Essai sur les mœurs/Chapitre 86

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CHAPITRE LXXXVI.

Du concile de Bâle tenu du temps de l’empereur Sigismond
et de Charles VII, au xv
e siècle.

Ce que sont des états généraux pour les rois, les conciles le sont pour les papes ; mais ce qui se ressemble le plus diffère toujours. Dans les monarchies tempérées par l’esprit le plus républicain, les états ne se sont jamais crus au-dessus des rois, quoiqu’ils aient déposé leurs souverains dans des nécessités pressantes ou dans des troubles. Les électeurs qui déposèrent l’empereur Venceslas ne se sont jamais crus supérieurs à un empereur régnant. Les cortes d’Aragon disaient au roi qu’ils élisaient : « Nos que valemos tanto como vos, y que podemos mas que vos[1] » ; mais quand le roi était couronné, ils ne s’exprimaient plus ainsi ; ils ne se disaient plus supérieurs à celui qu’ils avaient fait leur souverain.

Mais il n’en est pas d’une assemblée d’évêques de tant d’Églises également indépendantes comme du corps d’un État monarchique : ce corps a un souverain, et les Églises n’ont qu’un premier métropolitain. Les matières de religion, la doctrine et la discipline ne peuvent être soumises à la décision d’un seul homme, au mépris du monde entier. Les conciles sont donc supérieurs aux papes dans le même sens que mille avis doivent remporter sur un seul. Reste à savoir s’ils ont le droit de le déposer comme les diètes de Pologne et les électeurs de l’Empire allemand ont le droit de déposer leur souverain.

Cette question est de celles que la raison du plus fort peut seule décider. Si d’un côté un simple concile provincial peut dépouiller un évêque, une assemblée du monde chrétien peut à plus forte raison dégrader l’évêque de Rome. Mais de l’autre côté cet évêque est souverain : ce n’est pas un concile qui lui a donné son État ; comment des conciles peuvent-ils le lui ravir, quand ses sujets sont contents de son administration ? Un électeur ecclésiastique, dont l’empire et son électorat seraient contents, serait en vain déposé comme évêque par tous les évêques de l’univers ; il resterait électeur, avec le même droit qu’un roi excommunié par toute l’Église, et maître chez lui, demeurerait souverain.

Le concile de Constance avait déposé le souverain de Rome, parce que Rome n’avait voulu ni pu s’y opposer. Le concile de Bâle, qui prétendit dix ans après suivre cet exemple, fit voir combien l’exemple est trompeur, combien sont différentes les affaires qui semblent les mêmes, et que ce qui est grand et seulement hardi dans un temps, est petit et téméraire dans un autre.

Le concile de Bàle n’était qu’une prolongation de plusieurs autres indiqués par le pape Martin V, tantôt à Pavie, tantôt à Sienne ; mais dès que le pape Eugène IV fut élu, en 1431, les pères commencèrent par déclarer que le pape n’avait ni le droit de dissoudre leur assemblée, ni même celui de la transférer, et qu’il leur était soumis sous peine de punition. Le pape Eugène, sur cet énoncé, ordonna la dissolution du concile. Il paraît qu’il y eut dans cette démarche précipitée des pères plus de zèle que prudence, et que ce zèle pouvait être funeste. L’empereur Sigismond, qui régnait encore, n’était pas le maître de la personne d’Eugène comme il l’avait été de celle de Jean XXIII. Il ménageait à la fois le pape et le concile. Le scandale s’en tint longtemps aux négociations ; on y fit entrer l’Orient et l’Occident. L’empire des Grecs ne pouvait plus se soutenir contre les Turcs que par les princes latins ; et pour obtenir un faible secours très-incertain, il fallait que l’Église grecque se soumît à la romaine. Elle était bien éloignée de cette soumission. Plus le péril était proche, plus les Grecs étaient opiniâtres. Mais l’empereur Jean Paléologue, second du nom, que le péril intéressait davantage, consentait à faire par politique ce que tout son clergé refusait par opiniâtreté. Il était prêt d’accorder tout, pourvu qu’on le secourût. Il s’adressait à la fois au pape et au concile ; et tous deux se disputaient l’honneur de faire fléchir les Grecs. Il envoya des ambassadeurs à Bâle, où le pape avait quelques partisans qui furent plus adroits que les autres pères. Le concile avait décrété qu’on enverrait quelque argent à l’empereur, et des galères pour l’amener en Italie, qu’ensuite on le recevrait à Bâle. Les émissaires du pape firent un décret clandestin par lequel il était dit, au nom du concile même, que l’empereur serait reçu à Florence, où le pape transférait l’assemblée ; ils enlevèrent la serrure de la cassette où l’on gardait les sceaux du concile, et scellèrent ainsi au nom des pères mêmes le contraire de ce que l’assemblée avait résolu. Cette ruse italienne réussit, et il était palpable que le pape devait en tout avoir l’avantage sur le concile.

