyait que les ossemens d’Œdipe et de Thésée éloigneraient d’elle tous les maux et elle ne s’inquiétait pas de rechercher si la légende d’Œdipe à Colone n’était pas une fantaisie de poète et la trouvaille de Cimon à Scyros une fraude politique. Orchomène n’avait pas plus de scrupule au sujet des restes du héros Actœon, ni Tégée et Sparte pour ceux d’Oreste. Hésiode même, qui n’avait point compté sur tant d’honneur, devint, par l’intervention de la Pythie, le protecteur divin d’Orchomène, qui alla chercher ses os à Naupacte.

Les apparitions étaient presque aussi fréquentes que dans notre moyen âge. Avec les yeux de l’esprit, dont la vue est si perçante qu’elle pénètre l’invisible, on reconnaissait les dieux, les demi-dieux et les héros, descendus du ciel ou sortis du sépulcre pour assister leurs adorateurs, ou simplement pour attester qu’eux-mêmes n’avaient pas cessé de vivre. Dans les feux du soleil couchant, Achille, toujours jeune et beau, apparaissait couvert de son armure d’or aux marins qui longeaient l’Ile de Leucé, où l’on montrait son tombeau.

Quand deux peuples faisaient alliance, il arrivait souvent qu’afin de montrer leur union fraternelle, chacun d’eux honorait les héros de l’autre, en associant ceux-ci à son culte national. En revanche, les patrons de deux cités rivales, comme certains saints de deux villages ennemis au moyen âge, ne s’entendaient guère. Adraste, ce roi d’Argos et ancien chef des confédérés dans la guerre thébaine, avait à Sicyone une chapelle où des chœurs dithyrambiques célébraient chaque année ses exploits et ses malheurs, durant une fête qui était la plus brillante de la ville. Clisthénès résolut de l’en chasser pour faire affront aux Argiens, ses ennemis ; mais la chose était grave. Il essaya de s’y faire autoriser par l’oracle de Delphes. La Pythie lui répondit qu’Adraste était le divin protecteur des Sicyoniens, et lui, un brigand. Obligé de renoncer à la force ouverte, Clisthénès imagina de contraindre Adraste à déguerpir de lui-même. Il fit demander aux Thébains le héros Mélanippos, mort quatre ou cinq cents ans auparavant, c’est-à-dire les rites de son culte ; quand il les eut obtenus, il lui consacra une chapelle au Prytanée et le plaça dans l’endroit le plus fort, afin qu’il pût mieux se défendre. Mélanippos avait été le mortel ennemi d’Adraste, dont il avait tué le gendre et le frère. Clisthénès transporta au nouveau-venu les fêtes et les sacrifices qu’on avait jusqu’alors célébrés au nom du roi d’Argos, et il ne douta pas qu’Adraste, humilié de son délaissement et des honneurs rendus à son rival, ne retournât de lui-même à Argos.

On n’était pas toujours bien assuré de la condition faite à ces personnages, placés entre ciel et terre, sans être tout à fait de l’un ou de l’autre. Un mot du pieux écrivain d’Halicarnasse montre l’incertitude où l’on restait à leur égard, même quand il s’agissait du plus illustre d’entre eux. « Le résultat de mes recherches, dit Hérodote, prouve clairement que, parmi les Grecs, ceux-là agissent avec discernement qui ont deux temples d’Hercule, l’un où ils lui sacrifient, comme à un Olympien ; l’autre où ils lui rendent les honneurs dus à un héros. »

Les héros, qui tenaient une si grande place dans la vie religieuse des Grecs, en avaient une encore dans leur vie politique : ils intervenaient dans les traités. Une des clauses de la convention fameuse qui porte le nom de Nicias (421) stipula que toutes les conditions en seraient fidèlement observées, « à moins qu’il n’y ait empêchement de la part des dieux et des héros. »

Enfin, on verra la postérité des morts illustres, gardienne de leurs tombeaux et des rites de leur culte, former la classe des Eupatrides, qui restera si longtemps maîtresse du gouvernement des cités.

Aux héros qui, nés de dieux et de femmes mortelles, relient le ciel à la terre, se rattachent les démons, dont Hésiode nous a déjà parlé et que nous allons retrouver dans le culte des morts.

A certains égards, les Grecs eurent de bonne heure une idée confuse de la puissance divine, prise en elle-même, indépendamment des personnages qui se partageaient les fonctions surnaturelles. Le Δαίμων (Daimôn) d’Homère, comme le Numen des Latins, n’est pas toujours un être divin particulier ; il correspond à la croyance instinctive en un pouvoir supérieur et indéterminé, qui produit les incidens, tristes ou joyeux, dont les hommes sont surpris sans qu’ils puissent les attribuer à un dieu spécial. Qui souffle à Télémaque, en face de Nestor, les paroles de prudence, ou fait tomber l’arc des mains de Teucer quand il allait frapper Hector ? Qui inspire à Achille son obstination funeste ? De quel démon parlent Andromaque quand, au départ d’Hector, elle sourit à travers ses larmes, et Priam lorsqu’il se rend à la tente d’Achille ? Homère ne le sait pas : c’est une force divine et innomée qui agit en eux. Les philosophes l’appelleront plus tard la Providence, et les indifférens le Hasard ou la Fortune.

Pour Homère, les démons sont donc, quand ce mot ne s’applique pas à un Olympien, une puissance supraterrestre, sans nom et sans forme, qui n’a point de place dans la hiérarchie céleste, mais qui participe de la divinité. Hésiode condense ces souffles divins en personnages réels. Ses démons sont des hommes de l’âge d’or qui ont obtenu l’immortalité et, au nombre « de trois fois dix mille, parcourent, enveloppés d’un nuage, la terre féconde. Zeus a fait d’eux les gardiens de la justice. » Mais, comme ils n’ont point de ces poétiques légendes que tous les héros possèdent, comme ils gardent quelque chose de l’abstraction d’où ils ont été tirés, ils seront moins populaires. « Hésiode, dit Plutarque, a, le premier, clairement établi les quatre classes d’êtres doués de raison qui peuplent l’univers : au sommet, les dieux, puis un grand nombre de bons génies, ensuite les héros ou demi-dieux ; enfin les hommes. » Le besoin d’avoir ce que le christianisme appellera des anges gardiens fera aussi de morts honorés des génies bienfaisans.


IV

Platon fait naître « la parenté de la communauté des mêmes dieux domestiques. » Ces dieux se trouvaient au tombeau des aïeux et au foyer de la maison. Il faut donc ajouter cette religion de la famille, aussi ancienne que la race aryenne, à celle qui formait le culte public de l’état.

Homère regarde la mort comme le mal suprême, et elle lui inspire de mélancoliques pensées : « Les générations des hommes ressemblent à celles du feuillage des bois. Le vent jette les feuilles à terre et la forêt féconde en produit d’autres au nouveau printemps. Ainsi passent les races humaines ; l’une vient, l’autre s’en va. » Pindare même est pris de tristesse au milieu de ses odes triomphales : « Que sommes-nous ? s’écrie-t-il. Que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre. » Des traditions, venues du plus lointain des âges, sans doute du fond de l’Asie, l’horreur de la destruction et les songes dans lesquels s’étaient montrées de chères ou terribles apparitions, lui avaient appris que les morts commençaient dans la tombe une seconde existence. Le lien qui, durant la vie, attachait l’esprit au corps était relâché, mais non rompu ; l’âme plus libre errait la nuit autour des lieux qu’elle avait habités, et elle descendait aux champs stériles où poussait l’asphodèle, la plante des morts. Ainsi Achille régnait sur les ombres, tandis que son corps reposait sous le tumulus élevé dans la plaine troyenne. Ulysse voit aux enfers Hercule qui lui raconte ses malheurs ; et il sait que le héros passé dieu réside dans l’Olympe « comme l’heureux époux de la jeune Hébé. » L’âme de Phryxos, dit Pindare, vint de la Colchide demander à Pélias de rapporter ses restes en Grèce.

