Essai sur la nature du commerce en général/Partie III/Chapitre 3




Autres éclaircissements pour la connoissance de la nature des changes



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On a vu que les changes sont reglés sur la valeur intrinseque des especes, c’est-à-dire, sur le pair, & que leur variation provient des frais & des risques des transports d’une place à l’autre, lorsqu’il faut envoïer en especes la balance du commerce. On n’a pas besoin de raisonnement pour une chose qu’on voit dans le fait & dans la pratique. Les Banquiers apportent quelquefois des raffinemens dans cette pratique.

Si l’Angleterre doit à la France cent mille onces d’argent pour la balance du commerce, si la France en doit cent mille onces à la Hollande, & la Hollande cent mille onces à l’Angleterre, toutes ces trois sommes se pourront compenser par lettres de change entre les Banquiers respectifs de ces trois États, sans qu’il soit besoin d’envoïer aucun argent d’aucun côté.

Si la Hollande envoie en Angleterre pendant le mois de Janvier des marchandises pour la valeur de cent mille onces d’argent, & l’Angleterre n’en envoie en Hollande dans le même mois que pour la valeur de cinquante mille onces, (je suppose la vente & le paiement faits dans le même mois de Janvier de part & d’autre) il reviendra à la Hollande dans ce mois une balance de commerce de cinquante mille onces, & le change d’Amsterdam sera à Londres au mois de Janvier à deux ou trois pour cent au dessus du pair, c’est-à-dire dans le langage des changes, que le change de Hollande qui étoit en Décembre au pair ou à trente cinq escalins par livre sterling à Londres, y montera en Janvier à trente six escalins ou environ; mais lorsque les Banquiers auront envoïé cette dette de cinquante mille onces en Hollande, le change pour Amsterdam retombera naturellement au pair à Londres, ou à trente-cinq escalins.

Mais si un Banquier Anglois prévoit en Janvier, par l’envoi qu’on y fait en Hollande d’une quantité extraordinaire de marchandises, que la Hollande lors des paiemens & ventes en Mars recevra considerablement à l’Angleterre, il pourra dès le mois de Janvier, au lieu d’envoïer les cinquante mille écus ou onces qu’on y doit ce mois-là à la Hollande, fournir ses lettres de change sur son Correspondant à Amsterdam, païables à deux usances ou deux mois pour en païer la valeur à l’échéance : & par ce moïen profiter du change qui étoit en Janvier au dessus du pair, & qui sera en Mars au dessous du pair : & par ce moïen gagner doublement sans envoïer un sol en Hollande.

Voilà ce que les Banquiers appellent des spéculations qui causent souvent des variations dans les changes pour un peu de tems, independamment de la balance du commerce : mais il en faut toujours à la longue revenir à cette balance qui fait la regle constante & uniforme des changes ; & quoique les spéculations & crédits des Banquiers puissent quelquefois retarder le transport des sommes qu’une Ville ou État doit à un autre, il faut toujours à la fin païer la dette & envoïer la balance du commerce en especes, à la Place où elle est due.

Si l’Angleterre gagne constamment une balance de commerce avec le Portugal, & perd toujours une balance avec la Hollande, les prix du change avec la Hollande & avec le Portugal le feront bien connoître ; on verra bien qu’à Londres le change pour Lisbonne est au dessous du pair, & que le Portugal doit à l’Angleterre ; on verra aussi que le change pour Amsterdam est au dessus du pair, & que l’Angleterre doit à la Hollande : mais on ne pourra pas voir par les changes la quantité de la dette. On ne verra pas si la balance d’argent qu’on tire de Portugal sera plus grande ou plus petite que celle qu’on est obligé d’envoïer en Hollande.

