Essais et Notices — Les Livres nouveaux, revue critique


REVUE LITTERAIRE


Lorsqu’en 1631, Théophraste Renaudot, avec la protection du cardinal de Richelieu, fondait le premier journal qui parut en France, le rôle réservé à la presse était encore bien vague ; rien ne faisait présager les immenses services qu’elle allait rendre à la pensée et à l’industrie humaines, ni surtout les droits éternels que ces services devaient lui assurer. Quoiqu’il soit de mode aujourd’hui de dédaigner, d’attaquer même, en niant jusqu’à son utilité, cette publicité périodique à laquelle la France doit sa vie parlementaire et sa véritable gloire, je crois qu’il serait puéril de relever un système de dénigrement qui est loin d’avoir pour excuse le désintéressement ou la bonne foi de ses partisans. « Avec celui qui me demande quel est l’intérêt de l’Angleterre à ce que la Russie possède ou non Constantinople, je ne discute même pas ! » s’écriait lord Brougham. La presse est également une de ces grandes réalités sur le principe desquelles la discussion n’est pas permise. Sans doute il est possible de voir son importance momentanément et en apparence amoindrie ; mais que peut-on en conclure contre elle ? Par le fait même des événemens qu’elle doit apprécier, devenue un instrument de lutte, elle est sujette à être parfois accablée, mais non vaincue.

Les plus grandes choses souvent ne sont à l’origine que de petits faits successivement élargis par la généralité des applications ou par le vaste appareil des conséquences. Sur la multitude de graines que peut produire une fleur, quelques-unes seulement rencontrent un peu de poussière, et y germent ; les autres se perdent on ne sait où, avec leur embryon. Le hasard est pour beaucoup dans tout cela. Sait-on à quel caprice d’oiseau, à quel souffle de vent, tel chêne a dû de s’élever en tel endroit ? L’apparition des idées nouvelles a pour cause première la transformation des besoins les plus généraux, mais pour condition nécessaire la pression des circonstances. La presse (et par ce mot je n’entends pas seulement la feuille imprimée, mais la propagation des idées, de quelque manière qu’elle se fasse), la presse est un des faits qui correspondent toujours exactement aux nécessités actuelles, qui par conséquent ne sont jamais en dehors des circonstances. C’est qu’il n’y a pas de société possible sans opinion publique, et que porter atteinte aux manifestations de celle-ci, c’est compromettre le salut de celle-là. Soutenue ainsi par le système social et le soutenant en même temps, la presse se distingue par un caractère de nécessité permanente de ces grandes idées qui n’apparaissent qu’à des momens variables. Elle suit l’opinion publique en même temps qu’elle la gouverne, elle grandit avec elle, et ne perd de sa force que le jour où cette opinion perd de sa dignité.

Ainsi apparaît-elle à distance et dans l’ensemble de ses résultats. À l’examiner de plus près, on n’est que plus frappé de sa grandeur en présence des obstacles et des difficultés qu’ont à surmonter ceux qui concourent à cet immense travail. Rien mieux que le journal ne réussit à faire rapidement ressortir les écrivains qu’il met en lumière, et ce succès même est souvent une redoutable épreuve. Cette opinion publique, qui est leur appui, leur gloire, leur consolation, est en même temps leur abîme, leur désespoir, leurs gémonies. Il leur faut supporter toute la responsabilité des vérités qu’ils démontrent, soit que la mauvaise logique de la foule en exagère l’application, soit que sa mobilité, en donnant raison à des faits opposés, aille jusqu’à les transformer en erreurs publiques, j’allais dire en crimes. Encore est-ce quelque chose que de tomber de haut et devant tous ; mais les alternatives secrètes de découragement et d’espoir, les luttes intérieures et quotidiennes, n’est-ce pas le rocher de Sisyphe, remonté sans cesse, sans cesse retombant ? Où trouver des compensations ? Il faut se réfugier dans la seule conscience de ses droits, dans la tâche qui reste à remplir, dans les dangers même qui l’entourent. Et certes il faut avant tout s’armer de courage et de foi, car si, au milieu de la carrière, on vient à jeter un regard derrière soi, je ne sais si la satisfaction du devoir accompli, si intime qu’elle puisse être, n’est pas surpassée par la profondeur d’un inévitable découragement.

