Essai sur les mœurs/Chapitre 187

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CHAPITRE CLXXXVII.

De la Hollande au xviie siècle.

La Hollande mérite d’autant plus d’attention que c’est un État d’une espèce toute nouvelle, devenu puissant sans posséder presque de terrain, riche en n’ayant pas de son fonds de quoi nourrir la vingtième partie de ses habitants, et considérable en Europe par ses travaux au bout de l’Asie. (1609) Vous voyez cette république reconnue libre et souveraine par le roi d’Espagne, son ancien maître, après avoir acheté sa liberté par quarante ans de guerre. Le travail et la sobriété furent les premiers gardiens de cette liberté. On raconte que le marquis de Spinola et le président Richardot, allant à la Haye, en 1608, pour négocier chez les Hollandais mêmes cette première trêve, ils virent sur leur chemin sortir d’un petit bateau huit ou dix personnes qui s’assirent sur l’herbe, et firent un repas de pain, de fromage et de bière, chacun portant soi-même ce qui lui était nécessaire. Les ambassadeurs espagnols demandèrent à un paysan qui étaient ces voyageurs. Le paysan répondit : « Ce sont les députés des états, nos souverains seigneurs et maîtres. » Les ambassadeurs espagnols s’écrièrent : « Voilà des gens qu’on ne pourra jamais vaincre, et avec lesquels il faut faire la paix. » C’est à peu près ce qui était arrivé autrefois à des ambassadeurs de Lacédémone, et à ceux du roi de Perse. Les mêmes mœurs peuvent avoir ramené la même aventure. En général les particuliers de ces provinces étaient pauvres alors, et l’État riche ; au lieu que depuis, les citoyens sont devenus riches, et l’État pauvre. C’est qu’alors les premiers fruits du commerce avaient été consacrés à la défense publique.

Ce peuple ne possédait encore ni le cap de Bonne-Espérance, dont il ne s’empara qu’en 1653 sur les Portugais, ni Cochin et ses dépendances, ni Malaca. Il ne trafiquait point encore directement à la Chine. Le commerce du Japon, dont les Hollandais sont aujourd’hui les maîtres, leur fut interdit jusqu’en 1609 par les Portugais, ou plutôt par l’Espagne, maîtresse encore du Portugal. Mais ils avaient déjà conquis les Moluques ; ils commençaient à s’établir à Java, et la compagnie des Indes, depuis 1602 jusqu’en 1609, avait déjà gagné plus de deux fois son capital. Des ambassadeurs de Siam avaient déjà fait à ce peuple de commerçants, en 1608, le même honneur qu’ils firent depuis à Louis XIV. Des ambassadeurs du Japon vinrent, en 1609, conclure un traité à la Haye, sans que les états célébrassent cette ambassade par des médailles. L’empereur de Maroc et de Fez leur envoya demander un secours d’hommes et de vaisseaux. Ils augmentaient, depuis quarante ans, leur fortune et leur gloire par le commerce et par la guerre.

La douceur de ce gouvernement, et la tolérance de toutes les manières d’adorer Dieu, dangereuse peut-être ailleurs[1], mais là nécessaire, peuplèrent la Hollande d’une foule d’étrangers, et surtout de Wallons que l’Inquisition persécutait dans leur patrie, et qui d’esclaves devinrent citoyens.

La religion réformée, dominante dans la Hollande, servit encore à sa puissance. Ce pays, alors si pauvre, n’aurait puni suffire à la magnificence des prélats, ni nourrir des ordres religieux ; et cette terre, où il fallait des hommes, ne pouvait admettre ceux qui s’engagent par serment à laisser périr, autant qu’il est en eux, l’espèce humaine. On avait l’exemple de l’Angleterre, qui était d’un tiers plus peuplée depuis que les ministres des autels jouissaient de la douceur du mariage, et que les espérances des familles n’étaient point ensevelies dans le célibat du cloître.