Cette séparation des deux moitiés de l’homme, cette survivance de la personnalité, après que le corps n’est plus que poussière, sont des croyances qu’on retrouve à l’origine de toutes les religions. En voyant, pour le guerrier tombé dans la bataille, succéder aux bouillonnemens de la vie l’immobilité glacée et l’effrayant silence de la mort, on hésitait à penser que tant d’énergie eût été soudainement et à jamais détruite. Mais l’idée d’une seconde existence fut d’abord bien grossière ; on donnait au mort ce qui pouvait lui servir : ses chiens favoris, ses chevaux, ses captifs qu’on égorgeait sur son bûcher. Nos Gaulois avaient cette coutume, et l’Indien des prairies la suit encore pour que rien ne manque au guerrier sur le terrain de la chasse funèbre. Les morts, qu’Homère appelle les têtes vides, νεϰύων ἀμενηνὰ ϰάρηνα (nekuôn amenêna karêna), ne pouvaient attendre de lui un sort bien heureux. Les âmes, formes impalpables, erraient silencieuses, avec une conscience obscure et en obéissant moins à de libres volontés qu’à des habitudes instinctives. Minos continuait à juger, comme dans son île de Crète ; Nestor racontait ses exploits et Orion chassait les bêtes fauves qu’il avait tuées jadis sur la montagne ; mais tous avec le regret de l’existence terrestre et un incurable ennui. Le glorieux Agamemnon porte envie à ce roi d’Ithaque que Neptune poursuit depuis dix ans de sa colère, et Achille dit à Ulysse : « Ne me console pas de la mort. J’aimerais mieux cultiver la terre au service de quelque pauvre laboureur que de régner ici sur les ombres. » Lorsque Circé conseille à Ulysse de descendre aux enfers : « Perséphone, dit-elle, accorde au seul Tirésias de garder l’intelligence et le souvenir ; les autres morts ne sont à côté de lui que des ombres muettes. » Encore faut-il que le devin, pour qu’il puisse entendre et répondre, boive le sang des victimes qu’Ulysse immolera. Eschyle est bien voisin d’Homère par le génie, il l’est aussi par ce qu’il croit de l’autre vie. Lorsque Darius, que le poète a fait sortir du tombeau, y rentre, c’est en disant aux vieillards de la Perse : « Quels que soient les maux qui vous accablent sur la terre, livrez-vous chaque jour à la joie, car on n’emporte pas sa fortune chez les morts. » Et Sappho : « Il ne restera de toi nul souvenir, écrit-elle contre une rivale, car tu n’as pas cueilli les roses des Muses et tu descendras ignorée dans les demeures d’Hadès, auprès des morts aveugles. » Le dieu de la mort, Θάνατος (Thanatos), est frère du Sommeil et se confond avec lui.

Longtemps les Grecs pensèrent comme le fils de Pelée ; sans compter ceux qui croyaient qu’après la mort il ne subsistait qu’un peu de cendre. Même dans Eschyle, on lira : « Les morts ne sont capables ni de joie ni de douleur ; c’est donc s’abuser étrangement que prétendre leur faire du bien ou du mal, » et Euripide : « Les morts sont insensibles. »

Il ne faut pas demander beaucoup de logique à l’imagination populaire ; elle se plaît aux contradictions. Parallèlement aux croyances attristées qui viennent d’être rappelées, d’autres, plus riantes, s’étaient établies. Hésiode faisait arriver les morts aux extrémités de l’Occident, dans les îles Fortunées, qu’éclairaient, non pas les lueurs blafardes du séjour sombre, mais un vivant soleil.

C’était un bien long voyage. Le peuple, qui tenait à garder ses morts près de lui, organisa pour eux un culte qui fut la seconde religion de la Grèce.

Il y avait deux sortes de morts, selon que les rites funèbres avaient été pour eux accomplis ou négligés. Ceux qui avaient péri dans un naufrage ou que le vainqueur abandonnait aux chiens et aux vautours, le criminel, le traître dont le cadavre avait été jeté hors des frontières, les morts enfin qui n’avaient pas reçu ou à qui leurs proches ne continuaient pas les honneurs funéraires, erraient sans fin, comme les âmes qu’entraîne dans le purgatoire de Dante un tourbillon perpétuel ; ou bien, irrités et rendus méchans par le malheur, ils envoyaient la maladie dans les familles, la stérilité dans le pays et l’épouvante parmi les vivans, lorsqu’ils remplissaient la nuit de cris sinistres et d’apparitions menaçantes. Aussi le droit national des Grecs stipulait que la sépulture serait donnée aux guerriers tombés sur un champ de bataille, excepté durant les guerres où les vaincus étaient des sacrilèges que la terre même repoussait. La coutume imposait l’obligation à celui qui trouvait un cadavre sur son chemin de le couvrir de terre, et des lois sévères punissaient la violation des tombeaux. Cette préoccupation de donner au mort sa dernière demeure était si grande, qu’Hector abattu par Achille le supplie de ne pas lui ravir les honneurs funèbres, et qu’Aristophane montre les plus pauvres citoyens épargnant chaque jour une obole pour mettre de côté l’argent nécessaire à l’achat d’une bière. Une des conditions requises dans Athènes pour arriver à l’archontat était d’avoir un tombeau de famille, où l’on accomplissait chaque année les sacrifices offerts aux aïeux. Une preuve terrible de la force qu’avait ce sentiment sera le sort des généraux vainqueurs aux Arginuses ; une autre, celle-là consolante, est la solennité que, six cents ans après la bataille de Platée, on célébrait aux tombeaux de ceux qui avaient payé de leur vie la délivrance de la Grèce : un repas funèbre leur était encore offert comme au lendemain de la victoire.

Si les morts ensevelis avec leurs vêtemens, leurs armes et tout ce qu’ils avaient aimé, étaient, au jour des funérailles et aux anniversaires, honorés par des sacrifices et un repas funèbre, si les libations de lait et de vin, répandues autour de la tombe, avaient pénétré jusqu’à leurs lèvres avides, ils devenaient les protecteurs des parens, des amis qu’ils avaient laissés sur la terre. On les vénérait comme des démons bienfaisans ; on leur adressait des prières et l’on pensait être secouru par eux dans ses tristesses ou dans ses malheurs. « O mon père ! s’écrie Electre sur le tombeau d’Agamemnon, sois avec ceux qui t’aiment ! Je t’appelle, entends-nous ; parais au jour ; contre les ennemis sois avec nous ! Pour libation d’hyménée, je t’apporterai de la maison paternelle l’offrande de tout mon héritage, et cette tombe restera le premier objet de mon culte. » Platon respectait cette vieille croyance aux démons bienfaisans : « D’après nos plus anciennes traditions, disait-il, il est incontestable que les âmes des morts prennent encore quelque part aux affaires humaines. » Mais elles refusaient de répondre, si aux funérailles tout n’avait pas été accompli selon les rites. Périandre, veuf de sa femme Mélisse, la fit consulter au sujet d’un trésor. La morte refusa de répondre : « J’ai froid, dit-elle, je suis nue ; les vêtemens qu’on a mis en terre avec moi n’ayant pas été brûlés, ne me servent à rien. »

Avec le temps et les progrès de la pensée, surtout par l’action des mystères, où des promesses de béatitude seront fuites aux initiés, la demeure ténébreuse s’éclairera. Homère n’accordait aux morts qu’une triste condition ; Aristophane et Plutarque les verront mener gaîment leur vie d’outre-tombe sous une lumière éclatante et dans l’air le plus pur, au milieu de danses et de jeux animés par l’harmonie des chœurs. À ces plaisirs matériels qui rappellent ceux des îles Fortunées, Pindare ajoute ce qui serait pour nous la suprême récompense : « la connaissance du commencement et de la fin de la vie, » ou la science complète et toutes les joies de l’intelligence. Le Phédon donne même aux initiés, c’est-à-dire aux élus, « la contemplation des dieux, en qui ils habiteront et vivront. » On ira encore plus loin : « Quand tu auras abandonné la dépouille mortelle, disent les Vers dorés, tu t’élèveras dans l’air libre et tu deviendras un dieu incorruptible. La mort n’aura plus d’empire sur toi. » L’épitaphe d’une jeune Grecque porte même ces mots qui ne sortent plus de l’imagination d’un poète ou d’un philosophe : « Ma mère, ne me pleure pas ; à quoi bon ? Vénère-moi plutôt, car je suis devenu l’astre divin qui paraît au commencement du soir. » Au IVe siècle de notre ère, les grands païens croyaient encore que l’âme des justes remontait au ciel pour jouir d’un éternel séjour dans les astres.

