Essai sur les mœurs/Chapitre 172

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CHAPITRE CLXXII.

Sommaire des particularités du concile de Trente.

C’est au milieu de tant de guerres de religion et de tant de désastres que le concile de Trente fut assemblé. Ce fut le plus long qu’on ait jamais tenu, et cependant le moins orageux. Il ne forma point de schisme comme le concile de Bâle ; il n’alluma point de bûchers comme celui de Constance ; il ne prétendit point déposer des empereurs comme celui de Lyon ; il se garda d’imiter celui de Latran, qui dépouilla le comte de Toulouse de l’héritage de ses pères ; encore moins celui de Rome, dans lequel Grégoire VII alluma l’incendie de l’Europe, en osant déposséder l’empereur Henri IV. Le troisième et le quatrième concile de Constantinople, le premier et le second de Nicée, avaient été des champs de discorde : le concile de Trente fut paisible, ou du moins ses querelles n’eurent ni éclat ni suite.

S’il est quelque certitude historique, on la trouve dans ce qui fut écrit sur ce concile par les contemporains. Le célèbre Sarpi, ce défenseur de la liberté vénitienne, plus connu sous le nom de Fra-Paolo, et le jésuite Pallavicini, son antagoniste, sont d’accord dans l’essentiel des faits. Il est vrai que Pallavicini compte trois cent soixante erreurs dans Fra-Paolo ; mais quelles erreurs ? il lui reproche des méprises dans les dates et dans les noms. Pallivicini lui-même a été convaincu d’autant de fautes que son adversaire ; et quand il a raison contre lui, ce n’est pas la peine d’avoir raison. Qu’importe qu’une lettre inutile de Léon X ait été écrite en 1516 ou 17 ? que le nonce Arcimboldo, qui vendit tant d’indulgences dans le Nord, fût le fils d’un marchand milanais, ou d’un génois ? ce qui importe, c’est qu’il ait fait trafic d’indulgences. On se soucie peu que le cardinal Martinusius ait été moine de Saint-Basile, ou ermite de Saint-Paul ; mais on s’intéresse à savoir si ce défenseur de la Transylvanie contre les Turcs fut assassiné par les ordres de Ferdinand Ier, frère de Charles V. Enfin Sarpi et Pallavicini ont tous deux dit la vérité d’une manière différente, l’un en homme libre, défenseur d’un sénat libre ; l’autre en jésuite qui voulait être cardinal.

Dès l’an 1533, Charles V proposa la convocation de ce concile au pape Clément VII, qui, encore effrayé du saccagement de Rome et de sa prison, craignant que le prétexte de sa bâtardise n’enhardît un concile à le déposer, éluda cette proposition, sans oser refuser l’empereur. Le roi de France François Ier proposa Genève pour le lieu de l’assemblée, précisément dans le temps qu’on commençait à prêcher la réforme dans cette ville (1540). Il est bien probable que si le concile se fût tenu dans Genève, le parti des réformés y eût beaucoup perdu.

Pendant qu’on diffère, les protestants d’Allemagne demandent un concile national, et se fondent dans leur réponse au légat Contarini sur ces paroles expresses : « Quand deux ou trois seront assemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux. » On leur accorde que cet article est certain ; mais que, si dans cent mille endroits de la terre, deux ou trois personnes sont assemblées en ce nom, cela pourrait produire cent mille conciles, et cent mille confessions de foi différentes : en ce cas il n’y aurait eu jamais de réunion, mais aussi il n’y eût peut-être jamais eu de guerre civile. La multitude des opinions diverses produit nécessairement la tolérance.

Le pape Paul III, Farnèse, propose Vicence ; mais les Vénitiens répondent que le divan de Constantinople prendrait trop d’ombrage d’une assemblée de chrétiens dans le territoire de Venise. Il propose Mantoue ; mais le seigneur de cette ville craint d’y recevoir une garnison étrangère ; (1542) enfin il se décide pour la ville de Trente, voulant complaire à l’empereur, dont il avait très-grand besoin : car il espérait alors d’obtenir l’investiture du Milanais pour son bâtard Pierre Farnèse, auquel il donna depuis Parme et Plaisance.