Ces réflexions nous sont inspirées par la préface dont M. de Sacy a fait précéder deux volumes d’articles qu’il vient de réunir et de publier[1]. M. de Sacy, qui n’a jamais voulu être autre chose « qu’un journaliste, » à qui cette seule qualité a ouvert les portes de l’Académie française, est l’un des plus anciens rédacteurs d’une feuille quotidienne dont l’honneur est d’avoir toujours conservé dans la même mesure ses traditions politiques et littéraires. Depuis 1828, époque où il entra au Journal des Débats, sous le ministère de M. de Martignac, M. de Sacy est resté sur la brèche, et, en compagnie d’hommes éminens, il a continué de combattre pour des convictions qu’il est doublement honorable de partager à une époque où il est si facile de compter le petit nombre d’organes périodiques qui n’ont pas dévié de leur voie. Le libre examen, le régime constitutionnel et parlementaire sont demeurés pour ceux-là les conditions idéales et les ressorts nécessaires de tout gouvernement. Ce n’est pas, nous pouvons le dire, sans d’amères déceptions, sans de cruelles tristesses, qu’il est possible de persévérer dans un rôle dont le moindre inconvénient est de provoquer le dédaigneux sourire des adorateurs du succès. En retraçant en quelques pages sa carrière de publiciste, M. de Sacy remarque particulièrement que la révolution de 1830, nécessaire cependant, amena dans son esprit de profondes défiances. Depuis lors, ce qu’il combattit surtout, ce fut l’esprit révolutionnaire. Ce mot n’est peut-être pas très juste, ou du moins contient-il une ellipse qui devrait être interprétée. Il faut comprendre que M. de Sacy a combattu l’esprit despotique appliqué à la révolution et non pas les tendances rénovatrices, indispensables à tout progrès, dont il a été lui-même le champion à certains jours. Oui, ce qu’il a combattu, ce n’est certainement pas la base de ses convictions et des nôtres, ce n’est pas l’esprit de Voltaire, de Mirabeau, encore moins celui qui présida aux journées de 1830 : c’est l’esprit d’autorité absolue et aveugle, de quelque part qu’il vienne, aussi terrible et aussi aveugle lorsqu’il s’appuie sur la multitude que lorsqu’il n’a pour raison d’être que le caprice d’un seul.

Depuis quelques années, M. de Sacy s’est retiré forcément de la discussion quotidienne et politique, et il a comblé ses loisirs obligés par les essais littéraires qu’il offre aujourd’hui au public. Sur ce terrain, l’honorable membre de l’Académie française nous semble moins heureux que sur le terrain politique. J’avoue que ce n’est pas sans étonnement et sans chagrin que j’ai lu dans sa préface cette phrase qui, dominant un recueil d’études littéraires, ne peut nous laisser indifférens : « Il y a une foule de livres très bons que tout le monde connaît et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. » Que M. de Sacy, homme du monde et écrivain politique, avoue ses préférences exclusives pour les vieux modèles, je l’admets volontiers, non sans quelque réserve toutefois ; mais que M. de Sacy, après avoir accepté les devoirs de la critique quotidienne, affiche ainsi à l’égard des œuvres modernes un parti-pris d’éloignement, je ne comprends plus ce que je suis tenté d’appeler une inconséquence littéraire. Sur quelles frivolités alors, indignes des honnêtes gens, s’est donc exercé le talent des Villemain, des Sainte-Beuve, des Gustave Planche ? Quoi ! vous passez sous silence toute la littérature du XIXe siècle et ce qui fait sa plus grande gloire, la poésie et le roman ! Quoi ! aucun nom à qui vous puissiez accorder des éloges, même tempérés ? Ni Victor Hugo, ni Alfred de Musset, ni Mme Sand ! Et vous accorderez quinze pages à je ne sais quels morceaux choisis de littérature qui ne sont en définitive que l’œuvre d’un compilateur souvent peu intelligent ! La liste des auteurs vers lesquels vous poussent sans relâche vos instincts classiques est sans doute bien choisie ; pourquoi cependant parmi ces écrivains assez nombreux ne voyons-nous pas le plus grand de tous, Molière ? Je sais pourquoi vous ne l’aimez pas, c’est par la même raison qui vous fait préférer Racine à Corneille, Athalie à Polyeucte. Molière n’est pas consolant, dites-vous ; mais Pascal, un de vos préférés, est-il plus consolant que Molière ? Et pour la fermeté des idées, l’auteur de Tartufe et de Don Juan n’est-il pas à la hauteur du philosophe qui n’eut pas le courage complet de sa philosophie ?

