Essai sur les mœurs/Chapitre 133

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CHAPITRE CXXXIII.

De Genève et de Calvin[1].

Autant que les anabaptistes méritaient qu’on sonnât le tocsin sur eux de tous les coins de l’Europe, autant les protestants devinrent recommandables aux yeux des peuples par la manière dont leur réforme s’établit en plusieurs lieux. Les magistrats de Genève firent soutenir des thèses pendant tout le mois de juin 1535. On invita les catholiques et les protestants de tous les pays à venir y disputer : quatre secrétaires rédigèrent par écrit tout ce qui se dit d’essentiel pour et contre. Ensuite le grand conseil de la ville examina pendant deux mois le résultat des disputes : c’était ainsi à peu près qu’on en avait usé à Zurich et à Berne, mais moins juridiquement et avec moins de maturité et d’appareil. Enfin le conseil proscrivit la religion romaine ; et l’on voit encore aujourd’hui dans l’hôtel de ville cette inscription gravée sur une plaque d’airain : « En mémoire de la grâce que Dieu nous a faite d’avoir secoué le joug de l’antechrist, aboli la superstition, et recouvré notre liberté. »

Les Genevois recouvrèrent en effet leur vraie liberté. L’évêque, qui disputait le droit de souveraineté sur Genève au duc de Savoie et au peuple, à l’exemple de tant de prélats allemands, fut obligé de fuir et d’abandonner le gouvernement aux citoyens. Il y avait depuis longtemps deux partis dans la ville, celui des protestants et celui des romains : les protestants s’appelaient egnots, du mot eidgnossen, alliés par serment. Les egnots, qui triomphèrent, attirèrent à eux une partie de la faction opposée, et chassèrent le reste : de là vint que les réformés de France eurent le nom d’egnots ou huguenots ; terme dont la plupart des écrivains français inventèrent depuis de vaines origines.

Cette réforme surtout opposa la sévérité des mœurs aux scandales que donnaient alors les catholiques. Il y avait sous la protection de l’évêque, comme prince de Genève, des lieux publics de débauches établis dans la ville ; les filles légalement prostituées payaient une taxe au prélat ; le magistrat élisait tous les ans la reine du b….., comme on parlait alors, afin que toutes choses se passassent en règle et avec décence. On aurait pu excuser en quelque sorte ces débauches, en disant qu’alors il était plus difficile qu’aujourd’hui de séduire les femmes mariées ou leurs filles ; mais il régnait des dissolutions plus révoltantes, car après qu’on eut aboli les couvents dans Genève, on trouva des chemins secrets qui donnaient entrée aux cordeliers dans des couvents de filles. On découvrit à Lausanne, dans la chapelle de l’évêque, derrière l’autel, une petite porte qui conduisait par un chemin souterrain chez des religieuses du voisinage ; et cette porte existe encore.

La religion de Genève n’était pas absolument celle des Suisses ; mais la différence était peu de chose, et jamais leur communion n’en a été altérée. Le fameux Calvin, que nous regardons comme l’apôtre de Genève, n’eut aucune part à ce changement : il se retira quelque temps après dans cette ville ; mais il en fut d’abord exclu, parce que sa doctrine ne s’accordait pas en tout avec la dominante ; il y retourna ensuite, et s’y érigea en pape des protestants.

Son nom propre était Chauvin ; il était né à Noyon, en 1509 ; il savait du latin, du grec, et de la mauvaise philosophie de son temps ; il écrivait mieux que Luther, et parlait plus mal : tous deux laborieux et austères, mais durs et emportés ; tous deux brûlant de l’ardeur de se signaler et d’obtenir cette domination sur les esprits qui flatte tant l’amour-propre, et qui d’un théologien fait une espèce de conquérant[2].

Les catholiques peu instruits, qui savent en général que Luther, Zuingle, Calvin, se marièrent, que Luther fut obligé de permettre deux femmes au landgrave de Hesse, pensent que ces fondateurs s’insinuèrent par des séductions flatteuses, et qu’ils ôtèrent aux hommes un joug pesant pour leur en donner un très-léger ; mais c’est tout le contraire : ils avaient des mœurs farouches ; leurs discours respiraient le fiel. S’ils condamnèrent le célibat des prêtres, s’ils ouvrirent les portes des couvents, c’était pour changer en couvents la société humaine. Les jeux, les spectacles, furent défendus chez les réformés ; Genève, pendant plus de cent ans, n’a pas souffert chez elle un instrument de musique. Ils proscrivirent la confession auriculaire, mais ils la voulurent publique : dans la Suisse, dans l’Écosse, à Genève, elle l’a été, ainsi que la pénitence. On ne réussit guère chez les hommes, du moins jusqu’aujourd’hui, en ne leur proposant que le facile et le simple ; le maître le plus dur est le plus suivi : ils ôtaient aux hommes le libre arbitre, et l’on courait à eux. Ni Luther, ni Calvin, ni les autres, ne s’entendirent sur l’eucharistie : l’un, ainsi que je l’ai déjà dit[3], voyait Dieu dans le pain et dans le vin comme du feu dans un fer ardent ; l’autre, comme le pigeon dans lequel était le Saint-Esprit. Calvin se brouilla d’abord avec ceux de Genève qui communiaient avec du pain levé ; il voulait du pain azyme. Il se réfugia à Strasbourg, car il ne pouvait retourner en France, où les bûchers étaient alors allumés, et où François Ier laissait brûler les protestants, tandis qu’il faisait alliance avec ceux d’Allemagne. S’étant marié à Strasbourg avec la veuve d’un anabaptiste, il retourna enfin à Genève ; et, communiant avec du pain levé comme les autres, il y acquit autant de crédit que Luther en avait en Saxe.

Il régla les dogmes et la discipline que suivent tous ceux que nous appelons calvinistes, en Hollande, en Suisse, en Angleterre, et qui ont si longtemps partagé la France. Ce fut lui qui établit les synodes, les consistoires, les diacres ; qui régla la forme des prières et des prêches : il institua même une juridiction consistoriale avec droit d’excommunication.

Sa religion est conforme à l’esprit républicain, et cependant Calvin avait l’esprit tyrannique.

On en peut juger par la persécution qu’il suscita contre Castalion, homme plus savant que lui, que sa jalousie fit chasser de Genève ; et par la mort cruelle dont il fit périr longtemps après le malheureux Michel Servet.

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  1. La Nouvelle Bibliothèque germanique (juillet, août et septembre 1757), tome XXI, pages 30-46, contient le commencement d’une Lettre où l’on examine deux chapitres de l’Essai sur l’histoire, etc. La fin de cette lettre était promise pour le cahier suivant, mais n’a pas paru dans le journal. Les deux chapitres, objet de l’examen, étaient alors les chapitres cxii et cxiii (devenus depuis cxxxiii et cxxxiv). Vernet, auteur de la Lettre, après en avoir changé le préambule, la donna tout entière dans ses Lettres critiques d’un voyageur anglais (troisième édition, tome II, pages 144-171) ; il l’y intitule Observations, mais ses observations ne portent que sur le chapitre intitulé de Genève et de Calvin. (B.)
  2. Luther eut plutôt un caractère violent qu’un caractère dur. Il fut emporté dans sa conduite, dans ses écrits, dans ses discours ; mais on ne lui reproche aucune action cruelle. On assure que, malgré la fureur théologique qui règne dans ses ouvrages, il était un bonhomme dans son intérieur, d’un caractère franc, d’une société paisible : sa haine pour les sacramentaires se bornait à les chasser des universités et du ministère, et c’est bien peu de chose pour le siècle où il a vécu. (K.)
  3. Chapitre cxxviii.