Essais et notices - Les Reliques du manuscrit des Martyrs

Essais et notices - Les Reliques du manuscrit des Martyrs
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 220-228).
ESSAIS ET NOTICES

LES RELIQUES DU MANUSCRIT DES « MARTYRS »

On croyait perdu le manuscrit des Martyrs, comme le sont sans doute ceux d’Atala et de René, du Génie du Christianisme et des Natchez. Et cette perte était particulièrement regrettable. On sait quel artiste, et même quel virtuose de style était Chateaubriand. Aucun écrivain peut-être, — non pas même Flaubert, — n’a mieux connu et plus complètement éprouvé ce qu’on a si joliment appelé « le souci de la perfection qui stérilise ; » aucun peut-être n’a plus scrupuleusement travaillé, remanié, corrigé ses propres écrits. « Dans ma jeunesse, nous dit-il quelque part, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recommençant dix fois la même page. L’âge ne m’a rien fait perdre de cette faculté d’application. » « Je travaille douze et quinze heures par jour, » lisons-nous en effet dans une lettre inédite datée du 20 novembre 1824. Or, il se trouve que les Martyrs sont peut-être, de toutes les œuvres de Chateaubriand, celle qu’il a le plus consciencieusement retouchée avant de la livrer à l’impression. « Le travail était de conscience, nous déclare-t-il dans les Mémoires d’Outre-Tombe ; j’avais consulté des critiques de goût et de savoir : MM. de Fontanes, Bertin, Boissonnade, Malte-Brun, et je m’étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois, j’avais fait, défait, et refait la même page. De tous mes écrits, c’est celui où la langue est le plus correcte. » De semblables déclarations étaient faites pour piquer notre curiosité : on eût donné beaucoup pour retrouver tous ces brouillons successifs, pour pouvoir étudier de près ces retouches et ces « repentirs, » bref, pour surprendre en quelque sorte le grand écrivain à sa table de travail, en plein labeur et en pleine fièvre de composition littéraire ; une étude de ce genre, si elle était possible, ne saurait manquer d’être très révélatrice de sa tournure spontanée de pensée et de ses procédés d’art et de style.

Cette étude, il faut renoncer à pouvoir jamais l’entreprendre. Chateaubriand n’était pas homme à conserver, pour l’édification des critiques futurs, le souvenir trop précis de ses tâtonnemens et la suite minutieuse de ses ratures. Mais il avait gardé le manuscrit définitif de son poème en prose, et il en avait fait hommage à son vieil ami, M. Bertin aîné, l’un des deux directeurs du Journal des Débats. Du précieux manuscrit, il ne subsiste aujourd’hui que deux fragmens, assez considérables, il est vrai, et, si je ne m’abuse, l’intérêt en est assez grand pour nous faire regretter la disparition du reste, et en même temps, pour nous en consoler un peu[1].

Deux « livres » presque entiers, sur vingt-quatre, ont été conservés : le livre XVI, — celui-ci est complet, et de l’écriture d’un secrétaire : — c’est celui qui contient les trois harangues de Symmaque, d’Hiéroclès et d’Eudore en présence de Dioclétien et de Galérius ; et le livre XIX, — il y manque les cinq ou six premières pages, — dont les trois quarts sont de la main de Chateaubriand, lequel a d’ailleurs fait des corrections sur toutes les parties non autographes : c’est celui qui nous raconte le baptême de Cymodocée, son départ pour la Grèce, et, à la suite d’une violente tempête, son arrivée en Italie. A différens signes, — le nom des ouvriers typographes y figure encore, — on peut reconnaître que ces fragmens appartenaient au manuscrit même qui fut envoyé à l’impression, et donc, et en un certain sens, au manuscrit définitif du poème. Je dis : en un certain sens ; car, sans parler même des nombreuses corrections et ratures dont ces deux livres, surtout le second, portent la trace, ils présentent, si on les compare au texte imprimé, de si nombreuses et de si importantes variantes, que l’on peut conclure que Chateaubriand a dû revoir et corriger de fort près plusieurs séries d’épreuves. Il était de ces écrivains pour lesquels le mot « définitif » n’offre guère de signification.

