Essais moraux et politiques (Hume)/Le Style simple & le Stylé orné

DIX-NEUVIÈME ESSAI.

Le Style simple & le Style orné.

La beauté du style, selon M. Addisson, consiste dans des pensées & des expressions qui sont naturelles sans être communes. Il ne se peut point de définition plus juste ni plus concise.

Les pensées qui ne sont que naturelles ne causent aucun plaisir à l’esprit, & ne méritent pas d’attention. Les plaisanteries d’un batelier, les réflexions d’un paysan, les polissonneries d’un portier ou d’un fiacre, tout cela est naturel & d’autant plus désagréable. Quelle insipide comédie ne feroit-on pas, en transcrivant fidélement, d’un bout à l’autre le babil des femmes assises autour d’une table à thé ? Il n’y a que la nature ornée de toutes ses grâces, ou ce que l’on nomme la belle Nature, qui puisse plaire aux gens de goût : ou si l’on veut peindre la vie des personnes de basse extraction, il faut que ce soit par des traits frappans, & bien marqués, qui portent une image vive dans l’esprit : c’est ainsi que l’absurde naïveté[1] de Sancho Pança, sous le pinceau inimitable de Cervantes, nous amuse autant que le portrait du héros le plus magnanime, ou celui de l’amant le plus doucereux.

Il en est de même des orateurs, des philosophes, des critiques & de tout auteur qui parle pour lui-même, & sans introduire des interlocuteurs ou des auteurs étrangers, à moins que son langage ne soit élégant, ses observations peu communes, & qu’il ne regne dans ses écrits un goût noble & épuré ; on ne lui tiendra aucun compte du naturel & de la simplicité de son style ; quelque correct qu’il soit, il ne sera pas agréable. Le plus grand malheur pour ces écrivains, c’est qu’on ne prend pas même la peine de les critiquer. Ce qui fait le bonheur de l’homme, ne fait pas la fortune de l’auteur : un état ignoré & tranquille, fallentis femita vitæ, comme Horace l’appelle, est pour l’un le sort le plus desirable, & le plus disgracieux pour l’autre.

D’un autre côté, les productions qui ne sont que surprenantes, sans être naturelles, ne sauroient causer à l’esprit un plaisir durable. On ne peut pas dire de celui qui crée des chimeres, qu’il copie ou qu’il imite la nature ; & ses représentations manquent de justesse ; & l’on se dégoûte des tableaux qui ne ressemblent à rien, & dont l’original n’existe nulle part.

Ce rafinement excessif ne plaît pas davantage dans le style épistolaire, ou dans le style philosophique, que dans le style épique ou tragique : trop d’ornement est un défaut dans tous les genres. Des expressions peu communes, des éclairs d’esprit, des comparaisons recherchées qui se terminent par une pointe, des tours épigrammatique, sur-tout lorsqu’ils reviennent trop fréquemment, toutes ces parures, dis-je, défigurent un ouvrage au-lieu de l’embellir. De même que l’œil est distrait par cette multitude d’ornemens dont l’architecture gothique est surchargée, & perd la beauté de tout par une attention trop minutieuse aux parties, l’ame se sent fatiguée & révoltée à la lecture d’un ouvrage surchargé d’esprit, qui trahit une affectation constante de briller & de surprendre. Un écrivain qui met de l’esprit par-tout, est sûr de déplaire, quand même cet esprit seroit juste & agréable en lui-même. Mais il arrive, pour l’ordinaire, à ces sortes d’écrivains, d’employer leurs fleurs favorites lors même que le sujet répugne, & de noyer une pensée qui est véritablement belle dans une vingtaine de concetti insipides.

La critique n’a point de sujet plus riche que celui qui regarde le juste mélange du style simple avec le style orné. Pour ne m’égarer point dans un champ trop vaste, je me borne à quelques réflexions générales.

J’observe d’abord que quoiqu’il faille également éviter les excès dans ces deux genres, & tâcher d’atteindre un juste milieu, ce milieu cependant n’est pas un point ; mais admet une grande latitude. Que l’on considere la distance qu’il y a, à cet égard, entre M. Pope & Lucrece ; ces auteurs me semblent être placés dans les deux dernieres extrémités du style simple & du style orné, qu’un poëte puisse se permettre sans tomber dans un excès blâmable. Cet intervalle peut être rempli de poëtes qui different les uns des autres, mais qui peuvent exceller également, chacun dans son style & à sa maniere. Corneille & Congreve, qui ont poussé l’esprit & le rafinement plus loin que M. Pope, si tant est qu’on puisse comparer des écrivains dont les genres sont si différens ; Corneille, dis-je, & Congreve, de même que Sophocle & Térence, qui sont plus simples que Lucrece, paroissent sortir de ce milieu, & se rendre coupables de quelque excès dans leurs genres. De tous les grands poëtes, Virgile & Racine, à mon avis, sont les plus voisins du centre, & les plus éloignés des deux extrêmes.