(1545) Le concile est enfin convoqué par une bulle, « de l’autorité du Père, du Fils, du Saint-Esprit, des apôtres Pierre et Paul, laquelle autorité le pape exerce en terre » : priant l’empereur, le roi de France, et les autres princes, de venir au concile. Charles V témoigne son indignation de ce qu’on ose mettre un roi à côté de lui, et surtout un roi allié des musulmans, après tous les services rendus par l’empereur à l’Église. Il oubliait le pillage de Rome.

Le pape Paul III, ne pouvant plus espérer que l’empereur donnât le Milanais à son bâtard, voulait lui donner l’investiture de Parme et de Plaisance, et croyait avoir besoin du secours de François Ier. Pour intimider l’empereur, pressé à la fois par les Turcs et par les protestants, il menace Charles V du sort de Dathan, Coré, et Abiron, s’il s’oppose à l’investiture de Parme, ajoutant que « les Juifs sont dispersés pour avoir supplicié le maître, et que les Grecs sont asservis pour avoir bravé le vicaire». Mais il ne fallait pas que les vicaires de Dieu eussent tant de bâtards.

Après bien des intrigues, l’empereur et le pape se réconcilient. Charles permet que le bâtard du pape règne à Parme, et Paul envoie trois légats pour ouvrir à Trente le concile qu’il doit diriger à Rome. Ces légats ont un chiffre avec le pape : c’était une invention alors très-peu commune, et dont les Italiens se servirent les premiers.

Les légats et l’archevêque de Trente commencent par accorder trois ans et cent soixante jours de délivrance du purgatoire à quiconque se trouvera dans la ville à l’ouverture du concile.

(1545) Le pape défend par une bulle qu’aucun prélat comparaisse par procureur ; et aussitôt les procureurs de l’archevêque de Mayence arrivent, et sont bien reçus. Cette loi ne regardait pas les évêques princes d’Allemagne, qu’on avait tant intérêt de ménager.

Paul III investit enfin son fils Pierre-Louis Farnèse du duché de Parme et Plaisance, avec la connivence de Charles-Quint, et publie un jubilé.

Le concile s’ouvre par le sermon de l’évêque de Bitonto. Ce prélat prouve qu’un concile était nécessaire : premièrement, « parce que plusieurs conciles ont déposé des rois et des empereurs ; secondement, parce que, dans l’Énéide, Jupiter assembla le conseil des dieux. Il dit qu’à la création de l’homme et à la tour de Babel, Dieu s’y prit en forme de concile, et que tous les prélats doivent se rendre à Trente, comme dans le cheval de Troie ; enfin, que la porte du concile et du paradis est la même : l’eau vive en découle, les pères doivent en arroser leurs cœurs comme des terres sèches ; faute de quoi le Saint-Esprit leur ouvrira la bouche comme à Balaam et à Caïphe ».

Un tel discours semble réfuter ce que nous avons dit de la renaissance des lettres en Italie ; mais cet évêque de Bitonto était un moine du Milanais. Un Florentin, un Romain, un élève des Bembo et des Casa, n’eût point parlé ainsi. Il faut songer que le bon goût établi dans plusieurs villes ne s’est jamais étendu dans toutes les provinces.

(1546) La première chose qui fut ordonnée par le concile, c’est que les prélats fussent toujours revêtus de l’habit de leur profession. La coutume était alors de s’habiller en séculier, excepté quand ils officiaient.

Il y avait alors peu de prélats au concile, et la plupart des évêques des grands siéges menaient avec eux des théologiens qui parlaient pour eux. Il y avait aussi des théologiens employés par le pape.

Presque tous ces théologiens étaient ou de l’ordre de Saint-François ou de celui de Saint-Dominique. Ces moines disputèrent sur le péché originel, malgré les ambassadeurs de l’empereur, qui réclamaient en vain contre ces disputes, regardées par eux comme inutiles. Ils entamèrent la grande question si la Vierge, mère de Jésus-Christ, naquit soumise au péché d’Adam. Les dominicains, ennemis des franciscains, soutinrent toujours avec saint Thomas qu’elle fut conçue dans le péché. La dispute fut vive et longue, et le concile ne la détermina qu’en statuant qu’on ne comprenait pas la Vierge dans le péché originel commun à tous les hommes, mais aussi qu’on ne l’en exceptait pas.

