Essais et notices - Cours d’Économie politique
sur les publications nouvelles.
De toutes les choses contemporaines quelle est celle qui a un caractère plus universel, qui touche plus à tout, à la politique, à l’économie sociale, à l’industrie, aux relations internationales et aux relations privées elles-mêmes, que les chemins de fer ? Les chemins de fer grandissent, s’étendent ; ils ressemblent à un serpent de feu qui va bientôt enlacer l’Europe de ses replis. D’ici à quelques années, ils relieront la Mer-Baltique et le Pont-Euxin par l’intérieur de la Russie. L’Espagne, l’Espagne elle-même, vous l’avez vue fêter récemment l’inauguration de la ligne qui fait de Madrid un port de mer, qui met les Castilles à quelques heures de la Méditerranée. Il y a quelque temps encore, les chemins de fer étaient une nouveauté surprenante : maintenant ils sont partout, ils sont presque aussi vieux que l’étaient nos routes.il y a vingt ans ; mais que seront-ils dans un siècle ? Problème étrange et complexe que M. Audiganne vient de poser et qu’il étudie dans un livre sur les Chemins de fer, aujourd’hui et dans cent ans. Le choix de ce terme de cent ans n’a rien d’arbitraire ; il procède d’une pensée économique et administrative. Dans cent ans en effet, la plupart des concessions octroyées par les gouvernemens expireront, le génie des entreprises modernes aura rempli sa carrière, les chemins de fer seront un fait accompli, universel, et ils entreront dans une période nouvelle. Seulement d’ici là que sera-t-il advenu des lignes ferrées et de tant d’autres choses ? Telle est justement la question ; voilà le secret de cette agitation singulière qui précipite les peuples dans la voie des améliorations matérielles. Dans ce grand fait, dont nul n’aurait pu pressentir le caractère il y a bien moins d’un demi-siècle, et sans lequel il semble qu’on ne puisse plus vivre aujourd’hui, il y a deux côtés essentiels. Si l’on veut connaître comment les chemins de fer ont pris naissance, comment ils se sont développés en France, en Angleterre, en Amérique, quelles sont les lois constitutives qui les régissent, M. Audiganne retrace cette histoire avec autant de zèle que de savoir ; il montre les premiers essais des chemins de fer, les luttes de systèmes, les crises, puis l’expansion définitive de cette puissante industrie, qui couvre maintenant l’Europe de ses œuvres : histoire très animée, presque dramatique, où les passions ont eu souvent un rôle.
Ce n’est pas tout cependant, car dans cette histoire du laborieux enfantement d’une industrie nouvelle il y a un problème plus profond et d’une plus noble nature. Il reste toujours à savoir quelles seront les conséquences des chemins de fer dans l’ordre général de la civilisation. Une chose est certaine, c’est que jusqu’ici ces grands systèmes de communication ont déconcerté bien des conjectures et provoqué bien des surprises. Des intérêts se trouvent chaque jour subitement déplacés ; une multitude d’industries sont en voie de transformation forcée. La vie universelle est soumise à des oscillations pénibles. Les effets auxquels on croyait ne se réalisent pas, et des résultats fort inattendus se produisent. Les phénomènes contradictoires se succèdent, et les jugemens de la veille ne sont plus vrais quelquefois le lendemain : preuve évidente que ce spectacle offert à nos yeux est celui d’une vaste expérience dont nul ne saurait dire le dernier mot ! Ce que seront les chemins de fer dans cent ans, qui pourrait le prévoir ? En dehors de leur organisation et de leurs effets économiques habilement décrits dans le livre nouveau, ils seront ce que nous les ferons, — un instrument sans égal de civilisation ou le témoignage d’une énergie prodiguée avec plus de hardiesse que de réflexion. On ne les jugera pas seulement au degré de bien-être qu’ils auront répandu, bien que ce soit un des objets légitimes de l’homme ; on les observera dans leurs relations avec la moralité publique et avec l’intelligence humaine, et c’est certainement une pensée utile de se constituer dès ce moment, ainsi que se l’est proposé M. Audiganne, le rapporteur de cette expérience déjà commencée. Par eux-mêmes, les chemins de fer ne sont donc pour l’instant qu’un élément énergique et puissant dans un siècle qui ne conservera tout son prestige que s’il se maintient, par la supériorité du sentiment moral et de l’esprit, au niveau de la fortune qu’il ambitionne. Une civilisation qui n’aurait des yeux que pour les œuvres matérielles risquerait de s’y absorber et peut-être d’y périr, si elle ne se relevait à propos, et c’est aussi indubitablement l’avis de l’auteur du livre nouveau sur les Chemins de fer aujourd’hui et dans cent ans.