Les Grecs avaient chargé un dieu, Hermès Psychopompe, de conduire les âmes aux champs Élyséens, et, par le droit d’assistance et de châtiment qu’ils reconnurent « à leurs morts, ceux-ci semblèrent participer de la divinité ; ils devinrent les auxiliaires des déités chtoniennes et furent appelés des dieux. Au temps où le polythéisme se mourait, Cicéron écrivait très sérieusement : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent mis au nombre des dieux… Rendez aux mânes ce qui leur est dû ; tenez-les pour des êtres divins ; » et lui-même voulut consacrer un temple à sa fille Tullia. Tous les tombeaux romains portaient l’invocation : Diis Manibus, et bien souvent ces mots : Sit tibi terra levis, ou mieux encore : Ave et vale. Il n’y a pas bien longtemps que, dans quelques-unes de nos provinces, au repas des funérailles, on buvait à la santé du « pauvre mort. »

Rapprochez maintenant les paroles qu’Homère prête à l’ombre d’Achille de celles que prononça Julien mourant, et vous verrez que l’hellénisme, en idéalisant peu à peu la mort, est arrivé jusqu’aux confins du christianisme.


V

Le culte des morts, qui ne se pratiquait qu’aux anniversaires, était la partie extérieure de la religion domestique ; le culte du Foyer en fut la partie intime et discrète et il s’accomplissait à tous les instans du jour.

Des souvenirs inconsciens que les Grecs gardaient du vieil Orient les avaient conduits à l’adoration du feu. Une de leurs plus vieilles légendes montrait Prométhée dérobant au ciel cet agent primordial de la nature qui mit aux mains de l’homme une puissance presque égale à celle des dieux. Une étincelle de ce feu brillait jour et nuit au foyer de chaque maison, mais il était plus pur que celui qui assouplissait les métaux, car il représentait Vesta (Hestia), la déesse vierge et la sœur aînée de Jupiter. L’image se confondant avec l’être représenté, ce feu était Vesta elle-même, la gardienne de la maison, la protectrice de la famille. Devant elle ne se disaient point les paroles que la chaste déesse ne devait pas entendre et il ne se faisait rien qu’elle ne dût voir. Le père, seul prêtre du culte domestique, lui donnait les prémices de chaque repas ; il répandait pour elle des libations de vin et d’huile, et la flamme alimentée par cette offrande s’élevait plus brillante : la déesse remplissait la maison de ses purifiantes clartés.

Elle était associée aux joies de la famille. Le cinquième jour après la naissance d’un enfant, la nourrice, portant le nouveau-né dans ses bras et suivie de toute la parenté, faisait trois fois le tour du foyer, ἀμφιδόμια (amphidomia). C’était là, près de l’autel de Vesta, que l’enfant entrait véritablement dans la vie, car de ce jour cossait pour le père le droit d’abandonner son fils. Là aussi venait s’asseoir le nouvel esclave qui entrait dans la maison et, sur sa tête, on répandait des figues sèches, des dattes, des gâteaux qu’il partageait avec ses compagnons de servitude : c’était un jour de fête que Vesta leur donnait.

Pour les Grecs et les Romains, il n’y avait point de repas sans sacrifice, de même qu’il n’y en a pas pour les chrétiens sans prière. L’autel de ce culte domestique était le foyer ; et comme dans ces intelligences, traversées tout à la fois de lueurs éclatantes et d’ombres épaisses, le sentiment religieux ne distinguait pas la réalité de la fiction poétique, le foyer devint un objet sacré, un être divin. C’est à lui qu’Alceste mourante adresse ses dernières supplications et Agamemnon son premier salut, au joyeux retour de Troie ; à lui encore que la pieuse femme de Mégare confie les ossemens de Phocion en attendant qu’ils puissent être rendus au tombeau des aïeux.

Cette religion de la famille avait la sanction de l’état : elle était une des conditions du droit de cité complet. Qui perdait sa propriété et par conséquent n’avait plus ni foyer héréditaire, ni tombeau des aïeux, ne pouvait aspirer aux charges publiques, même à celles dont les titulaires étaient tirés au sort. Celui-là semblait abandonné des dieux et devenait comme un étranger dans sa ville.

La cité, ou la famille agrandie, avait son foyer public et toute ligue possédait un foyer central : ceux de Delphes et d’Olympie servaient à la Grèce entière. Les sacrifices, même pour les dieux les plus honorés, ne commençaient qu’après une prière et une libation à l’autel de Vesta. Quand le Mède eut été chassé de la Grèce, la Pythie ordonna d’éteindre, dans tous les prytanées, les feux qu’avait souillés la présence des barbares et de les rallumer avec la flamme prise à Delphes, au foyer national. A Sparte, la coutume était qu’on portât en tête de l’armée « le feu sacré qui ne s’éteint jamais, » afin qu’en toute circonstance, à l’entrée dans le pays ennemi et au moment du combat, le roi pût faire un sacrifice et connaître les signes favorables ou contraires. De même, au départ d’une colonie, les émigrans emportaient du feu pris au foyer public de la métropole, et à ce feu s’allumaient tous ceux des nouveaux autels. Comme dans la maison Vesta présidait au repas de la famille, elle présidait dans le irpuTaveïov au repas des prytanes et des citoyens qui avaient obtenu par décret public l’honneur d’être nourris aux frais de l’état. Chez certains peuples, il existait des tables communes. Ces agapes fraternelles, nécessité des anciens jours, étaient un acte religieux autant que politique, une communion avec les dieux et avec la cité, qui donnait au patriotisme une singulière énergie. Pour les vieux poètes, la cité est l’endroit où se font les sacrifices aux dieux.

Vesta, « la déesse bienfaisante et secourable, » avait un autre privilège : son autel était un asile inviolable. Au moment de l’assaut suprême, Priam se retire près de son foyer : « les armes ! dit Hécube au vieux roi, ne le défendront pas, mais cet autel nous protégera. » Thémistocle, menacé de mort, se réfugie chez son ennemi le roi des Molosses ; de retour dans son palais, Admète trouve le proscrit assis à son foyer : il refuse de le livrer et le sauve. A Rome, les vierges de Vesta délivraient le condamné mené au supplice, si elles le rencontraient par hasard, ce qui veut dire : si la déesse les avait conduites sur le chemin du malheureux.

La société gréco-latine avait une double assise, la pierre du foyer et la pierre du tombeau. Autour de l’une s’était formée la famille sous l’autorité morale et religieuse du père ; autour de l’autre se conservaient le respect des aïeux et le culte héréditaire.

Nos races latines ont gardé le culte des morts. Puisse-t-il durer toujours pour rappeler le lien moral qui doit unir les générations qui s’en vont avec celles qui arrivent, puisqu’il existe entre elles une étroite solidarité pour les fautes commises et pour l’expiation inéluctable ! Mais souvent le mal sort du bien. L’antique et pieuse coutume d’honorer les morts comme des êtres divins conduisit les Grecs, puis les Romains, à décerner l’apothéose à des princes. La divinisation des rois et des empereurs, qui nous est justement odieuse, ne l’était pas plus aux contemporains que la canonisation ne l’est aux catholiques. C’est parce qu’on n’a pas reconnu une croyance enracinée durant des siècles au cœur des populations, qu’il a été écrit tant de déclamations contre les honneurs rendus aux Divi Augusti.