Le système exclusif adopté par M. de Sacy dépouille ses études littéraires de ce qui devrait en constituer le principal intérêt, l’opportunité. Procéder ainsi, n’est-ce pas condamner en littérature les doctrines qu’on soutient en politique, et trop oublier que le progrès est parallèle dans toutes les manifestations de l’intelligence humaine ? Chaque époque apporte avec elle de nouveaux élémens qui transforment certains côtés de l’art, et donnent aux nouvelles faces de la pensée une raison d’être logique et supérieure à toute critique. Pour ne citer qu’un écrivain sur le mérite duquel par exemple tout le monde est d’accord, est-ce que Théodore Hoffmann ne représente pas une imagination entièrement indépendante de la tradition ? Et sans parler d’artistes souverains et entièrement créateurs, n’y a-t-il pas des esprits secondaires sur lesquels il n’est pas permis de passer dédaigneusement, sinon parce que leurs œuvres ont un mérite intrinsèque dont il faut absolument tenir compte, du moins parce qu’elles représentent, à leur insu même, les tendances de leur époque, et qu’elles reflètent en tout ou en partie les dispositions de l’esprit public ?

Voici par exemple un roman de M. Ernest Feydeau[2] où le style et la composition ne me paraissent pas irréprochables, mais qui n’est pas indigne de louange à une époque où la production littéraire est si mince. Il y a d’abord dans ce livre une sobriété d’action et de personnages un peu étudiée peut-être, et qui fait un heureux contraste avec ces récits où sont prodigués les accessoires et les comparses. C’est une scène de la vie réelle, que l’auteur a tâché d’abstraire le plus possible de la réalité en lui imprimant ce cachet de généralité que Benjamin Constant a, par le même procédé, donné à Adolphe. Séparé de l’éloquente interprétation de Gustave Planche, Adolphe, à son origine, eut besoin, pour réussir, de répondre à cette disposition intime des esprits qui avait fait le succès de Werther, et qui, en s’élevant de plus en plus vers la pure contemplation, devait faire quelques années après le succès des premières Méditations. Pour moi, le meilleur et le plus complet de ces écrits qui analysent le tempérament moral de toute une époque est un livre qu’on ne cite guère aujourd’hui, bien qu’il soit suffisamment connu, la Confession d’un Enfant du siècle. La difficile intelligence de ce livre, plus moral et plus profond que tous les aphorismes de Vauvenargues et de Pascal, paraît réservée à un petit nombre d’adeptes qui savent creuser la lettre et trouver, sous des détails en apparence exclusifs et singuliers, toutes les variations, toutes les défaillances, tous les combats de cette personnalité morale, particulière à notre siècle, dont Alfred de Musset fut par lui-même le type le plus réel.