La littérature, qui est si propre à maintenir cette force du sentiment moral, a encore cela de bon et de salutaire que, pour certains peuples trop détournés du présent et de la réalité, elle offre une sorte de ressource généreuse. S’ils voulaient étudier les questions contemporaines les plus pressantes, les mieux faites pour les intéresser, bien des Italiens rencontreraient toute sorte d’obstacles qui ne seraient point absolument littéraires ; alors les intelligences se réfugient dans la poésie ou dans l’histoire. Le roman historique a eu dans notre siècle une certaine fortune au-delà des Alpes, et ce genre de littérature devait plaire en effet à l’imagination italienne ; c’était un moyen d’échapper aux spectacles du présent, sans se détourner de ce problème de la vie nationale qu’on retrouve à chaque pas en parcourant les annales de la péninsule. Manzoni a écrit ses scènes milanaises des Fiancés ; Guerrazzi a peint d’un trait amer et énergique quelques époques anciennes ; M. d’Azeglio a commencé sa carrière par son livre d’Ettore Fieramosca ; M. Cantu a esquissé quelques tableaux intéressans. On fait encore des romans historiques en Italie, puisqu’un écrivain plus jeune, M. Luigi Capranica, publiait récemment à Venise un récit qui a pour titre Giovanni delle bande nere, et qui ne tend à rien moins qu’à reproduire quelques-unes des scènes les plus tragiques, quelques-unes des figures les plus saillantes du XVIe siècle. Sans doute le roman historique n’offre le plus souvent qu’une image peu scrupuleuse et infidèle du passé ; il travestit les faits par le mélange de la fiction, il diminue les personnages en les faisant descendre de la hauteur où ils apparaissent. Il a du moins cet avantage d’introduire en quelque sorte l’élément privé, intime, dans la reproduction du passé : il est moins exact, moins fidèle et moins sévère que la véritable histoire ; il a parfois un caractère plus vivant, et peint le paysage, les mœurs, les passions. Quand on voit briller dans le lointain du passé des guerres, des révolutions, sait-on ce qu’il y a de malheurs privés, de larmes obscures, de luttes passionnées dans ces événemens dont on n’aperçoit que les dehors ? Qu’on fasse revivre cette partie intime, la scène s’animera tout à coup. Vous vous retrouverez, comme dans Giovanni delle bande nere, en plein XVIe siècle, auprès de ce petit village de Caravaggio qui a donné son nom à un peintre, et qui va devenir tout à l’heure le théâtre d’une lutte terrible entre les impériaux et les partisans de la France.
Ainsi commence ce roman nouveau. Dans le village, occupé par une garnison française, tout est mouvement. Les défenseurs de la petite place s’agitent au milieu d’une population effarée. Autour de Caravaggio campent les impériaux, avides de carnage. Une église est envahie et saccagée. On entend près de soi tous les dialectes, car dans ce camp il y a des Espagnols, des Allemands et même des Italiens, ceux des bandes noires de Jean de Médicis. La nuit tranquille et sereine, une nuit de printemps de l’année 1524, couvre encore cette veille d’armes ; dans quelques heures, tout va être livré au pillage et au massacre. C’est la première et peut-être la meilleure scène du roman. Ce lieu paisible foulé sous les pieds des combattans, ces impériaux, ces Espagnols, ces Français, qui vont se disputer ce coin de terre enviée, ces malheureux habitans de Caravaggio écrasés dans la lutte entre deux grandes ambitions, tout cela, n’est-ce pas un peu l’image de l’Italie elle-même ? Le récit de M. Capranica est pris tout entier, disions-nous, dans le XVIe siècle, et en effet on voit à l’horizon la première partie de cette époque. Les armées françaises descendent successivement des Alpes, et François Ier va trouver Pavie après Marignan ; Charles-Quint fait mouvoir tous les ressorts de sa politique compliquée, tout en accumulant les soldats en Italie. Sur les champs de bataille, on voit Bonnivet et Bayard à côté du marquis de Pescaire et de Leyva. Clément VII siège au Vatican, dans la ville éternelle, et flotte entre les deux grands rivaux. C’est au milieu de ce mouvement général que M. Capranica place son drame, un drame dont la partie romanesque n’est pas toujours des plus heureuses, dont le dessin est parfois diffus ou léger, mais où quelques personnages ont un certain relief. Le principal de ces personnages, le héros même du roman, est Jean de Médicis, le chef des bandes noires, le grand diable, comme on l’appelait. C’est le type du condottiere ; il passe alternativement avec ses bandes de François Ier à Charles-Quint, et de l’empereur au roi de France, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, et guerroyant selon le caprice ou l’intérêt du moment, si ce n’est encore par amour de la guerre. M. Capranica lui fait le cœur un peu tendre et épuré, en lui prêtant un amour bien platonique pour la sœur du peintre Caravaggio. Au demeurant, le grand diable est une nature ouverte et franche qui a les passions, les vices et les vertus de son siècle. L’auteur de Giovanni delle bande nere aurait pu mettre dans son roman plus de force créatrice et plus de concentration ; il a du moins reproduit quelque chose de cette exubérance d’un temps où, comme il le dit, les Italiens trouvent tout à la fois ce qui peut flatter leur orgueil et ce qui peut réveiller leur douleur.