Amsterdam, malgré les incommodités de son port, devint le magasin du monde. Toute la Hollande s’enrichit et s’embellit par des travaux immenses. Les eaux de la mer furent contenues par de doubles digues. Des canaux creusés dans toutes les villes furent revêtus de pierres ; les rues devinrent de larges quais ornés de grands arbres. Les barques chargées de marchandises abordèrent aux portes des particuliers, et les étrangers ne se lassent point d’admirer ce mélange singulier, formé par les faîtes des maisons, les cimes des arbres, et les banderoles des vaisseaux, qui donnent à la fois, dans un même lieu, le spectacle de la mer, de la ville, et de la campagne.

Mais le mal est tellement mêlé avec le bien, les hommes s’éloignent si souvent de leurs principes, que cette république fut près de détruire elle-même la liberté pour laquelle elle avait combattu, et que l’intolérance fit couler le sang chez un peuple dont le bonheur et les lois étaient fondés sur la tolérance. Deux docteurs calvinistes firent ce que tant de docteurs avaient fait ailleurs. (1609 et suiv.) Gomar et Armin[2] disputèrent dans Leyde avec fureur sur ce qu’ils n’entendaient pas, et ils divisèrent les Provinces-Unies. La querelle fut semblable, en plusieurs points, à celles des thomistes et des scotistes, des jansénistes et des molinistes, sur la prédestination, sur la grâce, sur la liberté, sur des questions obscures et frivoles, dans lesquelles on ne sait pas même définir les choses dont on dispute. Le loisir dont on jouit pendant la trêve donna la malheureuse facilité à un peuple ignorant de s’entêter de ces querelles ; et enfin, d’une controverse scolastique il se forma deux partis dans l’État. Le prince d’Orange Maurice était à la tête des gomaristes ; le pensionnaire Barnevelt favorisait les arminiens[3]. Du Maurier dit avoir appris de l’ambassadeur son père que, Maurice ayant fait proposer au pensionnaire Barnevelt de concourir à donner au prince un pouvoir souverain, ce zélé républicain n’en fit voir aux états que le danger et l’injustice, et que dès lors la ruine de Barnevelt fut résolue. Ce qui est avéré, c’est que le stathouder prétendait accroître son autorité par les gomaristes, et Barnevelt la restreindre par les arminiens ; c’est que plusieurs villes levèrent des soldats qu’on appelait Attendants, parce qu’ils attendaient les ordres du magistrat, et qu’ils ne prenaient point l’ordre du stathouder ; c’est qu’il y eut des séditions sanglantes dans quelques villes (1618), et que le prince Maurice poursuivit sans relâche le parti contraire à sa puissance. Il fit enfin assembler un concile calviniste à Dordrecht, composé de toutes les Églises réformées de l’Europe, excepté de celle de France, qui n’avait pas la permission de son roi d’y envoyer des députés. Les pères de ce synode, qui avaient tant crié contre la dureté des pères de plusieurs conciles, et contre leur autorité, condamnèrent les arminiens, comme ils avaient été eux-mêmes condamnés par le concile de Trente. Plus de cent ministres arminiens furent bannis des sept Provinces. Le prince Maurice tira du corps de la noblesse et des magistrats vingt-six commissaires pour juger le grand pensionnaire Barnevelt, le célèbre Grotius, et quelques autres du parti. On les avait retenus six mois en prison avant de leur faire leur procès.