Cependant il y a une chose qui fera toujours bien connoître à Londres, si l’Angleterre gagne ou perd la balance générale de son commerce (on entend par la balance générale, la différence des balances particulieres avec tous les États étrangers qui commercent avec l’Angleterre), c’est le prix des matieres d’or & d’argent, mais particulierement de l’or, (aujourd’hui que la proportion du prix de l’or & de l’argent en especes monnoiées differe de la proportion du prix du marché, comme on l’expliquera dans le Chapitre suivant). Si le prix des matieres d’or au marché de Londres, qui est le centre du commerce d’Angleterre, est plus bas que le prix de la Tour où l’on fabrique les guinées ou especes d’or, ou au même prix que ces especes intrinséquement ; & si on porte à la Tour des matieres d’or pour en recevoir la valeur en guinées ou especes fabriquées, c’est une preuve certaine que l’Angleterre gagne dans la balance générale de son commerce ; c’est une preuve que l’or qu’on tire du Portugal suffit non-seulement pour païer la balance que l’Angleterre envoie en Hollande, en Suede, en Moscovie, & dans les autres États où elle doit, mais qu’il reste encore de l’or pour envoïer fabriquer à la Tour, & la quantité ou somme de cette balance générale se connoît par celle des especes fabriquées à la Tour de Londres.

Mais si les matieres d’or se vendent à Londres au marché, plus haut que le prix de la Tour, qui est ordinairement de trois livres dix-huit schelings par once, on ne portera plus de ces matieres à la Tour pour les fabriquer, & c’est une marque certaine qu’on ne tire pas de l’Étranger, par exemple du Portugal, autant d’or qu’on est obligé d’en envoïer dans les autres païs où l’Angleterre doit : c’est une preuve que la balance générale du commerce est contre l’Angleterre. Ceci ne se connoîtroit pas s’il n’y avoit pas une défense en Angleterre d’envoïer des especes d’or hors du Roïaume : mais cette défense est cause que les Banquiers timides à Londres aiment mieux acheter les matieres d’or, (qu’il leur est permis de transporter dans les païs étrangers) à trois livres dix-huit schelings jusqu’à quatre livres sterling l’once, pour les envoïer chez l’Étranger, que d’y envoïer les guinées ou especes d’or monoïées à trois livres dix-huit schelings, contre les loix, & au hasard de confiscation. Il y en a pourtant qui s’y hasardent, d’autres fondent les especes d’or, pour les envoïer en guise de matieres, & il n’est pas possible de juger de la quantité d’or que l’Angleterre perd, lorsque la balance générale du commerce est contre elle.

En France on déduit les frais de la fabrication des especes, qui va d’ordinaire à un & demi pour cent, c’est-à-dire, qu’on y regle toujours le prix des especes au dessus de celui des matieres. Pour connoître si la France perd dans la balance générale de son commerce, il suffira de savoir si les Banquiers envoient chez l’Étranger les especes de France; car s’ils le font c’est une preuve qu’ils ne trouvent pas de matieres à acheter pour ce transport, attendu que ces matieres quoiqu’à plus bas prix en France que les especes, sont de plus grande valeur que ces especes dans les païs étrangers, au moins de un & demi pour cent.

Quoique les prix des changes ne varient guere que par rapport à la balance du commerce, entre l’État & les autres Païs, & que naturellement cette balance n’est que la différence de la valeur des denrés & des marchandises que l’État envoie dans les autres païs, & de celles que les autres païs envoient dans l’État ; cependant il arrive souvent des circonstances & causes accidentelles qui font transporter des sommes considerables d’un État à un autre, sans qu’il soit question de marchandises & de commerce, & ces causes influent sur les changes tout de même que feroient la balance & l’excédent de commerce.

De cette nature sont les sommes d’argent qu’un État envoie dans un autre pour des services secrets & des vues de politique d’État, pour des subsides d’alliances, pour l’entretien de troupes, d’Ambassadeurs, de Seigneurs qui voïagent, &c. les capitaux que les Habitans d’un État envoient dans un autre, pour s’y interesser dans les fonds publics ou particuliers, l’interêt que ces Habitans tirent annuellement de pareils fonds &c. Les changes ne manquent pas de varier avec toutes ces causes accidentelles, & de suivre la regle du transport d’argent dont on a besoin ; & dans la considération de la balance du commerce, on ne sépare pas, & même on auroit de la peine à en séparer ces sortes d’articles ; ils influent bien sûrement sur l’augmentation & la diminution de l’argent effectif d’un État, & de ses forces & puissances comparatives.

Mon sujet ne me permet pas de m’étendre sur les effets de ces causes accidentelles, je me bornerai toujours aux vues simples de commerce, de peur d’embarrasser mon sujet, qui ne l’est que trop par la multiplicité des faits qui s’y présentent.

