ESSAIS
DE LITTÉRATURE PATHOLOGIQUE

IV[1]
LA FOLIE. — GÉRARD DE NERVAL
(Première partie)

Œuvres de Gérard de Nerval. — Lettres et documens inédits.

Il est des hommes pour qui la vie n’est qu’un songe. Leur âme plane sur la réalité sans se résoudre à s’y poser. Tout au plus l’effleure-t-elle d’un coup d’aile quand un choc trop brutal l’a précipitée vers la terre, ou que l’appel inquiet d’une voix aimée l’a tirée de son rêve, mais elle repart aussitôt et remonte, toujours plus haut, jusqu’à ce que rien ne puisse plus la décider à redescendre. Le monde dit alors que cet homme est fou, mais lui, il pense qu’il est entré dans la vérité.

Gérard de Nerval a été l’un de ces êtres qui ouvrent les yeux à un songe en les ouvrant à la lumière du jour, et pour lesquels la mort n’est que le passage du rêve éphémère et borné au rêve éternel et infini qu’il leur a été donné d’entrevoir. Peu lui importait que le vulgaire, dans son ignorance, ou les savans, dans leur présomption, traitassent d’hallucinations les visions glorieuses où se révélait pour lui l’au-delà ; il restait voluptueusement dans les nuages, se refusant à admettre les idées de la foule sur ce qui est illusion et ce qui est réalité. Il avait eu de très bonne heure la conviction que la foule se trompe, et que l’univers matériel, auquel elle a foi parce que ses yeux le voient et que ses mains le touchent, n’est que fantômes et apparences. Pour lui, le monde invisible était, au contraire, le seul qui ne fût point chimérique. Comme Edgar Poe et tous les visionnaires, il disait que l’erreur des masses provient de ce que l’au-delà leur est fermé ; il n’est donné qu’à un petit nombre d’élus de frayer avec les esprits avant d’avoir dépouillé leur enveloppe mortelle ; c’est une grâce d’en haut, que Gérard de Nerval, cœur humble et reconnaissant, remerciait la divinité de lui avoir octroyée : « Je ne demande pas à Dieu, écrivait-il, de rien changer aux événemens, mais de me changer relativement aux choses, et de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir[2]. » Sa prière avait été exaucée. Le jour vint où son beau songe se confondit entièrement avec la vie réelle, de sorte qu’il ne pouvait plus les distinguer. On l’enferma alors dans une maison de fous ; mais, tandis qu’on s’empressait à le soigner, que chacun le plaignait, il notait sur un carnet : « Il me semble que je suis mort et que j’accomplis une deuxième vie[3]. »

On retrouva plus tard ce carnet sur son cadavre, avec des feuillets épars où il racontait ses sensations dans la « deuxième vie. » L’histoire de ses expériences intéressera les phalanges de névrosés que menace de nos jours le même sort. Chaque année voit grossir leurs rangs ; les moins atteints s’arrêtent au seuil de la démence ; les autres le franchissent et s’installent dans le royaume de folie, comme le doux poète qui va nous servir de guide et dont l’ombre doit se réjouir en contemplant les flots humains poussés sur ses traces par l’alcool, la morphine, le harassement d’une vie trop dure et trop pressante, le poids d’une civilisation trop compliquée. Non que Gérard de Nerval fût capable de souhaiter du mal à âme qui vive ; mais on n’est jamais insensible au progrès de ses idées, et le chemin suivi allègrement par nos générations est celui qui, dans sa conviction, l’avait mené à la vérité. Il est à craindre que, pour elles comme pour lui, ce ne soit plutôt la maison de fous qui se trouve au bout.

I

Un pareil homme ne pouvait pas avoir des origines prosaïques ; il lui fallait des ancêtres de conte de fée. Un tableau généalogique, de la main de Gérard de Nerval[4], mêlé de signes cabalistiques, le fait descendre d’un bon chevalier allemand du moyen âge, arrivé je ne sais comment au fin fond de la France. Dans les derniers temps de sa vie, il avait trouvé mieux encore, et laissait entendre qu’il remontait en ligne droite à l’empereur Nerva. Ce qu’il en disait n’était point par vanité : il ignorait la vanité ; c’était une idée qui amusait son imagination. Lorsqu’il daignait reprendre pied sur la terre, ses origines étaient beaucoup plus modestes. Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, se rappelait alors que les siens étaient de la Picardie et de souche paysanne ; et, comme il adorait les mœurs simples et les vieux souvenirs, il s’empressait de dépeindre ses grands-parens dans la poésie de leurs occupations rustiques. Son grand-père maternel avait poussé la charrue d’un oncle dans des circonstances qui font penser à Jacob chez Laban : « Un jour, raconte Gérard de Nerval, un cheval s’échappa d’une pelouse verte qui bordait l’Aisne, et disparut bientôt entre les halliers ; il gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770. « Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt, et cependant, je n’ai guère d’autre titre à l’existence. Cela est probable du moins, si l’on croit à ce que Hoffmann appelait l’enchaînement des choses. »

Le maître du cheval était un jeune rêveur appelé Pierre Laurent, silencieux de son naturel et fils d’un autre silencieux. La perte du cheval ayant amené un choc entre ces deux taciturnes, Pierre fit son petit paquet et s’en vint à travers la forêt de Compiègne chez un bonhomme d’oncle qui cultivait un mauvais champ près des étangs de Châalis, dans le Valois : « Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. » Gérard de Nerval omet d’ajouter que Pierre Laurent devint ensuite « linger » à Paris, dans le quartier Saint-Martin. J’imagine que, ne trouvant aucune grâce à cette profession de citadin, il l’avait oubliée, afin de ne garder en mémoire que l’image du grand-père courbé sur son soc, et le dirigeant avec prudence entre les granits et les bruyères qui couvraient une partie de ce petit bien.

La mère de Gérard de Nerval était fille de Pierre Laurent. Elle s’était mariée toute jeune à Etienne Labrunie, chirurgien-major dans les armées impériales. Ils n’eurent pas d’autre enfant que Gérard, né à Paris, rue Saint-Martin, le 22 mai 1808. Mme Labrunie s’en fut le plus tôt possible rejoindre le régiment, et les siens ne la revirent guère. Elle n’est pour nous qu’une ombre, mais les ombres peuvent avoir de la physionomie, et celle-là nous apparaît dans une attitude un peu penchée, remplie de douceur et de mélancolie : « Je n’ai jamais vu ma mère, écrivait son fils ; ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie. » Il savait encore, pour l’avoir souvent ouï répétera son père, que sa mère chantait, en s’accompagnant sur la guitare, une romance qu’elle aimait. Les larmes montaient chaque fois aux yeux de M. Labrunie, qui n’était pourtant pas sentimental, tant s’en faut. C’était un original, d’humeur incommode, et fuyant le commerce des humains. Son fils lui a dû les germes de sa bizarrerie ; il parle dans une lettre de l’influence que le goût de son père pour la solitude avait exercée sur lui, et il sentait bien qu’elle ne lui avait pas été bienfaisante.

Mme Labrunie s’effaça de ce monde pendant la campagne de Russie. Elle avait voulu suivre son mari à la Grande Armée, et elle mourut en Silésie, à vingt-cinq ans, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres.

Son fils avait été confié dès le bas âge à un oncle qui était fixé au petit village de Montagny, près d’Ermenonville. C’est là que Gérard fut élevé, qu’il revint sans cosse, adolescent ou homme fait. C’est là qu’il reçut de la nature et des livres ces premières impressions qui décident de nous. Il avait gardé un tendre et pieux souvenir de Montagny et de la période d’initiation à la vie que ce nom représentait pour lui, sans se douter de ce que l’enfance la plus heureuse et, en apparence, la plus innocente, avait eu, au fond, de nuisible et de dangereux.

Le hasard, aidé de sa propre inclination, l’avait trop fait vivre dans la société des filles. Il avait eu trop de cousines, trop de petites amies paysannes. Ses jeux avaient été les rondes chantées où l’on s’embrasse, les promenades la main dans la main sous les grands bois, avec toutes les Fanchette et les Sylvie du canton. Il fut amoureux avant de savoir que l’amour existe, et la nature ne lui avait déjà donné que trop de sensibilité. Les bucoliques de Montagny ont eu leur part de responsabilité dans l’espèce de conte fantastique qu’il était destiné à vivre et qui acheva la ruine d’une raison naturellement chancelante.