Duprat, évêque de Clermont, demande ensuite qu’on prie Dieu pour le roi de France comme pour l’empereur, puisque ce roi a été invité au concile ; mais il est refusé, sous prétexte qu’il aurait fallu prier aussi pour les autres rois, et qu’on aurait indisposé ceux qu’on aurait nommés les derniers. Leurs rangs n’étaient plus réglés comme autrefois.

(1546) Pierre Danès arrive en qualité d’ambassadeur de France. C’est alors que dans une des congrégations il fit cette fameuse réponse à un évêque italien qui dit, après l’avoir entendu haranguer : « Vraiment ce coq chante bien. » Les mots de coq et de Français signifient la même chose dans la langue latine, dont se servait cet évêque. Danès répondit à ce froid jeu de mots : « Plût à Dieu que Pierre se repentît au chant du coq[1] ! »

C’est ici le lieu de placer le mot de dom Barthélemy des Martyrs, primat de Portugal, qui, en parlant de la nécessité d’une réformation, dit : « Les très-illustres cardinaux doivent être très- illustrement réformés. »

Les évêques cédaient avec peine aux cardinaux, qu’ils ne comptaient pas dans la hiérarchie de l’Église ; et les cardinaux alors ne prenaient point le titre d’éminence, qu’ils ne se sont donné que sous Urbain VIII. On peut encore observer que tous les pères et les théologiens du concile parlaient en latin dans les sessions ; mais ils avaient quelque peine à s’entendre les uns les autres : un Polonais, un Anglais, un Allemand, un Français, un Italien, prononçant tous d’une manière très-différente.

(1546) Une des plus importantes questions qui furent agitées fut celle de la résidence et de l’établissement des évêques de droit divin. Presque tous les prélats, excepté ceux d’Italie, attachés particulièrement au pape, s’obstinèrent toujours à vouloir qu’on décidât que leur institution était divine, prétendant que si elle ne l’était pas ils ne se voyaient pas en droit de condamner les protestants. Mais aussi, en recevant leurs bulles du pape, comment pouvaient-ils être établis purement de droit divin ? Si le concile constatait ce droit, le pape n’était plus qu’un évêque comme eux. Sa chaire était la première dans l’Église latine, mais non le principe des autres chaires : elle perdait son autorité ; et cette question, qui d’abord semblait purement théologique, tenait en effet à la politique la plus délicate. Elle fut longtemps débattue avec éloquence, et aucun des papes sous qui se tint ce long concile ne souffrit qu’elle fût décidée.

Les matières de la prédestination et de la grâce furent longtemps agitées. Les décrets furent formés. Dominique de Soto, théologien dans ce concile, expliqua ces décrets en faveur de l’opinion des dominicains, en trois volumes in-folio ; mais frère André Vega les expliqua, en quinze tomes, à l’avantage des cordeliers.

La doctrine des sept sacrements fut ensuite examinée longtemps avec attention, et n’excita aucune dispute.

Après avoir établi cette doctrine telle qu’elle est reçue par toute l’Église latine, on passa à la pluralité des bénéfices, article plus épineux. Plusieurs voix réclament contre l’abus introduit dès longtemps de tant de prélatures accumulées dans les mêmes mains. On renouvelle les plaintes faites du temps de Clément VII, qui donna, en 1534, au cardinal Hippolyte, son neveu, la jouissance de tous les bénéfices de la terre vacants pendant six mois.

Le pape Paul III veut se réserver la décision de cette question ; mais les pères décrètent qu’on ne peut posséder deux évêchés à la fois. Ils statuent pourtant qu’on le peut avec une dispense de Rome, et c’est ce qu’on n’a jamais refusé aux prélats allemands : ainsi il est arrivé qu’un curé ne jouit jamais de deux paroisses de cent écus chacune, et qu’un prélat possède des évêchés de plusieurs millions. Il était de l’intérêt de tous les princes et de tous les peuples de déraciner cet abus : il est cependant autorisé.

Cet article ayant mis quelque aigreur dans les esprits, Paul III transfère le concile de Trente à Bologne, sous prétexte des maladies qui régnaient à Trente.