Les changes haussent plus ou moins au dessus du pair à proportion des grands ou petits frais, & risques du transport d’argent, & cela supposé, les changes haussent bien plus naturellement au dessus du pair dans les Villes ou États où il y a des défenses de transporter de l’argent hors de l’État, que dans celles où le transport en est libre.

Supposons que le Portugal consomme annuellement & constamment des quantités considerables de Manufactures de laine & autres d’Angleterre, tant pour ses propres habitans que pour ceux du Bresil ; qu’il en paie une partie en vin, huiles, &c. mais que pour le surplus du paiement il y ait une balance constante de commerce qu’on envoie de Lisbonne à Londres. Si le Roi de Portugal fait de rigoureuses défenses, & sous peine non-seulement de confiscation, mais même de la vie, de transporter aucune matiere d’or ou d’argent hors de ses États, la terreur de ces défenses empêchera d’abord les Banquiers de se mêler d’envoïer la balance. Le prix des Manufactures Angloises restera en caisse à Lisbonne. Les Marchands Anglois ne pouvant avoir de Lisbonne leurs fonds, n’y enverront plus de draps. Il arrivera que les draps deviendront d’une cherté extraordinaire; cependant les draps ne sont pas encheris en Angleterre, on s’abstient seulement de les envoïer à Lisbonne à cause qu’on n’en peut pas retirer la valeur. Pour avoir de ces draps la Noblesse Portugaise & autres qui ne sauroient s’en passer, en offriront jusqu’au double du prix ordinaire; mais comme on n’en sauroit avoir assez qu’en envoïant de l’argent hors de Portugal, l’augmentation du prix du drap deviendra le profit de quiconque enverra l’or ou l’argent, contre les défenses, hors du Roïaume ; cela encouragera plusieurs Juifs, & autres de porter l’or & l’argent aux Vaisseaux Anglois qui sont dans la Rade de Lisbonne, même au hasard de la vie. Ils gagneront d’abord cent ou cinquante pour cent à faire ce métier, & ce profit est païé par les habitans Portugais, dans le haut prix qu’ils donnent pour le drap. Ils se familiariseront peu-à-peu à ce manége, après l’avoir pratiqué souvent avec succès, & dans la suite on verra porter l’argent à bord des Vaisseaux Anglois pour le prix de deux ou un pour cent.

Le Roi de Portugal fait la loi ou la défense : ses Sujets, même ses Courtisans, paient les frais du risque qu’on court pour rendre la défense inutile, & pour l’éluder. On ne tire donc aucun avantage d’une pareille loi, au contraire elle cause un désavantage réel au Portugal parcequ’elle est cause qu’il sort plus d’argent de l’État qu’il n’en sortiroit s’il n’y avoit pas une telle loi.

Car ceux qui gagnent à ce manége, soit Juifs ou autres, ne manquent pas d’envoïer leurs profits en païs étrangers, & lorsqu’ils en ont assez ou lorsque la peur les prend ils suivent souvent eux-même leur argent.

Que si l’on prenoit quelques-uns de ces contrevenans sur le fait, qu’on confisquât leurs biens & qu’on les fît mourir, cette circonstance & cette exécution au lieu d’empêcher la sortie de l’argent ne feront que l’augmenter, parceque ceux qui se contentoient auparavant de un ou deux pour cent pour sortir de l’argent, voudront avoir vingt ou cinquante pour cent, ainsi il est nécessaire qu’il en sorte toujours de quoi païer la balance.

Je ne sais si j’ai bien réussi à rendre ces raisons sensibles à ceux qui n’ont point d’idée de commerce. Je sais que pour ceux qui ont quelque connoissance de la pratique, rien n’est plus aisé à comprendre, & qu’ils s’étonnent avec raison que ceux qui conduisent les États & administrent les Finances des grands Roïaumes, aient si peu de connoissance de la nature des changes, que de défendre la sortie des matieres & des especes d’or & d’argent, en même tems.

Le moïen unique de les conserver dans un État, c’est de conduire si bien le commerce avec l’Étranger que la balance ne soit pas contraire à l’État.