Les commencemens du drame remontaient à l’aurore de son adolescence et avaient été adorables. Le rêve de toute une vie s’était ébauché le soir d’un beau jour, sur une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, devant un château ancien, aux encoignures dentelées de pierres jaunies. Gérard était alors écolier et habitait chez son père, à Paris. Les vacances l’avaient ramené chez l’oncle de Montagny, et il était allé danser sur l’herbe, lui seul garçon, avec les jeunes filles du village. Quand ce fut son tour d’entrer dans la ronde, on y enferma avec lui une belle demoiselle appelée Adrienne, venue du château se mêler aux paysannes. Elle était grande et blonde, et on la disait de sang royal : — « Nos tailles étaient pareilles, raconte Gérard de Nerval. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. »

D’après les règles du jeu, Adrienne devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle, et aussitôt, d’une voix légèrement voilée, « elle chanta une de ces anciennes romances, pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé… A mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, et le clair de l’une naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. » Ce fut pour son jeune partenaire une de ces minutes solennelles qui fixent à jamais une destinée humaine. Les cheveux d’or et le vieil air plaintif bouleversaient l’écolier à qui la belle chanteuse avait offert sa joue sans embarras, parce qu’il ne comptait pas. Ils prenaient possession de son cœur en vertu d’une sorte de titre ancien et mystérieux : — « Elle se tut, continue le récit[5], et personne n’osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. — Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d’un ruban. Je posai sur la tête d’Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. — Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux, et rentra en courant au château. »

Adrienne repartit le lendemain pour le couvent où elle était élevée. Gérard de Nerval ne la revit jamais et la chercha toujours. Il lui semblait l’avoir connue dans une autre existence, ce qui établissait entre eux un lien mystique et indestructible. On eut beau lui dire, aux vacances suivantes, qu’elle avait pris le voile, puis qu’elle était morte, il persistait à la deviner dans les femmes que le hasard plaçait sur sa route. C’était elle sans être elle, c’était elle transmigrée dans un corps nouveau et reconnaissable à quelque détail tel que la nuance des cheveux ou le timbre de la voix. Il fut amoureux d’Adrienne toute sa vie et uniquement, mais d’Adrienne sous des noms et des costumes différens, de manière que ses meilleurs amis y furent trompés et purent lui attribuer une passion vulgaire pour une femme de théâtre. Gérard de Nerval ne s’était pourtant pas fait faute de répéter en prose et en vers que son amour, tous ses amours, avaient leur « germe dans le souvenir d’Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. » Personne n’avait compris. Personne n’avait même remarqué qu’une de ses plus jolies pièces de vers consacrait la mémoire de sa rencontre avec Adrienne :

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit ;
C’est sous Louis-Treize… Et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit.

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Monde aux yeux noirs, en ses habits anciens…
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue, et dont je me souviens !

(1831.)


L’idée que les âmes peuvent émigrer d’un corps à l’autre, inattendue chez un enfant, était le fruit des mauvaises lectures de Gérard à Montagny. Son oncle possédait une bibliothèque nombreuse, formée en partie sous la Révolution et dans une phase de mysticisme. Ayant changé d’idées, le vieillard avait relégué au grenier une foule d’ouvrages dus aux mystagogues et aux occultistes du XVIIIe siècle, et il ne s’aperçut sans doute point que son neveu les y avait dénichés. — « Ayant fureté dans sa maison, raconte celui-ci, jusqu’à découvrir la masse énorme de livres entassés et oubliés au grenier, — la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles, — j’ai, tout jeune, absorbé beaucoup de cette nourriture indigeste ou malsaine pour l’âme ; et, plus tard même, mon jugement a eu à se défendre contre ces impressions primitives. »

Si Gérard de Nerval s’est jamais défendu contre les impressions intellectuelles de sa première jeunesse, il a perdu ses peines. Devenu plus mûr, il avait un jour dressé une liste d’ouvrages, ou de sujets, qu’il lui paraissait urgent d’étudier. Voici quelques titres pris parmi une quarantaine, et le reste est à l’avenant : L’Hermès, — Mémorial fatidique, — Livres sibyllins, — Horoscopes, — Lettres cabalistiques, — Mauvais œil, — Prophéties diverses. C’est d’un homme qui a abandonné la lutte contre les idées dont il avait, dans une heure de bon sens, mesuré la puissance et compris le péril. Tout avait conspiré à lui brouiller la cervelle. Par une sorte de fatalité, les meilleures intentions tournaient contre lui. M. Labrunie avait repris son fils parce qu’il s’était aperçu que Montagny n’était pas sain pour lui, mais ce fut pour l’abandonner aux fantaisies d’un serviteur de plus de zèle que de prudence. Cet homme éveillait l’enfant avant l’aube pour le mener promener aux étoiles sur les collines de Sèvres et de Meudon. Gérard en resta noctambule, et se familiarisa beaucoup trop tôt avec la population équivoque qui est maîtresse du pavé des grandes villes entre minuit et le point du jour.

Il reçut une forte éducation classique, complétée sous la direction paternelle par l’étude des langues vivantes. Sa précocité faisait l’orgueil de ses condisciples du collège Charlemagne. Il n’arrive pas souvent d’avoir pour voisin de pupitre en rhétorique ou en philosophie « un camarade imprimé et dont on parle dans les journaux.[6] » Gérard Labrunie avait été imprimé six fois en 1826, et ce n’était pas des vers d’amour ou des tragédies en cinq actes, comme en font d’ordinaire les collégiens ; c’était de la politique, de la satire, des poèmes séditieux à la gloire de Napoléon, ou contre les jésuites, « de partout chassés pour leurs crimes » ; c’était les Elégies nationales, imitées des Messéniennes et bourrées de belles pensées ; c’était, en un mot, une moisson de promesses. A la vérité, la rime était pauvre et le style poncif ; mais on n’avait pas le droit d’être trop exigeant envers un écolier, que ses leçons réduisaient, selon ses propres expressions, à donner « un essor rapide » à


Ces chants que produisit un trop rare loisir.


Les publications de 1826 comprenaient aussi une comédie en vers, d’une telle hardiesse dans le texte primitif, assurait la préface, que l’éditeur effrayé avait exigé de nombreux remaniemens. Sous sa forme adoucie, la pièce gardait de quoi mettre en joie une classe travaillée par le romantisme et comptant Théophile Gautier sur ses bancs. Elle était dirigée contre l’Académie française, qui avait eu l’injustice et l’imprudence de ne pas couronner un mémoire de l’auteur sur la poésie au XVIe siècle. On y voyait l’un des « incurables » du palais Mazarin demander au Pauvre du pont des Arts de consentir à poser sa candidature à l’Académie. Le Pauvre voulait savoir à quoi il s’engageait avant de donner une réponse, et en quoi consiste le métier d’académicien. Son interlocuteur le lui expliquait en ces termes :


Donner la chasse aux gens
Qui pour titre au fauteuil n’ont rien que des talens ;
Flatter les grands seigneurs, faire honneur à leur table,
Les égayer, leur plaire et leur paraître aimable ;
Des jésuites vainqueurs soutenir les tréteaux,
Les prôner à toute heure et baiser leurs ergots ;
Des idoles du jour imiter les grimaces…
Moyennant quoi, l’on a des dîners et des places.


— Ça ne me va pas ! répondait en substance le Pauvre du pont des Arts, dans une tirade dont la chute est sanglante pour l’Académie :

… Car j’ai de la décence ;
Dans mon petit état, j’aime l’indépendance.
Ainsi, portez ailleurs de pareils argumens…
Je suis pauvre, il est vrai, mais j’ai des sentimens[7].


La pièce eut une seconde édition avant la fin de l’année ; les Élégies nationales en eurent trois dans l’espace de quelques mois. Les journaux libéraux louaient l’enfant prodige, et l’on se racontait en classe, à Charlemagne, qu’un éditeur avait dit à Gérard Labrunie, en le regardant par-dessus ses lunettes : « Jeune homme, vous irez loin ! » Les élèves en avaient la tête à l’envers. Les néophytes du romantisme auraient eu pourtant des réserves à faire ; sauf la pièce contre l’Académie, le débutant n’avait point donné de gages aux idées nouvelles. L’amitié lui fit crédit, et ne tarda guère à s’en applaudir. La traduction de Faust, parue en 1828, affermit, malgré sa médiocrité, la réputation de l’auteur. Il y avait alors cinq ans qu’Albert Stapfer avait donné la sienne, et le romantisme allemand fermentait dans les veines de la jeunesse au milieu de laquelle vivait Gérard Labrunie. Elle en vénérait les obscurités, en adorait les bizarreries et le bric-à-brac. Comprendre Faust était déjà un titre de gloire : quiconque aidait à le répandre avait bien mérité des lettres françaises[8].

Une seule personne voyait avec appréhension le tour que prenaient les affaires du jeune poète. M. Labrunie souhaitait pour son fils une carrière régulière, et les lettres avaient alors l’honneur d’être rangées par les familles dans les métiers qui n’en sont pas, en compagnie de la peinture et des arts en général. Gérard fut donc destiné à la médecine. Sa résolution de se donner aux lettres affecta si profondément M. Labrunie qu’il n’en prit jamais son parti et se détacha peu à peu de son fils. L’appui paternel devint hésitant, insuffisant, et finit par être retiré au rebelle. Les conséquences de cette situation furent graves, sous tous les rapports. Elles sont indiquées par Gérard dans une lettre à son père qu’il faut citer ici, quoiqu’elle ait été écrite longtemps après ces tiraillemens, parce qu’elle éclaire des relations dont les contemporains s’étonnaient à bon droit et qui ont valu à M. Labrunie des jugemens sévères. Les fragmens qu’on va lire, s’ils ne disposent peut-être pas à plus d’indulgence à son égard, font du moins pénétrer les motifs de son attitude.