Pendant les deux premières sessions du concile à Bologne, le bâtard du pape, Pierre-Louis Farnèse, duc de Parme, devenu insupportable par l’insolence de ses débauches et de ses rapines, est assassiné dans Plaisance, ainsi que Cosme de Médicis l’avait été auparavant dans Florence, Julien avant ce Cosme, le duc Galéas à Milan, et tant d’autres princes nouveaux. Il n’est pas prouvé que Charles-Quint eût part à ce meurtre ; mais il en recueillit le fruit dès le lendemain, et le gouverneur de Milan se saisit de Plaisance au nom de l’empereur.

(1548) On peut juger si cet assassinat et cette promptitude à priver le pape de la ville de Plaisance mirent des dissensions entre l’empereur et Paul III. Ces querelles influaient sur le concile ; le peu d’évêques impériaux restés à Trente ne voulaient point reconnaître les pères de Bologne.

C’est dans le temps de ces divisions que Charles-Quint, ayant vaincu les princes protestants dans la célèbre bataille de Mulberg, en 1547, et marchant de succès en succès, mécontent du pape, n’espérant plus rien d’un concile divisé, ambitionne la gloire de faire ce que n’avait pu ce concile, de réunir, du moins pour un temps, les catholiques et les protestants d’Allemagne. Il fait travailler des théologiens de tous les partis ; il fait publier son inhalt, son interim, profession de foi passagère en attendant mieux. Ce n’était point se déclarer chef de l’Église, comme le roi d’Angleterre Henri VIII ; mais c’eût été l’être en effet, si les Allemands avaient eu autant de docilité que les Anglais.

Le fondement de cette formule de l’interim est la doctrine romaine, mais mitigée, et expliquée en termes qui peuvent ne point choquer les réformateurs. On permet aux peuples le vin dans la communion ; on permet aux prêtres le mariage. Il y avait de quoi contenter tout le monde, si l’esprit de division pouvait jamais être content ; mais ni les catholiques ni les protestants ne furent satisfaits. Paul III (1548), qui pouvait éclater contre cette entreprise, garda le silence. Il prévoyait qu’elle tomberait d’elle-même ; et, s’il osait se servir des armes des Grégoire VII et des Innocent IV contre l’empereur, l’exemple de l’Angleterre et le pouvoir de Charles le faisaient trembler.

D’autres intérêts plus pressants, parce qu’ils sont particuliers, troublent la vie du pape. L’affaire de Parme et de Plaisance était des plus épineuses et des plus bizarres : Charles-Quint, comme maître de la Lombardie, vient de réunir Plaisance à ce domaine, et peut y réunir Parme.

Le pape, de son côté, veut réunir Parme à l’État ecclésiastique, et donner un équivalent à son petit-fils Octave Farnèse. Ce prince a épousé une bâtarde de Charles-Quint, qui lui ravit Plaisance : il est petit-fils du pape, qui veut le priver de Parme. Persécuté à la fois par ses deux grands-pères, il prend le parti d’implorer le secours de la France, et de résister au pape son aïeul. Ainsi, dans le concile de Trente, c’est l’incontinence du pape et de l’empereur qui forme la querelle la plus importante. Ce sont leurs bâtards qui produisent les plus violentes intrigues, tandis que des moines théologiens argumentent. Ce pontife meurt saisi de douleur, comme presque tous les souverains au milieu des troubles qu’ils ont excités, et qu’ils ne voient point finir. De grands reproches, et peut-être beaucoup de calomnies, flétrissent sa mémoire.

(1551) Jean del Monte, Jules III, est élu, et consent à rétablir le concile à Trente ; mais la querelle de Parme traverse toujours le concile. Octave Farnèse persiste à ne point rendre Parme à l’Église ; Charles-Quint s’obstine à garder Plaisance, malgré les pleurs de sa fille Marguerite, épouse d’Octave. Une autre bâtarde se jette à la traverse, et attire la guerre en Italie : c’est la femme d’un frère d’Octave, fille du roi de France Henri II et de la duchesse de Valentinois ; elle obtient aisément que Henri, son père, se mêle de la querelle. Ce roi protège donc les Farnèse contre l’empereur et le pape, et celui qui fait brûler les protestants en France s’oppose à la tenue d’un concile contre les protestants.

Tandis que le roi très-chrétien se déclare contre le concile, quelques princes protestants y envoient leurs ambassadeurs, comme Maurice, nouveau duc de Saxe, un duc de Virtemberg, et ensuite l’électeur de Brandebourg ; mais ces ministres, peu satisfaits, s’en retournent bientôt. Le roi de France y envoie aussi un ambassadeur, Jacques Amyot, plus connu par sa naïve traduction de Plutarque que par cette ambassade ; mais il n’arrive que pour protester contre l’assemblée.