Quoi qu’il en soit, la simple comparaison des deux seules versions qui nous aient été conservées, celle des fragmens manuscrits et celle de l’édition originale[2], n’est pas sans nous fournir de curieuses indications sur la manière de travailler de Chateaubriand et sur son idéal de style. — D’une manière générale, il abrège plus qu’il n’ajoute ; il resserre plus qu’il ne développe ; il recherche manifestement la simplicité croissante. Pour cela, il fait tout d’abord une guerre acharnée aux épithètes oiseuses qui se pressent, — car il a le style naturellement fleuri et luxuriant, — dans sa rédaction première. Par exemple, il écrira d’abord, ou il dictera, — car les fragmens non autographes semblent avoir été dictés : — « Comme le sabot obéissant circule sous le fouet d’un enfant volage, comme le fuseau léger descend et remonte entre les doigts de la matrone… » Les trois épithètes soulignées ont disparu du texte imprimé. Ailleurs, il commence par écrire : « Tous deux entrèrent dans Ptolémaïs sous ce voile secourable. » Puis, il efface « secourable, » et, ne pouvant renoncer encore à un qualificatif, il écrit en surcharge « mystérieux, » qu’un nouveau scrupule lui fait effacer, puis rétablir, mais non pas définitivement, car il a proscrit tout adjectif de la phrase que nous lisons dans l’édition originale.

Voici, au reste, un exemple assez caractéristique de la nature des abréviations, ou, pour mieux dire, des allégemens qu’il fait subir à son texte primitif. Il s’agit du récit de la tempête :


Quel spectacle s’offrit à leurs yeux ! Le vaisseau s’était échoué sur un banc de sable qui s’étendait de l’une à l’autre rive. A deux traits d’arc de la proue, un rocher lisse et vert s’élevait à pic au-dessus des Ilots. Quelques matelots avaient été emportés par la lame, et nageaient dispersés sur le vaste abime ; les autres, vêtus d’une seule tunique, se tenaient accrochés aux cordages et aux ancres.


Voici ce que cette version du manuscrit est devenue dans l’édition originale du poème :


Quel spectacle ! Le vaisseau s’était échoué sur un banc de sable ; à deux traits d’arc de la proue, un rocher lisse et vert s’élevait à pic au-dessus des Ilots. Quelques matelots, emportés par la lame, nageaient dispersés sur le gouffre immense ; les autres se tenaient accrochés aux cordages et aux ancres.


On le voit, les détails inutiles, les phrases de remplissage ont disparu ; l’expression, un peu vague et banale, « vaste abîme, » a été remplacée par une autre plus parlante et plus poétique : « gouffre immense. » On ne saurait nier que la recherche de la concision n’ait ici inspiré à Chateaubriand des corrections singulièrement heureuses.

D’autres corrections ou suppressions n’ont pas été motivées par des raisons d’ordre purement littéraire. Quand Dorothé et Cymodocée se sont fait reconnaître de Pamphile, prêtre de Ptolémaïs, celui-ci s’écrie dans le manuscrit autographe :


Quoi ! c’est là l’épouse de notre défenseur ! c’est là cette vierge dont l’histoire retentit dans toute la Syrie ! Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! Je suis Pamphile de Césarée, et j’ai connu jadis Eudore en Égypte. Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! Que votre gloire est grande et merveilleuse !…


L’exclamation deux fois répétée : « Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! » était sans doute quelque peu déplacée dans la bouche d’un prêtre ; elle a entièrement disparu du texte définitif. Chateaubriand, qui n’a pas toujours, qui a même rarement le premier jet chaste, — le texte primitif de l’épisode de Velléda eût été probablement fort instructif à cet égard[3], — Chateaubriand, parlant ailleurs du baptême de Cymodocée dans les eaux du Jourdain, avait primitivement écrit : « Les flots se divisent autour des chastes appas de la jeune catéchumène… » Il s’est heureusement corrigé sur l’épreuve ; et posant, comme dit le poète,


Posant sur sa beauté son respect comme un voile,


« autour de la jeune catéchumène, » écrit-il simplement dans l’édition originale, qui supprime aussi, quelques lignes plus loin, plusieurs épithètes trop indiscrètement admiratives.