La lettre est des premiers jours de 1842. Gérard sortait d’une maison de fous et se trouvait à Vienne, extrêmement préoccupé de prouver aux éditeurs et au public qu’il était réellement guéri : — « Mon cher papa, écrivait-il, me voici donc à Vienne depuis huit jours… Maintenant, j’ai à te faire une demande qui a besoin de quelques explications. Il paraît sans doute assez simple, dans le cours ordinaire des choses, d’emprunter à son père cinq cents francs dont on a besoin ; cependant… » Cependant, rien n’étant moins simple entre eux, il expliquait que cette somme lui permettrait de se donner tout entier à des travaux sérieux et de rétablir ainsi sa situation compromise, au lieu de se dépenser en articles de journaux pour payer son auberge et sa blanchisseuse. Si modeste qu’il fût, il lui semblait avoir mérité que son père lui rendît sa confiance : — « Tu dois voir que je n’ai pas perdu de temps dans la carrière que j’ai suivie. Quelques raisons que tu à les pu avoir dans les commencemens d’en craindre les hasards, tu peux aujourd’hui mesurer le point où je suis et ceux où je touche. — Les jeunes gens qu’une malheureuse ou heureuse vocation pousse dans les arts ont, en vérité, beaucoup plus de peine que les autres, par l’éternelle méfiance qu’on a d’eux. Qu’un jeune homme adopte le commerce ou l’industrie, on fait pour lui tous les sacrifices possibles ; on lui donne tous les moyens de réussir et, s’il ne réussit pas, on le plaint et on l’aide encore. L’avocat, le médecin, peuvent être fort longtemps médecin sans malades ou avocat sans causes, qu’importe, leurs parens s’ôtent le pain de la bouche pour le leur donner. Mais l’homme de lettres, lui, quoi qu’il fasse, si haut qu’il aille, si patient que soit son labeur… on ne songe pas même qu’il a besoin d’être soutenu aussi dans le sens de sa vocation et que son état, peut-être aussi bon matériellement que les autres, — du moins de notre temps, — doit avoir des commencemens aussi rudes. Je comprends tout ce qu’il peut y avoir de déceptions, de craintes et sans doute de tendresse froissée dans le cœur d’un père ou d’une mère ; mais, hélas ! l’histoire éternelle de ces sortes de situations, consignées dans toutes les biographies possibles, ne devrait-elle pas montrer qu’il existe une destinée qui ne peut être vaincue ? Il faudrait donc, après une épreuve suffisante, après la conviction acquise d’une aptitude vraie, en prendre son parti des deux parts et rentrer dans les relations habituelles, dans la confiante et sympathique amitié qui règne d’ordinaire entre pères et enfans déjà avancés dans la vie… Si, depuis quatre ans, je n’avais su que tu avais besoin de ne faire aucune dépense excessive, certainement il y aurait eu des instans où une aide très légère m’aurait fait gagner beaucoup de temps. Le travail littéraire se compose de deux choses : cette besogne des journaux qui fait vivre fort bien et qui donne une position fixe à tous ceux qui la suivent assidûment, mais qui ne conduit malheureusement ni plus haut ni plus loin. Puis, le livre, le théâtre, les études artistiques, choses lentes, difficiles, qui ont besoin toujours de travaux préliminaires fort longs et de certaines époques de recueillement et de labeur sans fruit ; mais aussi, là est l’avenir, l’agrandissement, la vieillesse heureuse et honorée. »

C’était en vue de « l’agrandissement » qu’il sollicitait un prêt de cinq cents francs, à rembourser par petites sommes. Son père se laissa toucher. Cependant il ne se consolait point d’avoir engendré un poète. Il avait là-dessus les sentimens qu’un autre poète a cru pouvoir prêter à tous les parens, sans distinction :


Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié.


M. Labrunie n’allait pas jusqu’à crisper ses poings. Il invitait même quelquefois son fils à dîner, mais il se refusait froidement à toute autre marque d’intérêt. Ni les témoignages incessans d’un respect qui ne se démentit jamais, ni ceux d’une affection timide et anxieuse de retour ne désarmèrent sa rancune. Peut-être lui était-elle commode pour justifier à ses propres yeux son indifférence égoïste, et ses procédés léonins dans les questions d’argent ? Gérard de Nerval fut ainsi poussé par les épaules dans le camp romantique, où étaient toutes ses amitiés. Au fond, rien ne convenait moins à sa nature d’esprit que le mouvement littéraire des cénacles, mais son cœur y trouvait son compte, et c’était l’essentiel ; il y avait toujours moyen de s’arranger avec une école ayant pour devise : « La liberté dans l’art. »

Quant à la pauvreté qui allait être son lot, peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours, il lui ouvrait les bras ; la preuve en est sous mes yeux, dans ces lignes inédites, écrites à vingt ans : — « L’homme de lettres jouirait-il de cette indépendance, s’il pouvait ouvrir son âme au désir de la fortune et au vil intérêt ? Non : l’intérêt et la liberté se combattent. Homme de lettres, si tu as de l’ambition, ta pensée devient esclave et ton âme n’est plus à toi… Si tu t’occupes de fortune, tu te mets toi-même à l’encan ; crains de calculer bientôt le prix d’une bassesse et le salaire d’un mensonge. Si ton âme est noble, ta fortune est l’honneur… Si elle ne te suffit pas, renonce à un état que tu déshonores. Un journal a dit de moi : — M. Gérard ne sera ni receveur général, ni colonel, ni maître des requêtes. — C’est l’éloge le plus délicat qu’on puisse adresser à un jeune poète. Je suis heureux de l’avoir inspiré[9]. »

Ce n’est pas tout que de mépriser les recettes générales ; encore faut-il savoir supporter la misère. Gérard de Nerval allait fournir un exemple de plus de l’utilité pratique de l’idéalisme.


II

Gérard de Nerval chez les romantiques, c’était Daniel dans la fosse aux lions. Les cénacles se faisaient une gloire, et un devoir, de prendre des airs dévorans. Leurs membres ont été plus tard les premiers à se moquer on gens d’esprit du temps où ils étaient condamnés à être « titaniques » et « sataniques » à perpétuité, dans toutes les situations de la vie. Jamais de vacances : un romantique n’avait pas le droit de causer sans « rugir », ou d’écrire à son bottier sans évoquer par des tournures excentriques et des épithètes violentes l’image d’un Peau-Rouge « partant pour la guerre, des plumes d’aigle sur la tête, des colliers de griffes d’ours au bas du col, des scalps ou plutôt des perruques de classiques à la ceinture[10]. » Il était tenu d’avoir un nom « truculent », ce qui menait les Auguste Maquet et les Théophile Dondey à se baptiser Augustus MacKeat et Philothée O’Neddy. Ses pensées ne devaient jamais être ordinaires ; quand Petrus Borel, dit le Lycanthrope, publia ses Rhapsodies, il osa accepter les épigraphes que des amis avaient osé lui offrir : — « Ça trouillotte, » ou « Pauvre b… » Son imagination ne devait pas non plus être ordinaire, car il était indispensable qu’une contredanse sous la tonnelle lui représentât « une bacchanale », et un lapin sauté « une orgie », destinées à mettre Dieu au désespoir et à attirer ses foudres sur le célèbre cabaret de la mère Saguet. Dieu s’étant tenu coi, les romantiques piqués au jeu lui prouvèrent leur satanisme en buvant à la ronde dans la coupe très peu ragoûtante fabriquée par Théophile Gautier avec un crâne humain et une poignée de commode. Le crâne avait été fourni par Gérard, qui le tenait de son père ; c’était celui d’un tambour-major tué à la bataille de la Moskowa. Les convives dissimulaient leurs grimaces, dans l’heureuse conviction d’aider par ce sacrifice à l’émancipation de la littérature française. Que n’eût-on point fait pour la littérature, en cet âge de féconds enthousiasmes ?

Un bon romantique ne reculait devant rien pour se donner des airs moyen âge, pas même devant les pourpoints qu’il fallait se faire attacher dans le dos par son portier, pas même devant les chevelures mérovingiennes et les redingotes hongroises dont l’assemblage, en prenant la moyenne des dates, donnait un contemporain de la première croisade. Il s’étudiait à avoir l’œil fatal, la voix caverneuse et le teint cadavéreux. Son ambition suprême, qu’on aurait tort de railler, était de « se soustraire aux tyrannies de la civilisation » en apprenant à se passer de tout ; Petrus Borel couchait dans les démolitions et se nourrissait de pommes de terre cuites sous la cendre, sans sel, — le sel était le luxe du dimanche, — pour pouvoir se promener du matin au soir suivi de ses disciples, « le coin de son manteau jeté sur l’épaule, traînant derrière lui son ombre, dans laquelle il n’aurait pas fallu marcher[11]. » Temps ingénus, où les mères emmenaient coucher leurs filles quand Monpou se mettait au piano pour chanter l’Andalouse ! Temps heureux, où rien ne coûtait pour caresser sa chimère et servir la cause du beau ! Les jeunes écoles sont forcées d’être intolérantes et agressives. Jamais les romantiques ne seraient venus à bout de leur tâche, jamais ils ne nous auraient débarrassés de la queue de l’armée classique, sans leur intransigeance et leur violence. C’était tout juste, et avec des soupirs, s’ils passaient à Victor Hugo ses petits cols de chemise d’un goût bourgeois, et Victor Hugo était un dieu, élevé par sa divinité au-dessus des lois et de l’opinion. Il fallut leur grande amitié pour qu’ils passassent à Gérard Labrunie, qui n’était pas un dieu, d’être ce qu’il était. Gérard avait tout à se faire pardonner, à commencer par son visage blanc et rose de chérubin, au-dessus duquel une chevelure blonde faisait « comme une fumée d’or. » Il avait une fossette au menton et une bouche au sourire d’enfant, des yeux gris « aussi lointains que des étoiles[12], » un grand front « poli comme de l’ivoire et brillant comme de la porcelaine » ; rien de tragique dans sa physionomie, rien de byronien dans ses attitudes, mais des timidités et des rougeurs de jeune fille de Scribe, la terreur d’attirer l’attention, l’horreur des querelles et des discussions, du bruit et des couleurs voyantes. Il ne demandait à son costume que de ne pas l’empêcher de se confondre avec la foule. Invariablement vêtu d’une longue redingote en Orléans noir, et d’un paletot bleu foncé « auquel, disait Gautier, on avait recommandé de ressembler au paletot de tout le monde », il aurait passé partout inaperçu et comme invisible sans sa démarche très particulière d’homme à demi soulevé par un souffle secret. Sa conversation donnait une impression analogue ; c’était « un esprit ailé, une nature ailée », répètent ses amis, auxquels il rappelait les oiseaux voyageurs. On était accoutumé, dit encore Gautier, « à le voir apparaître dans une courte visite, familier et sauvage comme une hirondelle qui se pose un instant et reprend son vol après un petit cri joyeux. » Il fallait le suivre « pour profiter de sa conversation charmante, car demeurer en place était pour lui un supplice ! Son esprit ailé entraînait son corps, qui semblait raser la terre. »