ch. de mazade.
M. Michel Chevalier publie la seconde édition du cours qu’il a professé au Collège de France il y a quelques années. Depuis lors, ses principes en économie politique n’ont point varié ; les conclusions qu’il tire des faits observés en France et au dehors sont demeurées les mêmes : seulement ces faits se sont développés avec le temps et ont fourni aux déductions du professeur qui les étudiait un grand nombre d’élémens nouveaux. On peut en juger par la comparaison de la première édition du Cours avec la seconde. Celle-ci forme en effet une œuvre presque entièrement neuve, grâce aux recherches que M. Chevalier a faites pour la mettre au courant des observations les plus récentes. C’est d’un bon exemple pour les auteurs que le succès oblige à multiplier les éditions de leurs écrits ; c’est un exemple de respect pour le public, de respect pour la science, et plus que toute autre science, l’économie politique exige une étude attentive, suivie, pour ainsi dire au jour le jour, des expériences et des faits qui éclairent ses démonstrations.
Le volume que nous avons sous les yeux traite d’ailleurs de questions qui sont depuis longtemps et demeureront longtemps encore au premier plan parmi celles dont les hommes de gouvernement et d’administration doivent se préoccuper. Dans quelle mesure l’état est-il appelé à participer aux grands travaux publics, et quel est le rôle assigné aux compagnies ? Est-il possible d’appliquer aux travaux d’utilité générale les bras des armées permanentes ? Quelle serait la meilleure organisation de l’industrie, et quels efforts ont été tentés jusqu’à ce jour pour introduire l’ordre et la discipline, sans exclure la liberté, dans l’armée des travailleurs ? Enfin comment conquérir au profit de toutes les classes le bon marché des produits ? Voilà les principaux points sur lesquels, dans le second volume de son Cours, M. Michel Chevalier appelle et captive l’attention.
On ne s’attend pas à ce que nous indiquions ici, ne fût-ce que par une brève analyse, les opinions exprimées sur chacune de ces graves matières. Il suffit de les énumérer pour signaler l’intérêt qu’elles présentent au temps où nous sommes, alors qu’un grand essor est imprimé de toutes parts aux travaux publics ; particulièrement aux chemins de fer, alors surtout que les divers gouvernemens d’Europe portent de plus en plus leur sollicitude vers l’examen des moyens pratiques à l’aide desquels il serait possible de régulariser l’industrie. À la suite des révolutions que nous avons traversées, l’économie politique n’a plus à craindre que, sous prétexte qu’elle serait peu divertissante, on dédaigne ses enseignemens et sa recherche incessante des lois qui gouvernent le monde matériel. Le bon marché, par exemple, qui occupe une grande place dans le Cours de M. Michel Chevalier, tient-il une place moindre dans nos idées, dans nos besoins de chaque jour ? Où réside-t-il ? Quels sont ses élémens ? Comment y arriver sans secousses et sans périls ? M. Chevalier a bien raison de dire que c’est Jaune question vitale pour la société moderne. À certaines heures, le bon marché, le vrai bon marché, est une condition de vie ou de mort pour un gouvernement. Lors même que l’on ne croirait point devoir adhérer complètement à toutes les propositions du savant économiste (et en faisant cette réserve nous avons en vue les conséquences, exagérées suivant nous, que M. Chevalier tire de l’application du principe de la concurrence universelle), on ne saurait lui contester le mérite d’avoir très clairement exposé le problème et fourni de nombreux élémens pour la solution. Il ne faut pas croire d’ailleurs que ses préoccupations au sujet des intérêts matériels le laissent étranger ou indifférent aux questions morales. M. Michel Chevalier a toujours su parfaitement saisir, pour sa part, le rôle considérable que l’économie politique est appelée à remplir dans ces domaines supérieurs, où elle est digne d’avoir accès. Outre de nombreuses preuves qui établissent les nobles affinités de la science qu’il professe, son Cours renferme une démonstration souvent éloquente de l’influence qu’elle exerce dans l’ordre moral comme dans l’ordre des intérêts purement matériels. C’est par de semblables travaux que l’économie politique continuera1 à s’affirmer comme science et à s’honorer.