En disant que Fanny appartient à la même famille, je ne prétends pas, tant s’en faut, mettre le livre de M. Feydeau au même rang que celui d’Alfred de Musset. La différence du style, ce laisser-passer purement littéraire sans doute, mais indispensable, s’y oppose. M. Feydeau a d’ailleurs trop spécialisé son sujet pour qu’il soit possible de le généraliser au-delà de certaines limites. Il a pris pour texte un fait qu’on a déjà souvent traité, et de toutes les façons, l’adultère. En reconnaissant que le choix d’un pareil sujet crée à l’auteur de graves difficultés, il faut aller droit au livre et ne désespérer en aucun cas d’y trouver quelque chose de nouveau. L’adultère est, comme l’amour, un fait toujours semblable à lui-même, mais que les individus, les circonstances, les motifs qui l’accompagnent peuvent et doivent éternellement varier. Pour que le sujet soit neuf, il faut donc qu’il soit soutenu par une idée nouvelle, ou du moins par les nouvelles faces d’une idée déjà vulgarisée. L’idée du nouveau roman est le dégoût de l’adultère. Or ce que l’auteur imagine pour inspirer ce dégoût, ce n’est pas le repentir, effet très moral, mais peu vrai ; ce n’est pas la lassitude réciproque, résultat plus vrai que le précédent, mais souvent étudié : c’est l’adultère lui-même heurtant l’égoïsme, excitant la jalousie, contrariant sans cesse la personnalité de celui qui en jouit, et par la succession de ses hontes secrètes, par les déchirures continuelles faites à son orgueil, le contraignant à tout abandonner et à chercher dans la solitude un repos qui le fuira toujours. En faisant abstraction des autres causes qui peuvent amener le dégoût dans l’adultère, M. Feydeau a grandi son sujet, loin de le diminuer. En la débarrassant d’influences secondaires, en la mettant en dehors des circonstances contingentes, il a seulement opposé l’individualité humaine à elle-même, il fa montrée sa combattant elle-même et ne cherchant qu’en elle ses armes les plus meurtrières. Il a ainsi fait ressortir d’une certaine façon toute la puissance de notre être intérieur, où chacun peut trouver, sans autre aide que la propre transformation de ses sentimens, son plus cruel ennemi. En un mot, souffrir de la possession par la possession, voilà ce qui résume toute l’étude.

