Essai sur les mœurs/Chapitre 69

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CHAPITRE LXIX.

De Jeanne, reine de Naples.

Nous avons dit que le siége papal acquit Avignon de Jeanne d’Anjou et de Provence. On ne vend ses États que quand on est malheureux. Les infortunes et la mort de cette reine entrent dans tous les événements de ce temps-là, et surtout dans le grand schisme d’Occident, que nous aurons bientôt sous les yeux.

Naples et Sicile étaient toujours gouvernées par des étrangers : Naples, par la maison de France ; l’île de Sicile, par celle d’Aragon. Robert, qui mourut en 1343, avait rendu son royaume de Naples florissant ; son neveu, Louis d’Anjou, avait été élu roi de Hongrie. La maison de France étendait ses branches de tous côtés ; mais ces branches ne furent unies ni avec la souche commune ni entre elles ; toutes devinrent malheureuses. Le roi de Naples, Robert, avait, avant de mourir, marié sa petite-fille Jeanne, son héritière, à André, frère du roi de Hongrie. Ce mariage, qui semblait devoir cimenter le bonheur de cette maison, en fit les infortunes : André prétendait régner de son chef ; Jeanne, toute jeune qu’elle était, voulut qu’il ne fût que le mari de la reine. Un moine franciscain, nommé frère Robert, qui gouvernait André, alluma la haine et la discorde entre les deux époux : une cour de Napolitains auprès de la reine, une autre auprès d’André, composée de Hongrois, regardés comme des barbares par les naturels du pays, augmentaient l’antipathie. Louis, prince de Tarente, prince du sang, qui bientôt après épousa la reine, d’autres princes du sang, les favoris de cette princesse, la fameuse Catanoise, sa domestique, si attachée à elle, résolvent la mort d’André : (1346) on l’étrangle dans la ville d’Averse, dans l’antichambre de sa femme, et presque sous ses yeux ; on le jette par les fenêtres ; on laisse trois jours le corps sans sépulture. La reine épouse, au bout de l’an, le prince de Tarente, accusé par la voix publique. Que de raisons pour la croire coupable ! Ceux qui la justifient allèguent qu’elle eut quatre maris, et qu’une reine qui se soumet toujours au joug du mariage ne doit pas être accusée des crimes que l’amour fait commettre. Mais l’amour seul inspire-t-il les attentats ? Jeanne consentit au meurtre de son époux par faiblesse, et elle eut trois maris ensuite par une autre faiblesse plus pardonnable et plus ordinaire, celle de ne pouvoir régner seule.

Louis de Hongrie, frère d’André, écrivit à Jeanne qu’il vengerait la mort de son frère sur elle et sur ses complices : il marcha vers Naples par Venise et par Rome, et fit accuser Jeanne juridiquement à Rome devant ce tribun, Cola Rienzi, qui, dans sa puissance passagère et ridicule, vit pourtant des rois à son tribunal, comme les anciens Romains. Rienzi n’osa rien décider, et en cela seul il montra de la prudence.

Cependant le roi Louis avança vers Naples, faisant porter devant lui un étendard noir sur lequel on avait peint un roi étranglé. Il fait couper la tête à un prince du sang, Charles de Durazzo, complice du meurtre (1347) ; il poursuit la reine Jeanne, qui fuit avec son nouvel époux dans ses États de Provence. Mais, ce qui est bien étrange, on a prétendu que l’ambition n’eut point de part à la vengeance de Louis. Il pouvait s’emparer du royaume, et il ne le fit pas. On trouve rarement de tels exemples. Ce prince avait, dit-on, une vertu austère qui le fit élire depuis roi de Pologne. Nous parlerons de lui quand nous traiterons particulièrement de la Hongrie.

Jeanne, coupable et punie avant l’âge de vingt ans d’un crime qui attira sur ses peuples autant de calamités que sur elle, abandonnée à la fois des Napolitains et des Provençaux, va trouver le pape Clément VI dans Avignon, dont elle était souveraine ; elle lui abandonne sa ville et son territoire pour quatre-vingt mille florins d’or qu’elle ne reçut point. Pendant qu’on négocie ce sacrifice (1348), elle plaide elle-même sa cause devant le consistoire, et le consistoire la déclare innocente. Clément VI, pour faire sortir de Naples le roi de Hongrie, stipule que Jeanne lui payera trois cent mille florins, Louis répond qu’il n’est pas venu pour vendre le sang de son frère, qu’il l’a vengé en partie, et qu’il part satisfait. L’esprit de chevalerie qui régnait alors n’a produit jamais ni plus de dureté ni plus de générosité.