L’hirondelle ne chante pas ; elle gazouille. Ce qu’écrivait Gérard Labrunie ne se prêtait pas à être trompeté le poing sur la hanche et le nez au vent, ainsi qu’il convenait aux œuvres romantiques ; il avait toujours l’air d’écrire pour être lu à demi-voix. Il « se plaisait dans les gammes tendres, les pâleurs délicates et les gris de perle chers à l’école française de l’autre siècle. S’il admirait Hugo, il aimait Béranger[13]. » Il l’aimait au point d’avoir publié une sorte d’anthologie[14] intitulée Couronne poétique de Béranger (1829), et accompagnée d’une Ode à Béranger où il traitait celui-ci de « divin ». Ce n’était pas l’acte, ce n’étaient pas les goûts et les idées d’un romantique, et les cénacles auraient eu le droit de lui faire grise mine, lorsqu’il se réfugia sous leur aile en quittant le foyer paternel. Les cénacles, au contraire, fêtèrent le prôneur de Béranger, parce qu’il n’existait pas dans le monde des lettres un être assez méchant pour faire de la peine au « bon Gérard », ainsi qu’ils l’appelaient. — « Dans tout ce Paris littéraire, où il est si difficile de poser le pied, Gérard ne trouvait que sourires amicaux et bonnes paroles. Confrères parvenus, confrères à parvenir, écrivains romantiques, classiques, réalistes, poètes, prosateurs, romanciers, auteurs dramatiques, vaudevillistes et journalistes, tous (lui) montraient une de ces bienveillances si peu communes dans le monde littéraire[15]. » Quoi qu’il pût faire, dire et penser, il était « le bon Gérard », à qui l’on passait plus encore qu’à Victor Hugo, puisqu’on lui passait tout.

Il avait accordé aux manies romantiques de ne plus s’appeler Labrunie. Le nom qu’il adopta, Nerval, était celui d’un petit champ[16] qui lui appartenait et que son imagination avait transformé en débris d’un fief ayant appartenu jadis à ses ancêtres. Ce fut sa seule concession aux modes du jour. Il comptait sur la fantaisie de son existence pour lui mériter l’indulgence d’une génération ennemie de la règle.

Ses mœurs n’étaient pas d’un bourgeois, si elles n’étaient pas d’un poète chevelu. Gérard de Nerval avait généralement plusieurs domiciles, mais il n’en habitait aucun. Il travaillait en marchant, dans la rue si le temps était beau, dans les passages aux jours de pluie, ne s’arrêtant que pour tirer de ses grandes poches des carnets et des bouts de papier où il notait ce qui lui passait par la tête, tantôt sur une table de cabaret, tantôt dans le creux de sa main et au crayon. Il abandonnait ensuite ces chiffons partout, « comme l’oiseau laisse de ses plumes aux endroits qu’il traverse », et sa négligence nous en a conservé des poignées, ramassées par ses amis. Etrange fouillis d’idées parfois plus étranges encore, jetées confusément sur le papier, dans tous les sens, et mêlant les systèmes du monde aux notes d’auberge, les réflexions de M. Labrunie père aux mots d’esprit à placer un jour ou l’autre dans un article ou une pièce de théâtre. C’est infiniment curieux et vivant ; les petits papiers de Gérard de Nerval permettent de surprendre le travail du cerveau humain dans son désordre et son effervescence.

L’instant venu de donner à l’imprimerie la page promise, il fallait bien se décider à débrouiller ce chaos. On voyait alors arriver « le bon Gérard » dans les bureaux d’un journal. Il tirait de ses poches une petite bouteille d’encre, des plumes, des bouchons de papier couverts de notes, toute une bibliothèque de livres et de brochures, et se mettait en devoir d’écrire : — « Il travaillait avec acharnement, jusqu’à ce que l’arrivée de quelque connaissance le forçât de prendre la fuite. De là, il entrait au café d’Orsay, s’installait à une table isolée et déployait tout son matériel. A peine avait-il écrit quelques lignes, qu’un ami se dressait devant lui et entamait une longue conversation. Gérard reprenait son mobilier de poche et partait[17]. » De déballage en déballage, il arrivait au bout de son article ou de sa nouvelle, mais toujours à la dernière minute, ce qui mettait les directeurs de revues ou de journaux dans l’angoisse. Ils le pourchassaient pour lui arracher sa copie, et Gérard fuyait, indigné contre ces « gens sans pitié ». Un jour qu’il croyait avoir dépisté l’ennemi, il s’était arrêté devant un marchand d’oiseaux à débattre avec lui-même un cas de conscience. Avait-il le droit de donner au perroquet la cerise des serins, puisque les serins n’en voulaient pas ? Quelqu’un lui frappa tout à coup sur l’épaule : — « Et mon article ? » — C’était M. Buloz père. Gérard avoua qu’il n’avait pas fini. M. Buloz le prit sans mot dire par le bras, l’emmena à la Revue et l’enferma dans un cabinet jusqu’à ce qu’il eût achevé. Ce n’était pas le premier qu’il mettait sous clef dans des circonstances du même genre, et ce ne fut pas le dernier ; peut-être trouverait-on encore, parmi les vieux collaborateurs de la Revue, des gens qui ont connu le cabinet de pénitence. Cette mésaventure avait accru la méfiance de Gérard de Nerval ; il ne se risquait plus que dans les bureaux de rédaction ayant plusieurs issues.

Délivré de l’article à finir, il retournait devant le marchand d’oiseaux, dans l’espoir — c’est lui qui le raconte — « de comprendre leur langage d’après le dictionnaire phonétique laissé par Dupont de Nemours, qui a déterminé quinze cents mots dans la langue seule du rossignol. » Paris ne possédait pas de badaud plus déterminé. C’est de lui-même qu’il parle quand il raconte les interminables vagabondages de Mon ami[18] : — « Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque marchand de cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens, où il n’arrête sa contemplation distraite. L’escamoteur lui emprunte toujours son mouchoir, qu’il a quelquefois, ou la pièce de cent sous, qu’il n’a pas toujours. L’abordez-vous, le voilà charmé d’obtenir un auditeur à son bavardage, à ses systèmes, à ses interminables dissertations, à ses récits de l’autre monde. Il vous parlera de omni re scibili et quibusdam aliis, pendant quatre heures… et ne s’arrêtera qu’en s’apercevant que les passans font cercle, ou que les garçons de café font leur lit. Il attend encore qu’ils éteignent le gaz. Alors, il faut bien partir….. A minuit, tout le monde pense avec terreur à son portier. — Quant à lui-même, il a déjà fait son deuil du sien, et il ira se promener à quelques lieues, ou, seulement, à Montmartre. »

Ce n’est pas que « Mon ami » songe à coucher dans les carrières de Montmartre. Il cherche des interlocuteurs, et non du repos. Au temps de sa jeunesse, les « grandes carrières » étaient, à l’en croire, très bien fréquentées. On y trouvait « d’honnêtes vagabonds », et de braves ouvriers qui possédaient des notions précieuses sur les animaux antédiluviens ; ils les tenaient, par tradition, d’anciens carriers qui avaient été « les compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. » Gérard de Nerval prenait place autour du feu et racontait les révolutions du globe à un auditoire attentif. « Parfois un vagabond se réveillait et demandait du silence, mais on le faisait taire aussitôt. »