VI

Dans toutes les religions, même dans les meilleures, la morale n’a été, pour un grand nombre de croyons, que la piété extérieure, c’est-à-dire l’observance des rites. Le polythéisme grec, qui soumettait les êtres divins à toutes les faiblesses humaines et qui les montrait jaloux, vindicatifs, cruels, aurait en peu d’influence morale, si ces maîtres de l’Olympe tant occupés de leurs plaisirs, de leurs colères et de leurs vengeances, n’avaient été aussi, dans la pensée populaire, par une heureuse contradiction, les gardiens vigilans de la justice. Ils passaient pour veiller à la sainteté des sermens, et leurs autels étaient l’asile des supplians. Sombres et inexorables ministres des vengeances célestes, les Erinnyes (Furies) s’attachaient aux coupables, vivans ou morts. Les cheveux entrelacés de serpens, une main armée d’un fouet de vipères, une torche dans l’autre, elles jetaient l’épouvante dans son âme et la torture dans son cœur. L’étranger, l’impie, qui, par ignorance, pénétrait dans leur temple, était aussitôt saisi d’une frénésie furieuse. Quand les vieillards de Colone sont contraints d’approcher de l’enceinte redoutable où Œdipe, poussé par le Destin, s’est réfugié près de leur sanctuaire, ils marchent, dit Sophocle, sans regarder, sans parler, adressant des lèvres une prière muette aux déesses qu’on appelle les Euménides, ou les Bienveillantes, pour ne pas prononcer leur nom redoutable.

Déifications terribles des remords et gardiennes de la justice dans la famille et dans la cité, les Érinnyes étaient d’autant plus nécessaires, comme sanction morale, à cette religion, que celle-ci fut d’abord peu explicite sur la vie à venir. S’il y avait pour certains morts des supplices et des récompenses, combien la brillante imagination des Grecs, même celle d’Homère, était stérile, lorsqu’il fallait décrire les joies des champs Élyséens !

Hésiode ne jette pas sur l’autre vie plus de clarté. Son poème des Travaux et des Jours est d’une morale très pure ; le vice y est puni, la vertu récompensée, mais sur cette terre. De la vie d’outre-tombe il ne s’occupe pas, si ce n’est en quelques vers pour les héros du quatrième âge qui jouissent en paix du bonheur dans les îles Fortunées, sur les bords du profond océan. Ils cueillent trois fois par an des fruits doux comme le miel sur des arbres toujours en fleurs. C’est mieux que l’enfer du poète de Chios, mais quelle mélancolique demeure, et que de vides dans cette existence alanguie, où ne se trouve rien de ce qui fait le charme de la nôtre : l’effort pour l’action ou pour la pensée ! Deux ou trois siècles plus tard, Pindare accorda aux morts quelque chose de plus : il leur envoya un rayon de la gloire humaine. « Va, Écho, va porter par-delà les sombres murs de Proserpine, aux pères des vainqueurs de Delphes et d’Olympie, la nouvelle des victoires de leurs fils. » Et ailleurs : « Il faut donner aux morts une part de gloire ; la poussière qui les recouvre n’arrête pas le bruit des exploits accomplis par leur race. »

Cette religion, reflet de l’ancien état social, dispense parcimonieusement l’immortalité ; elle la promet seulement aux héros ; pour la foule, elle ne doit compter que sur les biens et les maux d’ici-bas. Ceux qu’on voit aux enfers récompensés ou punis sont, comme Tantale et Sisyphe, des rois qui avaient offensé les dieux ou des chefs à qui leur naissance et de glorieux exploits avaient valu le privilège de goûter les tristes plaisirs de la seconde existence. Pindare n’ouvre ses champs Élyséens qu’aux puissans ou aux victorieux qui ont en dans les veines quelques gouttes du sang divin, et il ne s’inquiète pas plus qu’Homère des petits et des humbles. La persévérance de ce sentiment fait comprendre la longue durée du pouvoir des Eupatrides, descendans des dieux ou des héros, et la violence des luttes qui éclateront entre les deux partis que Théognis appellera le parti « des bons » et celui « des mauvais. » En parlant ainsi, le poète aristocratique de Mégare prononçait des paroles de haine et de division ; mais dans l’Hellade des anciens jours, prévalait un sentiment contraire, celui qui se forme naturellement dans les sociétés barbares où, l’autorité publique étant faible, l’union dans la tribu doit être forte. Un lien de solidarité attachait alors les uns aux autres tous les membres d’une même famille, d’une même cité. On croyait que les fils étaient punis ou récompensés jusqu’à la troisième génération pour les fautes ou les vertus des pères, les peuples pour les rois, les rois pour les peuples ; qu’un crime individuel attirait la famine ou la peste, et que la piété les éloignait ; croyance précieuse, à défaut d’un mobile plus énergique, et frein puissant pour la famille et la cité. L’histoire des Alcméonides en montrera l’importance politique.

« Quand les hommes, dit Homère, au mépris des lois de Jupiter, violent la justice dans les places publiques et la font esclave de leurs passions, le dieu irrité déchaîne les tempêtes sous lesquelles la terre gémit. Les fleuves, ministres de sa colère, débordent ; les torrens arrachent des montagnes, arbres et rochers, et les champs du laboureur ne sont plus que misère et désolation. » Hésiode dit mieux encore : « O Perses, écoute la Justice… Couverte d’un nuage, elle suit les peuples pour châtier les méchans… La cité qui l’honore prospère ; la paix nourricière l’habite, car Jupiter qui voit tout n’envoie jamais la guerre impitoyable ni la famine au milieu des hommes justes. Pour eux, la terre porte de riches moissons ; le chêne donne ses fruits, les brebis leur toison pesante, et les femmes des fils semblables à leurs pères. Mais souvent une ville tout entière est punie à cause d’un seul méchant qui machine de criminels projets. Du haut du ciel, le fils de Saturne lance sur eux un double fléau, la peste et la famine ; et les peuples périssent, les femmes n’enfantent plus, les familles décroissent. Ou bien il détruit leur vaste armée, renverse leurs murailles, et se venge sur leurs navires, qu’il engloutit dans la mer. O rois ! vous aussi, songez à ces vengeances ; car trente mille génies, ministres de Jupiter, ont les yeux ouverts sur les actions des hommes et parcourent incessamment la terre ; la Justice, vierge immortelle, est assise à côté du maître des dieux. »

Ainsi, selon la croyance à l’expiation, la famille répond pour l’individu, la cité pour le citoyen.

La même pensée se trouve trois siècles plus tard dans Eschyle et dans Hérodote. La Pythie, consultée sur un dépôt qu’un Spartiate voulait nier, lui répond : « Songe que du serment naît un fils sans nom, sans mains, sans pieds, qui d’un vol rapide fond sur l’homme parjure et ne le quitte point qu’il ne l’ait détruit, lui, sa maison et sa race entière ; au lieu qu’on voit prospérer les descendans de celui qui a religieusement observé la parole. » Toute la poésie dramatique d’Athènes montrera le crime suivi de l’expiation. « La justice, s’écrie Solon, finit toujours par triompher ; » aux derniers jours de l’hellénisme, Plutarque écrira encore un traité fameux sur les Délais de la justice divine. Si donc les Grecs n’avaient, comme les anciens Juifs, qu’une idée vague et confuse de l’autre vie, ils croyaient à l’intervention du ciel dans la vie présente, et cette croyance à la responsabilité personnelle ou héréditaire, si l’on ne considère que l’influence morale, rendait l’autre moins nécessaire, car, bien acceptée, elle ferait comprendre qu’un lien d’étroite solidarité attache les uns aux autres les membres de toute association civile ou naturelle. La science moderne n’a-t-elle pas reconnu que beaucoup de choses s’expliquent pour les individus par l’hérédité physique ou morale et, pour les sociétés, par le passé de fautes ou de gloire qu’elles traînent derrière elles ?

