Essai sur les mœurs/Chapitre 59

◄  Chapitre LVIII Chapitre LIX Chapitre LX   ►


CHAPITRE LIX.

Suite de la prise de Constantinople par les croisés.
Ce qu’était alors l’empire grec.

Ce gouvernement féodal de France avait produit, comme on l’a vu, bien des conquérants. Un pair de France, duc de Normandie, avait subjugué l’Angleterre ; de simples gentilshommes, la Sicile ; et parmi les croisés, des seigneurs de France avaient eu pour quelque temps Antioche et Jérusalem ; enfin Baudouin, pair de France et comte de Flandre, avait pris Constantinople. Nous avons vu les mahométans d’Asie céder Nicée aux empereurs grecs fugitifs. Ces mahométans mêmes s’alliaient avec les Grecs contre les Francs et les Latins, leurs communs ennemis ; et pendant ce temps-là, les irruptions des Tartares dans l’Asie et dans l’Europe empêchaient les musulmans d’opprimer ces Grecs. Les Francs, maîtres de Constantinople, élisaient leurs empereurs ; les papes les confirmaient.

(1216) Pierre de Courtenai, comte d’Auxerre, de la maison de France, ayant été élu, fut couronné et sacré dans Rome par le pape Honorius III. Les papes se flattaient alors de donner les empires d’Orient et d’Occident. On a vu[1] ce que c’était que leurs droits sur l’Occident, et combien de sang coûta cette prétention. A l’égard de l’Orient, il ne s’agissait guère que de Constantinople, d’une partie de la Thrace et de la Thessalie. Cependant le patriarche latin, tout soumis qu’il était au pape, prétendait qu’il n’appartenait qu’à lui de couronner ses maîtres, tandis que le patriarche grec, siégeant tantôt à Nicée, tantôt à Andrinople, anathématisait et l’empereur latin, et le patriarche de cette communion, et le pape même. C’était si peu de chose que cet empire latin de Constantinople que Pierre de Conrtenai, en revenant de Rome, ne put éviter de tomber entre les mains des Grecs ; et après sa mort ses successeurs n’eurent précisément que la ville de Constantinople et son territoire. Des Français possédaient l’Achaïe ; les Vénitiens avaient la Morée.

Constantinople, autrefois si riche, était devenue si pauvre que Baudouin II (j’ai peine à le nommer empereur) mit en gage pour quelque argent, entre les mains des Vénitiens, la couronne d’épines de Jésus-Christ, ses langes, sa robe, sa serviette, son éponge, et beaucoup de morceaux de la vraie croix. Saint Louis retira ces gages des mains des Vénitiens, et les plaça dans la Sainte-Chapelle de Paris, avec d’autres reliques, qui sont des témoignages de piété plutôt que de la connaissance de l’antiquité.

On vit ce Baudouin II venir en 1245 au concile de Lyon, dans lequel le pape Innocent IV excommunia si solennellement Frédéric II. Il y implora vainement le secours d’une croisade, et ne retourna dans Constantinople que pour la voir enfin retomber au pouvoir des Grecs, ses légitimes possesseurs. Michel Paléologue, empereur et tuteur du jeune empereur Lascaris, reprit la ville par une intelligence secrète. Baudouin s’enfuit ensuite en France (1261), où il vécut de l’argent que lui valut la vente de son marquisat de Namur qu’il fit au roi saint Louis. Ainsi finit cet empire des croisés.

Les Grecs rapportèrent leurs mœurs dans leur empire. L’usage recommença de crever les yeux. Michel Paléologue se signala d’abord en privant son pupille de la vue et de la liberté. On se servait auparavant d’une lame de métal ardente ; Michel employa le vinaigre bouillant, et l’habitude s’en conserva, car la mode entre jusque dans les crimes.

Paléologue ne manqua pas de se faire absoudre solennellement de cette cruauté par son patriarche et par ses évêques, qui répandaient des larmes de joie, dit-on, à cette pieuse cérémonie. Paléologue se frappait la poitrine, demandait pardon à Dieu, et se gardait bien de délivrer de prison son pupille et son empereur.

Quand je dis que la superstition rentra dans Constantinople avec les Grecs, je n’en veux pour preuve que ce qui arriva en 1214. Tout l’empire était divisé entre deux patriarches. L’empereur ordonna que chaque parti présenterait à Dieu un mémoire de ses raisons dans Sainte-Sophie, qu’on jetterait les deux mémoires dans un brasier bénit, et qu’ainsi la volonté de Dieu se déclarerait. Mais la volonté céleste ne se déclara qu’en laissant brûler les deux papiers, et abandonna les Grecs à leurs querelles ecclésiastiques.

L’empire d’Orient reprit cependant un peu la vie. La Grèce lui était jointe avant les croisades ; mais il avait perdu presque toute l’Asie Mineure et la Syrie. La Grèce en fut séparée après les croisades ; mais un peu de l’Asie Mineure restait, et il s’étendait encore en Europe jusqu’à Belgrade.

Tout le reste de cet empire était possédé par des nations nouvelles. L’Égypte était devenue la proie de la milice des mameluks, composée d’abord d’esclaves, et ensuite de conquérants. C’étaient des soldats ramassés des côtes septentrionales de la mer Noire ; et cette nouvelle forme de brigandage s’était établie du temps de la captivité de saint Louis.

Le califat touchait à sa fin dans ce XIIIe siècle, tandis que l’empire de Constantin penchait vers la sienne. Vingt usurpateurs nouveaux déchiraient de tous côtés la monarchie fondée par Mahomet, en se soumettant à sa religion ; et enfin ces califes de Babylone, nommés les califes Abassides, furent entièrement détruits par la famille de Gengis.

Il y eut ainsi, dans les XIIe et XIIIe siècles, une suite de dévastations non interrompue dans tout l’hémisphère. Les nations se précipitèrent les unes sur les autres par des émigrations prodigieuses, qui ont établi peu à peu de grands empires. Car tandis que les croisés fondaient sur la Syrie, les Turcs minaient les Arabes ; et les Tartares parurent enfin, qui tombèrent sur les Turcs, sur les Arabes, sur les Indiens, sur les Chinois. Ces Tartares, conduits par Gengis et par ses fils, changèrent la face de toute la Grande-Asie, tandis que l’Asie Mineure et la Syrie étaient le tombeau des Francs et des Sarrasins.

__________



  1. Chapitre xxxii.