Le plus souvent, il restait dans Paris. Le quartier Saint-Honoré foisonnait alors de divertissemens populaires, dont Gérard de Nerval était l’un des plus fidèles habitués. Il connaissait les heures de fermeture de tous les rôtisseurs et de toutes les guinguettes ; il savait lesquels éteignaient le gaz à minuit, lesquels avaient la permission de deux heures, et il vaguait de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’on mît les cliens à la porte, se faufilant à travers les consommateurs, et avalant des boissons infâmes pour entendre parler la sagesse des nations par la bouche des ramasseurs de bouts de cigares et de leurs compagnes. Il aimait à descendre au café des Aveugles, situé dans une cave, et à écouter les discussions des connaisseurs sur le jeu de l’Homme sauvage. Il grimpait de là au bal des Chiens, se faisait écraser les pieds et recevait force coups de coude pour regarder danser les petites ouvrières. Ses principes l’obligeant à se retirer à l’heure où les grisettes étaient remplacées par « des personnes qui sortent des théâtres » et autres établissemens publics, il allait s’insinuer à la Société lyrique des Troubadours, dont il avait surpris le mot de passe, et se régalait de chansons dans le genre innocent de Pierre Dupont, paroles et musique des membres de la Société. Pour deux sous, il se réconfortait d’un bouillon de poulet chez un rôtisseur ayant la permission de deux heures, et il gagnait les Halles au moment où le petit carreau commençait à s’animer. Les Halles étaient son endroit de prédilection ; il aurait pu s’y diriger les yeux fermés. Là, à droite, étaient les marchands de sangsues. En face, les « pharmaciens Raspail », et les débitans de cidre, chez lesquels on se régalait d’huîtres et de tripes à la mode de Caen. Un peu plus loin, le cabaret où l’on buvait certaine eau-de-vie de Domfront, « inconnue sur les grandes tables », et dont les prix étaient affichés en ces termes : « le monsieur, 4 sous ; la demoiselle, 2 sous ; le misérable, 1 sou. » Plus loin encore, le restaurant Baratte, où les facteurs de la Halle et les gros marchands vont souper à sept francs par tête, et, enfin, le fameux Paul Niquet : « Il y a là évidemment moins de millionnaires que chez Baratte… Les murs, très élevés et surmontés d’un vitrage, sont entièrement nus. Les pieds posent sur des dalles humides. Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit chiffonnières, habituées de l’endroit, font tapisserie sur un banc opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule assez mêlée, où les disputes ne sont pas rares. Comme on ne peut pas à tout moment aller chercher la garde, le vieux Niquet, si célèbre sous l’Empire par ses cerises à l’eau-de-vie, avait fait établir des conduits d’eau très utiles dans le cas d’une rixe violente. On les lâche de plusieurs points de la salle sur les combattans, et, si cela ne les calme pas, on lève un certain appareil qui bouche hermétiquement l’issue. Alors, l’eau monte, et les plus furieux demandent grâce. »

Les nouveaux venus payaient une tournée aux chiffonnières, « pour se faire un parti dans l’établissement en cas de dispute. » Une vieille à qui Gérard de Nerval avait offert un « verjus » l’en récompensa par des confidences : « Toi, lui dit-elle, tes bien zentil aussi, mon p’tit fy ; tu me happelles le p’tit Ba’as (Barras) qu’était si zentil, si zentil, avec ses cadenettes et son zabot d’Angueleterre… Ah ! c’était z’un homme aux oiseaux, mon p’tit fy, aux oiseaux !… vrai ! z’un bel homme comme toi ! » Un second verjus acheva de lui délier la langue : « Vous ne savez pas, mes enfans, que j’ai été une des merveilleuses de ce temps-là… J’ai eu des bagues à mes doigts de pied… Il y a des mirliflores et des généraux qui se sont battus pour moi ! » Gérard de Nerval ne regretta point son argent ; on ne pouvait payer trop cher les souvenirs d’une belle du Directoire. Il ne sortit de chez Paul Niquet qu’à l’apparition de la police, qui avait affaire à l’un des cliens. Le soleil se levait, des tas de bottes de fleurs encombraient le trottoir, l’air était embaumé.

Il passait au moins cinq nuits par semaine à errer de la sorte « comme un chien perdu », se faisant réclamer lorsque la police le ramassait, se réfugiant de lui-même au poste en cas de pluie et payant alors son écot en histoires et en chansons. Il dormait ensuite le jour, dans quelque lieu qu’il se trouvât : « Parfois, rapporte Maxime Du Camp, sur le divan de l’atelier de Théophile Gautier, j’ai vu un petit homme… pelotonné sous un plaid et dormant : c’était Gérard de Nerval, qui venait se reposer de ses pérégrinations nocturnes… J’aimais à causer avec lui lorsque je parvenais à le réveiller, ce qui n’était pas toujours facile. »

Tout à coup, « le bon Gérard » disparaissait. On n’entendait plus parler de lui. Ses amis ne s’en mettaient pas en peine. C’est que l’idée lui avait pris de voyager et qu’il s’en était allé directement des Halles à Munich, ou à Rotterdam, ou plus loin encore. En dehors des commis voyageurs et des explorateurs, peu d’hommes ont fait autant de lieues que Gérard de Nerval. Il connaissait la moitié de l’Europe sur le bout du doigt, pour l’avoir arpentée dans tous les sens, et à pied, autant que faire se pouvait. Ses préparatifs de départ n’étaient pas plus compliqués que ceux des oiseaux migrateurs ; il s’envolait, libre comme l’air, léger comme lui, et arrive que pourra ! — « Te rappelles-tu, écrivait Hetzel à Arsène Houssaye, le voyage à Constantinople entrepris avec 40 francs et accompli — miraculeusement ? — T’a-t-il conté, comme à moi, ses voyages avec Dumas sur le Rhin, lui ayant, je ne sais comment, perdu Dumas je ne sais où — et l’allant chercher sans chapeau, sans argent, sans vêtement presque, par suite d’aventures que Dumas raconterait si bien qu’on n’en pourrait pas croire un mot, tant elles sont fantastiques, toutes vraies qu’elles soient ? » Il apprenait des chemineaux à voyager économiquement, et s’en tirait presque toujours : « Il savait si bien n’avoir pas le sou, n’avoir pas de feu, ni de lieu, n’avoir pas de gîte, errer, vagabonder ! son corps faisait comme son aimable esprit, il se laissait aller tout droit, ou tout de côté, peu lui importait pourvu qu’il allât[19]. » Au pis aller, les amis de Paris recevaient une lettre les avertissant que « le bon Gérard » était échoué à Naples, ou au fond de l’Allemagne, et les priant de lui faire envoyer de l’argent par son journal. Il n’y avait qu’en France que ses aventures tournassent quelquefois au tragique. Notre pays était encore soumis au régime des passeports, et l’on croira sans peine que Gérard de Nerval perdait le sien, quand il en avait un. Il couchait alors en prison et était reconduit de brigade en brigade, enchaîné comme « un héros de l’Ambigu », jusqu’à une ville où il pût se faire reconnaître ; mais il racontait ces catastrophes sans amertume, persuadé que c’était toujours sa faute, et il s’extasiait sur la politesse des gendarmes, du commissaire, du substitut, du geôlier, de tout le monde sans exception : « J’étais dans mon tort, concluait-il. Je ne trouve de trop que le cachot et les fers. »


III

Une seule fois, les choses prirent un tour plus sérieux. On sait combien les émeutes furent fréquentes dans les premières années de la Monarchie de Juillet. Un soir de troubles, en 1831, Gérard de Nerval était allé au cabaret, avec quelques amis, s’exercer à être « truand et talon rouge tout à la fois », selon la poétique de la bohème romantique. Aucun d’eux ne savait pourquoi la ville était en rumeur, mais elle leur plaisait ainsi : « Nous traversions l’émeute, raconte Gérard, en chantant et en raillant, comme les épicuriens d’Alexandrie (du moins, nous nous en flattions). Un instant après, les rues voisines étaient cernées, et, du sein d’une foule immense, composée, comme toujours, en majorité de simples curieux, on extrayait les plus barbares et les plus chevelus[20]. » Des sergens de ville sans littérature empoignèrent ces jeunes insolens d’accoutrement insolite, et Gérard de Nerval fut écroué à Sainte-Pélagie sous la prévention de complot contre l’Etat.

La première nuit fut à souhait pour un noctambule. Son dortoir contenait une quarantaine de braves gens pleins d’entrain, qui se mirent en devoir de jouer une charade à grand spectacle, de leur composition, et représentant la révolution de 1830. On voyait d’abord Charles X et ses ministres tenant conseil : — « Ensuite venait la prise de l’Hôtel de Ville ; puis une soirée à la Cour à Saint-Cloud, le gouvernement provisoire, La Fayette, Laffitte, etc. : chacun avait son rôle et parlait en conséquence. Le bouquet de la représentation était un vaste combat des barricades, pour lequel on avait dû renverser lits et matelas ; les traversins de crin, durs comme des bûches, servaient de projectiles. Pour moi, qui m’étais obstiné à garder mon lit, je ne peux point cacher que je reçus quelques éclaboussures de la bataille. Enfin, quand le triomphe fut regardé comme suffisamment décidé, vainqueurs et vaincus se réunirent pour chanter… la Marseillaise. »

Le lendemain, il eut « la faiblesse » de se faire mettre dans une chambre payante, et fut émerveillé de la paix qu’il y rencontra. Les attentions du gouvernement de Louis-Philippe pour les détenus politiques avaient donné à « la pistole » une physionomie d’hôtel de famille. On ne se serait pas permis d’imposer à un légitimiste le voisinage d’un bonapartiste, ou à un républicain unitaire celui d’un républicain fédéraliste ; les chambrées étaient assorties d’après les opinions et les nuances d’opinions, aussi n’entendait-on jamais un mot plus haut que l’autre. Les différens partis fraternisaient au promenoir sans que les gros bonnets eussent à se garer de familiarités déplacées, car il n’était pas question d’égalité parmi ces révolutionnaires idylliques ; chacun gardait son rang : — « Mes anciens camarades de dortoir y étaient si accoutumés, qu’à partir du moment où je fus logé à la pistole, aucun d’entre eux n’osa plus m’adresser la parole ; de même, on ne voyait presque jamais un républicain en redingote se promener ou causer familièrement avec un républicain en veste. » On s’invitait à dîner entre gens du même monde, et il faisait bon alors avoir des amis dans la droite. Le parti légitimiste nourrissait libéralement ses défenseurs. Des montagnes de pâtés, de volailles et de bouteilles s’amoncelaient tous les matins au parloir, et la plèbe monarchiste n’était pas oubliée dans la distribution. Certains « Suisses arrêtés en Vendée » tenaient table ouverte, et eux-mêmes « restaient à table toute la journée et sous la table toute la nuit » :


Toujours, par quelque bout, le festin recommence.