(1551) Cependant deux électeurs, Mayence et Trêves, prennent séance au-dessous des légats ; deux cardinaux légats, deux nonces, deux ambassadeurs de Charles-Quint, un du roi des Romains, quelques prélats italiens, espagnols, allemands, rendent au concile son activité.

Les cordeliers et les jacobins partagent encore les opinions des pères sur l’eucharistie comme sur la prédestination. Les cordeliers soutiennent que le corps de Dieu, dans le sacrement, passe d’un lieu à un autre ; et les jacobins affirment que ce corps ne passe point d’un lieu à un autre, mais qu’il est fait en un instant du pain transsubstantié.

Les pères décident que le corps divin est sous l’apparence du pain, et son sang sous l’apparence du vin ; que le corps et le sang sont ensemble dans chaque espèce par concomitance, tout entiers, reproduits en un instant dans chaque parcelle et dans chaque goutte, auxquelles on doit un culte de latrie.

Cependant le prince Philippe, fils de Charles-Quint, depuis roi d’Espagne, et le prince héréditaire de Savoie, passent par Trente (1552). Il est dit dans quelques livres concernant les beaux-arts que « les pères donnèrent un bal à ces princes, que le cardinal de Mantoue ouvrit le bal, et que les pères dansèrent avec beaucoup de gravité et de décence ». On cite sur ce fait le cardinal Pallavicini ; et, pour faire voir que la danse n’est point une chose profane, on se prévaut du silence de Fra-Paolo, qui ne condamne point ce bal du concile.

Il est vrai que chez les Hébreux et chez les Gentils la danse fut souvent une cérémonie religieuse ; il est vrai que Jésus-Christ chanta et dansa après sa pâque juive, comme le dit saint Augustin dans ses Lettres ; mais il n’est pas vrai, comme on le dit, que Pallavicini parle de cette danse des pères. On réclame en vain l’indulgence de Fra-Paolo : s’il ne condamne point ce bal, c’est qu’en effet les pères ne dansèrent point. Pallavicini, dans son livre onzième, chapitre xv, dit seulement qu’après un repas magnifique donné par le cardinal de Mantoue, président du concile, dans une salle bâtie exprès à trois cents pas de la ville, il y eut des divertissements, des joutes, des danses ; mais il ne dit point du tout que ce président et le concile aient dansé.

Au milieu de ces divertissements et des occupations plus sérieuses du concile, Ferdinand Ier, roi de Hongrie, frère de Charles-Quint, fait assassiner le cardinal Martinusius en Hongrie. Le concile, à cette nouvelle, est plein d’indignation et de trouble. Les pères remettent la connaissance de cet attentat au pape, qui n’en peut connaître : ce n’est plus le temps de Thomas Becquet et de Henri II d’Angleterre[2].

Jules III excommunie les assassins, qui étaient Italiens, et, au bout de quelque temps, déclare le roi Ferdinand, frère du puissant Charles-Quint, absous des censures. Le meurtre du célèbre Martinusius demeure dans le grand nombre des assassinats impunis qui déshonorent la nature humaine.

De plus grandes entreprises dérangent le concile : le parti protestant, défait à Mulberg, reprend vigueur ; il est en armes. Le nouvel électeur de Saxe, Maurice, assiége Augsbourg (1552). L’empereur est surpris dans les défilés du Tyrol : obligé de fuir avec son frère Ferdinand, il perd tout le fruit de ses victoires. Les Turcs menacent la Hongrie. Henri II, toujours ligué avec les Turcs et les protestants, tandis qu’il fait brûler les hérétiques de son royaume, envoie des troupes en Allemagne et en Italie. Les pères du concile s’enfuient en hâte de la ville de Trente, et le concile est oublié pendant dix années.

(1560) Enfin Medichino, Pie IV, qui se disait de la maison de ces grands négociants et de ces grands princes les Médicis, ressuscite le concile de Trente. Il invite tous les princes chrétiens ; il envoie même des nonces aux princes protestants assemblés à Naumbourg en Saxe. Il leur écrit : À mon cher fils ; mais ces princes ne le reconnaissent point pour père, et refusent ses lettres.