J’observe, en second lieu, qu’il est très-difficile, si non tout-à-fait impossible, de trouver des termes propres à désigner la position de ce milieu entre le style trop simple & le style trop orné, & d’établir une regle qui nous fasse reconnaître avec précision les limites qui séparent la beauté du défaut. On peut discourir très-judicieusement sur ce sujet, sans instruire son lecteur, & même sans bien posséder la matiere. Il n’y a pas de plus belle critique que la dissertation sur la poésie pastorale de M. de Fontenelle : elle est remplie de réflexions & de raisonnemens philosophiques, qui ont pour but de fixer le milieu le plus convenable pour ce genre de poésie. Mais qu’on lise les églogues du même auteur, on sera convaincu que malgré les délicates & judicieuses critiques, il avoit le goût faux, & que contre le génie de la poésie pastorale il cherche le point de perfection trop près de l’extrémité du rafinement. En ne lisant que sa critique, qui est-ce qui s’en douteroit ? Il y blâme l’excès des ornemens apprêtés autant que l’eût pu faire Virgile, s’il eût composé une dissertation sur ce sujet. Mais en effet dans les discours généraux des hommes, on ne s’apperçoit pas de la différence des goûts : ils disent tous la même chose sur ces sortes de matieres. Voici pourquoi la critique n’est jamais fort instructive, à moins qu’elle n’entre dans des détails, & ne fournisse des exemples & des éclaircissemens. Tout le monde convient que la beauté comme la vertu est toujours placée dans un certain milieu ; mais il s’agit de fixer ce milieu, & c’est à quoi les raisonnemens généraux ne suffisent pas.

J’observe, en trosième lieu, Que nous avons plus de sujet de nous mettre en garde contre le rafinement excessif, que contre l'excessive simplicité ; parce que le premier excès est plus nuisible à la beauté & plus dangereux que le dernier.

C’est une maxime incontestable que l’esprit & la passion ne sauroient subsister ensemble. Lorsque la passion parle, l’imagination se tait. L’esprit humain étant naturellement limité, il n’est pas possible que toutes ces facultés agissent à la fois, & plus l’une de ces facultés domine, moins il y a de place pour les autres. Voici pourquoi les écrits, où l’on peint les hommes avec leurs actions & leurs passions, exigent plus de simplicité que ceux où l’on ne débite que des remarques ou des réflexions ; & comme les premiers sont les plus beaux les plus attrayans, on peut, en toute sûreté, donner la préférence à un style trop simple sur un style trop orné.

On peut encore observer que les écrits qu’on relit le plus souvent, & que tout le monde apprend par coeur, sont ceux qui se recommandent par leur simplicité, & qui, dépouillés de l’élégance du tour & de l’harmonie des nombres dont ils étoient revêtus, ne présentent aucune pensée extraordinaire à l’esprit. Les ouvrages, dont tout le mérite consiste en des traits spirituels, peuvent d’abord nous frapper, mais à une seconde lecture ils ne nous affectent plus, parce que nous anticipons les pensées qu’ils renferment. Lorsque je lis une épigramme de Martial, la premiere ligne me rappelle tout ce qu’elle contient, & je ne trouve point de plaisir à répéter ce que je sais d’avance : au-lieu que dans Catulle chaque ligne ayant son prix, je la reverrai toujours sans me lasser. Il me suffit d’avoir une fois parcouru Cowley ; mais Parnet, à la cinquantième lecture, me paroit aussi nouveau qu’à la premiere. D’ailleurs il en est des livres comme des femmes, en qui une certaine simplicité de mœurs & de parure nous plaît d’avantage que ce faux brillant, ce fard, ces airs & ces habillemens étudiés, qui ne font qu’éblouir la vue sans toucher le cœur. On peut comparer Térence à une beauté moderne & timide, à qui nous passons tout, parce qu’elle ne s’arroge rien, & dont le naturel simple & pur fait sur nous une impression d’autant plus durable qu’elle est moins vive.

Mais cette extrémité de rafinement est encore la plus dangereuse, parce qu’elle est la plus séduisante. La simplicité, à moins d’être soutenue d’une extrême élégance & d’une extrême justesse : passe pour stupidité : les bluettes, au contraire, éblouissent d’abord : le gros des lecteurs en est frappé au point de s’imaginer que c’est-là l’esprit le plus difficile, & le style le plus excellent. Seneque fourmille de fautes agréables[2], dit Quintilien, mais c’est pour cela même que sa lecture est dangereuse pour les jeunes gens, & propre à leur gâter le goût.

J’ajouterai que dans les tems où nous vivons, on a plus de raison que jamais de se mettre en garde contre ce faux rafinement, dans ces tems, dis-je, où la raison a fait de grands progrès, & où tous les genres ont produit de célèbres écrivains. C’est cette envie de plaire par des productions d’un goût nouveau, qui détourne les auteurs du simple & & du naturel, & remplit leurs ouvrages d’affectation & de faux bel esprit. C’est ainsi que l’éloquence asiatique dégénéra de l’éloquence attique : c’est ainsi que les tems de Claude & de Néron devinrent, pour le goût & pour le génie, si inférieurs à ceux d’Auguste ; & peut-être y a-t-il déjà quelques symptomes d’une corruption semblable en France, aussi-bien qu’en Angleterre.

  1. M. Hume emprunte ce mot de la Langue Françoise parce que, dit-il, la sienne n’en a point d’équivalent.
  2. Abundat dulcibus vitiis.