D’ordinaire la possession amène la satiété, ou du moins l’habitude émousse le plaisir : tel est le cours naturel des choses humaines. Ici l’ennui de l’esprit est produit par d’autres causes. Le doute, loin de s’attaquer au plaisir défendu, s’attaque à la personne qui en est la source. Roger se tâte, s’examine : il n’a pas de remords, il n’en a pas soupçonné davantage chez sa maîtresse. Cette simple constatation est l’origine de son supplice. C’est alors que ses joies commencent à être empoisonnées par le nescio quid amari dont parle Lucrèce. Sa maîtresse n’a pas de remords ; elle devrait en éprouver, pense-t-il. Et de ce qu’elle est toute à lui, il s’irrite. La vue du mari de Fanny vient le plonger dans un nouvel ordre de souffrances. Pourquoi l’a-t-elle trompé ? se demande-t-il. Il ne songe pas à la belle et simple réponse qu’elle peut lui faire, qu’elle lui fera plus tard : parce que je t’aimais ! Cette idée calmerait sans doute sa vanité, mais ce n’est pas de lui-même qu’il doute, c’est d’elle. Fanny l’a aimé pour changer ou pour compléter son idéal ; l’inquiétude de Roger le fait se blesser lui-même dans sa vanité, et, comme il ne peut consentir à porter seul la peine de cette blessure, il tourmente cette femme. Sa jalousie l’emporte, il la questionne, et cette curiosité lui enlève jusqu’à l’ombre du doute : Fanny, obligée de se partager entre son mari et lui, descend du piédestal où il l’avait placée. Dès lors l’amour de cœur se change peu à peu en un amour de tête où la jalousie est tout. L’égoïsme, cette loi de notre nature qui domine tous nos actes et que nous essayons en vain de voiler, possède entièrement Roger. Il vient à découvrir que Fanny a des raisons pour se plaindre de son mari, et cette découverte ne lui inspire ni pitié, ni redoublement de tendresse. « Dans ma démence, s’écrie-t-il, il me semblait que l’amour de Fanny perdait d’autant plus de son prix qu’elle était plus malheureuse. » Comment aussi ne reconnaîtrait-il pas chez les autres son propre égoïsme, quand, demandant à sa maîtresse de s’enfuir avec lui, il la voit hésiter, penser à ses enfans, à son mari même, puis refuser ? Il lui arrache cependant une promesse qui doit la séparer de son mari, tout en vivant sous le même toit ; mais à son tour l’amour de cet homme pour une femme étrangère inspire la jalousie de Fanny, qui, tout en trompant son mari, ne veut pas être trompée par lui. Craignant d’être quittée, elle est obligée de violer la promesse qu’elle a faite à Roger. Celui-ci, à qui cette dernière croyance vient à manquer, n’a plus la force de rien supporter. Il voudrait revenir aux jours passés qu’il ne le peut plus. L’ambition de ses désirs, les exigences et les tyrannies de son égoïsme lui ont créé des besoins que ni Fanny, ni une autre femme ne peut plus satisfaire. Et pour avoir manqué d’abord aux conventions sociales, pour avoir ensuite, dans cet amour illicite même, manqué aux devoirs moraux, il ne sait plus où se prendre, et va dans la solitude expier la recherche d’un idéal dont les rapports humains lui ont démontré trop tard le néant.

Nous n’avons pas tenu compte de certains détails (ils sont rares cependant) que M. Feydeau eût mieux fait de laisser deviner au lecteur ; ce qui importait, c’était la seule conception d’une œuvre que l’auteur a justement appelée une étude. C’est un livre où l’analyse intervient, mais où la méthode analytique fait encore défaut. Ce qui lui manque, ce ne sont pas des épisodes, ils sont en nombre suffisant : c’est le style. On est d’autant plus frappé de ce défaut que le style de M. Feydeau dans Fanny n’est pas véritablement le sien : c’est un style imité, maniéré, auquel il a voulu donner une couleur particulière qui n’est pas dans son tempérament, et qui l’entraîne parfois à de singulières naïvetés d’expression. Si M. Feydeau veut continuer à faire du roman, il a tout intérêt à ne pas imiter le style d’une certaine école raffinée qui met des paillettes à tout ce qu’elle touche : témoin le Roi Voltaire[3] de M. Arsène Houssaye.

