Essai sur la nature du commerce en général/Partie II/Chapitre 6




De l'augmentation & de la diminution de la quantité d'argent effectif dans un État



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Si l’on découvre des Mines d’or ou d’argent dans un État, & si l’on en tire des quantités considérables de matieres, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, & tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d’augmenter leurs dépenses à proportion des richesses & des profits qu’ils feront : ils prêteront aussi à intérêt les sommes d’argent qu’ils ont au-delà de ce qu’il faut pour leur dépense.

Tout cet argent, tant prêté que dépensé, entrera dans la circulation, & ne manquera pas de rehausser le prix des denrées & des marchandises dans tous les canaux de circulation où il entrera. L’augmentation de l’argent entraînera une augmentation de dépense, & cette augmentation de dépense entraînera une augmentation des prix du Marché dans les plus hautes années du troc, & par degré dans les plus basses.

Tout le monde est d’accord que l’abondance de l’argent ou son augmentation dans le troc, enchérit le prix de toutes choses. La quantité d’argent qu’on a apportée de l’Amérique en Europe depuis deux siecles, justifie par experience cette vérité.

M. Locke pose comme une Maxime fondamentale que la quantité des denrées & des marchandises, proportionnée à la quantité de l’argent, sert de regle au prix du Marché. J’ai tâché d’éclaircir son idée dans les Chapitres précédens : il a bien senti que l’abondance de l’argent enchérit toute chose, mais il n’a pas recherché comment cela se fait. La grande difficulté de cette recherche consiste à savoir par quelle voie &dans quelle proportion l’augmentation de l’argent hausse le prix des choses.

J’ai déja remarqué qu’une accélération, ou une plus grande vîtesse, dans la circulation de l’argent du troc, vaut autant qu’une augmentation d’argent effectif, jusqu’à un certain degré. J’ai aussi remarqué que l’augmentation ou la diminution des prix d’un Marché éloigné, soit dans l’État, soit chez l’Etranger, influe sur les prix actuels du Marché. D’un autre côté l’argent circule dans le détail, par un si grand nombre de canaux, qu’il semble impossible de ne pas le perdre de vue, attendu qu’aiant été amassé pour faire de grosses sommes, il est distribué dans les petits ruisseaux du troc, & qu’ensuite il se retrouve accumulé peu-à-peu pour faire de gros paiemens. Pour ces opérations il faut constamment échanger les monnoies d’or, d’argent & de cuivre, suivant la diligence de ce troc. Il arrive aussi d’ordinaire qu’on ne s’apperçoit pas de l’augmentation ou de la diminution de l’argent effectif dans un État, parcequ’il s’écoule chez l’Étranger, ou qu’il est introduit dans l’État, par des voies & des proportions si insensibles, qu’il est impossible de savoir au juste la quantité qui entre dans l’État, ni celle qui en sort.

Cependant toutes ces opérations se passent sous nos yeux, & tout le monde y a part directement. Ainsi je crois pouvoir hasarder quelques réflexions sur cette matiere, encore que je ne puiss pas en rendre compte, d’une maniere exacte & précise.

J’estime en général qu’une augmentation d’argent effectif cause dans un État une augmentation proportionnée de consommation, qui produit par degrés l’augmentation des prix.

