Essai sur la nature du commerce en général/Partie III/Chapitre 6



Partie III, Chapitre 5 Partie III, Chapitre 6 Partie III, Chapitre 7




Si cent Seigneurs ou Propriétaires de terre, œconomes, qui amassent annuellement de l’argent par leurs épargnes pour en acheter des terres dans les occasions, déposent chacun dix mille onces d’argent entre les mains d’un Orfévre ou Banquier de Londres, pour n’avoir pas l’embarras de garder cet argent chez eux, & pour prévenir les vols qu’on leur en pourroit faire, ils en tireront des billets païables à volonté, souvent ils le laisseront là long-tems, & lors même qu’ils auront fait quelque achat, ils avertiront beaucoup de tems d’avance le Banquier de leur tenir leur argent prêt dans l’intervalle des délais des consultations & écritures de Justice.

Dans ces circonstances le Banquier pourra prêter souvent quatre vingt-dix mille onces d’argent (des cent mille qu’il doit) pendant toute l’année, & n’aura pas besoin de garder en caisse plus de dix mille onces pour faire face à tout ce qu’on pourra lui redemander : il a affaire à des personnes opulentes & œconomes, à mesure qu’on lui demande mille onces d’un côté, on lui apporte ordinairement mille onces d’un autre côté : il lui suffit pour l’ordinaire de garder en caisse la dixieme partie de ce qu’on lui a confié. On en a eu quelques exemples & experiences dans Londres, & cela fait qu’au lieu que les particuliers en question garderoient en caisse pendant toute l’année la plus grande partie des cent mille onces, l’usage de le déposer entre les mains d’un Banquier fait que quatre vingt-dix mille onces des cent mille sont d’abord mises en circulation. Voilà premierement l’idée qu’on peut former de l’utilité de ces sortes de banques ; les Banquiers ou Orfévres contribuent à accélérer la circulation de l’argent, ils le mettent à interêt à leurs risques & périls, & cependant ils sont ou doivent être toujours prêts à païer leurs billets à volonté & à la présentation.

Si un particulier a mille onces à païer à un autre, il lui donnera en paiement le billet du Banquier pour cette somme : cet autre n’ira pas peut-être demander l’argent au Banquier ; il gardera le billet & le donnera dans l’occasion à un troisieme en paiement, & ce billet pourra passer dans plusieurs mains dans les gros paiemens, sans qu’on en aille de long-tems demander l’argent au Banquier : il n’y aura que quelqu’un qui n’y a pas une parfaite confiance, ou quelqu’un qui a plusieurs petites sommes à païer qui en demandera le montant. Dans ce premier exemple la caisse d’un Banquier ne fait que la dixieme partie de son commerce.

Si cent Particuliers, ou Propriétaires de terres, déposent chez un Banquier leur revenu tous les six mois, à mesure qu’ils en sont païés, & ensuite redemandent leur argent à mesure qu’ils ont besoin de le dépenser, le Banquier sera en état de prêter beaucoup plus de l’argent qu’il doit & reçoit au commencement des semestres, pour un court terme de quelques mois, qu’il ne le sera vers la fin de ces semestres : & son experience de la conduite de ses Chalans lui apprendra qu’il ne peut guere prêter pendant toute l’année, sur les sommes qu’il doit, qu’environ la moitié. Ces sortes de Banquiers seront ruinés de crédit s’ils manquent d’un instant à païer leurs billets à la premiere présentation ; & lorsqu’il leur manque des fonds en caisse, ils donneroient toutes choses pour avoir promptement de l’argent, c’est-à-dire beaucoup plus d’interêt qu’ils ne tirent des sommes qu’ils ont prêtées. Cela fait qu’ils se reglent sur leur expérience pour garder en caisse de quoi faire toujours face, & plutôt plus que moins ; ainsi plusieurs Banquiers de cette espece, (& c’est le plus grand nombre) gardent toujours en caisse la moitié des sommes qu’on dépose chez eux, & prêtent l’autre moitié à interêt & le mettent en circulation. Dans ce second exemple, le Banquier fait circuler ses billets de cent mille onces ou écus avec cinquante mille écus.

S’il a un grand courant de dépôts & un grand crédit, cela augmente la confiance qu’on a en ses billets, & fait qu’on s’empresse moins à en demander le paiement ; mais cela ne retarde ses paiemens que de quelques jours ou semaines, lorsqu’ils tombent entre les mains de personnes qui n’ont pas coutume de se servir de lui, & il doit toujours se regler sur ceux qui sont dans l’habitude de lui confier leur argent : si ses billets tombent entre les mains de ceux de son métier, ils n’auront rien de plus pressé que d’en retirer l’argent.

Si les personnes qui déposent de l’argent chez le Banquier sont des Entrepreneurs & Négocians, qui y mettent journellement de grosses sommes, & bientôt après les redemandent, il arrivera souvent que si le Banquier détourne plus du tiers de sa caisse il se trouvera embarrassé à faire face.

Il est aisé de comprendre par ces inductions, que les sommes d’argent qu’un Orfévre ou Banquier peut prêter à interêt, ou détourner de sa caisse, sont naturellement proportionnées à la pratique & conduite de ses Chalans : que pendant qu’il s’est vu des Banquiers qui faisoient face avec une caisse de la dixieme partie, d’autres ne peuvent guere moins garder que la moitié ou les deux tiers, encore que leur crédit soit aussi estimé que celui du premier.

Les uns se fient à un Banquier, les autres à un autre, le plus heureux est le Banquier qui a pour Chalans des Seigneurs riches qui cherchent toujours des emplois solides pour leur argent sans vouloir, en attendant, le mettre à intérêt.

Une banque générale & nationale a cet avantage sur la banque d’un Orfévre particulier, qu’on y a toujours plus de confiance ; qu’on y porte plus volontiers les plus gros dépôts, même des quartiers de la ville les plus éloignés, & qu’elle ne laisse d’ordinaire aux petits Banquiers que les dépôts de petites sommes, dans leurs quartiers : on y porte même les revenus de l’État, dans les païs où le Prince n’est pas absolu ; & cela bien loin d’en altérer le crédit & la confiance, ne sert qu’à l’augmenter.

Si les paiemens dans une banque nationale se font en écritures ou virement de Parties, il y aura cet avantage, qu’on n’y sera pas sujet aux falsifications, au lieu que si la Banque donne des billets on en pourra faire de faux & causer du désordre : il y aura aussi ce désavantage, que ceux qui sont dans les quartiers de la ville, éloignés de la Banque, aimeront mieux païer & recevoir en argent que d’y aller, & surtout ceux de la campagne ; au lieu que si l’on répand des billets de Banque. On s’en pourra servir de près & de loin. On paie dans les Banques nationales de Venise & d’Amsterdam en écriture seulement ; mais à celle de Londres on paie en écritures, en billets & en argent, au choix des particuliers : aussi c’est aujourd’hui la Banque la plus forte.

On comprendra donc que tout l’avantage des Banques publiques ou particulieres dans une ville, c’est d’accélérer la circulation de l’argent, & d’empêcher qu’il n’y en ait autant de resseré qu’il y en auroit naturellement dans plusieurs intervalles de tems.