Essais moraux et politiques (Hume)/L’Amour et le Mariage

SIXIÈME ESSAI.

l’Amour & le Mariage,

Je ne sais pourquoi les femmes prennent toujours en mauvaise part ce qui se dit comtre le mariage, & pourquoi l’on ne sauroit satyriser cet état sans les offenser. Se regarderoient-elles comme la partie principalement intéressée ? Penseroient-elles y avoir le plus à perdre, si la mode de se marier tomboit en discrédit, ou bien se sentiroient-elles plus coupables que les hommes des disgraces qui accompagnent les mariages mal assortis ? Je ne crois pas qu’elles tombent d’accord sur aucun de ces articles ; elles seroient bien fâchées qu’on pût les soupçonner de vouloir faire des concéssions aussi avantageuses à leur partie adverse.

Pour complaire au beau-sexe, j’ai souvent été tenté d’entreprendre le Panégyrique du mariage ; mais en cherchant des matériaux pour la tractation de mon sujet, j’en ai trouvé un si singulier mélange, que toute réflexion faite, je me suis senti disposé à placer une satyre vis à vis du panégyrique : & comme d’ordinaire on ajoute plutôt foi aux satyres qu’aux éloges, j’ai craint de faire par-là plus de tort que de bien à une aussi belle cause. J’aurois pu me servir de palliatifs, mais les dames sont trop équitable pour le prétendre : quelque attachement que je leur doive, je dois sacrifier leurs intérêts toutes les fois qu’ils sont en conflict avec ceux de la vérité.

Je m’en vais leur découvrir le grand sujet des plaintes que nous formons contre le mariage : si elles se trouvent d’humeur à le faire cesser, il fera facile de s’arranger pour le reste. Tranchons le mot, elles sont trop impérieuses. Je sais qu’elles me répondront que nous ne les trouvons telles, que parce que nous le sommes nous-mêmes ; que si nous ne nous arrogions pas sur elles un empire tout-à-fait déraisonnable, nous ne les taxerions pas tant de vouloir le prendre sur nous. Quoiqu’il en soit, de toutes les passions dont les esprits féminins sont agités, l’amour de dominer me paroît celle, qui a le plus d’ascendant sur eux. Eh ! ne les a-t-on pas vues lui immoler l’unique penchant qui auroit naturellement dû le balancer ?

L’Histoire nous en fournit un exemple très-frappant. Les femmes Scythes ayant formé une conspiration contre les hommes, furent si bien garder le secret qu’il n’y eut pas moyen de prévenir l’exécution de leur complot. Les hommes furent surpris, les uns dans l’yvresse, les autres pendant le sommeil, tous furent chargés de chaînes. On convoqua une assemblée générale du sexe pour délibérer sur le meilleur usage qu’il y eût à faire de cet heureux succès, & sur les mesures à prendre pour ne plus retomber dans la sujetion dont on venoit de s’affranchir. Quoiqu’elles eussent bien des injures sur le cœur, personne n’opina pour le massacre : il fut résolu de créver les yeux à tous les mâles, & l’on ne manqua pas de faire valoir la douceur de la sentence. Pouvoit-on faire un plus important sacrifice au desir de régner ? Des femmes, pour affermir leur naissant empire, renoncent pour jamais à tirer vanité de leurs charmes. Ne songeons plus, disoient-elles, à la parure & à l’étalage, & nous serons libres : nous n’entendrons plus les tendres soupirs de l’amant, mais en échange la voix impérieuse du mari ne frappera plus nos oreilles : nous disons un adieu éternel à l’amour, mais nous le disons aussi à l’esclavage.