Lorsque Créon reproche à Antigone d’avoir violé son ordre royal qui interdisait d’accomplir pour Polynice les cérémonies funèbres, la noble fille répond au tyran en invoquant « ces lois éternellement vivantes, qu’aucune main n’a écrites, mais que les dieux et la Justice, leur compagne, ont gravées au cœur de tous les hommes. » C’est le cri de la conscience que révolte l’iniquité, et ce cri, les persécutés de tous les temps l’ont jeté à la face des persécuteurs. Aux anciens jours, nul ne pensait à cette opposition entre la loi naturelle et la loi civile, dont les résultats marquent le mouvement de la civilisation, et, tout en répétant les histoires légères qui couraient sur la plupart des divinités, comme pour justifier, aux yeux des Grecs, leurs propres faiblesses, on avait la crainte des dieux, vengeurs de l’injustice, et, si l’on violait un serment prêté avec les imprécations solennelles, on redoutait les Érinnyes, gardiennes des lois morales. Le dieu même qui manquait à son serment, après avoir juré par le Styx et les divinités infernales, était exclu de l’Olympe pour neuf années. Le serment, si fortement consacré par la religion, sera aussi le lien, longtemps respecté, de la société civile et politique.

Cependant, il faut dire qu’avec les dieux de la Grèce et avec la morale célébrée par les poètes, il est aussi des accommodemens. Apollon, qui fait tuer Clytemnestre par son fils, recommande à Oreste d’employer le mensonge et la ruse contre les meurtriers d’Agamemnon. Aussi trouve-t-on dans Homère les deux représentans du génie grec : pour l’héroïsme, Achille, à qui rien ni personne ne résiste et qui hait le mensonge « autant que les portes de l’enfer ; » pour l’adresse et la subtilité, qui tournent tous les obstacles, Ulysse, le fils de Sisyphe, et, comme lui, le grand trompeur.


VII

L’espérance dans la protection des esprits ou des dieux a été partout l’origine du culte. Les Grecs ont cru, comme les autres peuples, qu’ils pouvaient apaiser ou séduire leurs divinités par de pieuses offrandes et des prières, par des vœux et des sacrifices ; quelquefois, dans les anciens temps, par des sacrifices humains. Si l’odeur des victimes brûlées sur les autels était pour elles un délicieux parfum, c’est que l’oblation faite par les fidèles d’une portion de leurs biens montrait un cœur humble et repenti. C’était aussi, c’était surtout parce que de nombreuses victimes offertes sur le même autel flattaient l’orgueil du dieu, en attestant quels honneurs lui étaient rendus sur la terre. Du reste, il permettait à ses adorateurs, comme un père débonnaire à ses enfans, de s’asseoir au festin qui lui était servi et de partager avec lui la victime. Un sacrifice était un repas sacré, une sorte de communion religieuse entre le dieu, les prêtres et les fidèles. Ceux-ci, pour faire honneur au dieu, consommaient le plus possible de viandes saintes, de gâteaux sacrés et de vin ayant servi aux libations. Μεθύειν (Methuein), dit Aristote, signifiait d’abord boire après le sacrifice ; les pieux excès, si souvent renouvelés, lui valurent le sens de s’enivrer.

Le sacrifice le plus complet, mais le plus rare, était l’holocauste, où la victime réservée au dieu seul était brûlée tout entière ; le plus solennel, l’hécatombe ; le plus efficace, celui ou avait coulé le sang le plus précieux, comme dans l’immolation d’Iphigénie, la vierge fille du roi des rois. Le pauvre qui n’avait pas de victimes offrait de petites images en pâte, et ce sacrifice n’était pas le moins bien reçu. Apollon surtout exerçait sur ses fidèles une action morale. Un riche Thessalien immole à Delphes cent bœufs aux cornes dorées, tandis qu’un pauvre citoyen d’Hermione s’approche de l’autel et y jette une poignée de farine. « Des deux sacrifices, dit la Pythie, le dernier est de beaucoup le plus agréable au dieu. » Les philosophes des derniers temps parleront ainsi et ne tiendront nul compte de l’ostentation des sacrifices fastueux. Mais, avant eux, Euripide avait écrit : « Des hommes apportent au temple de chétives offrandes et ils sont peut-être plus religieux que ceux qui immolent de grasses victimes. » La Grèce, qui, dans son premier âge, croyait que les grands seuls étaient écoutés des dieux, ouvrira donc, dans le temps de sa maturité, les temples et le ciel à l’indigent obscur. Cette révolution morale correspondra à la révolution politique qui donnera des droits à ceux qui, aux premiers jours, n’en avaient pas.

Les offrandes devaient être pures, les victimes parfaites, le prêtre ne pas avoir un défaut dans son corps, le suppliant une pensée mauvaise dans son esprit, et l’on ne s’approchait des autels qu’après s’être purifié par l’eau, symbole de la purification morale. A la porte du temple se tenait un prêtre qui répandait l’eau lustrale sur les mains et la tête des fidèles ; quelquefois même on recourait à une sorte de baptême par immersion. Dans toutes les religions, la purification est l’acte nécessaire pour approcher du dieu. « Mais, dira la Pythie, si, pour purifier l’homme de bien, une goutte de cette eau suffit ; pour le méchant, l’océan tout entier ne suffirait pas ; » et les prêtres d’Esculape, à Épidaure, avaient écrit sur son temple : « Ce sont les pensées saintes qui font la pureté véritable. »

Pour expier un meurtre, même involontaire, il fallait des purifications solennelles. La légende en imposait à Apollon après qu’il eut tué le serpent Python et percé les Cyclopes de ses flèches. Un meurtrier se présente à Delphes, l’oracle le repousse et lui impose, comme pénitence publique, d’aller, dans un temple du cap Ténare, se soumettre aux cérémonies expiatoires. Les villes mêmes, afin d’éloigner un fléau ou de conjurer la colère d’un dieu, devaient être purifiées ; ainsi Athènes le sera par Épiménide, et Délos par les Athéniens.

Un rite plus singulier se pratiquait à Samothrace. Les Cabires obligeaient le suppliant à se confesser d’abord à leurs prêtres. Même exigence à Delphes : le coupable devait avouer son crime au prêtre d’Apollon et promettre le repentir.

Sur un point de la Grèce subsistait un reste de l’ascétisme indien. Dans une invocation à Zeus, « qui habite la froide Dodone, » Achille parle des Selles, « ses interprètes, qui couchent sur la terre une et dont l’eau ne lave jamais les pieds. » Mais les Grecs n’attachaient aucun mérite à ces privations. Ils voulaient bien prier les dieux et leur faire des offrandes ; ils n’entendaient pas leur sacrifier les joies de la vie.

Ces dieux, nés de la terre, passaient pour rester en communication constante avec les hommes. A chaque instant, des signes se montraient dans l’air, dans le corps des victimes, et des oracles parlaient dans tous les temples. Deux aigles planant sur l’assemblée que Télémaque avait convoquée dans Ithaque et se déchirant le cou avec leurs ongles, prédirent aux prétendans le sort qui les attendait. Les entrailles des victimes, dont un défaut de conformation était un signe funeste, la direction de la flamme et de la fumée du sacrifice, le vol des oiseaux, surtout de ceux, messagers célestes, qui, descendant des hauteurs de l’atmosphère, semblaient en rapporter des ordres suprêmes, l’éclair qui déchire le ciel, les songes envoyés par Jupiter, des sons inattendus, des rencontres fortuites d’hommes et d’animaux, des mots prononcés au hasard, car le hasard était la volonté divine, révélaient aussi l’avenir. Des devins interprétaient les présages et les prêtres faisaient parler les dieux. Il y avait donc comme un dialogue continuel entre le ciel et la terre. Mais le Grec ne courbait pas sa volonté, ainsi que fera le Romain, devant tous les signes que l’aruspice interprétait. Polydamas, pour détourner les Troyens d’attaquer les vaisseaux des Grecs, leur annonce un signe funeste : un aigle au vol altier planait à gauche, tenant dans ses serres un dragon couleur de sang qu’il laissa tomber avant d’avoir atteint son aire et nourri ses aiglons de cette proie vivante. Hector lui répond avec un dédain superbe et un vers héroïque : « Je ne m’inquiète point si des oiseaux volent à ma droite du côté de l’aurore et du soleil, ou à ma gauche vers les ténèbres immenses ; le meilleur des augures est le combat pour la patrie. »

