Essais poétiques (LeMay)/Au lecteur

G. E. Desbarats (p. v-xi).


AU LECTEUR



Les uns m’ont dit : « Ne faites plus de vers ; renoncez à la poésie : vous perdez votre avenir et vous vous préparez bien des déboires : vous n’êtes pas riche, et ce n’est pas en rimant que vous ferez entrer l’aisance à votre foyer. » Les autres, à leur tour, m’ont dit aussi : « Chacun doit faire profiter le talent que le bon Dieu lui a confié. Vous avez quelques-unes des qualités qui font les poètes, cultivez la poésie et charmez nos loisirs ; le reste vous viendra comme par surcroît.

Qui donc avait raison ? Les uns et les autres jusqu’à un certain point, mais surtout les premiers : du moins aujourd’hui je suis forcé de le croire. Et je n’ai pas suivi leurs conseils ! Mais est-ce bien ma faute, à moi, si je suis sous l’empire du dieu ou du démon de la poésie ? Depuis mon enfance je n’ai fait que rêver ! Puis-je laisser sans regrets aujourd’hui les régions mystérieuses où mon esprit s’est plu à demeurer, pour me plonger, corps et âme, dans les choses purement matérielles ? Puis-je imposer silence à cette voix impérieuse et ravissante qui s’élève dans mon âme, et qui me dicte des paroles que je ne puis saisir qu’à demi, et dont, hélas ! je ne puis rendre qu’imparfaitement la douceur et la mélodie ? Oh ! il m’en coûtera de descendre à la vie réelle ; de travailler depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher pour gagner un morceau de pain ; de couper les ailes à mon imagination, cette délicieuse folle du logis ! Et cependant il faudra probablement faire cela ; car la misère est à ma porte, et je ne suis pas seul de ma famille au monde.

Ah ! si je n’avais qu’à pourvoir à mes besoins, non je ne vous abandonnerais pas, charmantes rêveries, contemplations suaves et mystérieuses ! Je passerais encore des heures debout, les bras croisés sur la poitrine, écoutant le bruissement ineffable et magique des feuilles sous les agaceries du vent ; regardant couler sous les aunes verts les vagues limpides des petits ruisseaux ; admirant l’éclat et la richesse des nuages que le soleil, à son coucher, borde d’une frange d’or, ou inonde tout entiers de lueurs inouïes ; cherchant à deviner quelque chose de la mystérieuse puissance, de la bonté incompréhensible de Celui par qui tout vit, tout s’anime, tout tressaille et palpite ; demandant à l’étoile sereine et à tous les mondes étonnants que la main du Créateur a jetés dans l’espace, comme une poussière d’étincelles, leurs mystères et leurs secrets ! Peu m’importerait que mon pain fut blanc ou noir ! mon habit tout neuf ou râpé ! je rêverais toujours ! je chanterais toujours ! Mais je me dois à ma famille : il me faut travailler pour la soutenir.

Est-ce donc que je dis adieu à la poésie dès le commencement de ma carrière ? Peut-être : je n’ose me l’avouer, et cependant je crois le pressentir. L’avenir m’effraie : il me paraît bien sombre et gros d’orage. Comme la cigale de la fable j’ai peut-être trop chanté dans la belle saison ; et les fourmis bienveillantes, qui m’ont donné de sages conseils, que je n’ai pas suivis, me fermeront la porte au nez en se moquant de moi.

Que de fois, dans un moment d’angoisse et presque de désespoir, j’ai porté envie aux fils des autres paysans, mes amis et mes camarades d’enfance ! Plus robustes et plus forts que moi, ils n’ont d’autres soucis que de faire une bonne journée de travail, et, le soir, ils reviennent un peu fatigués, peut-être, mais l’esprit en repos, le cœur gai et satisfait. Peu de choses suffisent à leur bonheur : ils ne sont pas le jouet de leur imagination ; ils ne sont pas enchaînés, comme par enchantement, sur le bord d’un ruisseau, devant une fleur, un arbre, un insecte ! Ils ne passent point, une partie de leurs nuits à écouter le bourdonnement du feu dans la porte du poêle, ou du vent dans la cheminée : ils ne voient rien là qui puisse les dédommager de la perte d’une heure de sommeil ; et le sommeil leur est plus profitable.

Que de fois j’ai regretté de ne m’être pas accoutumé aux travaux des champs ! que de fois j’aurais voulu n’avoir jamais fait de vers ! Et pourtant suis-je coupable ? C’est si doux de rêver, de s’élever par la pensée. Et qu’est-ce que l’homme sans la pensée ? Qu’est-ce que l’homme qui travaille du matin au soir, comme le mulet, et qui laisse son esprit s’abrutir, s’identifier, en quelque sorte, avec la matière dont il s’occupe sans cesse ? Quelle jouissance a-t-il de plus que l’animal dont il se sert pour labourer son champ ?