L’un des grands motifs de la révolte des sept Provinces et des princes d’Orange contre l’Espagne fut d’abord que le duc d’Albe faisait languir longtemps des prisonniers sans les juger, et qu’enfin il les faisait condamner par des commissaires. Les mêmes griefs dont on s’était plaint sous la monarchie espagnole renaquirent dans le sein de la liberté. Barnevelt eut la tête tranchée dans la Haye (1619), plus injustement encore que les comtes d’Egmont et de Horn à Bruxelles. C’était un vieillard de soixante et douze ans, qui avait servi quarante ans sa république dans toutes les affaires politiques avec autant de succès que Maurice et ses frères en avaient eu par les armes. La sentence portait qu’il avait contristé au possible l’Église de Dieu. Grotius, depuis ambassadeur de Suède en France, et plus illustre par ses ouvrages[4] que par son ambassade, fut condamné à une prison perpétuelle dont sa femme eut la hardiesse et le bonheur de le tirer[5]. Cette violence fit naître des conspirations qui attirèrent de nouveaux supplices. Un fils de Barnevelt résolut de venger le sang de son père sur celui de Maurice (1623). Le complot fut découvert. Ses complices, à la tête desquels était un ministre arminien, périrent tous par la main du bourreau. Ce fils de Barnevelt eut le bonheur d’échapper tandis qu’on saisissait les conjurés ; mais son jeune frère eut la tête tranchée, uniquement pour avoir su la conspiration. De Thou mourut en France précisément pour la même cause[6]. La condamnation du jeune Hollandais était bien plus cruelle ; c’était le comble de l’injustice de le faire mourir parce qu’il n’avait pas été le délateur de son frère. Si ces temps d’atrocité eussent continué, les Hollandais libres eussent été plus malheureux que leurs ancêtres esclaves du duc d’Albe. Ces persécutions gomariennes ressemblaient à ces premières persécutions que les protestants avaient si souvent reprochées aux catholiques, et que toutes les sectes avaient exercées les unes envers les autres.

Amsterdam, quoique remplie de gomaristes, favorisa toujours les arminiens, et embrassa le parti de la tolérance. L’ambition et la cruauté du prince Maurice laissèrent une profonde plaie dans le cœur des Hollandais, et le souvenir de la mort de Barnevelt ne contribua pas peu dans la suite à faire exclure du stathoudérat le jeune prince d’Orange Guillaume III, qui fut depuis roi d’Angleterre. Il était encore au berceau lorsque le pensionnaire de Witt stipula, dans le traité de paix des États-Généraux avec Cromwell, en 1653, qu’il n’y aurait plus de stathouder en Hollande[7]. Cromwell poursuivait encore, dans cet enfant, le roi Charles Ier, son grand-père, et le pensionnaire de Witt vengeait le sang d’un pensionnaire. Cette manœuvre de Witt fut enfin la cause funeste de sa mort et de celle de son frère ; mais voilà à peu près toutes les catastrophes sanglantes causées en Hollande par le combat de la liberté et de l’ambition.

La compagnie des Indes, indépendante de ces factions, n’en bâtit pas moins Batavia, dès l’année 1618, malgré les rois du pays, et malgré les Anglais, qui vinrent attaquer ce nouvel établissement. La Hollande, marécageuse et stérile en plus d’un canton, se faisait, sous le cinquième degré de latitude septentrionale, un royaume dans la contrée la plus fertile de la terre, où les campagnes sont couvertes de riz, de poivre, de cannelle, et où la vigne porte deux fois l’année. Elle s’empara depuis de Bantam dans la même île, et en chassa les Anglais. Cette seule compagnie eut huit grands gouvernements dans les Indes, en y comptant le cap de Bonne-Espérance, quoique à la pointe de l’Afrique, poste important qu’elle enleva aux Portugais en 1653.

Dans le même temps que les Hollandais s’établissaient ainsi aux extrémités de l’Orient, ils commencèrent à étendre leurs conquêtes du côté de l’Occident en Amérique, après l’expiration de la trêve de douze années avec l’Espagne. La compagnie d’Occident se rendit maîtresse de presque tout le Brésil, depuis 1623 jusqu’en 1636. On vit avec étonnement, par les registres de cette compagnie, qu’elle avait, dans ce court espace de temps, équipé huit cents vaisseaux, tant pour la guerre que pour le commerce, et qu’elle en avait enlevé cinq cent quarante-cinq aux Espagnols. Cette compagnie l’emportait alors sur celle des Indes orientales ; mais enfin lorsque le Portugal eut secoué le joug des rois d’Espagne, il défendit mieux qu’eux ses possessions, et regagna le Brésil, où il a trouvé des trésors nouveaux.