Ils avaient trouvé leur abbaye de Thélème à Sainte-Pélagie.

Une liberté parfaite ajoutait à l’agrément du quartier des détenus politiques. « Cette prison, poursuit Gérard de Nerval, était l’idéal de l’indépendance absolue rêvée par un grand nombre de ces messieurs, et, hormis la faculté de franchir la porte extérieure, ils s’applaudissaient d’y jouir de toutes les libertés et de tous les droits de l’homme et du citoyen. » Lui-même prétendait avoir été très heureux dans cette aimable société, mais n’en croyez rien : — « La prison était le plus dur supplice qu’on pût infliger à un homme comme lui. Il fallait à ses poumons l’air libre, à ses pieds de voyageur l’espace sans entraves[21]. » Après le non-lieu qui le rendit à ses vagabondages, Gérard de Nerval se le tint pour dit ; il s’arrangea pour ne plus jamais être mêlé à la politique, même à la politique pour rire des poètes chevelus.

C’est après Sainte-Pélagie, vers 1835, qu’il faut placer le campement romantique de l’impasse du Doyenné, demeuré fameux dans les fastes de l’école. Les gens à cheveux gris se rappellent ce qu’était la place du Carrousel avant le second Empire. Il n’y avait pas dans tout Paris de fouillis plus grouillant et plus pittoresque, sauf, peut-être, la ville de chiffonniers appelée la Petite-Pologne et située sur les hauteurs qui dominent la rue de la Pépinière. Le Carrousel était de beaucoup le plus amusant, à cause de son infinie variété. On y voyait des masures ignobles, les ruines d’une église, un manège, des quinconces de tilleuls, des chantiers de pierres, de vieux hôtels à trumeaux où venaient loger, en vue des Tuileries et des ministères, de jeunes attachés d’ambassade et des référendaires en herbe. Je n’ai jamais pu comprendre comment tout cela tenait, et il y avait encore de la place pour des terrains vagues. Dans les masures pullulaient les marchands d’oiseaux, les brocanteurs et les cabarets borgnes ; dans les terrains vagues les escamoteurs et les arracheurs de dents, les marchands d’orviétan et les tondeurs de chiens ; un peu partout les gueux à la Callot. C’était une grande Cour des Miracles, en dépit du poste de police dont la lanterne rouge se balançait au vent, un lieu fait exprès pour les enfans et pour Gérard de Nerval. Celui-ci loua au Carrousel, en tiers avec Arsène Houssaye et le peintre Camille Rogier, un appartement niché dans le salon d’un vieil hôtel. Théophile Gautier vivait le jour avec eux. Ils abattirent les cloisons et se trouvèrent possesseurs d’une vaste pièce « aux boiseries tarabiscotées et ornées de rocaille, aux glaces d’un cristal louche surmontées d’impostes, aux étroites fenêtres vitrées de petits carreaux à la mode de l’autre siècle[22] », et donnant d’un côté sur des terrains vagues, des arbres et la grande galerie du Louvre, de l’autre sur l’impasse du Doyenné. Ils s’y organisèrent une existence inspirée du Pré-aux-Clercs.

« Nous étions jeunes, racontait plus tard Gérard de Nerval, toujours gais, quelquefois riches. » Ces derniers mots marquent la différence essentielle entre la Bohème romantique et celle de Murger. La première pouvait se permettre des goûts plus raffinés. Il ne lui était pas interdit d’avoir des besoins esthétiques, et elle se piquait même de grandes exigences sous ce rapport. Les tournures minables des Schaunard et des Colline y auraient choqué les yeux, leurs expédiens de besogneux auraient semblé par trop inélégans. Ils étaient un certain nombre, parmi cette jeunesse de 1830 rayonnante d’esprit et de talent, qui gagnaient le nécessaire, et n’étaient pauvres que parce qu’ils le voulaient bien, parce qu’ils aimaient mieux s’acheter des habits en velours nacarat et des bottes à l’écuyère, comme Rogier, ou des Fragonard et des meubles Renaissance, comme Gérard de Nerval, que de payer bourgeoisement leurs fournisseurs. L’argent leur brûlait les doigts, — ils ne se représentaient pas des « Titans » ayant de l’ordre et faisant de bons placemens, — mais ils le dépensaient en artistes. Plusieurs en ont rappelé de leur mépris pour les capitalistes ; mais ce changement de mode vint trop tard pour Gérard de Nerval. Le seul héritage qu’il ait jamais fait lui tomba du ciel en 1835. Il en consacra la meilleure partie à remplir l’appartement du Doyenné de toiles de maîtres et de vieux meubles, et ne s’en repentit point dans la suite, quand la maladie le laissa dans le dénuement. Il n’eut jamais le courage de regretter quoi que ce fût des deux années du Doyenné ; il n’y pouvait penser sans s’écrier : « Quels temps heureux ! »

Il avait fait un musée du vieux salon aux glaces troubles. On compléta le décor en invitant des amis à repeindre les boiseries trop défraîchies. Ces amis s’appelaient Corot, Rousseau, Nanteuil, Chassériau, Châtillon, Leleux, Lorentz, Wattier, et chacun exécuta une « fresque » ou deux, « au grand effroi du propriétaire, qui considérait les peintures comme des taches. » Quand tout fut prêt, on lança des invitations pour la célèbre fête du 28 novembre 1835.

Il avait été décidé qu’elle serait costumée ; c’était bien le moins chez des romantiques qui se déguisaient tous les jours de leur vie. Trente ans, cinquante ans après, les survivans ne songeaient encore qu’avec des éblouissemens à la gaieté qui se dépensa ce soir-là en pantomimes, en parades, en sarabandes et en chansons. Les fresques tenaient lieu de rafraîchissemens ; c’était une idée de Gérard de Nerval. L’orchestre provenait d’une guinguette. On avait eu la charité d’inviter « tous les locataires distingués de l’impasse, » y compris le commissaire de police et sa femme, parce qu’on prévoyait qu’il serait impossible de dormir cette nuit-là place du Carrousel. Le commissaire de police refusa par une lettre très polie ; mais les attachés d’ambassade et les futurs conseillers d’Etat se montrèrent moins farouches : — « Ils n’étaient reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups. » Ils vinrent en nombre, et il y eut des dominos dans le galop monstre qui dégringola les escaliers, balaya l’impasse, s’engouffra sous les quinconces, tournoya au clair de l’une parmi les ruines de l’église et aboutit en coup de vent à un cabaret qu’on avait fait rouvrir. A sept heures du matin, on partit à pied pour aller déjeuner à Madrid. Le propriétaire, qui avait le malheur de demeurer sous le grand salon, put enfin se coucher, mais quand il vit que cela recommençait, que les soupers succédaient aux bals, les comédies aux pantomimes, il donna congé, et eut un accès de désespoir en voyant ce que ses locataires appelaient avoir restauré sa maison. Les peintures des murailles furent recouvertes d’une couche de détrempe, et il y eut désormais à Paris un bourgeois de plus convaincu qu’on avait tort, selon l’expression de Théophile Gautier, de laisser circuler les romantiques sans muselière.

Lors du déblaiement de la place du Carrousel, au début du second empire, Gérard de Nerval racheta aux démolisseurs les boiseries du salon du Doyenné et fit nettoyer les tableaux, qui allèrent rejoindre dans une mansarde poussiéreuse les bibelots échappés aux accidens dont sa vie était fertile. « Où avez-vous perdu tant de belles choses ? » lui demandait un jour Balzac. « Dans les malheurs », répondit Gérard. « Les malheurs » lui arrivaient dans l’état de rêve où son moi mystique menait silencieusement une existence qui était de plus en plus la seule vraie à ses yeux. De plus en plus aussi, celle dont nous venons de dire les excentricités n’était, dans sa pensée, qu’un décor ; il fallait, pour s’y tromper, ignorer que le monde extérieur est une vaine apparence ; mais presque tous les hommes en sont là, et il est alors impossible de se faire comprendre d’eux. Gérard de Nerval en faisait tous les jours l’expérience ; ses commensaux ne s’apercevaient pas qu’il était continuellement absent, alors même que son corps était au milieu d’eux.