Il en est toutefois qui travaillent des bras et de l’intelligence ; qui se délassent de leurs labeurs en lisant ou en pensant ; qui savent même méditer en travaillant : ceux-là sont des hommes dignes d’envie ; ils sont les favoris de la Providence. Mais autre chose encore est d’élever de temps à autre, en se livrant aux travaux manuels, son esprit vers les choses supérieures, vers les mondes inconnus, vers ce ciel étonnant et magnifique qui se déroule sur nos têtes ; et autre chose de mettre de l’ordre dans ses pensées ; de châtier ses expressions, de polir ses phrases et de les soumettre au rythme, à la mesure et à la mélodie du vers. On peut être penseur et laboureur ou artisan en même temps ; mais il est difficile d’être écrivain. Car celui qui revient à sa maison, le soir, après avoir fait de rudes travaux dans la journée, n’est guère disposé aux rêveries : il ne sent pas beaucoup la flamme poétique se réveiller dans son âme ; et si son imagination veut prendre son essor, elle retombe bientôt sur le sol durci, car elle est enchaînée en quelque sorte au corps fatigué ou souffrant qui la rappelle sans cesse auprès de lui. Alors s’il s’échappe un cri du cœur, c’est un cri de peine, une plainte amère, quelquefois une malédiction. L’âme se plaint et s’indigne d’être captive ; elle se sent faite pour une autre destinée ; ce corps dont elle partage la souffrance lui devient odieux et à charge ; elle voudrait s’en débarrasser : elle envie le sort des riches ; elle trouve injuste la part de ceux qui ont des biens et qui n’ont point d’intelligence, ou qui, s’ils en ont, la laisse se flétrir et se perdre dans la paresse et dans l’oisiveté !

Non, ceux qui écrivent des livres ne sont pas obligés de travailler de leurs mains, du matin au soir, pour subvenir aux besoins de leur famille. Quelques-uns peuvent être pauvres ; mais ceux-là n’ont point de famille à soutenir, et ils aiment mieux manger leur pain sec et boire de l’eau froide que de renoncer au travail de l’intelligence : et ils ont raison.

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Ceux pour qui le chemin de la vie n’est pas tout semé de roses ; ceux qui sont nés sous un modeste toit, au milieu des champs, qui connaissent les privations et les labeurs ; ceux qui souffrent, qui sont rejetés par le monde, et qui se plaisent aux idées de tristesse, et qui se réfugient dans la solitude de leur cœur pour attendre, en pleurant, le jour de la délivrance, ceux-là trouveront quelque charme à la lecture de mes poésies. Ils trouveront peut-être un adoucissement à leur peine, un délassement de leur travail, un baume qui calmera la douleur de leur blessure.

Les riches et les heureux n’aiment guère d’ordinaire les plaintes et les gémissements de ceux que l’infortune poursuit de ses rigueurs : les tableaux sombres et pénibles troublent leur félicité ; la pensée de la mort leur donne le vertige : qu’ils me pardonnent, ceux-là, d’avoir moins cherché à leur plaire. Ils ont tant de moyens de se procurer des jouissances et d’embellir leur vie !

Ce n’est pas l’espérance d’un gain pécuniaire qui m’a amené à publier ce livre. L’exemple de mon ami et confrère en poésie, M. Fréchette, est là pour m’avertir. C’est un joli petit recueil de vers que « Mes Loisirs ; » cependant l’auteur a-t-il rencontré les déboursés qu’il a faits pour le publier ?

Je sais bien que dans notre jeune pays on n’est guère épris de la lecture, ce pain de l’intelligence ; et si l’on veut lire un livre on l’emprunte de son ami plutôt que d’en offrir le prix au malheureux qui a sué sang et eau pour l’écrire.

Toutefois je dois avouer que les pièces de vers que j’ai publiées ont été accueillies avec bien de la faveur : quelquefois même avec une indulgence et une sympathie étonnantes. Mais, Dieu merci, j’ai eu le soin de ne pas m’aveugler trop profondément ; et j’ai reconnu plusieurs défauts dans un bon nombre de mes vers, et j’ai remis mon ouvrage sur le métier, selon le précepte du grand critique, et l’ai repoli de nouveau.

La moitié du livre que je publie aujourd’hui se compose de morceaux inédits. Évangéline, voilà surtout l’ouvrage avec lequel je me présente devant le monde littéraire. Évangéline, un charmant poème de Longfellow, que j’ai voulu faire passer dans notre belle langue, et auquel j’ai voulu donner asile sous notre heureux ciel du Canada. J’ai eu bien des difficultés à vaincre, et je n’ai peut-être pas été aussi heureux dans la lutte que si j’avais été un vieil athlète ; mais je demande grâce pour les défauts et les imperfections de style qui pourraient blesser une oreille délicate, et la bienveillance, dont on a toujours usé à mon égard, ne me sera pas refusée, j’en ai la certitude, maintenant que j’en ai plus besoin, et que j’y ai peut-être plus de droit.

Puissé-je avoir servi mon pays en faisant ce travail ! Puisse mon livre faire rejaillir un reflet de gloire sur mon cher Canada ! c’est ce que j’envie par-dessus tout !



Sainte Emmélie de Lotbinière

Juillet,1865.