(1562) Le concile recommence par une procession de cent douze évêques entre deux files de mousquetaires. Un évêque de Reggio prêche avec plus d’éloquence que n’avait fait l’évêque de Bitonto. On ne peut relever davantage le pouvoir de l’Église ; il égale son autorité à celle de Dieu : « Car, dit-il, l’Église a détruit la circoncision et le sabbat que Dieu même avait ordonnés[3]. » Dans les deux années 1562 et 63 que dura la reprise du concile, il s’élève presque toujours des disputes entre les ambassadeurs sur la préséance : ceux de Bavière veulent l’emporter sur ceux de Venise ; mais ils cèdent enfin, après de longues contestations.

(1562) Les ambassadeurs des cantons suisses catholiques demandent la préséance sur ceux du duc de Florence, et l’obtiennent. L’un de ces députés suisses, nommé Melchior Luci, dit qu’il est prêt de soutenir le concile avec son épée, et de traiter les ennemis de l’Église comme ses compatriotes ont traité le curé Zuingle et ses adhérents, qu’ils tuèrent et qu’ils brûlèrent pour la bonne cause.

Mais la plus grande dispute fut entre les ambassadeurs de France et d’Espagne. Le comte de Luna, ambassadeur de Philippe II, roi d’Espagne, veut être encensé à la messe, et baiser la patène avant Ferrier, ambassadeur de France. Ne pouvant obtenir cette distinction, il se réduit à souffrir qu’on emploie en même temps deux patènes et deux encensoirs : Ferrier fut inflexible. On se menace de part et d’autre ; le service est interrompu, l’église est remplie de tumulte. On apaise enfin ce différend en supprimant la cérémonie de l’encensoir et le baiser de la patène.

D’autres difficultés retardaient l’examen des questions théologiques. Les ambassadeurs de l’empereur Ferdinand, successeur de Charles-Quint, veulent que cette assemblée soit un nouveau concile, et non pas une continuation du premier. Les légats prennent un parti mitoyen ; ils disent : « Nous continuons le concile en l’indiquant, et nous l’indiquons en le continuant. »

La grande question de l’institution et de la résidence des prélats de droit divin se renouvelle avec chaleur (mars 1562) ; les évêques espagnols, aidés de quelques prélats arrivés de France, soutiennent leurs prétentions : c’est à cette occasion qu’ils se plaignent que le Saint-Esprit arrive toujours de Rome dans la malle du courrier ; bon mot célèbre dont les protestants ont triomphé.

Pie IV, outré de l’obstination des évêques, dit que les ultra-montains sont ennemis du saint-siége, qu’il aura recours à un million d’écus d’or. Les prélats espagnols se plaignent hautement que les prélats italiens abandonnent les droits de l’épiscopat, et qu’ils reçoivent du pape soixante écus d’or par mois : la plupart des prélats italiens étaient pauvres, et le saint-siége de Rome, plus riche que tous les évêques du concile ensemble, pouvait les aider avec bienséance ; mais ceux qui reçoivent sont toujours de l’avis de celui qui donne.

Pie IV offre à Catherine de Médicis, régente de France, cent mille écus d’or, et cent mille autres en prêt, avec un corps de Suisses et d’Allemands catholiques, si elle veut exterminer les huguenots de France, faire enfermer dans la Bastille Montluc, évêque de Valence, soupçonné de les favoriser, et le chancelier de L’Hospital, fils d’un juif, mais qui était le plus grand homme de France, si ce titre est dû au génie, à la science et à la probité réunies. Le pape demande encore qu’on abolisse toutes les lois des parlements de France sur tout ce qui concerne l’Église (1562) ; et dans ces espérances, il donne vingt-cinq mille écus d’avance. L’humiliation de recevoir cette aumône de vingt-cinq mille écus montre dans quel abîme de misère le gouvernement de France était alors plongé.

(Novembre 1562) Ce fut un plus grand opprobre quand le cardinal de Lorraine, arrivant enfin au concile avec quelques évêques français, commença par se plaindre que le pape n’eût donné que vingt-cinq mille écus au roi son maître. C’est alors que l’ambassadeur Ferrier, dans son discours au concile, compare Charles IX enfant à l’empereur Constantin. Chaque ambassadeur ne manquait pas de faire la même comparaison en faveur de son souverain : ce parallèle ne convenait à personne ; d’ailleurs Constantin ne reçut jamais d’un pape vingt-cinq mille écus de subsides, et il y avait un peu de différence entre un enfant dont la mère était régente dans une partie des Gaules, et un empereur d’Orient et d’Occident.