M. Houssaye est un homme d’un esprit aimable sans contredit, et la grâce mignarde ne lui manque pas ; mais il n’a pas de véritable science. Il aime ce qui est beau et grand, mais il l’aime à sa façon ; il ne comprend guère que le côté brillant, que la forme extérieure des belles et grandes choses. Ne lui demandez pas des idées, encore moins une théorie. Pour lui par exemple M. Emile Augier et M. Ponsard sont de la même école. En outre il est certain que M. Houssaye a des convictions philosophiques encore moins arrêtées que ses convictions littéraires, et c’est pour toutes ces raisons que personne moins que lui n’était propre à faire une étude générale sur Voltaire. L’auteur de Candide devait doublement tromper son historiographe, d’abord par le côté brillant de sa vie, ensuite par le vague apparent de sa philosophie. Ce que la plume de M. Houssaye nous a déjà donné pouvait faire ainsi préjuger du livre qu’il allait publier, et le livre n’a pas trompé ce que je ne veux pas appeler mes espérances. Certes c’est bien Voltaire que M. Houssaye nous montre. Il est né en 1694, et sa dynastie devance celle des Pharaons ; il s’est incarné comme Satan dans tous les esprits ; il est à la fois Moïse, Hésiode, Aristophane, Lucrèce, César, Lucien, Luther !… Enfin c’est le Voltaire des gens du monde, c’est-à-dire un Voltaire apocryphe. — La plus curieuse transformation que M. Houssaye ait fait subir au roi Voltaire, c’est, après lui avoir donné pour prédécesseur Louis XIV, de lui donner pour successeurs Napoléon et M. Edmond About. De ces deux plaisanteries, je ne relèverai que la première. Napoléon continuant Voltaire ! J’avais bien raison de refuser des idées sérieuses à l’auteur de Philosophes et Comédiennes. C’est en s’amusant, avec de pareilles antithèses, à relier entre elles des ressemblances gratuites qu’on arrivé encore à faire de l’auteur du Dictionnaire philosophique une espèce de philosophe platonicien. Il ne faut pas chercher à relever Voltaire de certaines choses : il n’en a pas besoin. Son fameux vers sur la nécessité d’un Dieu va de pair avec certaines tirades de la tragédie de Mahomet. N’est-il pas ridicule que M. Houssaye prête à Voltaire des inspirateurs tels que saint Jean et saint Augustin, et qu’il le fasse s’écrier : « O mon Dieu ! je te cherche, où es-tu ? » en se promenant dans son parc ? Que Voltaire ait été un grand seigneur philosophe, je l’admets. En écrivant l’Essai sur les Mœurs, il n’avait pas le peuple en vue, non plus que Brutus en tuant César ; mais il ne pouvait pas travailler pour le peuple à une époque où la classe moyenne n’était pas encore constituée. Napoléon successeur de Voltaire ! Mais M. Houssaye le dit lui-même, quand Napoléon tomba, ce fut Voltaire qui détermina sa chute. Voltaire ne représentait-il pas, dans la classe moyenne émergée avec Mirabeau, la liberté, la tolérance, la discussion, tandis que le peuple, aveuglé de gloire, combattait pour l’homme du 18 brumaire ? — Voltaire est certainement peu connu de ceux mêmes qui aiment à aller chercher de l’ombre sous son nom. Qu’on soit avec lui ou contre lui, il faut le discuter sérieusement ; sinon, lorsqu’il s’agit d’écrire un volume à l’éloge de ce grand railleur, on arrive à des naïvetés comme celle-ci : « Il a les vertus de l’apôtre, mais il n’a pas la poésie des paraboles et du style évangélique. » Cependant le livre de M. Houssaye est singulier et amusant ; il donnera certainement des vues profondes, des opinions faciles et beaucoup d’esprit à ses nombreux lecteurs !… Quelques-uns peut-être s’étonneront que l’auteur ait daté sa préface du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Voltaire. Encore un éloge funèbre comme celui-là, et Voltaire, passant par toutes les phases de la métempsychose, sera rendu méconnaissable. — « Tout cela est bel et bon, dit Candide, mais cultivons notre jardin. »

Avons-nous été trop sévère pour une œuvre dont l’auteur dit lui-même : « Ne voyez dans ce livre que le sentiment d’un poète sur une philosophie qui a renouvelé le monde… mais je n’en suis pas plus voltairien pour cela ? » Que signifient alors ces apothéoses, sinon exagérées, du moins mal raisonnées, et qu’on a le droit, d’après ces paroles, de ne pas croire sincères ? C’est avouer qu’on se laisse éblouir sans se laisser convaincre, et le moindre inconvénient de cette faiblesse est de donner naissance, par réaction, à je ne sais quels pamphlets grotesques où toute la philosophie moderne est insultée d’une manière que je m’abstiens de qualifier. Les Philosophes au Pilori, tel est le titre que porte l’un de ces libelles, m’ont rappelé une toile assez connue où les illustres martyrs de la pensée de tous les pays et de tous les siècles sont attachés sur un échafaud que gardent ces quatre monstres, ces quatre tyrans : la Misère, la Violence, l’Ignorance et l’Hypocrisie.