De même que la convenance morale, la vraisemblance psychologique n’est pas toujours respectée dans le manuscrit envoyé à l’impression. Par exemple, dans le discours d’Hiéroclès, certains traits sont de trop ; certaines paroles, qui n’ont pas été déplacées dans la bouche d’un terroriste, le sont dans la sienne :


Eh bien ! — s’écrie-t-il, — eh bien ! un peu de sang coulera ! Ce sang est-il donc si pur ? Nous nous attendrirons sans doute sur le sort des criminels, car la philosophie rend le cœur sensible ; mais nous admirerons la loi qui frappera les victimes, pour la consolation des sages et le progrès des lumières.


Ces quelques lignes sont devenues ceci dans le texte imprimé :


Eh bien ! un peu de sang coulera ! Nous nous attendrirons sans doute sur le sort des criminels, mais nous admirerons, nous bénirons la loi qui frappera les victimes pour la consolation des sages et le bonheur du genre humain.


Ailleurs enfin, ce sont des raisons de prudence qui ont déterminé la suppression du passage que voici, et où les allusions à Napoléon étaient décidément trop visibles :


Cyrille et les vieux évêques s’étaient opposés à cette démarche. — Vous ne suivez pas, disaient-ils au fils de Lasthénès d’une voix sévère, vous ne suivez pas les préceptes du Dieu qui peut-être va vous appeler à lui. Galérius est votre souverain légitime. Il ne vous est pas permis de songer à briser son sceptre. Ah ! laissez-le jouir de ce trône dont vous le voulez précipiter. Il y trouvera des dégoûts qui vous vengeront assez. Le pouvoir a une amertume secrète que la vertu seule peut adoucir, et quiconque règne sur les hommes pour les rendre malheureux, est cent fois plus à plaindre que ses victimes.

Ces maximes de résignation et d’indulgence étaient d’autant plus belles qu’elles sortaient de la bouche d’un martyr. Mais le sang de Philopœmen qui coulait dans les veines d’Eudore se soulevait malgré lui contre la licence de l’autorité absolue. Selon le jeune chrétien, se soumettre à la tyrannie, c’était légitimer l’esclavage. Cette pensée de révolte qu’approuvait la morale humaine, mais que repoussait la morale plus sublime de la religion, était une véritable erreur, et Dieu punit souvent une faute commise par de hautes vertus plus sévèrement qu’un crime enfanté par de grands vices.


Cette suppression, et quelques autres qui nous sont révélées par l’exemplaire non cartonné, ne furent point suffisantes. « Cet ouvrage, écrivait plus tard Chateaubriand, me valut un redoublement de persécution sous Bonaparte : les allusions étaient si frappantes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien, qu’elles ne pouvaient échapper à la police impériale, d’autant plus que le traducteur anglais, qui n’avait pas de ménagemens à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, |avait fait dans sa préface remarquer les allusions. Mon malheureux cousin, Armand de Chateaubriand, fut fusillé à l’apparition des Martyrs ; en vain je sollicitai sa grâce : la colère que j’avais excitée s’en prenait même à mon nom. »

Mais c’est surtout dans le livre XVI, et plus particulièrement encore dans le discours d’Eudore, qu’abondent les remaniemens, les retouches et les suppressions. Le discours d’Eudore est abrégé de près de moitié. A vrai dire, les pages supprimées dans le texte imprimé ne sont pas toutes, et malheureusement, inédites. Tout un développement assez long du manuscrit sur le peuple juif est rapporté purement et simplement de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem[4], avec quelques modifications et variantes, bien entendu. Quelques-unes de ces variantes, nécessitées par les besoins de la « couleur locale, » sont assez amusantes à relever : le « cimeterre » est devenu une vulgaire « épée ; » le « gouverneur turc » s’est transformé en un « proconsul romain. » On voit par là que Chateaubriand ne se donnait pas beaucoup de peine pour « transposer » du mode narratif au mode épique ses impressions de voyageur.