La reine, chassée par son beau-frère, et rétablie par la faveur du pape, perdit son second mari (1376), et jouit seule du gouvernement quelques années. Elle épousa un prince d’Aragon qui mourut bientôt après ; enfin, à l’âge de quarante-six ans, elle se remarie avec un cadet de la maison de Brunswick, nommé Othon : c’était choisir plutôt un mari qui pût lui plaire qu’un prince qui la pût défendre. Son héritier naturel était un autre Charles de Durazzo, son cousin, seul reste alors de la première maison de France Anjou à Naples ; ces princes se nommaient ainsi, parce que la ville de Durazzo, conquise par eux sur les Grecs, et enlevée ensuite par les Vénitiens, avait été leur apanage : elle reconnut ce Durazzo pour son héritier, elle l’adopta même. Cette adoption et le grand schisme d’Occident hâtèrent la mort malheureuse de la reine.

Déjà éclataient les suites sanglantes de ce schisme, dont nous parlerons bientôt. Brigano[1] qui prit le nom d’Urbain VI, et le comte de Genève, qui s’appela Clément VII, se disputèrent la tiare avec fureur ; ils partageaient l’Europe. Jeanne prit le parti de Clément, qui résidait dans Avignon. Durazzo, ne voulant pas attendre la mort naturelle de sa mère adoptive pour régner, s’engagea avec Brigano-Urbain.

(1380) Ce pape couronne Durazzo dans Rome, à condition que son neveu Brigano aura la principauté de Capoue : il excommunie, il dépose la reine Jeanne ; et pour mieux assurer la principauté de Capoue à sa famille, il donne tous les biens de l’Église aux principales maisons napolitaines.

Le pape marche avec Durazzo vers Naples. L’or et l’argent des églises furent employés à lever une armée. La reine ne peut être secourue, ni par le pape Clément qu’elle a reconnu, ni par le mari qu’elle a choisi ; à peine a-t-elle des troupes : elle appelle contre l’ingrat Durazzo un frère de Charles V, roi de France, aussi du nom d’Anjou ; elle l’adopte à la place de Durazzo.

Ce nouvel héritier de Jeanne, Louis d’Anjou, arrive trop tard pour défendre sa bienfaitrice, et pour disputer le royaume qu’on lui donne.

Le choix que la reine a fait de lui aliène encore ses sujets : on craint de nouveaux étrangers. Le pape et Charles Durazzo avancent. Othon de Brunswick rassemble à la hâte quelques troupes ; il est défait et prisonnier.

Durazzo entre dans Naples ; six galères que la reine avait fait venir de son comté de Provence, et qui mouillaient sous le château de l’Œuf, lui furent un secours inutile : tout se faisait trop tard ; la fuite n’était plus praticable. Elle tombe dans les mains de l’usurpateur. Ce prince, pour colorer sa barbarie, se déclara le vengeur de la mort d’André. Il consulta Louis de Hongrie, qui, toujours inflexible, lui manda qu’il fallait faire périr la reine de la même mort qu’elle avait donnée à son premier mari[2]. Durazzo la fit étouffer entre deux matelas (1382). On voit partout des crimes punis par d’autres crimes. Quelles horreurs dans la famille de saint Louis !

La postérité, toujours juste quand elle est éclairée, a plaint cette reine, parce que le meurtre de son premier mari fut plutôt l’effet de sa faiblesse que de sa méchanceté, vu qu’elle n’avait que dix-huit ans quand elle consentit à cet attentat, et que depuis ce temps on ne lui reprocha ni débauche, ni cruauté, ni injustice. Mais ce sont les peuples qu’il faut plaindre ; ils furent les victimes de ces troubles. Louis, duc d’Anjou, enleva les trésors du roi Charles V son frère, et appauvrit la France pour aller tenter inutilement de venger la mort de Jeanne, et pour recueillir son héritage. Il mourut bientôt dans la Pouille, sans succès et sans gloire, sans parti et sans argent.

Le royaume de Naples, qui avait commencé à sortir de la barbarie sous le roi Robert, y fut replongé par tous ces malheurs que le grand schisme aggravait encore. Avant déconsidérer ce grand schisme d’Occident que l’empereur Sigismond éteignit, représentons-nous quelle forme prit l’empire.


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  1. Les auteurs de l’Art de vérifier les dates, la Biographie universelle, et Voltaire lui-même, dans sa liste chronologique en tête des Annales de l’Empire, donnent Prignano pour le nom de famille d’Urbain VI.
  2. Voyez chapitre cxix.