Le temple, celui du moins des âges postérieurs, se composait d’une vaste enceinte limitant le terrain sacré, et que ne devaient jamais franchir ceux à qui il était interdit de participer aux sacrifices communs. Au centre, s’élevait sur une solide assise, le sanctuaire véritable, la cella tournée vers l’Orient, qui renfermait l’image du dieu et souvent celles des divinités ou des héros que le dieu principal consentait à admettre dans sa demeure, ainsi que, dans nos églises, des saints ont des chapelles particulières. Près de la porte, le vase renfermant l’eau lustrale que l’on conservait pure en y jetant du sel ; sous le parvis, ou au bas des degrés qui faisaient le tour de l’édifice, l’autel qui, dans l’origine, n’était qu’un tertre ou un monceau de pierres, et qui plus tard fut une table de marbre entourée de guirlandes de fleurs et décorée de bas-reliefs. A Olympie, on ramassait chaque jour les cendres des victimes, on les gardait avec soin, et au bout de l’an, après les avoir délayées avec de l’eau puisée dans l’Alphée, on en enduisait le grand autel, qui prit ainsi des proportions énormes. Quand Pausanias le vit, il avait cent vingt-cinq pieds de circonférence, et vingt-deux de hauteur. L’autel d’Apollon Spodias, à Thèbes, était également fait de la cendre des victimes.

A l’intérieur des temples étaient suspendues les offrandes des citoyens, des villes et des rois, nombre aussi d’ex-voto, en reconnaissance d’une guérison miraculeuse ou d’un salut inespéré. Souvent l’État et les particuliers mettaient sous la garde du dieu, à côté des richesses du temple, le trésor public ou leur fortune privée.

Au nombre des plus précieux objets étaient les reliques des héros : à Olympie, l’épaule de Pélops, dont le contact guérissait certaines maladies ; à Tégée, les ossemens d’Oreste, qui donnèrent aux Tégéates la victoire tant qu’ils surent les garder. Lorsqu’ils les eurent perdus par la fraude pieuse de Lichas, il leur resta les cheveux de Méduse, qui, placés sur les murs, suffisaient à mettre en fuite l’armée ennemie ; l’orteil de Pyrrhus faisait aussi merveille.

Les statues des dieux devaient, pour le moins, posséder autant de vertus que les reliques des héros. Elles en avaient de particulières : l’une guérissait les rhumes, l’autre la goutte. L’image d’Hercule à Erythrée avait rendu la vue un aveugle, et, à Trézène, la massue du héros tombée à terre était devenue un magnifique olivier sauvage. Plus souvent, les simulacres se couvraient de sueur, agitaient les bras, les yeux, leurs armes ; c’étaient de grands signes. Dans ces temples, foyers de la superstition populaire, tout s’animait et parlait ; il y avait même des miracles périodiques : à Andros, le jour de la fête de Bacchus, l’eau se changeait en vin.

Instrumens dociles ou acteurs intéressés de ces merveilles, à la fois complices des fraudes pieuses et adorateurs convaincus des miracles qu’ils opéraient, les prêtres gagnaient, à faire parler les dieux, de la considération et du bien-être. Ils recevaient leur part des victimes, quantités d’offrandes, soit en objets précieux pour la décoration du temple ou de la statue d’un dieu, soit en terres dont le produit leur appartenait, sous la surveillance d’un conseil de fabrique et sous la condition d’employer ces revenus à l’entretien du sanctuaire et aux dépenses du culte. Delphes avait des domaines aussi grands qu’une province. L’Athénien Nicias donna, un jour, au temple de Délos un palmier de bronze pour le dieu et une terre de dix mille drachmes pour les prêtres, qui s’obligèrent, en retour, à célébrer chaque année un festin sacré en son honneur et à prier pour lui : on dirait une de nos fondations de messe perpétuelle. Diodore de Sicile parle d’un temple dont les prêtres nourrissaient trois mille bœufs dans leurs prairies. Des esclaves étaient aussi donnés aux dieux ; ils devenaient alors hiérodules ou serviteurs du temple, et cette condition leur assurait un sort préférable même à celui de l’affranchi : peu de travail, grasse nourriture et aucun souci d’avenir.

« L’autel des dieux, dit Euripide, est le refuge commun. » Avant lui, Eschyle avait écrit de son style énergique : « L’autel vaut mieux qu’un rempart ; c’est une armure impénétrable. » Les temples avaient donc, ainsi que nos églises du moyen âge, le droit d’asile. S’ils se fermaient devant l’excommunié, ils s’ouvraient, par une touchante exception, pour le suppliant. Celui qui portait les bandelettes de laine ou les rameaux verts, signes du malheur et de l’invocation adressée à la protection divine, avait toujours le droit de les déposer sur l’autel, près duquel il s’asseyait lui-même, sous l’œil et la main du dieu. Pour lui, les bois sacrés où le prêtre seul avait droit d’entrer devenaient une retraite inviolable. Parfois, la protection de l’asile le suivait hors du temple, et le débiteur, l’esclave réfugiés dans l’enceinte sacrée, y laissaient, en sortant, l’un sa dette, l’autre sa servitude. « Il suspendait ses chaînes, dit Pausanias, aux arbres du bois sacré, et il était affranchi d’esclavage. » Ailleurs le maître était forcé de composer avec lui. Nombre d’amendes étaient prononcées au profit des dieux ; elles allaient, avec la dîme du butin et, chez quelques peuples, avec celle des fruits de la terre, grossir le trésor des temples. Au Ve siècle, celui de Minerve à Athènes recevra au soixantième des tribus des alliés, soit chaque année dix talens. Aussi les temples seront-ils assez riches pour faire la banque en prêtant à gros intérêts[1]. On ne voit pas cependant que le sacerdoce païen ait jamais en à son usage privé des biens considérables comme notre ancienne Église. Les rêtres étant, dans la vie ordinaire, citoyens ou magistrats et pontifes seulement à l’autel de leurs dieux, les biens restaient attachés au temple sous une administration séculière[2] et servaient de ressource à l’état dans les nécessités publiques, au lieu de devenir la propriété d’une caste sacerdotale, qui n’exista jamais en Grèce. Certaines familles, à cause des légendes formées autour de leur nom, possédaient bien des sacerdoces héréditaires, ceux des dieux et des héros regardés comme les auteurs de leur race, ou dont elles avaient apporté le culte dans la cité. Mais cette hérédité religieuse, qui aux anciens jours avait fait leur puissance, ne leur valut, dans l’époque historique, que des honneurs et ne les affranchit d’aucun des devoirs du citoyen. Gardiens de la divinité, de son temple, de ses trésors et des traditions de son culte, les prêtres n’étaient que des fonctionnaires religieux. Ils guidaient les citoyens dans l’accomplissement des rites et ils repoussaient de l’autel national l’étranger qui n’avait pas le droit de sacrifier aux divinités poliades.

Une autre conséquence de l’absence en Grèce d’un corps sacerdotal fut qu’il n’y eut pas plus de dogme pour gêner les philosophes qu’il n’y avait de « temporel d’église » pour gêner l’état. Le Credo n’ayant pas été mis sous la garde jalouse d’une classe intéressée à le retenir au fond d’un sanctuaire, derrière des portes d’airain, la Grèce deviendra, par excellence, le pays de la libre recherche dans le domaine de la pensée.