Un autre développement, beaucoup plus long encore, et qui n’a point passé non plus du manuscrit dans le texte imprimé, est tout simplement le chapitre, à peine retouché ça et là, du livre III de la quatrième partie du Génie du Christianisme, intitulé : De Jésus-Christ et de sa vie. Et il est assez curieux de voir qu’il s’adapte fort bien au discours d’Eudore, comme si, en l’écrivant pour le Génie, Chateaubriand songeait déjà aux Martyrs, et au parti qu’il pourrait un jour tirer de ces pages. La vérité est que le ton, volontiers oratoire ou même lyrique, de certains fragmens du Génie, se prêtait assez aisément à des « utilisations » de ce genre.

Enfin, deux autres fragmens de ce même discours sont vraiment inédits, ou du moins, — car il faut toujours prendre ses précautions en pareille matière, — je les crois tels, ne les ayant retrouvés dans aucun des ouvrages de Chateaubriand. Ils sont assez longs et assez intéressans pour être tirés de l’oubli.

Le premier sert comme d’introduction ou de prélude au long extrait du Génie du Christianisme que Chateaubriand a inséré dans le discours d’Eudore :


C’est donc la condition peu élevée de Jésus-Christ et de ses disciples qui attire au Sauveur du monde les mépris d’Hiéroclès ? C’est en cela même que consiste la merveille et je le montrerai tout à l’heure. Notre accusateur ne peut nier les vertus du Fils de l’Homme, mais il ajoute que Socrate avait prêché la même morale. Non, Hiéroclès, la morale de Socrale ne fut jamais aussi tendre, aussi sublime que celle de mon divin Maître ; vous le verrez bientôt. Par quelle dérision impie vient-on opposer les miracles d’un Apollonius aux miracles de Jésus-Christ ? Ah ! si j’avais la foi et la vertu des premiers chrétiens qui avaient vu le Rédempteur, et qui semblaient avoir retenu quelques rayons de sa gloire, je ferais sortir du tombeau le lépreux, le boiteux et l’aveugle ! Prince, ils paraîtraient devant votre trône et vous diraient mieux que moi quel fut le Dieu qui les guérit !

Toutefois, j’essayerai de vous le faire connaître.


Le second fragment, le plus important, est une sorte d’abrégé de « l’histoire du peuple d’Israël. » La célèbre formule de Renan sur le désert essentiellement monothéiste s’y trouve déjà, sinon en propres termes, tout au moins comme pressentiment très net, plus net même, ce me semble, que dans le texte imprimé[5]. Voici cette page, dont cinq ou six lignes à peine ont passé dans la rédaction définitive : nous soulignons d’ailleurs au passage ces lambeaux de phrases conservés :


— Princes, je commence par les Hébreux. Ces Juifs que l’on vous a peints comme des esclaves égyptiens révoltés contre leurs maîtres, n’ont point une pareille origine. Ils eurent pour ancêtres de vénérables mortels qui portaient dans l’Orient le nom de Patriarches, et qui vivaient sous des tentes au milieu des troupeaux. Ces Patriarches étaient les dépositaires des plus vieilles traditions des peuples ; ils étaient comme la branche aînée du genre humain. Par une suite d’aïeux, dont les noms étaient connus, ils remontaient jusqu’au premier homme. Ce premier homme désobéit à Dieu, pécha et mourut. Sa postérité fut souillée de son crime. Il lui fallait un Rédempteur qui la rendit à ses fins primitives ; ce Rédempteur est venu de nos jours, c’est Jésus-Christ.

En prononçant ce grand nom, l’orateur s’interrompit, tous les chrétiens du Sénat s’inclinèrent, et la statue de Jupiter trembla sur son autel. Eudore reprit aussitôt :

— Une aventure touchante fit descendre en Égypte Jacob, chef des Patriarches, et tige de la nation des Hébreux. Les Hébreux furent opprimés, Moïse les délivra ; Dieu rompit le bras de Pharaon et précipita dans la Mer-Rouge le cheval et le cavalier. L’Éternel nourrit son peuple au désert, et Moïse conduisit les Israélites à la vue de la Terre promise.

Cette Terre promise, objet des railleries d’Hiéroclès, cette petite vallée de pierres aurait dû paraître toutefois quelque chose d’assez grand aux yeux mêmes de la philosophie.