Puisque, dit un certain auteur, pour rendre les hommes souples & soumis, il fallut absolument les priver d’un sens, c’étoit un grand malheur pour les pauvres Scythes que le son de l’ouïe n’ait pu s’accommoder au dessein de leurs femmes, & qu’elles se soient jettées sur celui-là : à s’en rapporter à la décision unanime des savans les plus profonds, il n’y a pas pour un mari beaucoup d’inconvénient de ne pas entendre. Au reste, il court sur cette histoire des anecdotes : quelques femmes avoient en secret épargné les yeux de leurs époux, en supposant que cela ne porteroit point de préjudice au gouvernement. C’étoit trop présumer d’elles-mêmes : à mesure que ces dames avançoient en âge & que leur beauté se passoit, les époux devinrent plus revêches & plus intraitables. Enfin leur incorrigibilité alla au point que leurs cheres moitiés furent obligées de suivre l’exemple commun : ce qui, comme on peut penser, se fit sans obstacle dans un pays où les femmes tenoient les rênes de l’état.

J’ignore si nos dames écossoises tiennent de l’humeur de ces Amazones Scythes, dont elles descendent ; mais j’avoue que j’ai souvent été surpris de voir la grande inclination qu’elles ont pour les fous ; il n’y a point d’espece dont elles aiment mieux se faire des maris ; & ce n’est que pour être plus absolues, & pour régner plus despotiquement ; cela me paroît plus que Scythe, & d’autant plus barbare, que les yeux de l’entendement sont préférables aux yeux du corps.

Mais soyons justes, & partageons le différend avec plus d’équité. N’est-ce pas notre faute si les femmes aiment tant à régenter ? si nous n’avions pas abusé de notre autorité, il ne leur seroit peut-être jamais venu dans l’esprit de nous la disputer. Il est connu que les tyrans font les rebelles : & nous savons par l’histoire que les rebelles, dès qu’ils ont gagné le dessus, deviennent tyrans à leur tour. Voilà pourquoi je souhaiterois qu’on ne prétendît à la supériorité ni de part ni d’autre, & que tout fût égal comme entre les membres que nous avons doubles. C’est dans la vue d’inspirer aux deux partis ces sentimens pacifiques, que je vais leur répéter le conte de Platon sur l’origine de l’Amour & du mariage.

Voici ce que nous apprend là-dessus ce philosophe, qui avoit l’imagination si brillante. Le genre-humain ne fût pas toujours divisé en mâles & en femelles, comme il l’est aujourd’hui. Au commencement chaque individu étoit un composé des deux sexes ; où l’homme & la femme fondus ensemble ne constituoient qu’une créature vivante. Il fallut que cette union fût bien parfaite, & que les parties se fussent ajustées avec beaucoup d’exactitude ; puisque, malgré le nœud étroit qui les joignoit, l’homme & la femme vivoient en si bonne intelligence. On peut juger combien l’harmonie & la félicité qui résultoient de ce mélange devoient être complettes, par l’effet qu’elles produisirent sur ces Hermaphrodites ou sur ces Ardrogunes, comme Platon les nomme ; la prospérité les rendit insolens, ils se souleverent contre les dieux. Pour punir leur témérité, Jupiter ne trouva point de meilleur expédient que de les trancher en deux, & de séparer les sexes. Ce tout si parfait se décomposa en deux êtres remplis d’imperfection : de-là vient la différence des hommes & des femmes. Mais cette séparation ne nous empêche pas de conserver un souvenir vif du bonheur dont nous avons joui dans notre état originel, & ce souvenir est fatal à notre repos. Chacune de ces moitiés parcourt sans interruption toute l’espece, dans l’espérance de retrouver son autre moitié dont elle a été retranchée ; & lorsqu’elle la rencontre, elle s’y attache avec une affection tout-à-fait particuliere. Mais c’est-là une affaire de hasard, sujette à bien des méprises. On prend souvent pour sa moitié ce qui ne l’est pas, & ce qui n’a point de rapport avec nous : alors il en arrive, comme dans les fractures mal remises, que les parties ne s’assortissent point. Une pareille union ne sauroit durer : on se sépare, chaque partie se remet tout de nouveau à chercher fortune, se joint, par maniere d’essai, à tout ce qu’elle rencontre, jusqu’à ce qu’une parfaite sympathie avec sa compagne lui fasse connoître qu’elle a trouvé ce qui lui convient.