C. LAVOLLEE
Le sujet traité dans ce livre intéresse à la fois l’historien, le jurisconsulte et le législateur. L’auteur commence par développer les phases diverses de la condition des enfans naturels dans les temps anciens et modernes ; il expose ensuite avec sagacité la législation que leur applique le code civil, et il recherche librement les réformes que les incertitudes de la jurisprudence, les obscurités ou les imperfections de la loi peuvent rendre nécessaires.
La constitution de la famille dans le droit romain, les efforts successifs de la philosophie stoïcienne et de la religion chrétienne pour faire passer dans la législation les droits de l’humanité en les combinant avec les exigences de l’ordre public, ont été pour M. Desportes l’objet de curieuses recherches, et, tout en dénonçant des alternatives de faiblesse et d’intolérance, l’auteur a signalé avec raison diverses tentatives dont l’effet, dû en partie au christianisme, fut la légitimation des enfans naturels par le mariage subséquent de leurs parens, qui mit ainsi la réparation à côté de la faute.
Les lois des temps barbares, du moyen âge et de l’ancienne société françaises ont été tour à tour passées en revue avec le même esprit d’investigation ingénieuse. Malgré la partialité un peu exagérée d’archéologue à laquelle l’auteur a quelquefois cédé en faisant l’éloge de la législation du temps passé, il n’en a pas moins reconnu les défauts qui doivent lui être reprochés, tels que la recherche mal réglée de la paternité naturelle et la privation de tous les droits de succession qui étaient rigoureusement refusés aux enfans naturels, quels qu’ils fussent. Les excès des lois de la convention, qui, pour anéantir, suivant le langage officiel de l’époque, la faction des pères de famille, discréditaient le mariage en donnant à l’enfant naturel le rang d’enfant légitime, sont relevés avec une juste sévérité, et il en ressort l’enseignement, si souvent justifié, que les révolutions gâtent la cause des réformes, même des réformes juridiques. L’œuvre de réparation et d’amélioration entreprise par les auteurs du code civil, soigneusement étudiée, sert à relever la juste part qui a été faite aux principes contraires qu’il fallait concilier. Comment les enfans naturels peuvent-ils établir leur filiation ? quels droits cette filiation leur assure-t-elle ? quelles voies restent ouvertes pour les faire entrer dans la famille comme enfans légitimes ? Toutes ces questions controversées provoquent une argumentation qui en général est bien suivie ; mais la doctrine de l’auteur semble particulièrement hasardée et fautive en ce qui touche à la filiation des enfans incestueux et adultérins, dont la reconnaissance a été justement défendue par le code civil par respect pour la morale publique. En voulant favoriser l’établissement de leur filiation, afin de les faire dès lors exclure plus sûrement par les héritiers légitimes de la succession paternelle ou maternelle, qu’ils sont incapables de recueillir, M. Desportes ne tient aucun compte de la pensée du législateur, qui a voulu punir les parens coupables en brisant à l’avance tous les liens de la parenté légale entre eux et leurs enfans, et il méconnaît en même temps les sages garanties qui ont été prises contre la divulgation des scandales domestiques. Le publiciste est peut-être mieux inspiré quand il se plaint de la défense trop absolue qui interdit la recherche de la paternité naturelle, tandis que celle de la maternité est toujours permise. Il reconnaît sans peine qu’il fallait couper court aux abus de l’ancienne législation, qui faisaient regarder « les recherches de la paternité comme le fléau de la société ; » mais il représente qu’on aurait pu en prévenir le retour en opposant de sages restrictions à de telles réclamations. En les écartant rigoureusement, le législateur peut être accusé d’avoir involontairement protégé l’immoralité de celui qui, malgré les témoignages de sa paternité, rejette ses devoirs envers l’enfant auquel il a donné la vie sur la femme qu’il a séduite et délaissée. Il est seulement à regretter que M. Desportes n’ait pas assez interrogé les législations étrangères, qui, mises en regard de notre code civil, se seraient utilement prêtées soit à des rapprochemens, soit à des contradictions. Pour justifier nos lois ou pour les réformer, il ne suffit pas de les commenter et de les juger, il faut les comparer.
A. lefèvre pontalis.