Le royaume des Hébreux était placé entre les deux empires de l’Égypte et de la Syrie. Si la capitale des Juifs eût été bâtie dans les plaines de la Palestine ou de la Galilée, elle fût tombée sans résistance au pouvoir des Mèdes ou des Égyptiens. Jérusalem au contraire, retirée au milieu des montagnes, opposait ses roches comme des remparts à l’esclavage. Les Romains savent ce qu’il leur en a coûté pour renverser cette cité malheureuse.

Outre cette grande raison politique de l’établissement de Jérusalem au centre d’un pays stérile, il s’en présentait une autre à des hommes d’un génie un peu plus profond que l’accusateur des chrétiens. Les Juifs vivant dans la plaine non loin des ports de la mer, se seraient tournés vers le commerce où les entraîne naturellement leur génie. Or le commerce ronge et dissout bientôt le caractère des nations. Le législateur voulait faire des Hébreux un peuple qui pût résister au temps, conserver le culte du vrai Dieu, au milieu de l’idolâtrie universelle, et trouver dans ses institutions une force qu’il n’avait pas par lui-même. Il renferma donc les Hébreux dans la montagne. Séparés du reste du monde, ceux-ci prirent insensiblement la haine des coutumes étrangères, et cet amour de leurs propres usages qui les mirent à l’abri des innovations. Leurs lois et leur religion furent conformes à cet état d’isolement. Tout chez les seuls adorateurs d’un Dieu unique tendit à l’unité. Ils n’eurent qu’un temple, qu’un sacrifice, qu’un livre : le livre contenait leurs destinées. De temps en temps, des Prophètes élevaient la voix au milieu de ce grand peuple solitaire, et lui annonçaient un Messie, des récompenses et plus souvent des malheurs. Les lieux mêmes où les enfans de Jacob se conservaient pour l’avenir nourrissaient en eux ces passions exaltées, sans lesquelles les hommes sont incapables de grandes actions. Sous leurs pieds une poussière brûlante, sur leurs têtes un ciel d’airain, autour d’eux des rochers nus, des campagnes de sel, des lacs coulant du bitume, non loin d’eux dans les cavernes d’Habron les tombeaux de leurs pères. C’étaient là les seuls objets offerts aux regards comme aux méditations d’Israël. [Étaient-ils menacés de la servitude ? Ils pouvaient redescendre de la montagne, retrouver leurs camps dans le désert, et revoir le terrible Sina où la loi leur fut donnée au bruit de la foudre[6].]

Moïse est-il ainsi parvenu au but qu’il s’était proposé ? à créer une espèce de peuple éternel dont aucune révolution de la terre ne pût altérer les mœurs ? Princes, jugez-en vous-mêmes…


Ce développement, si remarquable qu’il fût en lui-même, formait évidemment longueur. Chateaubriand l’a sacrifié, ou plutôt il l’a condensé en dix lignes. Il a fait de même pour les considérations qui suivent, et qui sont celles qu’il a définitivement placées dans l’Itinéraire, — l’Itinéraire ayant paru après les Martyrs, il aurait pu ne pas les faire figurer dans le second ouvrage. — Quant à l’extrait du Génie, outre qu’il faisait longueur lui aussi, il n’est pas étonnant qu’au dernier moment, Chateaubriand ait reculé devant ce trop commode « remploi. »


Ainsi donc, — et c’est la conclusion qui ressort de ces rapides observations, — si les deux fragmens qui nous ont été conservés du manuscrit des Martyrs ne nous apprennent pas tout ce que notre curiosité voudrait savoir sur l’écrivain et sur son œuvre, ils nous renseignent cependant sur ses tendances d’esprit et sur son idéal d’art. Naturellement porté aux longs développemens, aux minuties du détail, aux morceaux de bravoure, aux couleurs voyantes et chatoyantes, sinon même aux joliesses et aux bigarrures, enclin d’autre part à l’étalage d’une personnalité quelque peu morbide et d’une sensualité quelque peu déplaisante, mais sachant d’ailleurs, de par son éducation et sa culture classiques, tout le prix de la concision, de la simplicité, de la propriété d’expression, de la justesse et de l’harmonie des lignes, et de ce que les anciens rhéteurs appelaient si bien la « convenance, » Chateaubriand s’est courageusement appliqué à réagir contre son propre tempérament, contre une partie de lui-même. Son goût est devenu plus sévère et plus pur ; son « romantisme » de pensée et de forme s’est peu à peu assagi ; et, sans rien perdre de ses qualités natives, il s’est efforcé, ce qui est le propre du grand écrivain, de les incorporer au commun patrimoine, et d’en enrichir, sans la rompre, notre souple et vivante tradition littéraire.