Cette assemblée n’avait point de chef qui pût réunir les esprits et écraser le pape, comme il y en avait eu un à Constance. Elle n’avait point de but arrêté ; elle se conduisait avec si peu de prudence que, dans un écrit que les pères délivrèrent aux ambassadeurs grecs, ils disaient qu’après avoir détruit l’hérésie des hussites, ils allaient détruire l’hérésie de l’Église grecque. Le pape, plus habile, traitait avec plus d’adresse ; il ne parlait aux Grecs que d’union et de fraternité, et épargnait les termes durs. C’était un homme très-prudent, qui avait pacifié les troubles de Rome, et qui était devenu puissant. Il eut des galères prêtes avant celles des pères.

L’empereur, défrayé par le pape, s’embarque avec son patriarche et quelques évêques choisis, qui voulaient bien renoncer aux sentiments de toute l’Église grecque pour l’intérêt de la patrie (1439). Le pape les reçut à Ferrare. L’empereur et les évêques, dans leur soumission réelle, gardèrent en apparence la majesté de l’empire et la dignité de l’Église grecque. Aucun ne baisa les pieds du pape ; mais après quelques contestations sur le Filioque, que Rome avait ajouté depuis longtemps au symbole, sur le pain azyme, sur le purgatoire, on se réunit en tout au sentiment des Romains.

Le pape transféra son concile de Ferrare à Florence, Ce fut là que les députés de l’Église grecque adoptèrent le purgatoire. Il fut décidé que « le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par la production de spiration ; que le Père communique tout au Fils, excepté la paternité, et que le Fils a de toute éternité la vertu productive ».

Enfin l’empereur grec, son patriarche et presque tous ses prélats, signèrent dans Florence le point si longtemps débattu de la primatie de Rome. L’histoire byzantine assure que le pape acheta leur signature. Cela est vraisemblable : il importait au pape de gagner cet avantage à quelque prix que ce fût ; et les évêques d’un pays désolé par les Turcs étaient pauvres.

Cette union des Grecs et des Latins fut à la vérité passagère ; ce fut une comédie jouée par l’empereur Jean Paléologue second. Toute l’Église grecque la réprouva. Les évêques qui avaient signé à Florence en demandèrent pardon à Constantinople ; ils dirent qu’ils avaient trahi la foi. On les compara à Judas qui trahit son maître. Ils ne furent réconciliés à leur Église qu’après avoir abjuré les innovations reprochées aux Latins.

L’Église latine et la grecque furent plus divisées que jamais. Les Grecs, toujours fiers de leur ancienneté, de leurs premiers conciles universels, de leurs sciences, se fortifièrent dans leur haine et dans leur mépris pour la communion romaine. Ils rebaptisaient les Latins qui revenaient à eux ; et de là vient qu’aujourd’hui, à Pétersbourg et à Riga, les prêtres russes donnent un second baptême à un catholique qui embrasse la religion grecque. Plusieurs retranchèrent la confirmation et l’extrême-onction du nombre des sacrements. Tous s’élevèrent de nouveau contre la procession du Saint-Esprit, contre le purgatoire, contre la communion sous une seule espèce ; et il est très-vrai enfin qu’ils diffèrent autant de l’Église de Rome que les réformés.

Cependant Eugène IV passait dans l’Occident pour avoir éteint ce grand schisme. Il avait soumis l’empereur grec et son Église en apparence. Sa victoire était glorieuse, et jamais pontife avant lui n’avait paru rendre un si grand service à l’Église romaine, ni jouir d’un si beau triomphe.

Dans le temps même qu’il rend ce service aux Latins, et qu’il finit, autant qu’il est en lui, le schisme de l’Orient et de l’Occident, le concile de Bâle le dépose du pontificat, le déclare « rebelle, simoniaque, schismatique, hérétique et parjure » (1439).

Si on considère le concile par ce décret, on n’y voit qu’une troupe de factieux ; si on le regarde par les règles de discipline qu’il donna, on y verra des hommes très-sages. C’est que la passion n’avait point de part à ces règlements, et qu’elle agissait seule dans la déposition d’Eugène. Le corps le plus auguste, quand la faction l’entraîne, fait toujours plus de fautes qu’un seul homme. Le conseil du roi de France Charles VII adopta les règles que l’on avait faites avec sagesse, et rejeta l’arrêt que l’esprit de parti avait dicté.