Ce clergé, si faible politiquement, était cependant armé d’un droit considérable : il pouvait exclure un coupable des sacrifices communs et appeler la malédiction divine sur la tête d’un sacrilège. Debout et la tête tournée vers l’occident, le prêtre le maudissait en secouant sa robe sacerdotale, comme s’il le rejetait du temple et de la cité. Mais cette excommunication différait de la nôtre en un point essentiel, elle frappait pour des actes, non pour des croyances. Et comme les divinités étaient nombreuses et diversement honorées dans chaque ville, la condamnation prononcée en leur nom n’avait pas le caractère redoutable des sentences portées, au nom d’un dieu unique, par une église universelle qui ne laissait point de refuge au condamné. Mais l’excommunication grecque frappera quelquefois toute une ville, même un peuple entier que d’autres peuples feront mettre au ban de la Grèce. Alors auront lieu les longues guerres et les abominables égorgemens qui sont habituels dans les luttes religieuses.

Tels étaient les traits généraux du polythéisme grec. J’ai déjà montré le peu d’influence morale de cette religion, qui représentait les dieux comme livrés aux plus honteuses passions, commettant le vol, l’inceste, l’adultère, respirant la haine, la vengeance, et qui obscurcissait la notion du juste, en légitimant le mal par l’exemple de ceux qui auraient dû être la personnification du bien. Il faut aller plus loin et voir en elle une cause active de la démoralisation qui se développa dans les âges postérieurs. Le fond du polythéisme étant l’adoration des forces productives de la nature, il y eut toujours dans son culte des rites scabreux et des images qui devinrent obscènes, parce qu’on voulut figurer par des symboles matériels les diverses conceptions du naturalisme[3]. Pour quelques-uns, qui dans le signe extérieur ne voyaient que l’idée, combien finirent par ne plus voir que la représentation qui plaisait à leurs sens et qui leur semblait justifier le désordre en le divinisant ! Aussi Aristote dira-t-il : « Il ne doit être permis qu’aux pères de famille de célébrer les rites où la pudeur des enfans serait compromise, et il sera défendu à ceux-ci d’assister aux représentations des comédies et des drames satiriques jusqu’à ce qu’ils aient l’âge nécessaire pour se préserver eux-mêmes des mauvaises influences. Ces légendes des dieux, toutes remplies de leurs amours, forcèrent la piété et la poésie à s’arrêter avec complaisance sur des détails voluptueux et impurs, dont le moindre mal fut de priver les Grecs d’une des grâces les plus charmantes de l’art, de la pensée et du sentiment, la pudeur. Les adorateurs de Vénus n’ont guère connu l’amour chaste, et leurs poètes n’ont chanté que le plaisir. Alors, il arriva par le développement parallèle, mais en sens contraire des légendes divines et de la raison humaine, que le polythéisme tomba à cette condition, mortelle pour un culte, que la religion fut d’un côté et la morale de l’autre ; car les idées religieuses sont transitoires et changeantes comme toutes les conceptions de l’esprit, au contraire des instincts moraux, qui sont éternels, comme l’humanité, et qui se développent à mesure que la conscience de l’homme s’élève et s’épure. La lutte entre ces deux forces, quand elle éclate, est nécessairement fatale à la première.

Une dernière remarque. La vie religieuse de la Grèce a été un culte d’intérêt et ne fut jamais un culte d’amour. Comme il fallait aux ombres des morts goûter au sang d’un sacrifice pour retrouver une vie d’un moment, les dieux étaient supposés avoir besoin de victimes et d’honneurs pour conserver leur rang dans l’Olympe et leur crédit parmi les hommes. Aussi étaient-ils favorables aux cités qui célébraient pour eux les fêtes les plus magnifiques ; mais, parmi les dons que leur accordaient les hommes, n’était point la bonté, qui a conquis le monde à un autre dieu. De son côté, le suppliant leur demandait pour sa vie terrestre, en retour de ses dévotions, des biens solides ; de sorte que les pompes religieuses cachaient un marché : « Donne et tu recevras. » Dans Homère, Chrysès exige qu’Apollon le défende, parce qu’il lui a sacrifié beaucoup de gras taureaux ; et, pour se venger d’Œnoe, qui négligeait son autel, Diane envoya dans son royaume le sanglier farouche qui dévasta les campagnes « de la riante Calydon. » Eschyle exprime donc le sentiment qui était au fond de tous les cœurs, lorsqu’il met cette prière dans la bouche du roi thébain que menacent de puissans ennemis : « O dieux qui habitez parmi nous, si vous donnez le succès à nos armes, si notre ville est sauvée, j’arroserai vos autels du sang des brebis et des taureaux. » Rome pensera de même : elle promettra à Jupiter des jeux magnifiques, à condition qu’il la fasse triompher du roi de Macédoine. Les Grecs n’ont pas en pour leurs dieux un respect filial ; ils les honoraient par crainte, les sachant envieux de toute prospérité humaine, et jamais ils ne les ont aimés. Lorsque Télémaque voit son père transfiguré par Minerve, il le prend pour un dieu et ses premières paroles expriment l’effroi : « Apaise-toi ; nous te ferons d’agréables sacrifices et des offrandes d’or travaillé avec art ; mais épargne-nous. » Les chiens du vieil Eumée qui ont reconnu la déesse éprouvent la même terreur : au lieu d’aboyer, ils s’enfuient en gémissant. Comme des solliciteurs que rien ne rebute, les Grecs cherchaient chaque jour à gagner leurs dieux par des présens afin qu’ils détournassent l’infortune de leur maison ou de leur cité ; mais ils n’attendaient pas d’eux, pour la vie d’outre-tombe, la béatitude que des religions différentes promettent à leurs adorateurs, et ils ne mettaient pas le bonheur éternel dans la contemplation des perfections divines. Sans doute l’amour divin, comme tous les autres, excepté l’amour maternel, est intéressé, mais il exalte les âmes ; il fait des martyrs, et l’hellénisme n’en a pas fait. La cité en a eu, point le temple. La piété d’un Grec était le patriotisme. Il est vrai que, la cité et le temple étant tout un, en mourant pour sa ville, il mourait aussi pour son foyer et pour ses divinités poliades.


VII

Les conceptions d’Homère et d’Hésiode avaient suffi aux besoins religieux du génie grec jusqu’au VIe siècle. Alors la voie où l’héllénisme s’avançait fut élargie par trois puissances nouvelles : les philosophes qui agitaient déjà de bien téméraires questions ; les poètes dramatiques, dont la main hardie remua profondément le vieux monde des légendes héroïques ; enfin, de pieuses confréries qui prétendirent donner satisfaction à des curiosités plus exigeantes que celles des temps passés. Ces associations s’aventuraient, par-delà le culte officiel, en des régions ténébreuses, où l’homme cherchait ce qui pouvait calmer ses inquiétudes. Dans presque toutes les religions, en dehors du culte domestique réglé par le père de famille et du culte public soumis à des rites traditionnels, il se pratique des dévotions particulières, qui, croit-on, conduisent à une vie plus sainte et souvent mènent à de dangereux désordres. Dans la seconde moitié du VIe siècle, on commence à parler des livres d’Orphée contenant les révélations nécessaires pour arriver à la vie bienheureuse. Aristote, qui ne croit pas à l’existence de ce personnage mythique, attribue les vers qu’on faisait courir sous son nom à deux contemporains des Pisistratides. Quelle qu’en fût l’origine, cette poésie, qui répondait à certaines aspirations, provoqua la formation de sociétés au sein desquelles les idées religieuses plus étudiées, plus raffinées, se dégagèrent peu à peu des conceptions grossières du culte populaire.

Secte moitié philosophique, moitié religieuse, l’orphisme, qui trouva dans Athènes un lieu d’élection, développa l’idée de l’harmonie du monde, garantie par l’observance des lois morales et, pour la rémission des fautes, par les actes expiatoires qui assuraient la jouissance, après la mort, des plaisirs élyséens.