La philosophie heureusement n’en est pas encore réduite à invoquer contre ses adversaires le secours de la fantaisie ; les argumens de la discussion demeurent toujours ses meilleures armes. Je n’en veux pour preuve que le remarquable livre que vient de publier M. Ausonio Franchi sous ce titre : le Rationalisme[4]. M. Ausonio Franchi, directeur du journal la Ragione, qui se publie à Turin, s’est déjà fait connaître par de bons travaux sur la philosophie kantienne, dont il est au-delà des Alpes le plus actif propagateur. Il s’est fait surtout remarquer par la précision de son raisonnement et l’excellence de sa méthode. Que faut-il entendre par rationalisme ? C’est la première question qu’il se pose et que nous devons nous poser avec lui. Ce n’est pas le rationalisme d’une certaine école allemande, qui tend à l’impossible conciliation de la Bible avec la science moderne et avec la raison. À ce sujet, les opinions intéressées de l’illustre Cuvier ne doivent pas nous aveugler, et si elles n’étaient contredites par ses travaux mêmes, elles trouveraient de suffisantes réfutations dans les inductions géologiques et zoologiques des Geoffroy Saint-Hilaire et des Élie de Beaumont. Ce n’est pas le rationalisme français, qui, théorie toute psychologique et non religieuse, n’a été qu’une réaction contre la doctrine qui fait découler nos connaissances de l’expérience sensible, et s’est vu obligé d’admettre des idées innées que le principe spirituel est réduit à puiser directement en lui-même. Ce n’est pas le rationalisme italien de Rosmini, qui donne exclusivement au raisonnement abstrait le pouvoir de démontrer, sans données expérimentales, la réalité objective des substances et l’existence des premières manifestations de l’intellect. Le rationalisme de M. Ausonio Franchi roule sur le critérium qu’on doit adopter dans l’examen des théories religieuses ; il tend à prouver que les dogmes théologiques, à quelque religion qu’ils appartiennent, ne procèdent point d’une révélation divine, mais qu’ils ont pour source la nature même de l’homme ; en un mot, il a pour but de « retracer l’origine naturelle et d’expliquer la génération psychologique des idées que la théologie transforme en dogmes divins et révélés. »

Il faut regarder le chapitre où M. Franchi expose cette curieuse transformation comme l’une des plus remarquables dissertations qu’on ait écrites sur le même sujet. Si M. Franchi s’élève avec raison contre certaines fusions ridicules qui ne sont autre chose que de honteux compromis, s’il démontre l’impossibilité logique d’une sorte de mariage mystique entre la philosophie et la théologie, il ne procède pas davantage par un système d’exclusions non motivées, de négations absolues, dans lequel la philosophie critique aurait le tort de se réfugier. Ce n’est pas en se contentant de déclarer absurdes certaines croyances qu’elle en démontrera l’absurdité. Comme l’erreur l’a précédée, elle ne doit pas craindre de venir sur le terrain de l’erreur et de l’y combattre avec ses propres armes, avec ses propres argumens. En s’attaquant à un système de croyances surnaturelles que l’humanité croit généralement consacrées et imposées par la tradition, il ne faut pas oublier que, si la nature humaine n’est pas infaillible, elle n’est pas non plus complètement absurde. Elle ne se trompe jamais entièrement, et ses erreurs, — qu’on nous pardonne cette espèce de naïveté, — ne sont que des altérations plus ou moins confuses de la vérité.