Les ambassadeurs de Ferdinand au concile se plaignaient cependant avec aigreur que le pape eût promis de l’argent à la France. Ils demandaient que le concile réformât le pape et sa cour, qu’il n’y eût tout au plus que vingt-quatre cardinaux, ainsi que le concile de Bâle l’avait statué (1562), ne songeant pas que ce petit nombre les rendait plus considérables. Ferdinand Ier demandait encore que chaque nation priât Dieu dans sa langue, que le calice fût accordé aux laïques, et qu’on laissât les princes allemands maîtres des biens ecclésiastiques dont ils s’étaient emparés.

On faisait de telles propositions quand on était mécontent du siége de Rome, et on les oubliait quand on s’était rapproché.

La dispute sur le calice dura longtemps. Plusieurs théologiens affirmèrent que la coupe n’est pas nécessaire à la communion ; que la manne du désert, figure de l’eucharistie, avait été mangée sans boire ; que Jonathas ne but point en mangeant son miel ; que Jésus-Christ, en donnant le pain aux apôtres, les traita en laïques, et qu’il les fit prêtres en leur donnant le vin. Cette question fut décidée avant l’arrivée du cardinal de Lorraine (16 juillet 1562) ; mais ensuite on laissa au pape la liberté d’accorder ou de refuser le vin aux laïques, selon qu’il le trouverait plus convenable.

La question du droit divin se renouvelait toujours, et divisait le concile. C’est à cette occasion que le jésuite Lainez, successeur d’Ignace dans le généralat de son ordre, et théologien du pape au concile, dit que « les autres Églises ne peuvent réformer la cour romaine, parce que l’esclave n’est pas au-dessus de son seigneur ».

Les évêques italiens étaient de son avis ; ils ne reconnaissaient de droit divin que dans le pape. Les évêques français, arrivés avec le cardinal de Lorraine, se joignent aux Espagnols contre la cour de Rome : et les prélats italiens disaient que le concile était tombé dalla rogna spagnuola nel mal francese.

(1563) Il fallut négocier, intriguer, répandre l’argent. Les légats gagnaient autant qu’ils pouvaient les théologiens étrangers. Il y eut surtout un certain Hugonis, docteur de Sorbonne, qui leur servit d’espion : il fut avéré qu’il avait reçu cinquante écus d’or d’un évêque de Vintimiglia pour rendre compte des secrets du cardinal de Lorraine.

(Octobre 1563) La cour de France, épuisée alors par les querelles de religion et de politique, n’avait pas même de quoi payer ses théologiens au concile ; ils retournent tous en France, excepté cet Hugonis, pensionnaire des légats ; neuf évêques français avaient déjà quitté le concile, et il n’en restait plus que huit.

Les querelles de religion faisaient alors couler le sang en France, comme elles en avaient inondé l’Allemagne du temps de Charles-Quint ; une paix passagère avait été signée avec le parti protestant, au mois de mars de cette année 1563. Le pape, courroucé de cette paix, fait condamner à Rome, par l’Inquisition, le cardinal de Châtillon, évêque de Beauvais, huguenot déclaré ; mais il enveloppa dans cette condamnation dix autres évêques de France, et on ne voit point que ces évêques en appellent au concile : quelques-uns se contentent de se pourvoir aux parlements du royaume. En un mot, aucune congrégation du concile ne réclama contre cet acte d’autorité.

(1563) Les pères prennent ce temps pour former un décret contre tous les princes qui voudront juger les ecclésiastiques et leur demander des subsides. Tous les ambassadeurs s’opposent à ce décret, qui ne passe point. La querelle s’échauffe ; l’ambassadeur de France, Ferrier, dit dans le tumulte : « Quand Jésus-Christ approche, il ne faut pas crier ici comme les diables. Envoyez-nous dans des troupeaux de cochons. » On ne voit pas bien quel rapport ce troupeau de cochons pouvait avoir avec cette dispute.