La plus fructueuse des expéditions hollandaises fut celle de l’amiral Pierre Hein, qui enleva tous les galions d’Espagne revenant de la Havane[8], et rapporta, dans ce seul voyage, vingt millions de nos livres à sa patrie. Les trésors du nouveau monde, conquis par les Espagnols, servaient à fortifier contre eux leurs anciens sujets, devenus leurs ennemis redoutables. La république, pendant quatre-vingts ans, si vous en exceptez une trêve de douze années, soutint cette guerre dans les Pays-Bas, dans les Grandes-Indes et dans le nouveau monde ; et elle fut assez puissante pour conclure une paix avantageuse à Munster, en 1647, indépendamment de la France, son alliée et longtemps sa protectrice, sans laquelle elle avait promis de ne pas traiter[9].

Bientôt après, en 1652, et dans les années suivantes, elle ne craint point de rompre avec son alliée l’Angleterre ; elle a autant de vaisseaux qu’elle ; son amiral Tromp ne cède au fameux amiral Blake qu’en mourant dans une bataille. Elle secourt ensuite le roi de Danemark, assiégé dans Copenhague par le roi de Suède Charles X. Sa flotte, commandée par l’amiral Obdam, bat la flotte suédoise, et délivre Copenhague. Toujours rivale du commerce des Anglais, elle leur fait la guerre sous Charles II comme sous Cromwell, et avec de bien plus grands succès. Elle devient l’arbitre des couronnes en 1668. Louis XIV est obligé par elle défaire la paix avec l’Espagne. Cette même république, auparavant si attachée à la France, est depuis ce temps-là jusqu’à la fin du XVIIe siècle l’appui de l’Espagne contre la France même. Elle est longtemps une des parties principales dans les affaires de l’Europe. Elle se relève de ses chutes, et enfin, quoique affaiblie, elle subsiste par le seul commerce, qui a servi à sa fondation sans avoir fait en Europe aucune conquête que celle de Mastricht et d’un très-petit et mauvais pays, qui ne sert qu’à défendre ses frontières ; on ne l’a point vue s’agrandir depuis la paix de Munster : en cela plus semblable à l’ancienne république de Tyr, puissante par le seul commerce, qu’à celle de Carthage, qui eut tant de possessions en Afrique, et à celle de Venise, qui s’était trop étendue dans la terre ferme.

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  1. Lorsque Voltaire s’exprimait ainsi, c’était en 1756, après des persécutions qui lui avaient fait chercher une retraite sur les bords du lac de Genève. Sa position l’obligeait à des ménagements dans un ouvrage où il mettait son nom. Mais dans le moment même où il accordait que la tolérance est dangereuse peut-être, il la réclamait sans restriction dans les chapitres xxvii et xxviii de ses Mélanges, dont on a fait depuis, et qui forment la section ix de l’article Âme dans le Dictionnaire philosophique. Six ou sept ans plus tard, c’était aussi sans restriction qu’il disait : La tolérance n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage. Voyez le chapitre iv du Traité de la Tolérance (dans les Mélanges, année 1763). (B.)
  2. Ou mieux Gomarus et Arminius. Ils étaient tous deux professeurs.
  3. Les arminiens s’appelèrent aussi remontrants, à cause d’une remontrance présentée par eux aux états généraux, et les gomaristes furent dits contre-remontrants, parce qu’ils s’étaient opposés à la remontrance. (G. A.)
  4. Son ouvrage, le plus célèbre est le de Jure belli et pacis.
  5. En le faisant fuir.
  6. Voyez plus haut, page 29, chapitre clxxvi.
  7. Chapitre clxxxi.
  8. En 1628. On appela ce succès la prise de la flotte d’argent.
  9. Les Hollandais signèrent la paix après avoir attendu un an les résolutions de Mazarin, qui n’avait dessein que de poursuivre la guerre. (G. A.)