Si l’augmentation de l’argent effectif vient des Mines d’or ou d’argent qui se trouvent dans un État, le Propriétaire de ces Mines, les Entrepreneurs, les Fondeurs, les Affineurs, & généralement tous ceux qui y travaillent, ne manqueront pas d’augmenter leurs dépenses à proportion de leurs gains. Ils consommeront dans leurs ménages plus de viande & plus de vin ou de bierre, qu’ils ne faisoient, ils s’accoutumeront à porter de meilleurs habits, de plus beau linge, à avoir des Maisons plus ornées, & d’autres commodités plus recherchées. Par conséquent ils donneront de l’emploi à plusieurs Artisans qui n’avoient pas auparavant tant d’ouvrages, & qui par la même raison augmenteront aussi leur dépense ; toute cette augmentation de dépense en viande, en vin, en laine, &c. diminue nécessairement la part des autres habitans de l’État qui ne participent pas d’abord aux richesses des Mines en question. Les altercations du Marché, ou la demande pour la viande, le vin, la laine, &c. étant plus forte qu’à l’ordinaire, ne manquera pas d’en hausser les prix. Ces hauts prix détermineront les Fermiers à emploïer d’avantage de terre pour les produire en une autre année : ces mêmes Fermiers profiteront de cette augmentation de prix, & augmenteront la dépense de leur Famille, comme les autres. Ceux donc, qui souffriront de cette cherté, & de l’augmentation de consommation, seront d’abord les Propriétaires des terres, pendant le terme de leurs Baux, puis leurs domestiques, & tous les ouvriers ou gens à gages fixes qui en entretiennent leur famille. Il faut que tous ceux-là diminuent leur dépense à proportion de la nouvelle consommation ; ce qui en obligera un grand nombre à sortir de l’État pour chercher fortune ailleurs. Les Propriétaires en congédieront plusieurs, & il arrivera que les autres demanderont une augmentation de gages pour pouvoir subsister à leur ordinaire. Voilà à-peu-près comment une augmentation considérable d’argent par des Mines augmente la consommation ; & en diminuant le nombre des habitans, entraîne une plus grande dépense parmi ceux qui restent.

Si l’on continue de tirer l’argent des Mines, les prix de choses toutes choses par cette abondance d’argent augmenteront à tel point, que non-seulement les Propriétaires des terres, à l’expiration de leurs Baux, augmenteront considérablement leurs Rentes, & se remettront dans leur ancien train de vivre, en augmentant à proportion les gages de ceux qui les servent ; mais que les Artisans & les Ouvriers tiendront si haut leurs ouvrages qu’il y aura un profit considérable à les tirer de l’Étranger, qui les fait à bien meilleur marché. Cela déterminera naturellement plusieurs à faire venir dans l’État quantité de Manufactures d’ouvrages travaillés dans les Païs étrangers, où on les trouvera à grand marché : ce qui ruinera insensiblement les Artisans & Manufacturiers de l’État qui ne sauroient y subsister en travaillant à si bas prix, attendu la chertée.

Lorsque la trop grande abondance de l’argent des Mines aura diminué les habitans d’un État, accoutumé ceux qui restent à une trop grande dépense, porté le produit de la terre & le travail des Ouvriers à des prix excessifs, ruiné les Manufactures de l’État, par l’usage que font de celles des païs étrangers les Propriétaires de terre & ceux qui travaillent aux Mines, l’argent du produit des Mines passera nécessairement chez l’Etranger pour païer ce qu’on en tire : ce qui appauvrira insensiblement cet État, & le rendra en quelque façon dépendant de l’Etranger auquel on est obligé d’envoïer annuellement l’argent, à mesure qu’on le tire des Mines. La grande circulation d’argent, qui au commencement étoit générale, cesse ; la pauvreté & la misere suivent, & le travail des Mines paroît n’être que pour le seul avantage de ceux qui y sont emploïés, & pour les Étrangers qui en profitent.

Voilà à-peu-près ce qui est arrivé à l’Espagne depuis la découverte des Indes. Pour ce qui est des Portugais, depuis la découverte des Mines d’or du Bresil, ils se sont presque toujours servis des ouvrages & des Manufactures des Étrangers ; & il semble qu’ils ne travaillent aux Mines, que pour le compte & l’avantage de ces mêmes Étrangers. Tout l’or & l’argent que ces deux États tirent des Mines, ne leur en fournit pas plus dans la circulation, qu’aux autres. L’Angleterre & la France en ont même ordinairement davantage.