(11 novembre 1563) Après tant d’altercations toujours vives et toujours apaisées par la prudence des légats, on presse la conclusion du concile. On y décrète, dans la vingt-quatrième session, que le lien du mariage est perpétuel depuis Adam, qu’il est devenu un sacrement depuis Jésus-Christ, que l’adultère ne peut le dissoudre, et qu’il ne peut être annulé que par la parenté jusqu’au quatrième degré, à moins d’une dispense du pape. Les protestants, au contraire, pensaient qu’on pouvait épouser sa cousine, et qu’on peut quitter une femme adultère pour en prendre une autre.

Le concile déclare dans cette session que les évêques, dans les causes criminelles, ne peuvent être jugés que par le pape, et que, s’il est besoin, c’est à lui seul de commettre des évêques pour juges. Cette jurisprudence n’est pas admise dans la plupart des tribunaux, et surtout en France.

(1563) Dans la dernière session, on prononce anathème contre ceux qui rejettent l’invocation des saints, qui prétendent qu’il ne faut invoquer que Dieu seul, et qui pensent que Dieu n’est pas semblable aux princes faibles et bornés qu’on ne peut aborder que par leurs courtisans.

Anathème contre ceux qui ne vénèrent pas les reliques, qui pensent que les os des morts n’ont rien de commun avec l’esprit qui les anima, et que ces os n’ont aucune vertu. Anathème contre ceux qui nient le purgatoire, ancien dogme des Égyptiens, des Grecs, et des Romains, sanctifié par l’Église, et regardé par quelques-uns comme plus convenable à un Dieu juste et clément, qui châtie et qui pardonne, que l’enfer éternel, qui semble annoncer l’Être infini comme infiniment implacable.

Dans tous ces anathèmes on ne spécifie ni les peuples de la confession d’Augsbourg, ni ceux de la communion de Zuingle et de Calvin, ni les anglicans.

Cette même session permet que les moines fassent des vœux à l’âge de seize ans, et les filles à douze ; permission regardée comme très-préjudiciable à la police des États, mais sans laquelle les ordres monastiques seraient bientôt anéantis.

On soutient la validité des indulgences, première source des querelles pour lesquelles ce concile fut convoqué, et on défend de les vendre : cependant on les vend encore à Rome, mais à très-bon marché ; on les revend quatre sous la pièce dans quelques petits cantons catholiques suisses. Le grand profit se fait dans l’Amérique espagnole, où l’on est plus riche et plus ignorant que dans les petits cantons.

(1563) On finit enfin par recommander aux évêques de ne céder jamais la préséance aux ministres des rois et aux seigneurs : l’Église a toujours pensé ainsi.

Le concile est souscrit par quatre légats du pape, onze cardinaux, vingt-cinq archevêques, cent soixante-huit évêques, sept abbés, trente-neuf procureurs d’évêques absents, et sept généraux d’ordre.

On n’y employa pas la formule : « Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous » ; mais : « En présence du Saint-Esprit, il nous a semblé bon. » Cette formule est moins hardie.

Le cardinal de Lorraine renouvela les anciennes acclamations des premiers conciles grecs ; il s’écria : « Longues années au pape, à l’empereur, et aux rois ! » Les pères répétèrent les mêmes paroles. On se plaignit en France qu’il n’eût point nommé le roi son maître, et on vit dès lors combien ce cardinal craignait d’offenser Philippe II, qui fut le soutien de la Ligue.

Ainsi finit ce concile, qui dura, dans ses interruptions depuis sa convocation, l’espace de vingt-un ans. Les théologiens qui n’avaient point de voix délibérative y expliquèrent les dogmes ; les prélats prononcèrent, les légats du pape les dirigèrent ; ils apaisèrent les murmures, adoucirent les aigreurs, éludèrent tout ce qui pouvait blesser la cour de Rome, et furent toujours les maîtres.

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  1. Voltaire regarde cette réponse de Danès comme un des meilleurs à-propos : voyez le Dictionnaire philosophique, au mot À-propos. (B.)
  2. Voyez chapitre i.
  3. Cet évêque avait plus raison qu’il ne croyait : car Jésus ne prêcha rien que l’obéissance à la religion juive, et ne commanda jamais rien de ce que l’on pratiqué chez les chrétiens, cela est évident. (Note de Voltaire.)