IV

Il était d’usage entre romantiques de croire à tout ce qu’avait cru le moyen âge. Quand on ne le pouvait absolument pas, on tâchait au moins d’en avoir l’air et de parler sérieusement des gnomes ou des vertus cachées des spécifiques. Gérard de Nerval était de ceux qui croyaient réellement au monde et aux sciences occultes. Personne n’avait en eux une foi aussi sincère. Il n’était jamais à court de légendes où les forces secrètes de la nature obéissent à des volontés mystérieuses, et il les murmurait avec des accents d’une persuasion irrésistible. « Tous nous y avons cru, dit un contemporain, ne fût-ce qu’un instant, quand Gérard de Nerval nous en parlait. Il avait dans la voix des inflexions si douces, qu’on se prenait à l’écouter comme on écoute, un chant. Tous ceux qui ont entendu cette voix ne l’oublieront jamais[23]. » Pendant longtemps, cet univers invisible qui était le sien au cours de ses promenades solitaires ne fut peuplé que de visions gracieuses ; il suffisait de le regarder passer pour en être sûr : « Je l’ai rencontré, dit un autre contemporain[24], plus souvent seul qu’en société, le pas alerte, traversant le jardin du Palais-Royal, l’œil souriant à ses imaginations intérieures. On l’arrêtait ; sa physionomie changeait tout à coup ; c’était un homme qu’on tirait d’un rêve agréable et dont les yeux tenaient du réveil et de l’étonnement. » L’altération du visage indiquait clairement la profondeur de la chute. « Quelquefois, dit Gautier, on l’apercevait au coin d’une rue, le chapeau à la main, dans une sorte d’extase, absent évidemment du lieu où il se trouvait… Quand nous le rencontrions ainsi absorbé, nous avions garde de l’aborder brusquement, de peur de le faire tomber du haut de son rêve comme un somnambule qu’on réveillerait en sursaut, se promenant les yeux fermés et profondément endormi sur le bord d’un toit. Nous nous placions dans son rayon visuel et lui laissions le temps de revenir du fond de son rêve, attendant que son regard nous rencontrât de lui-même. »

A l’âge qu’il avait alors, il est rare que toutes les visions, quand visions il y a, soient uniquement d’esprits élémentaires ou de symboles philosophiques, sans mélange de figures moins austères. Il ne manquait pas aux cénacles de gens faisant profession de mépriser les amours grossières du commun des hommes ; mais c’était d’ordinaire une attitude à ajouter à toutes les autres : « L’homme matériel, dit Gérard de Nerval à ce propos, aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis… Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher. Quelques-uns d’entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes platoniques. » L’un de ces derniers ayant cru deviner que Gérard de Nerval était amoureux d’une réalité lui adressa une question indiscrète. Il répliqua : « Moi ? C’est une image que je poursuis, rien de plus. »

L’image avait des cheveux d’or, couronnés de laurier « dont les feuilles lustrées éclataient… aux rayons pâles de la lune. » Elle glissait sur l’herbe, à demi portée par les brouillards du soir, et laissait traîner dans la rosée un long voile de religieuse. Son nom était Adrienne. Le lecteur la connaît : elle était apparue une seule fois à Gérard, sur une place verte devant un vieux château, et il s’était demandé, en mettant un baiser d’enfant sur sa joue rose, dans quelle existence il l’avait déjà rencontrée. Il avait vécu depuis dans l’attente d’Adrienne. Qu’elle fût morte, cela n’était pas un obstacle insurmontable ; puisque les âmes transmigrent, celle de son unique amour était peut-être passée dans le corps d’une autre femme, moins inabordable pour lui que ne l’eût été une descendante des rois de France. Mais il fallait la reconnaître, et l’on pouvait se tromper, malgré les avertissemens des « sympathies occultes » et les communications établies par les songes entre le monde visible et le monde des esprits. On pouvait aussi tarder à se rencontrer. Gérard de Nerval considérait notre globe comme un immense Guignol où les âmes viennent répéter leur rôle et étudier leurs gestes, à de certaines périodes de leur cycle sans fin. « C’est ainsi, dit-il, que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitans et leur histoire étaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiques qui préparaient l’existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. » L’âme d’Adrienne pouvait avoir été envoyée à l’autre extrémité des tréteaux divins, de même qu’elle pouvait frôler Gérard sous un déguisement. Cependant, lui et elle devaient fatalement se retrouver un jour ou l’autre à cause du « lien », du lien « mystique et indestructible », créé par leur rencontre dans une vie antérieure dont Gérard avait gardé un insaisissable mais sûr souvenir. Ces idées paraissent folles à qui a mis sa confiance et sa foi dans la science : « L’arbre de science, écrivait Gérard de Nerval, n’est pas l’arbre de vie. » C’est ce que disent aussi les occultistes d’à présent. Qui est fou ? Qui ne l’est pas ? Quand Gautier vieilli rappelait ses souvenirs sur le compagnon de sa jeunesse, il avouait qu’entre romantiques la distinction était presque impossible, parce qu’il était trop difficile dans leur monde « de paraître extravagant. » La même situation se représente de nos jours pour les nouvelles générations. Il sera bientôt impossible de « paraître extravagant », dans notre âge de névrosés, d’alcooliques et de morphinomanes. Sans cesse la question se pose : qui est fou ? qui ne l’est pas ? et bien habile qui peut y répondre avec certitude.

Gérard de Nerval lui-même n’y était point parvenu d’emblée. Avant d’admettre qu’il était en commerce régulier avec l’au-delà, il avait eu sa période de doute, pendant laquelle il aurait donné beaucoup pour savoir si ses visions étaient de pures hallucinations, ou si elles correspondaient à quelque chose dans le monde qu’on nomme réel. Une nuit — c’était avant la mort d’Adrienne — il était retourné dans les bois d’Ermenonville, familiers à son enfance, et il avait pénétré dans les ruines de la vieille abbaye de Châalis, au bord des étangs du même nom. La charmante chapelle de l’abbé, décorée, disait-on, par le Primatice, était ouverte et éclairée. Le maître du domaine y faisait représenter un Mystère devant quelques familles du voisinage. Gérard se glissa dans la chapelle, et voici ce qu’il vit : — « Les costumes, composés de longues robes, n’étaient variés que par les couleurs de l’azur, de l’hyacinthe ou de l’aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l’ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l’abîme, tenant en main l’épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c’était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l’était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière ; sa voix avait gagné en force et en étendue… En me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s’ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés. » Plus il s’interrogeait, plus il s’y perdait. La grande horloge dans sa gaine n’était pas un rêve, non plus que les hautes armoires en noyer sculpté ; mais l’apparition d’Adrienne ? Le seul témoin qu’il aurait pu interroger était un jeune paysan qui l’avait suivi dans la chapelle, et ce garçon était gris. Gérard de Nerval s’allait répétant : — Obsession ou réalité ? et il n’osait prononcer.

Après quelques aventures analogues, il ne fut pas autrement surpris de reconnaître un soir Adrienne, tout d’un coup, dans une actrice nommée Jenny Colon, qui lui inspirait depuis toute une année un sentiment inexplicable. Il ne manquait pas une seule de ses représentations : — « Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d’une béatitude infinie ; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d’amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices… » Il l’adorait du fond de sa stalle, mais il ne désirait point la voir de plus près : — « Depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être d’ailleurs : je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, — je m’en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d’Elide ou sur la reine de Trébizonde. » Cela dura jusqu’à ce qu’un incident puéril fît soudain tournoyer devant les yeux de son esprit la ronde d’enfans dansée avec Adrienne sous un ciel de couchant : — « Tout m’était expliqué… Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d’Adrienne… La ressemblance d’une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière… Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !… et si c’était la même ! » L’énigme restait insoluble ; toutefois il ne s’en tourmentait pas outre mesure, et veillait seulement à compléter son bonheur par des jouissances moins lointaines, sinon moins pures.

L’une des petites paysannes avec lesquelles il avait tant joué à s’embrasser, du temps où il habitait au village, était devenue une dentellière jolie et sage. C’était Sylvie, dont il a conté les métamorphoses successives ; à mesure que les campagnes devenaient plus « éclairées ». Chaque révolution dans les mœurs lui avait ôté un peu de poésie. Elle avait été d’abord « une enfant sauvage ; ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs. » Elle aimait alors les courses folles avec des cris joyeux, et chantait les vieilles chansons des aïeules : Dessous le rosier blanc, — La belle se promène, ou Quand Biron voulut danser. » Gérard l’emmenait boire du lait à la ferme, où on lui disait : — « Qu’elle est jolie ton amoureuse, petit Parisien ! »

Sylvie avait grandi. Ses bras et son teint avaient blanchi, ses mains de dentellière s’étaient délicatement allongées, et elle écoutait Gérard lui réciter des passages de la Nouvelle Héloïse ; mais elle était encore simple et gaie. Un jour qu’ils étaient allés manger une omelette au lard chez une vieille tante à elle, ils découvrirent dans un tiroir de la chambre haute les habits de noce de la bonne femme et de son défunt et s’amusèrent à les revêtir. Les pastels de l’oncle et de la tante à vingt ans les regardaient faire avec leurs figures de braves gens : — « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? me disait Sylvie. » Et Gérard pensait : — « O jeunesse, ô vieillesse saintes ! — qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? » Ils descendirent l’escalier en se tenant par la main, et la tante poussa un cri : — « O mes enfans ! dit-elle. Et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. » La bonne vieille retrouva dans sa mémoire les chants alternés qui avaient retenti à son repas nuptial, et elle leur apprit à en accompagner l’omelette au lard : « Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste ; — nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été. »

Encore quelques années, et Sylvie était devenue une demoiselle. Elle portait les modes de la ville, chantait avec prétention des airs d’opéra et avait abandonné la dentelle ; elle était gantière. Le soir où Gérard de Nerval découvrit que Mlle Jenny Colon était Adrienne, il eut l’idée, pour « reprendre pied sur le réel », d’aller revoir son amie d’enfance. Il monta dans la patache de Senlis, arriva avant l’aube au bourg de Loisy, dont c’était la fête, et trouva Sylvie au bal. Sa figure était fatiguée. Des fleurs pendaient dans ses cheveux dénoués et sur les dentelles fripées de son corsage. Un gros dadais ébouriffé se tenait auprès d’elle. Dans la journée qui suivit, Gérard de Nerval l’emmena promener. Elle fit seller un âne, comme lorsqu’on va à Robinson, et dit en arrivant aux ruines de Châalis : — « C’est un paysage de Walter Scott, n’est-ce pas ? » Son compagnon tout déconfit mettait néanmoins en elle son espoir, parce qu’elle était « le réel ». Une première fois il se jeta à ses pieds, la suppliant de le sauver de « l’image vaine » qui traversait sa vie ; mais ils furent interrompus par les gros rires de deux paysans avinés dont l’un était le dadais du bal. Une seconde fois, dans un chemin désert, il essaya de lui parler de ce qu’il avait dans le cœur : — « Mais, dit-il, je ne sais pourquoi, je ne trouvais que des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman. » Une troisième fois, il fut encore empêché par quelque bagatelle, et il se tint alors pour averti : le sage n’essaie pas de réconcilier le rêve et la vie, de peur d’un heurt qui mette l’un et l’autre en pièces. Il remonta dans la patache et revint à Paris.