VICTOR GIRAUD.

  1. Ces fragmens nous ont été confiés par Mme la comtesse de R***, à laquelle nous sommes heureux d’exprimer ici notre respectueuse gratitude. Ils feront bientôt l’objet d’une publication intégrale.
  2. Le texte de l’édition originale (1809) n’est pas le texte définitif. Chateaubriand a remanié encore une fois son texte, qui désormais ne variera plus, dans la 3e édition des Martyrs, qu’il a donnée en 1810. Il n’a fait, dans cette 3e édition, aucune correction au livre XIX, et il n’en a fait qu’une, assez peu importante, au livre XVI. Atala et le Génie du Christianisme ont été en librairie corrigés davantage : nous connaissons en effet au moins sept versions imprimées et différentes du Génie, et une dizaine d’Atala. L’étude des variantes de ces deux ouvrages nous amènerait à des conclusions sensiblement analogues à celles que nous présenterons tout à l’heure à propos des corrections des Martyrs.
  3. L’édition originale a gardé la trace des vivacités probables du texte primitif. En voici quelques traits, qui ont naturellement disparu à partir de la 3e édition :
    « Saisissant Velléda dans mes bras, je m’écriai avec une sorte de rage : « Tu seras aimée !… Velléda, ne songeons plus qu’à vivre l’un pour l’autre ; renonçons à nos dieux, étouffons nos remords dans les plaisirs. Pourquoi ces dieux nous ont-ils donné des passions invincibles ? Qu’ils nous punissent, s’ils le veulent, des dons qu’ils nous ont faits ! J’ai puisé dans ton sein la fureur de ton amour, et puisque la vertu nous échappe, méritons du moins les supplices de l’éternité par toutes les délices de la vie. »
    « Telles furent mes exécrables paroles. Confondant déjà Jésus-Christ et Teutatès… La vierge de Sayne, une vestale, a été outragée… »
    L’épisode de Velléda avait été déjà, dans l’édition originale, l’objet d’un « carton » que n’a pas signalé M. Georges Vicaire en son précieux Manuel de l’amateur de livres au XIXe siècle. L’exemplaire non cartonné que j’ai eu entre les mains, et qui avait été donné par Chateaubriand à son ami, Bertin de Vaux, prête à Velléda parlant à Eudore les paroles suivantes, qui ne figurent pas dans les exemplaires mis dans le commerce :
    « Si je ne puis t’asseoir sur le trône, du moins je mourrai à tes côtés. Mais il est encore un objet plus digne de ton ambition. Rejette loin de toi cette pourpre pesante, sous laquelle le genre humain est étouffé. Affranchis les Gaules, délivre ma patrie, surpasse les Vindex et les Civilis. Grec, songe que ton pays est esclave comme le mien, que nous devons faire cause commune ! Libérateur de la terre opprimée, quelle gloire n’auras-tu pas dans la postérité ! Et l’on dira : C’est Velléda qui lui inspira ces nobles sentimens !… »
  4. On trouvera ce développement dans l’Itinéraire, édition originale, t. III, p. 45-48.
  5. Renan, qui a si souvent médit de Chateaubriand, l’avait beaucoup lu et pratiqué, et il s’en est souvenu jusque dans la fameuse Prière sur l’Acropole : « Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parens barbares, chez les Ciminériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. » — Cf. ces lignes du récit d’Eudore, dans les Martyrs (liv. IX, édition originale, t, I, p. 298) : « L’Armorique…. région solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes, hérissées de rochers, sont battues d’un Océan sauvage. »
  6. Ce passage entre crochets a été barré de la main de Chateaubriand.