Maintenant si l’augmentation d’argent dans l’État provient d’une balance de commerce avec les Étrangers, (c’est-à-dire, en envoïant chez eux des ouvrages & des Manufactures en plus grande valeur & quantité que ce qu’on en tire, & par conséquent en recevant le surplus en argent) cette augmentation annuelle d’argent enrichira un grand nombre de Marchands & d’entrepreneurs dans l’État, & donnera de l’emploi à quantité d’artisans & d’Ouvriers qui fournissent les ouvrages qu’on envoie chez l’Étranger d’où l’on tire cet argent. Cela augmentera par degrés la consommation de ces habitans industrieux, & enchérira les prix de la terre & du travail. Mais les Gens industrieux qui sont attentifs à amasser du bien n’augmenteront pas d’abord leur dépense ; ils attendront jusqu’à ce qu’ils aient amassé une bonne somme, dont ils puissent tirer un intérêt certain, indépendamment de leur commerce. Lorsqu’un grand nombre d’habitans auront acquis des fortunes considérables, de cet argent qui entre constamment & annuellement dans l’État, ils ne manqueront pas d’augmenter leurs consommations & d’encherir toutes choses. Quoique cette cherté les entraîne dans une plus grande dépense qu’ils ne s’étoient d’abord proposé de faire, ils ne laisseront pas pour la plûpart de continuer tant qu’il leur restera de capital; attendu que rien n’est plus aisé ni plus agréable que d’augmenter la dépense des familles, mais rien de plus difficile ni de plus désagréable que de la retrancher.

Si une balance annuelle & constante a causé dans un État une augmentation considérable d’argent, elle ne manquera pas d’augmenter la consommation, d’encherir le prix de toutes choses, & même de diminuer le nombre des habitans, à moins qu’on ne tire de l’Étranger une addition de denrées à proportion de l’augmentation de consommation. D’ailleurs il est ordinaire dans les États qui ont acquis une abondance considérable d’argent de tirer beaucoup de choses des païs voisins où l’argent est rare, & où tout est par conséquent à grand marché : mais comme il faut envoïer de l’argent pour cela, la balance du commerce deviendra plus petite. Le bon marché de la terre & du travail dans les païs étrangers où l’argent est rare, y sera naturellement ériger des Manufactures & des ouvrages pareils à ceux de l’État, mais qui ne seront pas d’abord si parfaits ni si estimés.

Dans cette situation, l’État peut subsister dans l’abondance d’argent, consommer tout son produit & même beaucoup du produit des païs étrangers, & encore pardessus tout cela, une petite balance de commerce contre l’Étranger, ou au moins garder bien des années cette balance au pair ; c’est-à-dire, tirer, en échange de ses ouvrages & de ses Manufactures, autant d’argent de ces païs étrangers, qu’il est obligé d’y en envoïer en échange des denrées ou des produits de terre qu’il en tire. Si cet État est État maritime, la facilité & le bon marché de sa navigation pour le transport de ses ouvrages & de ses Manufactures dans les païs étrangers, pourront compenser en quelque façon la cherté du travail que la trop grande abondance d’argent y cause ; de sorte que les ouvrages & les Manufactures de cet État, toutes cheres qu’elles y sont, ne laisseront pas de se vendre dans les païs étrangers éloignés, à meilleur marché quelquefois que les Manufactures d’un autre État où le travail est à plus bas prix.

Les frais de voiture augmentent beaucoup le prix des choses qu’on transporte dans les païs éloignés ; mais ces frais sont assez modiques dans les États maritimes, où il y a une navigation reglée pour tous les Ports étrangers, au moïen de quoi on y trouve presque toujours des Bâtimens prêts à faire voile, qui se chargent de toutes les marchandises qu’on leur confie, pour un fret très raisonnable.

Il n’en est pas de même dans les États où la navigation n’est pas florissante ; on est obligé d’y construire des navires exprès pour le transport des marchandises, ce qui emporte quelquefois tout le profit ; & on y navigue toujours à grands frais, ce qui décourage entierement le commerce.

L’Angleterre consomme aujourd’hui non-seulement la plus grande partie de son peu de produit, mais encore beaucoup du produit des autres païs ; comme soieries, vins, fruits, du linge en quantité, &c., au lieu qu’elle n’envoie chez l’Étranger que le produit de ses Mines, ses Ouvrages & ses Manufactures pour la plûpart, & quelque cher qu’y soit le travail, par l’abondance de l’argent, elle ne laisse pas de vendre ses ouvrages dans les païs éloignés, par l’avantage de sa navigation, à des prix aussi raisonnables qu’en France, où ces mêmes ouvrages sont bien moins chers.