Le choc que sa prudence avait évité, d’imprudens amis l’amenèrent, en le présentant à l’actrice dont la contemplation lui suffisait. Les conséquences furent lamentables. Jenny Colon n’était ni meilleure ni pire que la plupart des princesses de la rampe. Cet amoureux transi, qui se faisait gloire d’aimer en elle « l’idéal », lui parut ridicule et ennuyeux. De son côté, il ne put braver longtemps ce voisinage capiteux sans embrouiller le rêve avec la réalité et sans souffrir de confusions qui ne lui valaient, en fin de compte, que des rebuffades ou d’immenses déceptions. Ce roman, unique en son genre, d’un homme amoureux d’une « vaine image » et devenant fou de ce que l’image se fait chair, se devine à travers les lettres de Gérard à l’actrice[25]. On sent à chaque ligne qu’ils parlent deux langues différentes. Gérard s’en apercevait ; il écrivait à Mlle Colon : — « Cette pensée que l’on peut trouver du ridicule dans les sentimens les plus nobles, dans les émotions les plus sincères, me glace le sang et me rend injuste malgré moi. » Dans une autre lettre, il lui rappelle certain soir heureux où il a baisé ses mains, et il ajoute avec une franchise dangereuse : — « Ah ! ce n’était pas alors la femme, c’était l’artiste à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle, et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là j’avais adorée de si loin. — Vous dirai-je pourtant que j’ai perdu quelques illusions en vous voyant de plus près ? » Une femme intelligente aurait été reconnaissante envers le jeune enthousiaste qui l’avait jugée digne d’être la Béatrice d’une autre Vita nuova, mais Gérard de Nerval s’était mal adressé, et ce n’était vraiment pas la faute de cette pauvre fille ; elle tâchait de comprendre et n’y parvenait pas.

Il arriva que sa troupe alla donner des représentations à Chantilly et à Senlis. Gérard de Nerval la suivit et conçut le projet de profiter de l’occasion pour obliger Jenny Colon à avouer qu’elle était Adrienne. Il loua des chevaux de selle et l’emmena au travers des forêts, sans la prévenir, vers le vieux château de brique à coins de pierre. A mesure qu’ils approchaient, les lieux parlaient aux yeux de Gérard de Nerval, mais sa compagne ne semblait pas entendre leur langage : — « Ces aspects chers à mes souvenirs, dit-il, l’intéressaient sans l’arrêter. » Il tenta l’épreuve suprême et la conduisit sur la même place verte où il avait vu Adrienne : « — Nulle émotion ne parut en elle. Alors, je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé par elle. Elle m’écoutait sérieusement et me dit : — « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : « La comédienne est la même que la religieuse ; » vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! »

« Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses… ce n’était donc pas l’amour ? Mais où donc est-il ? » Mlle Colon se chargea de la réponse à cette dernière question. Le régisseur de la troupe — un ancien jeune premier tout ridé — lui était dévoué et le lui prouvait de mille manières. Elle dit à Gérard : — « Celui qui m’aime, le voilà ! »

A qui tout manque, la chimère reste encore. Sylvie était gantière, Adrienne cabotine, et Gérard de Nerval s’écriait douloureusement : — « Ermenonville ! pays où fleurissait encore l’idylle antique, — traduite une seconde fois d’après Gessner ! tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d’un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était Adrienne ou Sylvie, — c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce réalité. » Les perdant à la fois, il voulut les remplacer à la fois, et c’est ici que la folie gagne à vue d’œil. Il s’était résigné à se ruiner en réclames pour Jenny Colon, comme le premier venu des soupirans, » mais il ne se résignait point à ne pas lui rendre le recul et la fluidité qui conviennent à une « vaine image » et que celle belle personne avait perdus dans des expériences malheureuses. Il se mit donc en devoir de lui restituer son aspect de figure extra-terrestre et lointaine. Ayant ébauché une pièce, jamais terminée, où Mlle Colon devait jouer le rôle de la reine de Saba, Gérard de Nerval, dans l’ardeur de son désir, finit par confondre en esprit le modèle et la copie. Puisque Jenny n’était plus Adrienne, il fallait absolument qu’elle fût autre chose que cette réalité hideuse, une actrice fardée, et elle le fut : « ELLE m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin dont l’image tourmentait mes journées. » La reine de Saba lui devint présente ; il dépendit de lui de toucher et de saisir « le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites. » Passant un jour près du grand bassin des Tuileries, il vit les poissons rouges sortir leur tête de l’eau pour l’engager à les suivre au fond : — « La reine de Saba t’attend », disaient-ils. Gérard de Nerval ne se jeta pas dans le bassin ; toutefois il crut les poissons rouges, et fut confirmé dans la pensée qu’Adrienne se retrouverait, sous une forme ou sous une autre. D’autre part, il hésitait maintenant à se rapprocher des femmes qui la lui rappelaient. Tel, disait-il, « a connu la vraie Cythère pour ne l’avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l’image mortelle. » Mlle Colon l’avait trop fait souffrir, sans méchanceté, simplement parce qu’elle était une femme et non une ombre, pour qu’il s’exposât de gaieté de cœur à affronter une seconde fois « l’image mortelle » de l’amour.

Ses amis s’affligeaient de peines dont ils respectaient le secret ; Gérard de Nerval avait horreur de certains genres de confidences : — « C’était une âme discrète et pudique, dit Théophile Gautier, rougissant comme Psyché, et, à la moindre approche de l’Amour, se renfermant sous ses voiles. » Il était visible que sa passion lui attirait de grands chagrins ; personne ne savait qu’elle peuplait son cerveau d’hallucinations maladives. Cependant le mal dont il avait apporté le germe en naissant empirait rapidement sous la pesée d’une situation inextricable et d’une confusion de sentimens angoissante. Il avait trop besoin de se persuader que la réalité dont il soutirait tant n’était qu’une vaine apparence. L’espoir de trouver un soulagement le porta à caresser ses chimères, au lieu de mettre toute sa volonté à s’en défendre, et sa marche vers la folie s’accéléra, sans que rien en parût au dehors. Les qualités qui distinguent Gérard de Nerval écrivain concouraient à masquer son état aux yeux de son entourage ; ce sont toutes les qualités des esprits pondérés et mesurés, même lorsqu’elles sont mises au service d’idées extravagantes, et il les conserva intactes après que sa maladie eût passé à l’état aigu. Il prétendait avoir un « double. » On est tenté de le croire en considérant son œuvre ; le moi qui tenait la plume n’a certainement pas l’air d’être le même que le moi qui aimait la reine de Saba.


ARVEDE BARINE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août.
  2. Paradoxe et Vérité (l’Artiste, 1844).
  3. La Presse, 10 octobre 1863.
  4. Collection de M. de Spoelberch de Lovenjoul. Nous devons à M. de Spoelberch la communication des papiers et correspondances de Gérard de Nerval, ainsi que de nombreux documens se rapportant à lui et à son œuvre et des renseignemens en tous genres sans lesquels notre tâche eût été impossible. Nous le prions de recevoir ici nos remerciemens. Nous remercions également M. Henry Houssaye, qui a bien voulu mettre à notre disposition des lettres et des notes provenant des papiers de M. Arsène Houssaye.
  5. Sylvie.
  6. Notice de Théophile Gautier.
  7. L’Académie, ou les membres introuvables, comédie satirique en vers (Paris, 1826 ; Touquet).
  8. La traduction d’Albert Stapfer faisait partie d’une collection coûteuse. Celle de Gérard de Nerval fut destinée aux petites bourses.
  9. Collection Arsène Houssaye. (Le carnet auquel j’emprunte ce passage a été commencé le 27 mai 1828.
  10. Théophile Gautier, Notice sur Gérard de Nerval.
  11. Théophile Gautier, Histoire du romantisme.
  12. Paul de Saint-Victor, Notice sur Gérard de Nerval.
  13. Théophile Gautier, Notice.
  14. Ce fut, pour Gérard de Nerval, la période des anthologies. En 1830, il publia des Poésies allemandes, traduites par lui, et un Choix de poésies de Ronsard, Du Bellay, etc., avec introduction.
  15. Champfleury, Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui.
  16. Lettre de Mme veuve Labrunie, tante de Gérard de Nerval, à Arsène Houssaye (Paris, décembre 1859). — Ce champ était estimé 1 500 francs.
  17. Champfleury, loc. cit.
  18. Les Nuits d’octobre.
  19. Lettre du 30 septembre 1855. Papiers d’Arsène Houssaye.
  20. Mes Prisons.
  21. Georges Bell, Gérard de Nerval.
  22. Théophile Gautier, Notice.
  23. Bell, loc. cit.
  24. Champfleury, loc. cit.
  25. Treize lettres ou fragmens de lettres à Jenny Colon ont été imprimés à la suite d’Aurélia après la mort de Gérard de Nerval.