Ce sont ces règlements qui servirent à faire la pragmatique sanction, si longtemps chère aux peuples de France. Celle qu’on attribue à saint Louis ne subsistait presque plus. Les usages en vain réclamés par la France étaient abolis par l’adresse des Romains. On les rétablit par cette célèbre pragmatique. Les élections par le clergé, avec l’approbation du roi, y sont confirmées ; les annales déclarées simoniaques ; les réserves, les expectatives, y sont détestées. Mais d’un côté on n’ose jamais faire tout ce qu’on peut, et de l’autre on fait au delà de ce que l’on doit. Cette loi si fameuse, qui assure les libertés de l’Église gallicane, permet qu’on appelle au pape en dernier ressort, et qu’il délègue des juges dans toutes les causes ecclésiastiques que des évêques compatriotes pouvaient terminer si aisément. C’était en quelque sorte reconnaître le pape pour maître ; et dans le temps même que la pragmatique lui laisse le premier des droits, elle lui défend de faire plus de vingt-quatre cardinaux, avec aussi peu de raison que le pape en aurait de fixer le nombre des ducs et pairs, ou des grands d’Espagne. Ainsi tout est contradiction. Il est vrai que le concile de Bâle avait le premier fait cette défense aux papes. Il n’avait pas considéré qu’en diminuant le nombre il augmentait le pouvoir, et que plus une dignité est rare, plus elle est respectée.

Ce fut encore la discipline établie par ce concile qui produisit depuis le concordat germanique. Mais la pragmatique a été abolie en France ; le concordat germanique s’est soutenu. Tous les usages d’Allemagne ont subsisté. Élections des prélats, investitures des princes, priviléges des villes, droits, rangs, ordre de séance, presque rien n’a changé. On ne voit au contraire rien en France des usages reçus du temps de Charles VII.

Le concile de Bâle, ayant déposé vainement un pape très-sage que toute l’Europe continuait à reconnaître, lui opposa, comme on sait, un fantôme, un duc de Savoie, Amédée VIII[2] qui avait été le premier duc de sa maison, et qui s’était fait ermite à Ripaille, par une dévotion que le Poggio est bien loin de croire réelle. Sa dévotion ne tint pas contre l’ambition d’être pape. On le déclara souverain pontife, tout séculier qu’il était. Ce qui avait causé de violentes guerres du temps d’Urbain VI ne produisit alors que des querelles ecclésiastiques, des bulles, des censures, des excommunications réciproques, des injures atroces. Car si le concile appelait Eugène simoniaque, hérétique et parjure, le secrétaire d’Eugène traitait les pères de fous, d’enragés, de barbares, et nommait Amédée cerbère et antechrist. Enfin, sous le pape Nicolas V, le concile se dissipa peu à peu de lui-même ; et ce duc de Savoie, ermite et pape, se contenta d’être cardinal, laissant l’Église dans l’ordre accoutumé (1449). Ce fut là le vingt-septième et le dernier schisme considérable excité pour la chaire de saint Pierre. Le trône d’aucun royaume n’a jamais été si souvent disputé.

Æneas Piccolomini, Florentin, poëte et orateur, qui fut secrétaire de ce concile, avait écrit violemment pour soutenir la supériorité des conciles sur les papes. Mais lorsque ensuite il fut pape lui-même sous le nom de Pie II, il censura encore plus violemment ses propres écrits, immolant tout à l’intérêt présent, qui seul fait si souvent les principes de vérité et d’erreur. Il y avait d’autres écrits de lui, qui couraient dans le monde. La quinzième de ses lettres, imprimées depuis dans le recueil de ses aménités, recommande à son père un de ses bâtards qu’il avait eu d’une femme anglaise. Il ne condamna point ses amours comme il condamna ses sentiments sur la faillibilité du pape.

Ce concile fait voir en tout combien les choses changent selon les temps. Les pères de Constance avaient livré au bûcher Jean Hus et Jérôme de Prague, malgré leurs protestations qu’ils ne suivaient point les dogmes de Wiclef, malgré leur foi nettement expliquée sur la présence réelle, persistant seulement dans les sentiments de Wiclef sur la hiérarchie et sur la discipline de l’Église.

Les hussites, du temps du concile de Bâle, allaient bien plus loin que leurs deux fondateurs. Procope le Rasé, ce fameux capitaine, compagnon et successeur de Jean Ziska, vint disputer au concile de Bâle, à la tête de deux cents gentilshommes de son parti. Il soutint entre autres choses que les moines étaient une invention du diable. « Oui, dit-il, je le prouve. N’est-il pas vrai que Jésus-Christ ne les a point institués ? — Nous n’en disconvenons pas, dit le cardinal Julien. — Eh bien ! dit Procope, il est donc clair que c’est le diable. » Raisonnement digne d’un capitaine bohémien de ce temps-là. Æneas Silvius, témoin de cette scène, dit qu’on ne répondit à Procope que par un éclat de rire ; on avait répondu aux infortunés Jean Hus et Jérôme par un arrêt de mort. On a vu pendant ce concile quel était l’avilissement des empereurs grecs. Il fallait bien qu’ils touchassent à leur ruine, puisqu’ils allaient à Rome mendier de faibles secours, et faire le sacrifice de leur religion : aussi succombèrent-ils quelques années après sous les Turcs, qui prirent Constantinople. Nous allons voir les causes et les suites de cette révolution.

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  1. « Nous qui valons autant que vous, et qui pouvons plus que vous. »
  2. Voyez l’épître lxxxv, tome X, page 362.