Cette allégorie de Platon explique très-agréablement l’origine de l’amour entre les deux sexes : si j’étois d’humeur à la continuer, je le serois de la maniere suivante.

Jupiter ayant dompté l’orgueil de ses créatures par cette cruelle opération, ne fut pas long-tems à se repentir d’avoir porté sa vengeance si loin. Le sort des pauvres mortels le toucha : privé des douceurs du repos condamné à mener une vie errante, en proie à mille besoins & à mille angoisses, ils maudissoient le jour de leur création : l’existence même leur parut un supplice. En vain vouloient-ils se distraire par des occupations ou par des amusements d’une autre espece ; ni les plaisirs des sens, ni l’exercice de la raison, rien en un mot ne pouvoit dissiper leurs inquiétudes, rien ne pouvoit remplir le vuide des coeurs, rien ne pouvait les consoler de la perte fatale de leur compagnie. Pour remédier à ce désordre, & pour adoucir, au moins en quelque façon, la situation déplorable du genre humain, Jupiter fit descendre du ciel deux êtres qui se nommoient l’Amour & l’Hyménée ; il les chargea de ramasser les pieces réparées, de rajuster les moitiés & de replâtrer le tout le mieux qu’il étoit possible. Ils exécuterent d’abord leur commission avec beaucoup de succès : les hommes qui ne demandoient pas mieux que de rentrer dans leur ancien état, s’y prêtèrent très-volontiers, mais dans la suite le malheur voulut qu’un différend s’élevât entre ces deux divinités. Le premier ministre de l’Hyménée, nommé le Souci, s’étoit emparé de l’oreille de son maître, qu’il ne cessoit de remplir de soins pour l’avenir, des vues d’établissement d’enfans, de famille, de domestiques, &c. de sorte qu’il ne se faisoit plus de mariage sans que toutes ces considérations y entrassent. L’amour, de son côté, avoit pris un mignon qui s’appelait le Plaisir ; les conseils qu’il donnoit étoient tout aussi pernicieux que ceux du favori de l’Hyménée ; la volupté des sens, la présente satisfaction des desirs, étoient leuc unique objet. En peu de tems ces deux favoris conçurent l’un pour l’autre une haine implacable : ils firent leur unique étude de se miner réciproquement, & de se traverser dans toutes leurs entreprises. L’Amour avoit-il jeté sa vue sur deux moitiés, pour former une étroite union entre elles, aussi-tôt le Souci persuadoit à l’Hyménée de rompre cette union, en appareillant chacune de ces moitiés à une autre qu’il avoit soin de tenir prête. Que fait le plaisir pour se venger de cette supercherie ? Le dieu du mariage n’a pas plutôt assemblé une paire, qu’accompagné de l’Amour il se glisse entre deux, & fait former à chacune des parties des nœuds clandestins qui ne sont pas du goût de l’Hyménée. Ce manege ne pouvoit durer long-tems sans entraîner les suites les plus funestes. On n’entendit que plaintes devant le trône de Jupiter : il se vit obligé de citer ses deux commissionnaires pour rendre compte de leurs procédés. Après qu’on eût plaidé de part & d’autre, il ordonna en souverain juge une réconciliation immédiate entre l’Amour & l’Hymenée, comme le seul moyen de rendre les hommes heureux. Et pour rendre cette réconciliation durable, il enjoignit très-séverement à l’un & à l’autre de ne rien faire désormais sans avoir consulté les deux favoris, & de ne former aucune union que du consentement & de l’accord du Plaisir & du Souci. Par-tout où cet ordre est bien observé, l’hermaphrodite est rétabli, & la race humaine jouit du même bonheur dont elle jouissoit dans son état d’intégrité : les deux pieces sont si parfaitement unies, qu’on a bien de la peine à remarquer la couture ; & de cette composition résulte la plus accomplie & la plus heureuse des créatures.