Dionysos Zagreos, le dragon né dans la Crète ou la Thrace sauvage de Zeus et de Perséphoné, la Junon infernale, et le Dionysos des monts éoliens, que parcouraient les bacchantes furieuses, furent réunis par les Orphiques en une seule divinité chtonienne qu’ils associèrent sous le nom d’Iacchos, à Déméter et à Cora. Le rapprochement était naturel. Cérès, qui avait semé le blé, Bacchus, qui avait planté la vigne, se complétaient mutuellement, comme étant la double expression d’une même force, l’énergie vitale de la nature. Mais le grain qui, enfoui dans le sol, se développe et, après la moisson, recommence une vie nouvelle, le rameau qui, verdoyant au printemps, se charge de fruits à la maturité, puis se dessèche pour revivre au renouveau, étaient aussi le symbole de l’existence humaine et des espérances d’outre-tombe, en même temps que l’image de la passion des deux divinités qui, tour à tour, mouraient et ressuscitaient. Aux premières fleurs qui s’épanouissaient, on chantait la naissance de Dionysos ; l’hiver venu, lorsque la nature était en deuil et la terre inféconde, on pleurait sa mort. Dépouillé de son caractère bestial et orgiastique, il devint le représentant des forces productives, le principe de la vie universelle et le libérateur de nos maux, par l’ivresse bachique ou prophétique sur la terre, par l’ivresse morale dans les mystères, par la félicité promise dans le royaume des ombres à celui qui aura su vaincre ses passions. Par toutes ces raisons, le Dionysos d’Eleusis présidait à la vie et à la mort, et son culte était tout à la fois joyeux et triste, joyeux jusqu’à la licence, triste jusqu’aux pensées sévères de purification et de perfectionnement moral.

Les mystères avaient d’abord parlé aux yeux ; ils étaient un drame religieux bien plus qu’un enseignement philosophique ou moral. Mais l’esprit ne pouvait demeurer inerte en face de ces cérémonies émouvantes. Les uns n’allaient pas au-delà de ce qu’ils avaient vu et s’arrêtaient pieusement à la légende ; d’autres, en petit nombre, s’élevaient du sentiment à l’idée, de l’imagination à la raison, et, grâce à l’élasticité du symbole, y firent entrer peu à peu des doctrines qui n’y étaient certainement pas à l’origine ou ne s’y trouvaient que d’une manière confuse. Démophoon au milieu des flammes fut l’âme qui se purifie au milieu des épreuves ; Proserpine et Dionysos aux enfers, la mort apparente de la moisson humaine ; leur retour sur l’Olympe, la résurrection de la vie et l’immortalité. Plus tard encore, ces idées se précisèrent davantage, et il s’élabora au sein des mystères un polythéisme épuré qui se rapprocha, par certaines de ses tendances, du spiritualisme chrétien. Diodore de Sicile croit que l’initiation rendait les hommes meilleurs et, n’était-ce pas un initié cet Athénien qui, en secret, dotait des filles pauvres, rachetait des prisonniers et enterrait les morts, sans demander à personne sa récompense ?

Cette rapide esquisse montre les étapes successives et le point d’arrivée de la pensée religieuse chez les Grecs. Le Destin n’est plus seul maître de l’homme ; la jalousie des Olympiens est devenue la Justice divine. Dégagé du joug écrasant de la fatalité, l’individu se reconnaît responsable, et la vertu, qui n’était comptée pour rien dans l’ancienne théologie, reprend ses droits. L’enfer se moralise, comme la vie s’est spiritualisée ; le ciel ne s’ouvre plus seulement aux Eupatrides, mais à l’humble et au pauvre honnête ; et le monde, entraîné par les philosophes, se met en marche pour trouver le souverain organisateur des choses. C’est à Platon que saint Augustin empruntera sa démonstration de l’existence de Dieu.


V. DURUY.

  1. Une grande inscription du milieu du Ve siècle, trouvée en ces derniers temps à Eleusis, est un décret du peuple athénien, qui règle « ϰατὰ τὰ πάτρια ϰαὶ τὴν μαντείαν τὴν ἐϰ Δελφῶν » que les Athéniens et leurs alliés offriront aux dieux d’Éleusis 1/6 pour cent médimnes d’orge récolté, 1/12 pour cent médimmes de blé. « Si quelqu’un récolte annuellement plus ou moins, qu’il offre les prémices en proportion. » Le décret ajoute que l’hiérophante et le dadouque, lors des mystères, inviteront les autres cités helléniques à envoyer aussi les prémices de leurs récoltes et que le conseil d’Eleusis fera porter partout cette invitation. Ces orges et fromens, gardés dans des silos, étaient successivement vendus, et, avec le produit, on achetait des victimes pour les déesses et des offrandes pour leur temple. L’inscription se termine par l’annonce d’un autre décret sur les prémices de l’huile. On voit que le temple d’Eleusis était bien renté, puisque les prémices auxquelles il avait droit dépassaient la dîme que notre ancien clergé prélevait sur les récoltes ; mais on avait en soin de fixer quelle serait sur ce revenu la part prélevé par les prêtres et les prêtresses, ce qui ne se faisait pas dans nos églises et nos couvens. (Cf. Foncart, Inscription d’Eleusis et Bull. de corresp. hellén., t. IV, p. 225, et t. VIII, p. 194.)
  2. À Athènes, l’administration des biens de Minerve était régie par dix trésoriers annuellement élus, un par tribu. Ils dressaient l’inventaire des richesses du temple en or, argent, étoffes précieuses et tout ce qu’on appelait le ϰόσμος (kosmos) de la déesse, et ils le remettaient à leurs successeurs en séance du conseil des Cinq-Cents. Les statues les plus anciennes et souvent les plus vénérées étaient informes ; on les couvrait de bijoux, de tuniques, de voiles, de bandelettes, et leur toilette était fréquemment changée. Aussi le vestiaire d’une déesse était très encombré. L’inventaire du temple de Junon, à Samos, qui nous reste, est fort long et très curieux. (Voyez Carl Curtius Inschriften, n° 6, et Foucart, les Clérouquies, p. 387 et suiv.) Des monnaies de Samos montrent que l’usage de costumer ainsi la vieille statue de bois qui représentait liera durait encore sous l’empire romain. Cet usage, qui existe toujours dans l’Inde (Monier Williams, Religious thought in India, p. 114 et suiv.), était pratiqué pour toutes les divinités, comme il l’est encore pour les nôtres. Apulée, Met., 11, représente Isis ayant sur la tête une couronne de fleurs et un nimbe lumineux, vêtue d’une robe à couleurs changeantes et d’un manteau noir semé d’étoiles, et on a les inscriptions d’une Ornatrix Dianœ, Murat, 104, 4, et, à Nîmes, d’une ornatrix fant. (Revue épigraphique du midi de la France, 1885, n" 36, p. 149.) Ce n’était pas la déesse seule que ses fidèles couvraient de voiles magnifiques. Tout autour d’elle et au-dessus de sa tête étaient suspendues des tapisseries richement brodées. (Voyez le curieux livre de M. de Ronchaud : la Tapisserie dans l’antiquité ; la Peplos d’Athéné ; la Décoration intérieure du Parthénon, 1884.
  3. Voyez, dans les Acharniens d’Aristophane, le sacrifice de Dicéopolis à Bacchus, v. 245 et suiv., et dans Origène (adv. Celsum, IV, 48), les paroles de Chrysippe au sujet de l’union de Jupiter et de Junon. Aristote, dans la Politique, VIII, 4, demandait qu’on proscrivit les peintures et les représentations obscènes ; il était cependant force d’accorder lui-même quelques exceptions, et les vases points, les figures et les traditions qui nous restent de l’antiquité montrent combien peu il fut écouté. On sait que les courtisanes de Corinthe avaient des fonctions publiques et religieuses : elles étaient chargées d’offrir à Vénus les vœux des habitans. (Athén., XIII, 32.) Et le dieu sévère de Delphes acceptait, dans son temple, les offrandes des courtisanes (Hérod., II, 135) ; Pausanias, qui n’en rougit pas, vit près du grand autel une statue dorée de « Phryné la Thespionne, » commandée par ses amans et exécutée par un d’entre eux, Praxitèle (Paus., X, 14, 7).