« Tout l’édifice théologique a été construit d’après l’idée de Dieu considérée comme l’idée de l’homme : » telle est la vérité que M. Franchi a essayé de dégager de ces erreurs. Certes, dans la théologie même, ce n’est pas Dieu qui a fait l’homme à sa ressemblance, c’est l’homme qui a fait Dieu à son image ; il n’a pu se rendre compte de l’essence divine qu’en la déterminant par des attributs humains, élevés, il est vrai, à leur suprême expression. De cette manière, la religion, procédant par l’anthropomorphisme, a fait de la Divinité l’idée collective, mais suprême, de nos sentimens et de nos qualités. L’homme a séparé de lui-même sa forme, sa personnalité, tout son être enfin, et il s’est mis sous la dépendance abstraite de ce nouveau subjectif, après l’avoir doué d’une abondance infinie d’attributs qui se résument tous dans l’idée générale de perfection. Passant ensuite des conceptions générales aux faits plus immédiats, M. Franchi a examiné les conséquences, soit abstraites comme théologie, soit concrètes comme dogmes, qui résultent de la notion de Dieu interprété comme individualité suprême, c’est-à-dire de la Providence, de la révélation, des miracles, etc. En se tenant sans cesse sur un terrain sérieux, il a donné à ses argumens une force qui ne permet plus d’en nier la vérité. Cette manière équitable de procéder est un progrès de la critique moderne sur celle du XVIIIe siècle. Une chose qui irrite notre bon sens ne doit pas seulement provoquer de notre part comme moyen d’opposition une moquerie d’un goût quelquefois contestable. Quelque répugnance que notre esprit éprouve à discuter, le raisonnement ne perd jamais ses droits, et il ne faut pas que, par une puérile négligence de la discussion, on puisse accuser désormais le libre examen de mauvaise foi ou d’impuissance. En abordant, comme il vient de le faire, avec dignité et rigueur ces questions ingrates, M. Franchi a bien mérité de la philosophie.

Je terminerai néanmoins par une observation que je crois nécessaire. Je ne trouve pas que l’ouvrage de M. Franchi conclue suffisamment dans le sens de l’affirmation. L’auteur avait du reste prévu cette objection, et il a soin de dire que démontrer par une critique rigoureuse l’impossibilité de résoudre certains problèmes, ce n’est pas douter, c’est se reposer au contraire sur une grande certitude. Cela ne me suffit pas, je l’avoue, dans certaines questions. Je ne demande pas qu’on réédifie l’édifice que l’on vient de détruire, mais j’attends après toute négation l’affirmation corrélative qui lui est opposée. Or, si, abandonnant les questions religieuses, nous abordons les questions purement rationnelles, je ne me rends pas compte de ce que pense M. Franchi sur certains points fondamentaux. Vous admettez la spiritualité de l’âme, et vous prouvez en même temps la pauvreté des argumens spiritualistes : où est la démonstration qui vous est particulière ? L’idée de la création est absurde, dites-vous, et, selon vous, l’éternité de la matière ne résiste pas à la critique : comment vous tirez-vous de ce défilé ? Il y a là tout un système de contradictions philosophiques dont M. Franchi nous donnera, je l’espère, une satisfaisante antinomie. Après le Rationalisme, on est en droit de la lui demander, tout en reconnaissant que de tels travaux, même incomplets, sont le meilleur moyen d’établir les droits et de maintenir la vitalité de la discussion philosophique.


EUGENE LATAYE.


- Dans l'Etude sur Gustave Planche, publiée dans notre dernier n°, il nous est échappé, page 669, lignes 24 et 25, une inexactitude involontaire que nous nous empressons de rectifier. L'auteur de cette étude a été trompé par les initiales L. V., qui désignaient dans la pensée de Gustave Planche, non pas M. Ludovic Vitet, mais un homme aussi d'un rare et brillant esprit, mort prématurément et trop vite oublié, M. Loève-Veimars, un des collaborateurs les plus actifs de la Revue dans les premières années de son existence, et sur lequel nous nous proposons de revenir un jour.


V. DE MARS.

  1. 2 vol. in-8o, Didier.
  2. 1 vol. in-12, Amyot.
  3. Un vol. in-8o, Michel Lévy.
  4. 1 vol. grand in-12 ; Paris, Bonne et Schultz.