L’augmentation de la quantité d’argent effectif dans un État peut encore être occasionnée, sans balance de commerce, par des subsides païés à cet État par des Puissances étrangeres ; par les dépenses de plusieurs Ambassadeurs, ou de Voïageurs, que des raisons de politique, ou la curiosité, ou les divertissemens, peuvent engager à y faire quelque séjour ; par le transport des biens & des fortunes de quelques Familles qui, par des motifs de liberté de religion, ou par d’autres causes, quittent leur patrie pour s’établir dans cet État. Dans tous ces cas, les sommes qui entrent dans l’État y causent toujours une augmentation de dépenses & de consommation, & par conséquent encherissent toutes choses dans les canaux du troc où l’argent entre.

Supposons qu’un quart des habitans de l’État consomment journellement de la viande, du vin, de la bierre, &c. & se donnent fort fréquemment des habits, du linge, &c., avant l’introduction de l’augmentation de l’argent, mais qu’après cette introduction, un tiers ou une moitié des habitans consomment ces mêmes choses, les prix de ces denrées & de ces marchandises ne manqueront pas de hausser, & la cherté de la viande déterminera plusieurs des habitans qui faisoient le quart de l’État, à en consommer moins qu’à l’ordinaire. Un Homme qui mange trois livres de viande par jour ne laissera pas de subsister avec deux livres, mais il sent ce retranchement ; au lieu que l’autre moitié des habitans qui n’en mangeoit presque point, ne s’en sentira pas. Le pain encherira à la vérité par degré, à cause de cette augmentation de consommation, comme je l’ai souvent insinué, mais il sera moins cher à proportion que la viande. L’augmentation du prix de la viande cause une diminution de la part d’une petite partie des habitans, ce qui la rend sensible ; mais l’augmentation du prix du pain diminue la part de tous les habitans, ce qui la rend moins sensible. Si cent mille personnes d’extraordinaire viennent demeurer dans un État qui contient dix millions d’habitans, leur consommation extraordinaire de pain ne montera qu’à une livre en cent livres, qu’il faudra retrancher aux anciens habitans ; mais lorsqu’un homme au lieu de cent livres de pain en consomme quatre-vingt dix-neuf livres pour sa subsistance, il sent à peine ce retranchement.

Lorsque la consommation de la viande augmente, les Fermiers augmentent leurs prairies pour avoir plus de viande, ce qui diminue la quantité des terres labourables, par conséquent la quantité du blé. Mais ce qui fait ordinairement que la viande encherit plus à proportion que le pain, c’est qu’on permet ordinairement dans l’État l’entrée du blé des pais étrangers librement, au lieu qu’on défend, absolument l’entrée des bœufs comme en Angleterre, ou qu’on en fait païer des droits d’entrée considérables, comme on fait dans d’autres États. C’est la raison pourquoi les rentes des prairies & des pâturages en Angleterre haussent, dans l’abondance d’argent au triple plus que les rentes des terres labourables.

Il n’est pas douteux que les Ambassadeurs, les Voïageurs, & les Familles qui viennent s’établir dans l’État n’y augmentent la consommation, & que le prix des choses n’y enchérisse dans tous les canaux du troc où l’argent est introduit.

Pour ce qui est des subsides que l’État a reçus des Puissances étrangeres, ou on les resserre pour les besoins de l’État, ou on les répand dans la circulation. Si on les suppose resserrés, ils ne seront pas de mon sujet, car je ne considere que l’argent qui circule. L’argent resserré, la vaisselle, l’argent des Églises, &c. sont des richesses dont l’État trouve à se servir dans les grandes extrêmités, mais elles ne sont d’aucune utilité actuelle. Si l’État répand les subsides en question dans la circulation, ce ne peut être que par la dépense, & cela augmentera très sûrement la consommation & enchérira le prix des choses. Quiconque recevra cet argent, le mettra en mouvement dans l’affaire principale de la vie, qui est la nourriture, ou de soi-même ou de quelqu’autre, puisque toutes choses y correspondent directement ou indirectement.